Abstracts
Résumé
Cadre de la recherche : Depuis les années 1990, les pouvoirs publics français développent des politiques sociofiscales qui encouragent les familles à avoir recours à l’emploi à domicile pour déléguer le travail domestique, parental et du care. L’objectif est de favoriser l’aptitude des femmes à tenir des engagements sociaux pluriels. Cela dit, les travaux pointent la persistance des inégalités de classe dans la pratique de la délégation et soulignent la charge de travail qu’elle implique pour les femmes.
Objectifs : L’objectif de cet article consiste à saisir les mécanismes de classe et de genre à l’œuvre dans la pratique de la délégation. Ainsi, il cerne dans quelle mesure le régime de reproduction français contemporain, à savoir le référentiel organisationnel des pratiques de prise en charge des activités qui entretiennent la vie humaine, soulage le travail domestique dans les familles et, en particulier, du côté de femmes.
Méthodologie : À partir d’entretiens semi-directifs menés en Île-de-France dans le cadre d’une recherche doctorale en sociologie auprès de 38 familles, nous allons saisir un ensemble de mesures emblématiques du régime de reproduction d’après des pratiques familiales : les politiques sociofiscales d’incitation pour l’emploi familial.
Résultats : L’analyse montre qu’en laissant inchangé le référentiel organisationnel du régime de reproduction, les politiques sociofiscales d’incitation pour l’emploi familial maintiennent, voire renforcent les inégalités de classe et de genre.
Conclusions : Tant que le régime de reproduction français ne reviendra pas sur les fondements de son référentiel organisationnel, tout porte à croire que les politiques qui encouragent la délégation des activités familiales auront des conséquences inégalitaires.
Contribution : Cet article rend compte de la manière, dont les incohérences entre référentiels d’une part, et pratiques sociales d’autre part, freinent la portée transformatrice des politiques publiques.
Mots-clés :
- politique publique,
- famille,
- travail domestique,
- conciliation travail-famille,
- reproduction humaine,
- France
Abstract
Research framework: Since the 1990s, the French government has developed social and fiscal policies that encourage families to use home-based employment to delegate domestic, parental and care work. The objective was to encourage women’s ability to fulfil multiple social commitments. However, the studies point to the persistence of class inequalities in the practice of delegation and emphasize the workload that it implies for women.
Objectives: This article aims to understand the class and gender mechanisms at work in the practice of delegation. It thus identifies the extent to which the contemporary French reproduction regime, namely the organizational referential for the practices of taking charge of the activities that sustain human life, alleviates domestic work in families and particularly for women.
Methodology: Based on semi-directive interviews conducted in Île-de-France as part of a doctoral research project in sociology with 38 families, we will capture a set of measures emblematic of the reproduction regime through family practices: socio-fiscal incentive policies for family employment.
Results: The analysis shows that by leaving the organizational referential of the reproduction regime unchanged, socio-fiscal incentive policies for family employment maintain and even reinforce class and gender inequalities.
Conclusions: As long as the French reproduction regime does not reconsider the foundations of its organizational frame of reference, we have every reason to believe that policies encouraging the delegation of family activities will have unequal consequences.
Contribution: This article shows how the inconsistencies between referential and social practices hinder the transformative impact of public policies.
Keywords:
- public policy,
- family,
- domestic work,
- work-family balance,
- human reproduction,
- France
Resumen
Marco de la investigación: Desde los años 1990, los poderes públicos franceses desarrollan políticas sociofiscales que favorecen el acceso de las familias al empleo a domicilio para delegar el trabajo doméstico, parental y de cuidados. De este modo, se pretende fomentar la capacidad de las mujeres para tener múltiples compromisos sociales. Sin embargo, las investigaciones señalan la persistencia de las desigualdades de clase en la práctica de la delegación y destacan la carga de trabajo que esta supone para las mujeres.
Objetivos: El objetivo de este trabajo es comprender los mecanismos de clase y de género que operan en la práctica de la delegación. Así, se identifica hasta qué punto el régimen de reproducción francés contemporáneo, es decir, el referencial organizativo de las prácticas de gestión de las actividades que sostienen la vida humana, alivia el trabajo doméstico en las familias y, en particular, del lado de las mujeres.
Metodología: A partir de entrevistas semiestructuradas realizadas con 38 familias en la región de Isla de Francia en el marco de una investigación doctoral en sociología, captamos un conjunto de medidas emblemáticas del régimen de reproducción a partir de las prácticas familiares: las políticas de incentivos sociofiscales para el empleo familiar.
Resultados: El análisis muestra que, al dejar inalterado el referencial organizativo del régimen de reproducción, las políticas de incentivos sociofiscales para el empleo familiar mantienen e incluso refuerzan las desigualdades de clase y de género.
Conclusiones: Mientras el régimen de reproducción francés no cambie los fundamentos de su marco de referencia organizativo, hay muchas razones para creer que las políticas que fomentan la delegación de las actividades familiares tendrán consecuencias desiguales.
Contribución: Este artículo muestra cómo las incoherencias entre referenciales, por un lado, y las prácticas sociales, por otro, obstaculizan el impacto transformador de las políticas públicas.
Palabras clave:
- política pública,
- familia,
- trabajo doméstico,
- conciliación trabajo-familia,
- reproducción humana,
- Francia
Article body
Introduction
Afin de favoriser l’emploi féminin, les pouvoirs publics français développent dès les années 1990 des politiques encourageant les familles à avoir recours aux services à domicile pour déléguer les activités ménagères, parentales et de soins d’autrui (Carbonnier et al., 2018 ; Périvier et al., 2018). Ainsi, et contrairement à la période industrielle où le travail d’entretien de la vie humaine est appréhendé comme une prérogative de la « femme au foyer » à l’aune de l’encadrement normatif androgenré spécifique aux sociétés modernes[1] (Nicole-Drancourt, 2014) ; le « faire-faire[2] » commence à être la norme de prise en charge des activités reproductives propre à la société postindustrielle.
L’État-providence entre en « crise » vers la fin du XXe siècle. En France, la désindustrialisation, le chômage de masse, le vieillissement de la population et le développement de nouvelles formes de cohabitation familiale (augmentation des divorces et des familles monoparentales) contraignent la puissance publique de transformer ses modes d’intervention sociale qui jusque-là continuent d’être pensés pour traiter les problèmes sociaux spécifiques à la société industrielle (Esping-Andersen, 2007). Dans ce contexte, la hausse du taux d’emploi féminin apparaît comme un enjeu d’autant plus crucial qu’il s’agit de garantir la soutenabilité financière des systèmes de protection sociale en augmentant le nombre de contribuables (Letablier, 2009). La vie professionnelle des femmes est alors placée au centre de la Stratégie européenne pour l’emploi (1997) et le développement des services à domicile est appréhendé en tant que moyen permettant d’accroître l’emploi féminin à la fois parmi les classes supérieures, en affranchissant les femmes des charges domestiques et parentales, et la main-d’œuvre moins qualifiée, par le biais de la création d’emplois de services (Périvier et al., 2018 ; Carbonnier et al., 2018). Également, avec la mise en forme de ce secteur d’activité, on cherchera à faire face aux nouveaux enjeux et besoins sociaux, dont la garde des enfants et la prise en charge du « grand âge ».
