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Introduction

L’exposition à la violence conjugale (EVC) renvoie aux formes de violence (physique, verbale, psychologique, etc.) présentes entre les (beaux-)parents de l’enfant, peu importe la sévérité ou la durée de cette violence, que l’enfant en ait été témoin direct ou non (Holden, 2003). Les jeunes qui vivent l’EVC sont des acteurs de leur propre vie, capables de choix et d’actions (Overlien, 2012, 2017). Leur agentivité passe également par le fait de pouvoir se raconter et donner un sens à leur vécu (Munford et Sanders, 2015). Les recherches réalisées auprès de cette population considèrent de plus en plus l’importance que ces jeunes puissent reprendre du pouvoir sur leur vie, entre autres en se réappropriant la façon dont ils racontent leurs expériences (Callaghan et al., 2018 ; Overlien, 2012, 2017). Les connaissances sur l’agentivité de ces jeunes restent pourtant peu nombreuses, puisqu’on connait peu les formes qu’elle peut prendre, comment elle évolue dans le temps jusqu’au début de l’âge adulte et le sens que ces jeunes donnent à leurs choix et à leurs actions.

La présente recherche contribue à pallier cette limite, puisqu’elle documente les types d’agentivité que de jeunes adultes ayant vécu l’EVC ont mis en œuvre à travers leur parcours de vie. Elle permet également d’explorer dans quelle mesure l’un des outils de collecte de données utilisés, soit le calendrier historique de vie (CHV), peut faciliter la mise en relief des types d’agentivité, et favoriser la reprise de pouvoir des jeunes sur la manière de raconter leur histoire.

Problématique

Les recherches faites autour de l’EVC se sont d’abord développées avec l’objectif d’en savoir davantage sur l’ampleur du problème et ses conséquences. Plus de trente ans plus tard, il est maintenant reconnu que le vécu d’EVC peut avoir des impacts importants dans toutes les sphères de vie des enfants et adolescents, conséquences qui varient en gravité en fonction de la présence ou non de certains facteurs de protection (Lessard et al., 2019). Dans les dernières années, des chercheurs ont fait remarquer que si ces conséquences étaient bien documentées, il restait beaucoup à faire pour bien comprendre l’expérience de ces jeunes et les actions qu’ils posent pour résister à cette violence et à ses effets (Dumont & Flynn, 2016). Des études qualitatives ont été mises de l’avant, afin d’en savoir davantage sur les rôles que ces enfants et adolescents jouent, en tant qu’acteurs de leur propre vie. (Akerlund et Sandberg, 2017 ; Alexander et al., 2016 ; Overlien, 2012). Ces études, qui permettent de sortir d’une vision où les jeunes avec un vécu d’EVC sont considérées comme des victimes passives et sans pouvoir, ont permis de savoir que les actions posées par ces jeunes peuvent prendre place avant, pendant ou après les épisodes de violence et viser plusieurs objectifs. Ils tentent par exemple d’empêcher la violence, d’intervenir lorsque les épisodes surviennent, de se protéger, de protéger ou de réconforter la fratrie ou le parent victime (Overlien, 2017). Ainsi, il est maintenant reconnu que malgré les émotions ressenties par les jeunes lors des épisodes de violence, ils posent des actions qu’ils testent et choisissent selon ce qui a déjà fonctionné dans le passé, et selon leur évaluation de leurs propres capacités (Overlien, 2017). L’agentivité représente leur façon personnelle de faire face aux adversités et d’avoir du pouvoir sur leur environnement (Munford & Sanders, 2015).

Très peu de connaissances sont disponibles quant à l’évolution de cette agentivité, lorsque ces jeunes se retrouvent au début de l’âge adulte. Pourtant, certains d’entre eux sont toujours exposés à la violence conjugale dans leur milieu familial ou continuent de vivre des conséquences de cette exposition (Dumont & Lessard, 2020a). Leurs choix et leurs actions en tant que jeunes adultes sont susceptibles d’être affectés par ce vécu. Cette agentivité pourra prendre des formes autres que celles décrites dans les études auprès des enfants et adolescents, parce que leur niveau de développement est différent, et le contexte dans lequel évoluent les jeunes adultes se distingue, de par ce qu’ils comprennent de la violence conjugale et des outils qu’ils ont en main pour faire face à cette violence ou à ses conséquences (Dumont & Lessard, 2020b). De nouvelles opportunités de faire preuve d’agentivité peuvent émerger à l’âge adulte, bien que ces jeunes aient à répondre à de nouvelles attentes et responsabilités pouvant contraindre leurs choix et leurs actions (Evans, 2007).