Or, si le développement des services à domicile vise initiale à l’accroissement de l’activité féminine et à la satisfaction des besoins sociaux, les pouvoirs publics français inscrivent par la suite la définition de ce secteur d’activité dans l’objectif de favoriser la croissance économique et, plus particulièrement, la création d’emplois (Carbonnier et al., 2018). Le « Plan de développement des services à la personne » est lancé avec l’objectif de créer 500 000 emplois sur une période de trois ans (2005). À cet effet, un véritable marché de care et de services domestiques se configure par l’intermédiaire de la mise en œuvre de la marchandisation des prestations par l’État-providence français (l’offre de services est assurée par le marché) et l’encouragement de la demande des familles selon le modèle du « libre choix » (Esping-Andersen, 2007 ; Nicole-Drancourt, 2011 ; Ibos, 2012 ; Ledoux, 2018 ; Devetter et al., 2015). Les prestations en espèces (par exemple, pour payer des services de garde de l’enfant[3]), la simplification des démarches à l’embauche (création du « chèque emploi service » qui devient en 2005 le « chèque emploi service universel[4] ») et la mise en place de mesures sociofiscales (exonération des cotisations sociales patronales et réduction d’impôt, qui devient en 2007 un crédit d’impôt[5]) constituent autant de moyens à partir desquels l’action publique se tâche de soutenir la demande de services domestiques et de care. Au fil de ces réformes, les pouvoirs publics se proposent de favoriser l’accès aux services à domicile au plus grand nombre de familles.
En dépit de l’évolution des dispositifs, des limites subsistent en ce qui concerne leur capacité à diminuer les inégalités sociales. À cet égard, les travaux montrent en quoi les logiques des dispositifs sociofiscaux et des mesures de simplification des démarches à l’embauche ne problématisent guère les inégalités sociales qui traversent le recours aux services à domicile. Ils soulignent l’importante charge de travail que représente, pour les femmes des familles employeuses, la gestion du personnel à domicile (Delpierre, 2022), ce qui conteste le caractère soulageant de la délégation du point de vue du genre. En matière d’incitations sociofiscales, les pouvoirs publics ont été davantage sensibles aux inégalités de classe entre bénéficiaires qu’à celles de genre et de race (Ledoux, 2015). Malgré l’accent mis sur les inégalités de classe, les résultats ne semblent guère satisfaisants : le recours aux services à domicile pour accomplir des tâches domestiques à la place d’un tiers est pratiqué par les classes supérieures principalement (Bénoteau et al., 2014 ; Devetter et al., 2012). En ce sens, la pratique de la délégation s’inscrit toujours dans des clivages de classe. Par ailleurs, des travaux fournissent quelques explications qui nuancent l’influence des revenus : tandis que les familles de classes populaires sont méfiantes à l’égard des services extérieurs (Pitrou, 1992), notamment en ce qui concerne la délégation de la garde des enfants (Favrot-Laurens, 1998), celles de classes supérieures se saisissent de la délégation pour externaliser les activités familiales les moins « nobles » (par exemple, les tâches ménagères) et être ainsi en mesure de se consacrer de manière prioritaire à l’enfant (Molinier, 2020), à savoir ce qu’elles valorisent le plus. D’autres recherches permettent d’élargir la focale et de saisir le rôle des rapports de genre dans l’externalisation des activités familiales : celles-ci sont d’autant moins déléguées que les femmes appréhendent leur gestion par leurs propres soins comme le socle d’identités (« bonne ménagère », « bonne mère ») auxquelles elles attachent une grande importance (Bekkar et al., 1999 ; Mounir, 2013).
Dès lors, un certain nombre de questions s’impose : qui délègue ? Quels sont les effets de la délégation sur le travail domestique à la charge des femmes ? Comment ces dernières appréhendent-elles la pratique de la délégation et quelles expériences en font-elles ? Au-delà du revenu, quels sont les autres freins à l’externalisation des activités familiales ? L’objectif de cet article consiste à comprendre les mécanismes sociaux de classe et de genre à l’œuvre dans le recours et le non-recours aux services à domicile. À cet effet, nous nous intéresserons au régime de reproduction français, concept à travers lequel nous désignons le référentiel organisationnel des pratiques de prise en charge des activités qui participent à la reproduction de la vie des individus. Plusieurs concepts en sciences sociales permettent de désigner les activités contribuant à la production et recomposition des forces humaines. Le care est celui le plus souvent mobilisé dans les travaux. En faisant référence principalement à des activités et à des dispositions relationnelles et éthiques (Dorlin, 2018), son usage fait l’objet de critiques en raison du caractère restreint des périmètres d’activités (exclusion des tâches domestiques), de publics (exclusion des individus autonomes) et d’acteurs sociaux (exclusion du voisinage, des réseaux d’entraide, etc.) concernés par la production et la circulation des activités du care (Verschuur, 2013 ; Molinier, 2020 ; Hirata, 2021). Autrement dit, le care ne ferait référence qu’à une réalité partielle de l’entretien de la vie humaine (Thomas, 1993), voire ne désignerait que la partie « émergée » de la production de la vie (Bertaux, 2014). Ainsi, les concepts d’anthroponomie (Bertaux, 1977) et de reproduction (Federici, 2016) font écho à notre démarche qui consiste à observer et à analyser les pratiques de prise en charge d’un large champ d’activités participant à la production-reproduction de la vie des individus, et ce, quelles que soient la nature des activités (alimentaires, ménagères, vestimentaires, de soins, etc.), la catégorie de la population (personnes malades, âgées, dépendantes, autonomes) et les forces productives de reproduction (le marché, le foyer, les réseaux d’entraide, les services publics, etc.).
À partir de ce cadrage théorique, nous nous demanderons si le régime de reproduction contemporain rend plus soutenable le travail domestique dans les familles, et plus particulièrement du côté des femmes. Nous mettrons à l’épreuve l’hypothèse que les pouvoirs publics laissent inchangé le référentiel du régime de reproduction qui, au contraire, demeure celui issu des sociétés salariales de première modernité (Beck, 2001) et continue donc de se fonder sur une stricte division sexuelle du travail en même temps qu’il ne tient pas compte des dimensions inégalitaires des rapports sociaux (Nicole-Drancourt, 2011 ; Dubet, 2014). En d’autres termes, nous allons montrer qu’en écartant les problématiques de classe et de genre au moment de leur mise en forme, les politiques du « faire-faire » maintiennent, voire accentuent les inégalités sociales lors de leur mise en œuvre.
Afin de traiter nos questions et hypothèses, nous allons nous intéresser à un ensemble de mesures emblématiques du basculement du régime de reproduction vers le « faire-faire » : les politiques sociofiscales d’incitation pour l’emploi familial. En nous appuyant sur une enquête de terrain menée auprès de familles, nous chercherons à saisir ces mesures à partir de l’observation et l’analyse des pratiques familiales.
Méthode d’enquête
Cet article s’appuie sur une enquête de terrain (2019-2020) réalisée dans le cadre d’une recherche doctorale en sociologie. Cette investigation avait pour but de comprendre en quoi le basculement du régime de reproduction vers le « faire-faire » soulage les responsabilités domestiques et parentales dans les familles. À cet effet, nous avons décidé de mener une enquête de terrain auprès de familles. Nous avons pris contact avec des individus ayant au moins un enfant de moins de 18 ans à charge et résidant en Île-de-France, à savoir 38 familles[6]. Elles ont été contactées en employant la méthode dite « boule de neige »: nous avons rencontré des familles par l’intermédiaire d’autres familles. Étant donné notre intérêt de saisir les conséquences des politiques du régime de reproduction selon la position sociale des individus, nous avons recruté ces familles dans des espaces socialement situés : dans l’établissement universitaire où a été réalisé le doctorat, dans deux écoles publiques situées dans la ville de Paris, dans deux centres sociaux des CAF[7] (l’un situé dans un arrondissement parisien, l’autre dans une ville dans le département du Val-de-Marne), et dans un parc résidentiel HLM[8] par le biais d’une figure locale faisant partie du conseil citoyen. Dès lors, notre échantillon se compose d’enquêtés aux configurations familiales distinctes (biparentales, recomposées, monoparentales), aux dotations en capitaux économique et culturel différenciés, ayant différents statuts d’activité (emploi, chômage, inactivité), et appartenant à des catégories socioprofessionnelles diverses (employé-e-s, professions intermédiaires, cadres, fonctionnaires publics de catégorie supérieure). Enfin, 16 enquêté-e-s de notre échantillon ont une expérience migratoire : 9 (sur un total de 30) du côté des familles de classes moyennes et supérieures (venant de l’Argentine, le Liban, l’Algérie, les États-Unis, le Chili et la Russie), 7 (sur un total de 8) du côté de celles de classes populaires (venant du Sénégal, la Tunisie, l’Algérie et le Royaume-Uni).
Deux méthodes de collecte des données ont été utilisées. D’une part, l’observation du travail de prise en charge des activités reproductives dans la vie intime des familles. Cet outil devait permettre d’identifier la diversité des activités anthroponomiques et des acteurs sociaux (univers familial restreint ou élargi, services publics, réseaux d’amitié ou d’entraide, marché, etc.) impliqués dans leur production. D’autre part, l’entretien semi-directif dans le but d’accéder à des informations complémentaires concernant les activités et les pratiques familiales, l’objectif étant de situer les modes de prise en charge du travail reproductif dans les parcours de vie (familiaux, professionnels, résidentiels) et les univers de croyances des individus. Dans le cadre de cet article, nous analyserons uniquement les données recueillies par l’intermédiaire de l’entretien d’autant qu’elles permettent de saisir plus finement le rapport entre les familles et les services à domicile que celles issues des observations. Au moment de traiter ce matériau, nous nous sommes efforcés de saisir la place de la délégation, et notamment des mesures sociofiscales d’incitation pour l’emploi à domicile, dans les pratiques familiales ; les charges relationnelles et administratives dont se doublent le recours aux services à domicile et leur prise en charge au sein de la famille ; et les arguments mobilisés par les enquêté-e-s pour justifier le recours et le non-recours à ces services.
Enfin, les données que nous avons collectées portent avant tout sur les pratiques et les expériences féminines, plus concrètement des mères. Cela s’explique par la méthode d’échantillonnage mobilisée qui, elle, a produit un biais de genre manifeste. Une partie de nos enquêté-e-s a été contacté à la sortie des écoles (maternelle et primaire) en début et fin de journée ainsi qu’aux centres sociaux (dans le cadre d’ateliers et de permanences destinés à l’« accès aux droits »), à savoir deux espaces où l’investissement est davantage féminin que masculin (Pailhé et al., 2010 ; Collectif Rosa Bonheur, 2019). Or, nous sommes conscients que la perspective des hommes n’aurait pu qu’enrichir notre analyse concernant les mécanismes sociaux à l’œuvre dans la pratique de la délégation. En effet, leur investissement dans la prise en charge des activités familiales et leurs postures vis-à-vis des services à domicile peuvent influencer le recours et le non-recours à ces derniers, et ce, d’autant plus que des recherches ont déjà montré que la délégation du travail domestique constitue un moyen pour évacuer le conflit autour du partage des tâches reproductives au sein du couple (Kergoat, 2012).
Qui délègue ? Des pratiques socialement différenciées et sexuellement inégalitaires
La délégation parmi les classes moyennes et supérieures : une pratique inscrite dans les parcours de vie
Quelles sont les familles qui se font accompagner par les services à domicile ? Sur l’ensemble des familles enquêtées, près d’un tiers d’entre elles (douze familles) pratique la délégation des activités reproduction au moment de l’enquête. Cependant, toutes ne vont pas passer par la voie légale pour le faire. Certaines familles y ont recours par le biais de l’emploi direct (sept familles) ou de structures prestataires (trois familles). D’autres, moins nombreuses, acceptent de l’aide d’une personne sous la forme de travail « au noir » (deux familles). Ainsi, nous avons dans l’échantillon :
les familles employeuses, qui font appel à des intervenantes à domicile qu’elles ont embauchées par le biais du CESU ou d’un contrat avec le ou la salarié-e ;
les familles aidées par du personnel à domicile embauché par une structure prestataire qui verse le salaire aux intervenantes et se charge du recrutement, de l’organisation du planning des interventions, etc. ;
et enfin les familles utilisatrices, qui sollicitent de l’aide dans leurs charges au quotidien sans déclarer cette aide.
Malgré la diversité des modalités de recours qui sont pratiquées, les familles qui se font accompagner par le biais des services à domicile partagent une même caractéristique sociale : elles appartiennent aux classes moyennes et supérieures. L’ensemble de ces familles ont en commun le fait que les parents exercent une activité professionnelle et concernent essentiellement les segments qualifiés de la main-d’œuvre. Le niveau de diplôme parmi ces familles va du Bac+3 (licence) jusqu’au Bac+8 (doctorat). Ainsi, leur implication dans le monde professionnel est celle des cadres ou des fonctionnaires assimilés à la catégorie supérieure : les parents des familles enquêtées sont pour la plupart cadres du secteur privé (enseignement, finances, secteur de la banque) ou fonctionnaires catégorie A (en milieux hospitalier et universitaire). Deux mères font cas d’exception et exercent leur activité à titre « indépendant » : Lauryn (Bac+5) comme écrivaine pour un magazine, Hélène (Bac+5) comme coach indépendante.
Parmi ces familles, la pratique de la délégation s’inscrit dans leurs parcours de vie : l’arrivée d’un nouveau-né et les situations de maladie ou de dépendance constituent deux moments biographiques à l’origine du recours aux services à domicile. En absence de place en crèche, Angèle (mariée, 2 enfants, cadre dans le secteur financier, Bac+5) délègue la prise en charge de sa première fille sous la modalité de « garde partagée » à l’issue de son congé de maternité : « […] la nounou, au moment où j’ai eu Blandine, à l’issue de mon premier congé de maternité, elle est arrivée. Elle n’était pas chez nous, elle était chez une autre famille. Garde partagée qui était que dans l’autre famille. ».
En rendant plus aisée l’embauche de personnel à domicile, le régime de reproduction contemporain permet à ces familles de faire appel à une femme de ménage afin de faire face à l’augmentation des charges domestiques avec l’arrivée d’un nouveau-né, comme en témoigne le cas de Lauryn (mariée, 3 enfants, écrivaine, Bac+5), d’origine états-unienne. Dès l’arrivée de son troisième enfant, elle commence à chercher une femme de ménage pouvant effectuer suffisamment d’heures pour s’affranchir davantage des activités ménagères. Après avoir réalisé quelques entretiens auprès de différentes candidates, elle propose à la salariée travaillant déjà chez elle, et dont elle connait la qualité de l’intervention, d’augmenter son temps de travail pour s’en occuper : « […] Donc, j’ai fait des entretiens avec 7-8 personnes et je n’étais pas impressionnée et je me suis dit : “mais on a quelqu’un, on connaît quelqu’un qui me connaît tout ça, sur qui on a confiance”. Donc, petit à petit, on a demandé de faire plus d’heures. »
L’état de santé des membres de la famille peut, lui aussi, être un facteur incitant les familles à faire appel à l’emploi à domicile. En rendant plus aisé le recours aux services à domicile visant à entretenir la vie des individus malades ou handicapés, les politiques du « faire-faire » permettent aux familles de classes moyennes et supérieures d’être accompagnées dans la prise en charge du care. Ce faisant, les enquêté-e-s parviennent à maintenir leurs engagements sur d’autres sphères de la vie quotidienne, notamment sur celle de l’emploi. Le cas d’Anaëlle (séparée, 2 enfants, garde principale, fonctionnaire catégorie A, Bac+4) en est une bonne illustration. Séparée depuis trois ans de son ancien compagnon, elle détient la garde principale de ses deux enfants âgés de sept et neuf ans. L’aîné, Marcelo, a été diagnostiqué autiste et reconnu handicapé par la MDPH (Maison départementale des personnes handicapées). Anaëlle organise alors ses temps professionnels de façon à pouvoir participer à la prise en charge de son fils. En étant chargée d’ingénierie et de certification en milieu universitaire, elle est à temps partiel modulable au mois par mois en fonction des rendez-vous médicaux de son fils. La reconnaissance du handicap de ce dernier lui permet également de bénéficier de congés pour enfant malade auprès de son employeur, en plus de l’AEEH (allocation d’éducation de l’enfant handicapé). Grâce à cette allocation, elle est en mesure de couvrir partiellement les frais de recours à une aide à domicile (à travers une structure prestataire) qui s’occupe de garder Marcelo les mercredis après-midi. Ainsi, faire appel à l’aide à domicile permet à l’enquêtée de tenir ses engagements professionnels, lesquels ont déjà été largement impactés par le handicap de son fils : « […] du fait de cette reconnaissance tout ça, je pourrais aussi arrêter complètement le travail et finalement, je ne suis pas sûre que… je perde plus. Je pense que ce serait pareil, mais ça veut dire que… mais j’ai besoin moi… de travailler… psychologiquement, de me sentir… d’exister autrement. »
Les familles de classes moyennes et supérieures se saisissent donc des services à domicile pour « faire-faire » les tâches domestiques et du care. Ainsi, la délégation constitue pour elles, notamment pour les mères, un moyen leur permettant de respecter leurs engagements extrafamiliaux, en particulier professionnels.