Cadre conceptuel et théorique

Considérée comme l’un des quatre grands thèmes dans les recherches sur les parcours de vie (Elder, 1994), l’agentivité est étudiée sous différents angles par les chercheurs. Alors que certains auteurs la décrivent comme une liberté presque totale d’action de la part des individus, d’autres placent cette agentivité à l’intérieur des contraintes de la structure sociale dans laquelle ils évoluent (Evans, 2007 ; van Breda, 2016). Pour van Breda (2016), qui étudie l’agentivité des jeunes adultes en sortie de placement, ce concept peut se définir de la façon suivante : « [l]’agentivité réfère au rôle que les jeunes ont dans le façonnement de leur propre destin. Il s’agit du pouvoir qu’ils ont, au niveau micro, d’exercer une autorité sur eux-mêmes et d’influencer leur environnement social » [traduction libre] (van Breda, 2016, p.38). Pour faire preuve d’agentivité, différentes façons de faire peuvent être utilisées par les jeunes adultes, que ce soit de donner un sens à leurs expériences de vie et à leur histoire, de chercher à être entendu, respecté et impliqué dans les décisions qui les concernent ou de poser des actions leur permettant d’avoir de l’influence sur le monde qui les entoure (Munford & Sanders, 2015). La façon dont ils font preuve d’agentivité dépend de l’espace qu’ils ont pour prendre des décisions et poser des actions, mais aussi de l’intériorisation que ces jeunes auront faite ou non de leurs possibilités d’agir (Evans, 2007) ; ceux présentant un parcours de vie davantage marqué par les adversités se retrouvent souvent avec un nombre plus limité de choix, et avec la perception que leur pouvoir d’agir est plus faible, les amenant à chercher des alternatives ou à prendre des décisions et poser des actions pouvant avoir des conséquences négatives pour eux (Munford & Sanders, 2015). Le concept d’agentivité fait partie des éléments pertinents à observer pour mieux saisir le parcours de vie de jeunes adultes en situation de vulnérabilité, comme peuvent l’être les jeunes ayant un vécu d’EVC, puisqu’il peut faciliter notre compréhension de la diversité des parcours de transitions à la vie adulte de ces jeunes (Schoon & Lyons-Amos, 2016).

Pour leur part, Hitlin et Elder (2007) considèrent que l’agentivité dépend des exigences situationnelles que doivent subir les individus, certains contextes amenant l’individu à être centré sur le présent, alors que d’autres requièrent une vision à plus long terme. Cette conception de l’agentivité a mené les auteurs à développer une typologie, laquelle est utilisée dans cet article. Plus spécifiquement, trois concepts issus de cette typologie sont mobilisés ici, soit l’agentivité identitaire, l’agentivité pragmatique et l’agentivité du parcours de vie.

L’agentivité identitaire se remarque lorsque l’individu se retrouve dans ses façons de faire habituelles, dans la routine et dans le quotidien. Ce type d’agentivité est axé sur le présent, l’individu cherchant à atteindre des buts dans un futur proche. Le choix des actions qui font partie de l’agentivité identitaire se fait en fonction de qui est l’individu, ses caractéristiques personnelles et comment il se définit. Face à des circonstances exceptionnelles ou lorsque les réponses habituelles de l’individu ne fonctionnent pas ou sont insuffisantes, ce dernier pourra adopter une agentivité pragmatique. Cette nouvelle façon d’agir n’est pas le fruit du hasard : elle s’appuie sur la personnalité et les émotions de l’individu tout autant que sur le contexte spécifique dans lequel il se retrouve. L’agentivité pragmatique est centrée sur le temps présent, le désir d’agir dans l’immédiat, tandis que l’agentivité du parcours de vie, comme son nom l’indique, a une visée temporelle sur le long terme. Les décisions prises concernant une future carrière ou le choix d’un domaine d’étude font partie de ce type d’agentivité.