Ne pas déléguer : les familles de classes populaires ou à revenus modestes
Quelles sont les familles qui ne se font pas accompagner par les services à domicile ? Dans le cadre de notre enquête de terrain, certaines familles s’occupent elles-mêmes des activités reproductives alors que l’offre de services est là, en théorie autant pour elles que pour d’autres. Nous nous intéresserons désormais aux familles de classes populaires ou à revenus modestes. Nous aborderons les motifs pour lesquels ces familles ne se saisissent pas des services à domicile et nous verrons que, parmi elles, les mères se doivent parfois d’assurer au quotidien les différentes activités familiales.
Un premier argument, souvent mobilisé pour justifier l’absence de recours aux services à domicile, est d’ordre financier. C’est ce que nous explique Tiphaine (union libre, 2 enfants, Bac+2). Après avoir occupé des postes de direction dans le secteur de la restauration, Tiphaine est prestataire de services indépendante et en reconversion professionnelle pour devenir herboriste. Comme elle est moins contrainte par ses activités professionnelles que son conjoint, Tiphaine gère une partie importante des charges familiales. L’enquêtée s’abstient de déléguer une partie de ces charges en raison des revenus du foyer qui ne sont pas suffisants pour embaucher quelqu’un « tous les jours ». Certes, leurs revenus leur permettraient de faire appel à une aide quelques heures par semaine, mais cette modalité ne leur convient pas, car il faudrait attendre le passage de la femme de ménage pour que les nécessités soient comblées. Dès lors, faire elle-même les activités domestiques apparaît comme le choix le plus adéquat : « [m]oi, ce dont j’ai envie, c’est que ce soit fait tout de suite. […] Donc, soit il faut que j’aie beaucoup d’argent et j’aie tous les jours quelqu’un, ou tous les deux jours quelqu’un ou alors avoir une fois par semaine. Deux heures, ça ne m’intéresse pas. Deux heures, j’arrive à les faire. »
Or, la prise en charge du travail domestique vient interrompre son activité professionnelle indépendante, car en travaillant depuis chez elle, son activité se voit souvent concurrencée par les responsabilités familiales :
« [d]e toute façon, je suis obligée [de s’occuper de la maison]… c’est-à-dire, on dit toujours travailler à la maison c’est difficile parce qu’il faut s’empêcher de faire le quotidien. Il faut se forcer à se dire “non, là c’est le temps de travail, je fais pas le repas, je mets pas de machine”. Donc, c’est la difficulté quand on est à la maison, quand on travaille à la maison. Le télétravail, c’est très bien, mais voilà. […] Parce qu’en ayant de la disponibilité à la maison, ça nous force. »
Une deuxième raison, souvent évoquée pour ne pas avoir recours à l’emploi à domicile, a trait aux attentes des familles, notamment parmi les familles de classes populaires. Pour ces dernières, « faire soi-même » permet d’atteindre des résultats plus conformes à leurs attentes en termes de qualité du travail fait. Il en est ainsi pour Hanane (mariée, 2 enfants, chauffeuse scolaire et surveillante, BEP[9]/CAP[10]) qui est d’origine tunisienne. Dans le cadre de son activité professionnelle, l’enquêtée dort sur son lieu de travail pendant la semaine et rentre chez elle le samedi matin. Son mari, chauffeur poids lourd, travaille de 3 heures du matin à 16 heures tous les jours. Pendant la semaine, il prend en charge les activités domestiques (ménage, courses, préparation alimentaire) et parentales (leurs deux enfants de 12 et 14 ans). Cette répartition du travail n’empêche pas Hanane d’y penser au jour le jour et de s’y consacrer dès son retour le samedi : « [b]ah ! C’est la maison, l’entretien de la maison, le ménage, la vaisselle, les enfants, les devoirs, tout […] c’est ça ce qui me prend la tête. » En tout état de cause, elle n’envisage pas de « faire-faire » ce travail par une tierce personne rémunérée. Même si cela pourrait alléger ses responsabilités domestiques et ainsi soulager sa « charge mentale » (Haicault, 2020), la délégation demeure trop onéreuse pour la famille de l’enquêtée. De plus, Hanane considère que personne à part elle-même ne peut garantir un travail, dont la qualité sera satisfaisante : « [ç]a devient cher. Donc, ça sert à rien. Je préfère le faire moi-même. Je sais ce que je fais… en profondeur. » Toutefois, le refus de « faire-faire », pour des raisons économiques et notamment d’attentes, mérite d’être nuancé. On peut avancer l’hypothèse que la délégation est une pratique d’autant moins envisagée par l’enquêtée que la division sexuelle du travail domestique semble équilibrée, et ce, grâce à l’activité des conjoints en horaires décalés en particulier (Oeser, 2022). En même temps que son époux gère « tout, tout, tout » en ce qui concerne la vie administrative du foyer (par exemple, l’inscription des enfants à des activités de loisirs), les activités alimentaires font l’objet d’un partage satisfaisant aux yeux d’Hanane : « [m]on mari, il fait les courses et euh… quand moi, je peux et je suis à la maison, je cuisine, et sinon, lui aussi, il cuisine et donc on se partage les tâches. »
En miroir des familles de milieu aisé, celles de classes populaires ou à revenus modestes que nous avons rencontrées ne se saisissent pas des services à domicile, autant pour des raisons budgétaires que par un certain degré de méfiance vis-à-vis de la qualité de l’intervention du personnel à domicile. Pour les mères ne jouissant pas d’un partage des tâches familiales équilibré au sein du foyer, le non-recours a des conséquences genrées : la réalisation de ces activités leur revient de manière prioritaire, un travail qui risque d’empiéter sur leurs temps d’activité professionnelle. En d’autres termes, l’offre de prise en charge des activités reproductives se traduit, dans ses conséquences, par des pratiques socialement différenciées et parfois sexuellement inégalitaires.
Le recours aux services à domicile : les mécanismes de classe et de genre à l’œuvre dans la différenciation des pratiques familiales
Au-delà des disparités de revenus, quels sont les mécanismes de classes permettant d’expliquer l’existence de pratiques familiales aussi différenciées ? Qu’en est-il du rôle des rapports de genre dans le recours et le non-recours aux services à domicile ?
Déléguer : une pratique adossée à des savoir-faire qui se conjuguent au féminin
Un premier résultat de notre enquête montre que la délégation des activités domestiques et parentales se double d’activités qui exigent de savoir-faire aisés. Se faire accompagner par les services à domicile implique souvent des démarches administratives (visant à solvabiliser la demande des familles) et, dans le cadre de l’emploi direct, des activités de recrutement (Delpierre, 2022), mais aussi de gestion de la relation d’emploi, dont la création et/ou dissolution des contrats, et d’organisation du programme des interventions. Or, la réalisation de ces activités ne va pas de soi. À l’inverse, leur prise en charge exige la mobilisation de compétences variées et étroitement liées au degré de diplomation et à l’activité professionnelle. Un deuxième résultat donne à voir que l’exécution de ces activités comporte de nombreuses opérations de gestion, d’organisation et de prévision, dont la prise en charge est profondément sexuée : l’ensemble de ces travaux est à l’origine d’une véritable « charge mentale » (Haicault, 2020) qui, nous le verrons, est assurée par les femmes.
Si l’on s’intéresse à l’expérience des familles qui se tournent vers les services à domicile via des structures prestataires, nous constatons que des démarches administratives assez complexes doivent être réalisées, et ce, en dépit de l’objectif de ce mode de recours : soulager le travail administratif des familles. Pour l’illustrer, on peut faire référence au cas d’Anaëlle (séparée, 2 enfants, garde principale, fonctionnaire catégorie A, Bac+4). Afin d’avoir recours à une aidante à domicile pouvant s’occuper de son fils atteint d’autisme dans un contexte de faibles revenus, Anaëlle adresse un dossier à la MDPH pour bénéficier de l’AEEH qui, au moment de l’enquête, lui permet de couvrir une partie des frais d’intervention : « [c]omme je suis dans une situation financière très délicate, je suis tributaire d’aides. J’ai un dossier MDPH. J’ai plein d’aides. Je dépends de plein d’aides. Je suis constamment en train de faire des dossiers dans tous les sens, justifier pour essayer d’avoir de l’aide. » En raison de la technicité et du niveau de langage nécessaires pour demander cette allocation, elle met un an à soumettre le dossier : « [l]e dossier MDPH, j’ai mis un an et demi à le rédiger. J’arrivais pas. Je ne savais pas comment il fallait… comment il fallait dire les choses, comment il fallait rédiger et ça, ça prend un temps, mais fou. »
À l’issue de cette expérience, Anaëlle prend conscience des inégalités sociales pouvant exister au moment de s’occuper de ces démarches compte tenu du rapport socialement situé à la culture écrite. Cependant, les compétences rédactionnelles que sollicite la demande de l’AEEH ont été développées en amont dans le cadre de son parcours professionnel. Elles sont à présent assez déployées au niveau de son activité professionnelle en tant que chargée d’ingénierie de certification et de formation en milieu universitaire : « […] Heureusement dans mon travail, on va dire à l’université [où elle travaille actuellement] et dans ma vie d’avant, j’ai appris, je sais rédiger. Je sais argumenter. Je sais faire des plans et ça m’aide beaucoup. Mais je me dis les gens qui ont du mal à recentrer leurs idées et à s’organiser… voilà. »
Du côté des familles qui font appel aux services à domicile dans le cadre de l’emploi direct, nous constatons qu’un immense travail d’ordre contractuel est également à réaliser. Marie-Amélie (mariée, 2 enfants, directrice de communication, Bac+5) et Angèle (mariée, 2 enfants, cadre dans le secteur financier, Bac+5) ont créé les contrats de travail de leurs salariées qui assurent chez elles des activités de garde d’enfants et ménagères. Toutes les deux étant en couple, leurs conjoints respectifs ne participent pas à la prise en charge de ces activités, comme le précise Marie-Amélie : « [m]ais de fait c’est mon rôle dans le couple de m’occuper… c’est moi qui la paye [la “nounou”], [qui s’occupe de] ses fiches de paie, son Pajemploi ». Par conséquent, la gestion des aspects contractuels de l’emploi à domicile est, pour les mères enquêtées qui en sont concernées, très pesante, et ce, d’autant plus que ce domaine peut également comprendre la rupture du contrat. Au vu du taux élevé de rotation dans le secteur des « services à la personne » (Devetter et al., 2015), il est possible que les familles, et plus spécifiquement les mères, soient contraintes de s’occuper souvent de rompre le rapport contractuel et d’apprendre à s’acquitter d’une lettre de démission au nom de la salariée, d’une attestation de l’employeur, d’un solde de tout compte, etc. Pour l’illustrer, on peut se référer au cas d’Angèle : le roulement, parmi les « nounous » qu’elle recrute, est élevé, car elle puise dans le vivier des gardiennes d’enfants étudiantes et les heures de garde convenues ne correspondent pas toujours aux aléas de la vie universitaire. Dès lors, au moment où elle a dû endosser l’habit du « parent employeur », tout n’a pas été simple. Par conséquent, sa socialisation à l’administration juridique de la délégation puise fortement dans ses pratiques professionnelles en tant que cadre dans le monde des finances où la « paperasse juridique » est affaire courante.
« C’est moi qui fais les contrats […]. Et du coup, quand on termine le contrat, c’est moi qui gère. Leur demander une lettre de démission, parce que c’est elles qui démissionnent. […] Donc, il faut faire une lettre de démission. Il faut faire une attestation de l’employeur pour faire un solde de tout compte. Il faut faire je sais plus quel autre papier. Maintenant, je suis rodée. Mais bon, il faut quand même comprendre tout ce qu’il y a à faire. »
Les familles employeuses doivent prendre en charge la gestion des aspects contractuels de la relation d’emploi. Or, la réalisation de cette activité ne va pas de soi. Les entretiens recueillis révèlent comment cette tâche exige un rapport au langage juridique, dont la maîtrise est le résultat de l’expérience, mais encore et surtout de dispositions adossées aux savoir-faire scolaires et/ou professionnels qui ne sont pas distribués au hasard.
À l’inverse, les modes de vie des classes populaires, composées de populations ayant des ressources culturelles souvent limitées et des emplois peu qualifiés (Amossé, 2015), ne favorisent guère la prise en charge des activités nécessitant de savoir-faire pointus, dont se double la délégation des activités domestiques et parentales. Dans cette lignée, certaines des familles de classes populaires de notre échantillon nous font part des difficultés rencontrées au quotidien pour s’occuper de la « paperasse » administrative, comme il en est le cas de Zeya (divorcée, 1 enfant, garde principale, BEP/CAP), d’origine algérienne et garde à domicile : « [a]près, je suis perdue par la paperasse. Je paie plus mes factures à l’heure, parce que je suis envahie. J’ai du mal à gérer la paperasse ».
Enfin, notre enquête de terrain nous a permis de voir la façon dont les familles se doivent parfois de planifier les interventions des salariées à domicile. Il en est ainsi lorsque les disponibilités du personnel des services à domicile se révèlent peu compatibles avec les temporalités des besoins familiaux. Comme pour les activités administratives et gestionnaires abordées précédemment, nous constatons que la planification est assignée aux mères et s’appuie sur des savoir-faire liés à leurs pratiques professionnelles, tel qu’en témoigne le cas de Claire (42 ans, mariée, 2 enfants, infirmière hospitalière, Bac+5). Avant l’enquête, son mari était architecte dans une entreprise. Ses horaires ne lui permettaient pas de récupérer ses deux enfants (des jumeaux de 8 ans) à la sortie de l’école. Claire, de son côté, en tant qu’infirmière hospitalière (fonctionnaire catégorie A) est assujettie depuis toujours à des horaires incompatibles avec les sorties scolaires. Ses journées se terminent, soit à 18 heures, soit à 20 heures. Pour cette raison, elle décide de recruter une gardienne d’enfants pour assurer cette tâche. Néanmoins, elle ne parvient pas à en trouver une disponible à chaque sortie d’école et est contrainte d’en recruter « deux ou trois » : « [e]n fonction du jour de la semaine, c’était jamais la même ». Au vu de la pluralité des intervenantes, la prise en charge de cette activité devient une source de perturbations chez l’enquêtée : « […] J’avais jamais l’esprit tranquille. » Dans un tel contexte, l’enquêtée se charge tous les mois de mettre à plat les différentes interventions menées par ses deux gardiennes d’enfants sous la forme d’un emploi du temps, à l’image de celui qu’elle produit pour son équipe à l’hôpital. Ainsi, la modalité, selon laquelle le travail en lien avec la sortie scolaire des enfants est délégué, donne lieu à un travail de planification qui sollicite sa capacité d’organisation en permanence, laquelle est déjà fortement mobilisée dans le cadre de son activité professionnelle.
« Enquêteur : Et c’était vous qui preniez contact avec les baby-sitters ?
Claire : Oui, en fait comme je fais le planning de mon équipe au travail, dès que je l’avais fait pour le mois d’après, j’appelais les baby-sitters, mais je passais mon temps à faire ça. En même temps que le planning de l’équipe, le planning des baby-sitter. Et après, je me disais : “bon, c’est bon”. Et il fallait que j’y repense pendant tout le mois en me disant : “Est-ce que je l’ai bien appelé ?”. »
Au terme de ces analyses, on peut conclure que l’offre des services à domicile proposée par le régime de reproduction français contemporain s’inscrit dans des rapports de classe et de genre lors de sa mise en œuvre. D’une part, les services à domicile impliquent des charges de travail dans l’espace domestique qui exigent des compétences organisationnelles, administratives, rédactionnelles et juridiques, dont la complexité demande en retour la détention d’un capital culturel fort, souvent en continuité avec les savoir-faire professionnels, du côté des familles. Dès lors, l’offre croissante en matière de recours aux services à domicile doit être dûment accompagnée. Afin que les services à domicile mis à disposition se transforment en une véritable « capabilité » (Sen, 2000) pour les bénéficiaires de cette ressource (les familles), il faut que le capital culturel qui est nécessaire pour y avoir recours soit problématisé lors de la mise en forme des mesures publiques. En l’espèce, le régime de reproduction contemporain n’a rien prévu dans ce sens et l’offre qu’il propose est inégalitaire dans ses conséquences. Si l’administration des services à domicile implique de savoir-faire aisés, l’emploi familial devient une forme d’accompagnement exclusive aux familles de classes moyennes et supérieures.
D’autre part, l’enquête montre que parmi les familles bénéficiaires rencontrées, la gestion de la délégation des activités reproductives mobilise en priorité les mères. Même si cette pratique leur permet de tenir leurs engagements professionnels, le développement de services en direction des familles est néanmoins à l’origine d’activités administratives qui sollicitent en continu leurs capacités intellectuelles et organisationnelles, ce qui occasionne du coup une charge mentale quotidienne. Loin de soulager le travail domestique des femmes, le régime de reproduction laisse intacte, voire renforce dans certaines familles la division sexuelle du travail qui porte sur des activités domestiques en lien avec l’administration du « faire-faire ».
La délégation à l’épreuve des conceptions sociales et genrées de la « bonne parentalité »
Un troisième résultat de notre enquête fait ressortir la manière dont les conceptions sociales et genrées de la « bonne parentalité » différencient les pratiques de prise en charge des activités reproductives. Si toutes les familles se plient à l’injonction contemporaine d’être « bon parent » (Martin, 2014), toutes n’entendent pas sa mise en œuvre de la même façon.
Déléguer les activités ménagères au nom de l’enfant
Les familles qui se tournent vers les services au domicile appartiennent aux classes moyennes et supérieures. Ainsi, la délégation, notamment des activités ménagères, est tributaire de la manière, spécifique à leur position sociale, dont elles entendent la prise en charge de l’enfant : il s’agit de s’affranchir du travail ménager afin de dégager du temps pour s’occuper des enfants. Or, la délégation des tâches ménagères constitue un enjeu majoritairement féminin. En étant les principales responsables des activités domestiques et parentales, les mères rencontrées voient en la délégation des tâches ménagères un moyen pour mieux accomplir leur rôle auprès de l’enfant.
Dans le cas de Nicole (divorcée, 2 enfants, garde principale, fonctionnaire catégorie A, Bac+5), cette dernière se saisit de l’offre de services domestiques du régime de reproduction afin de se rendre davantage disponible pour s’occuper de ses enfants (7 et 9 ans) : « […] Pour le moment, ça me paraît même important [d’avoir recours à une femme de ménage] pour… euh… passer quand même un peu de temps avec les enfants autre que les corvées ». Comme elle, Maella (mariée, 1 enfant, contractuelle catégorie A, Bac+5) fait appel à une femme de ménage pour s’affranchir des tâches ménagères et de pouvoir se consacrer à la prise en charge du travail parental (jeux, lectures, etc.) pendant le week-end : « [p]arce que sinon, on passerait la moitié du week-end à faire le ménage. » Pour les mêmes raisons liées à la volonté d’être un « bon parent », beaucoup de familles à hauts revenus délèguent une partie importante du travail domestique, tel que Lauryn[11] (mariée, 3 enfants, écrivaine, Bac+5). Depuis l’arrivée de son troisième enfant, elle confie à une salariée la plupart des activités d’entretien de la vie dont la famille a besoin afin de se consacrer principalement à l’éducation de ses enfants (3, 6 et 9 ans) : « […] C’est pour ça qu’on a cette nounou, parce qu’elle fait tout le reste. Donc moi, je peux consacrer ce temps pour l’éducation pour les enfants ». Dans l’intérêt de mieux s’occuper de ses enfants (2, 5 et 7 ans), Hélène (mariée, 3 enfants, coach indépendante, Bac+5) qui a déjà recours à une femme de ménage et à une « nounou », aimerait déléguer davantage d’activités ménagères :
« [d]ans l’idéal, si j’étais très riche, [elle ferait appel à quelqu’un] pour préparer les repas, pour faire les courses. J’aurais quelqu’un pour s’occuper de nettoyer… que quelqu’un vienne ranger, faire les lits, aérer les chambres, etc. Ça j’adorerais. Ce que je garderais, coucher les enfants le soir, leur lire une histoire, faire les devoirs avec mon fils. »
En revanche, s’il y a délégation des activités directement liées aux enfants, par exemple la garde, elle reste modérée tellement la prise en charge du travail parental constitue le socle de la figure du « bon parent ». On le voit clairement avec Angèle (mariée, 2 enfants, cadre dans le secteur financier, Bac+5) qui, en plus de se faire aider par une femme de ménage, confie des activités de garde d’enfant à deux « nounous » et ne souhaite pas le faire davantage. « […] Je trouve que j’ai déjà beaucoup d’aide. Moi, ça me coûte déjà de pas être à la sortie de l’école pour mes filles, […] parce qu’après il faut être aussi impliqué dans la vie de ses enfants. Si on n’est pas présent du tout, c’est moins parent quelque part. »
La pratique de la délégation peut s’expliquer par la cohérence entre les services proposés par le régime de reproduction français et la conception de « bonne parentalité » des familles de classes moyennes et supérieures. Les familles enquêtées se saisissent de l’emploi à domicile dans le but de pouvoir exercer leur rôle parental dans des conditions adéquates. En se faisant accompagner dans la prise en charge des activités ménagères, alimentaires, vestimentaires, etc., les parents, et les mères principalement, parviennent à dégager du temps qui est dédié au travail parental (aides aux devoirs, jeux, lectures, etc.). Dans ce sens, le recours aux services à domicile est appréhendé par ces familles comme un moyen pour s’occuper des activités reproductives les plus valorisées (Molinier, 2020) et en direction de ce qu’elles ont de plus cher, à savoir l’enfant (Ibos, 2012).
« Faire soi-même » pour préserver son rôle en tant que « parent » : une pratique inscrite dans des rapports de classe et de genre
Certaines des familles enquêtées refusent de « faire-faire ». Au-delà des aspects financiers, les raisons évoquées sont relatives à des conceptions concernant la « bonne parentalité » certes socialement situées, mais aussi fortement genrées. Pour les cas de figure qui seront traités, nous aborderons la manière dont ce que l’on entend par « bonne parentalité » se traduit par la réalisation par soi-même des activités à la fois domestiques et parentales.
Tel que le témoigne Samia (mariée, 3 enfants, assistante maternelle au chômage, BEP/CAP), qui est d’origine algérienne, elle peine à trouver de nouveaux employeurs à l’issue du congé parental qu’elle a pris dans le but de s’occuper de sa fille cadette. La période de chômage qui en découle est saisie par l’enquêtée comme une opportunité pour prendre en charge sa jeune fille : « […] Je me suis dit que j’allais profiter que ma fille était encore petite ». Or, l’année précédant l’enquête, on lui découvre un cancer. Après avoir subi différentes interventions médicales, elle n’est toujours pas en mesure de reprendre son activité professionnelle. À présent, elle consacre ses journées à l’entretien du foyer et à ses deux enfants les plus jeunes, l’aîné ayant quitté le domicile quelque temps avant l’entretien. En particulier, effectuer elle-même l’ensemble des activités nécessaires à la vie de la famille lui convient davantage que la délégation. À titre d’exemple, Samia refuse de déléguer la garde de sa fille de 7 ans. Pour le faire, il faudrait que ce soit vers une personne de confiance, critère que seuls les membres de la famille semblent pouvoir remplir : « […] La seule personne à qui je pourrais confier mes enfants serait que ma mère. » Par ailleurs, la plupart des activités alimentaires en direction de sa fille sont assurées par l’enquêtée, notamment les repas qui, au lieu d’être délivrés par la cantine, sont réalisés par le biais du travail domestique de l’enquêtée.
« […] Alors le réveil du matin, je réveille ma fille, je descends, on se lave, on déjeune. Je l’accompagne à l’école. Quand je n’ai pas de rendez-vous, je rentre à la maison, je range la vaisselle du matin, je prépare le déjeuner du midi. 11h30, je retourne récupérer ma fille à l’école. On rentre. Je finis de préparer le repas s’il n’est fini. On se met à table, on mange. Ensuite, elle se repose pendant que je range la vaisselle et je nettoie la cuisine. Je la dépose à 13h30 à l’école. »
Ainsi, deux facteurs semblent, à notre sens, expliquer la manière dont l’injonction à la « bonne parentalité » se traduit ici par la prise en charge par soi-même d’un ensemble assez large d’activités nécessaires à la reproduction de l’enfant. D’une part, la méfiance vis-à-vis des services étrangers à l’univers familial. D’autre part, la valeur accordée à l’identité maternelle (Commaille, 1992) et un certain attachement au monde familial qui persiste encore parmi les femmes de classes populaires (Cartier etal., 2018). Du côté de Samia, cette situation se traduit par des difficultés à retrouver un emploi qui s’accentuent au fil du temps : « [l]à, pour ma fille qui a 7 ans et demi, bah, pareil, j’ai pris un congé parental de 3 ans. Ensuite, pour retrouver du travail, il faut se mettre sur les listes, etc. Donc, c’est ce que j’ai fait. Après j’ai eu un peu du mal à trouver… »
La valorisation de l’identité maternelle et ses conséquences en termes de pratiques de prise en charge des activités quotidiennes ne sauraient être l’issue d’un rapport de classe uniquement. Au contraire, nous avons rencontré d’autres enquêtées qui, se rapprochant plutôt des classes moyennes, refusent de « faire-faire » à l’aune de l’importance accordée à la figure de la « bonne mère » : le rôle du « bon parent » est saisi au féminin. Le cas de Saria (mariée, 3 enfants, étudiante, Bac+4) est à cet égard éloquent. D’origine libanaise, l’enquêtée décide de retourner aux études universitaires pour améliorer sa maîtrise de la langue française, mais aussi dans le but de prendre en charge ses trois enfants (6, 8 et 9 ans). L’université et le travail qui en découle (assister aux cours, révisions et devoirs) s’ajustent davantage à sa situation qu’un éventuel engagement professionnel. En même temps qu’elle est en mesure de continuer d’exercer une partie de l’autorité éducative et d’infléchir leur comportement, elle peut assurer les dimensions physiologiques de leur reproduction, dont l’alimentation : « […] J’aime moi donner… dire à mes enfants qu’est-ce qu’il faut faire, qu’est-ce qu’il faut pas. Euh… quand ils sont malades je ne sais pas laisser mes enfants, par exemple, quelqu’un là… quelqu’un lui donner à manger et moi, je suis là. » Ainsi, la prise en charge par soi-même du travail alimentaire en direction des enfants est au cœur de ce que Saria entend par « bonne maternité » (Bekkar et al., 1999). À ce titre, elle refuse toute forme de partage des tâches domestiques au sein du foyer qui pourrait mettre en cause cette identité fortement valorisée : « […] Même de temps en temps, quand mon mari, il me propose de faire les courses, je lui dis “non”, même si je suis fatiguée. » Dans cette lignée, il s’agit de s’occuper soi-même de la garde des enfants et d’éviter tout recours aux services extérieurs : « […] J’ai dit “non, je veux pas, je vais m’occuper”. Parce que j’ai dit que laisser la fille, elle est petite et surtout que nous, on n’a pas cette habitude. Vous savez, je viens d’un pays qu’on… qu’on s’occupe nous-mêmes des enfants. » En d’autres termes, Saria refuse de « faire-faire » les tâches familiales, qu’elles soient domestiques ou parentales, au nom d’une conception assez globalisante et profondément genrée de la « bonne parentalité ». En s’assurant de l’intégralité du travail reproductif du foyer, l’enquêtée peine à se consacrer pleinement à ses études :
« […] dès qu’on se réveille jusqu’à 14 heures, je ne peux pas travailler [pour l’université], je peux rien… Je ne peux pas réviser. […] Les jours où ils ont de l’école et moi de l’université, je ne peux pas travailler avant qu’ils dorment la nuit, à peu près à 9 heures le soir. […] si c’est un week-end, je peux faire par exemple 4 heures, si je me sers bien, mais pendant les jours euh… normal, pas plus que 3 heures. »
Compte tenu de la manière dont Saria justifie le non-recours aux services de garde, son discours pourrait être analysé comme une forme de résistance culturelle au « faire-faire » qui est spécifique à son pays d’origine, à savoir le Liban. Cependant, d’un point de vue théorique et empirique, cela n’est guère convaincant. Des travaux, tels que ceux d’Anderson (2020) sur les groupes aborigènes au Pérou, rendent compte de l’influence des traditions culturelles sur les pratiques de prise en charge des activités reproductives. Mais les résultats des recherches portant sur la délégation des activités quotidiennes par les familles de classes supérieures dans les pays du Sud, tels que l’Argentine (Gorbán et al., 2019), permettent de contester l’hypothèse du rôle du facteur culturel au profit de celle sur l’influence de la position sociale. Nos données d’enquête vont dans cette direction. Comme en atteste le cas de Louna (divorcée, 3 enfants, garde principale, vendeuse dans un magasin de haute couture, Bac+5) qui, d’origine algérienne, pratiquait aisément la délégation des tâches ménagères quand elle était en couple : « [j]’avais une femme de ménage avant. […] mais bon, j’ai dû arrêter parce qu’après la séparation, ce n’était pas possible financièrement… » Or, Louna et Saria détiennent des propriétés sociales similaires, ce qui ne permet pas de conclure sur une réluctance culturelle au « faire-faire » de la part de cette dernière : en dépit de ses origines, Saria pourrait pratiquer la délégation. Si elle porte un regard négatif à l’externalisation des activités familiales, cela relève, à notre sens, moins d’une posture culturelle que des logiques de genre qui, même parmi les familles de milieux plutôt favorisés, peuvent participer à la valorisation des rôles domestiques et maternels (Bozouls, 2021).
Nous avons vu qu’au nom de la « bonne parentalité », les familles de classes moyennes et supérieures ne délèguent pas le travail parental, mais plutôt sous-traitent les tâches les moins valorisées de la reproduction de la vie pour dégager du temps et prendre en charge elles-mêmes l’éducation, le jeu et/ou la transmission des valeurs en direction de l’enfant. En revanche, les familles de classes populaires, notamment les mères, refusent l’offre de « faire-faire » concernant le rôle parental, mais dans des configurations très différentes. Parmi elles, la conception de « bonne parentalité » passe par la prise en charge par soi-même de la diversité des activités qui concourent à la reproduction de l’enfant : technique (ménage, rangement, linge, etc.) ou relationnelle (soin, jeux, transmission), l’activité parentale et domestique est indivisible. À l’inverse, en externaliser une partie peut représenter une effraction du monde familial associée à la remise en cause du rôle parental, en particulier du rôle maternel.
Le refus de « faire-faire » pour des raisons liées à la façon d’envisager l’exercice de la parentalité ne pourrait s’expliquer que par des logiques de classe, mais aussi de genre. Certaines enquêtées, proches des classes moyennes, se saisissent de la « bonne parentalité » et la mettent en œuvre de façon fortement genrée et globalisante : il s’agit pour elles d’endosser la figure de la « bonne mère », ce qui implique d’assurer par leurs propres soins de larges pans de travaux reproductifs en direction de l’enfant.
Dès lors, les conceptions sociales et genrées de la « bonne parentalité » participent à la différenciation des pratiques familiales. Cette dimension étant ignorée par les politiques sociofiscales d’incitation pour l’emploi familial, la tendance actuelle du régime de reproduction vers le « faire-faire » parvient non seulement à la reproduction des inégalités de classe dans la capacité à se saisir des services extérieurs, mais aussi à entretenir les inégalités de sexe d’autant que les mères sont parfois celles gérant l’intégralité du travail reproductif, et ce, au prix de leurs engagements extrafamiliaux.
Discussion
L’objectif de cet article consistait à comprendre les mécanismes de classe et de genre à l’œuvre dans le recours et le non-recours aux services à domicile. En phase avec les travaux portant sur l’appel aux services à domicile (Devetter et al., 2012 ; Carbonnier et al., 2018), nous avons observé que la pratique de délégation s’inscrit dans des clivages de classe qui favorisent la double capacité à « faire-faire » et à tenir des engagements professionnels des familles, en particulier des mères, de classes moyennes et supérieures.
Nous avons interprété l’existence de pratiques socialement différenciées et sexuellement inégalitaires comme la conséquence du maintien du référentiel d’organisation du régime de reproduction français qui reste adossé aux sociétés salariales de première modernité. D’une part, nous avons montré que le recours aux services à domicile entraîne l’apparition d’activités complexes dans l’espace domestique, lesquelles exigent la détention de savoir-faire aisés (rédactionnels, juridiques, administratifs, organisationnels) du côté des familles. Nous avons vu que les compétences sollicitées ne sont pas distribuées au hasard et sont liées aux capitaux scolaires, à la maîtrise de la culture écrite (Lahire, 1993) et aux savoir-faire professionnels (Commaille, 1992 ; Siblot, 2006) : autant de composantes du capital culturel que l’on retrouve davantage au sein des classes moyennes et supérieures que parmi les milieux populaires. Dans ce sens, le développement de services en direction des familles participe à ce que Delaunay désigne comme l’« intellectualisation du travail domestique » (Delaunay, 2003 : 277) dans la société contemporaine. En n’étant pas accompagnée par les pouvoirs publics, l’offre de services à domicile ne constitue pas une « capabilité » (Sen, 2000) à la portée de l’ensemble des familles et est plutôt saisie par les familles fortement dotées en capital culturel.
D’autre part, le fait que les familles ne s’emparent pas à égalité des services à domicile s’explique par la manière dont la pratique du « faire-faire » renvoie davantage aux conceptions de la « bonne parentalité » (Martin, 2014) spécifiques aux familles de classes moyennes et supérieures. De leur côté, faire appel aux services à domicile a vocation à évacuer les tâches les moins valorisées de l’entretien de la vie pour n’en garder que les plus « nobles » (Molinier, 2020), à savoir celles en lien avec le travail parental. Parmi les familles de classes populaires, la délégation du travail de reproduction est écartée de l’horizon des possibles. En effet, la manière dont elles envisagent l’exercice d’une « bonne parentalité » passe par « faire soi-même » de larges pans d’activités participant à la reproduction de l’enfant. Pourtant, le refus de « faire-faire » ne saurait être une question de classe uniquement. À l’aune d’une conception genrée du rôle du « bon parent », certaines des mères enquêtées évitent toute forme de délégation des tâches familiales et assurent parfois l’intégralité de celles-ci : « faire soi-même » constitue le socle de la « bonne maternité », à savoir une identité auxquelles elles attachent une grande importance.
Les femmes sont de manière générale les « grandes perdantes » des politiques sociofiscales d’incitation pour l’emploi familial. Vu que le contexte du régime de reproduction laisse inchangée la division sexuelle du travail, la délégation ne soulage guère les femmes. En même temps que les activités d’administration du « faire-faire » et la « charge mentale » qu’elles impliquent pèsent sur le quotidien des femmes (Haicault, 2000 ; Haicault, 2020), le travail domestique et parental reste a fortiori à la charge des mères enquêtées qui ne jouissent pas de partage de tâches équilibré quand elles sont, par exemple, en couple.
Ainsi, notre enquête met en avant deux grands facteurs qui expliquent la mise en œuvre inégalitaire des politiques sociofiscales d’incitation pour l’emploi familial. D’une part, le régime de reproduction ne revient pas sur les fondements de la division sexuelle du travail des sociétés salariales de première modernité. D’autre part, les politiques du « faire-faire », dont les mesures traitées précédemment, n’inscrivent pas la capacité à se faire accompagner dans la prise en charge des activités domestiques, parentales et du care dans des rapports de classe et de genre. Pour le dire autrement, nous considérons que l’incohérence entre le référentiel d’organisation du régime de reproduction d’une part, et les pratiques contemporaines d’autre part, freine toute la portée « transformatrice » de ces mesures (Fraser, 2011).
Appendices
Notes
-
[1]
Cette tendance ne doit pas négliger la place de la domesticité dans les familles bourgeoises du XIXe et du XXe, qui pratiquaient notamment la délégation des activités familiales (Beal, 2019).
-
[2]
Dans le cadre de cet article, le « faire-faire » désigne la pratique sociale consistant à confier à des acteurs sociaux extradomestiques (par exemple, les services à domicile) la prise en charge des activités familiales (ménagères, parentales et du care).
-
[3]
Le Complément de libre choix du mode de garde (CMG) « solvabilise » la garde de l’enfant en microcrèche par une assistante maternelle ou par une garde à domicile.
-
[4]
Le « chèque emploi service » ne pouvait être utilisé que pour payer des services proposés par les entreprises mandataires, tandis que le « chèque emploi service universel » (CESU) élargi son usage à l’emploi prestataire, aux emplois d’assistante maternelle et aux services de crèche.
-
[5]
La création du crédit d’impôt a pour but d’inciter les ménages non imposables, et n’étant pas concernés par la réduction d’impôt, à se tourner vers les services à domicile. Conçu initialement pour les ménages actifs, il est élargi en 2017 aux ménages inactifs (Carbonnier et al., 2018).
-
[6]
Les personnes auprès desquelles l’enquête de terrain a été menée ont été informées du cadre et du contexte de la recherche (doctorat en sociologie dans une université publique) et du fait que, lors de la publication des résultats, les données seraient anonymisées. Dans le cadre de cet article, les prénoms des personnes enquêtées ont été changés afin de préserver leur anonymat.
-
[7]
Caisses d’allocations familiales.
-
[8]
Habitation à loyer modéré.
-
[9]
Brevet d’études professionnelles.
-
[10]
Certificat d’aptitude professionnelle.
-
[11]
Les revenus mensuels du foyer sont d’environ 14 000 euros.
Bibliographie
- Amossé, T. 2015. « Portrait statistique des classes populaires contemporaines », Savoir/Agir, no 4, p. 13-20.
- Anderson, J. 2020. « Cuidados multiculturales », dans Miradas latinoamericanas a los cuidados, sous la dir. de K. Batthyány, Buenos Aires, México, CLACSO, Siglo XXI Editores, p. 471-503.
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