Pour bien comprendre comment ces types d’agentivité prennent place dans le parcours de vie des jeunes ayant vécu l’EVC, il faut savoir que les frontières entre ces types d’agentivité sont plus floues qu’elles ne paraissent (Hitlin et Elder, 2007). Lors d’un épisode d’EVC, un jeune peut s’opposer verbalement ou physiquement à la violence si cela est sa façon habituelle de réagir. Dans ce cas, on parle d’agentivité identitaire. Pour un autre jeune, qui réagit habituellement en se retirant de la situation, faire le choix de s’opposer à la violence sera plutôt considéré comme de l’agentivité pragmatique. Enfin, un jeune pourrait affirmer qu’il ne veut plus être exposé à de la violence dans sa vie et que pour cette raison, il choisit de s’y opposer de façon systématique. Dans cette situation, on parlera d’agentivité du parcours de vie, vu la vision à long terme de ses actions. Ce choix de s’opposer à la violence fera aussi partie de l’agentivité identitaire, s’il devient dorénavant la façon habituelle de réagir du jeune.

Objectifs de l’étude

Cette étude exploratoire vise à documenter comment chacun de ces types d’agentivité est mobilisé par les jeunes ayant vécu l’EVC dans l’enfance ou l’adolescence. De façon plus spécifique, elle cherche à répondre aux questions suivantes :

  1. Quelles formes prennent l’agentivité identitaire, pragmatique et du parcours de vie chez les jeunes ayant vécu l’EVC ?

  2. Comment leurs stratégies agentives évoluent dans le temps jusqu’au début de l’âge adulte ?

  3. Dans quelle mesure l’EVC influence les stratégies agentives choisies ?

Le présent article souhaite également mettre en lumière certaines données qui ont émergées lors de la collecte et de l’analyse et qui permettent de faire des liens entre la participation des jeunes au projet de recherche, l’utilisation du CHV et le fait de faire preuve d’agentivité en se réappropriant son histoire personnelle.

Méthodologie

Cette recherche s’appuie sur les données originales issues de deux projets réalisés auprès de jeunes adultes ayant vécu l’EVC et qui ont utilisé le même cadre théorique. Ces deux études sont suffisamment similaires pour permettre la combinaison des deux échantillons aux fins de la présente analyse, bien qu’elles visent des objectifs distincts. Ces études, à savoir une thèse doctorale et un projet financé par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), ont été développées de concert par les deux chercheuses responsables de sorte à assurer leur complémentarité. La chercheuse responsable du projet CRSH a dirigé la doctorante qui avait aussi pour rôle de coordonner le projet CRSH, ce qui a facilité l’arrimage méthodologique des outils de collecte de données. La première étude (thèse doctorale), dont la collecte de données s’est déroulée en 2016, s’intéressait principalement au sens donné à la violence conjugale par les jeunes exposés. La collecte de données de la deuxième étude (projet CRSH) s’est réalisée de 2017 à 2019 et portait spécifiquement sur les parcours de vie des jeunes exposés à la violence conjugale. Le Tableau 1 présente les considérations méthodologiques des deux études.

Tableau 1

Considérations méthodologiques des études

Considérations méthodologiques des études

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Collecte de données

L’entrevue semi-dirigée

Le présent article s’appuie sur les données qualitatives colligées dans les deux études à l’aide d’une grille d’entrevue semi-dirigée similaire, ajusté à l’objet spécifique de chacune. Quatre thèmes guidaient les entrevues : 1) le vécu d’EVC des participants, 2) les événements considérés signifiants dans leur parcours de vie selon les trajectoires scolaire, professionnelle, familiale, amoureuse, d’amitié et autres, 3) les événements qui ont influencé la personne qu’ils sont aujourd’hui, et 4) le sens qu’ils donnent à la violence conjugale. Les entrevues étaient conduites par les chercheuses principales ou par des auxiliaires de recherche, préalablement formées par les chercheuses à la conduite d’entrevues qualitatives. Ces dernières ont été choisies en fonction de leur expertise en violence conjugale. Les entrevues étaient enregistrées, avec le consentement des participants.

Le calendrier historique de vie dans un devis qualitatif

Utilisée dans l’étude de divers sujets de recherche (Harris et Parisi, 2007), la méthode du CHV permet de colliger des données précises de façon rétrospective (Freedman et al., 1988). Le fait que le CHV soit construit en tenant compte de la mémoire autobiographique des répondants facilite grandement la remémoration des expériences vécues augmentant ainsi sa validité (Freedman et al., 1988 ; Harris et Parisi, 2007). Le CHV s’appuie sur des événements dont la temporalité est identifiable pour les répondants, pour ensuite placer les événements qui se retrouveraient davantage enfouis au fond de leur mémoire (Harris et Parisi, 2007). L’adaptation qualitative du CHV permet une implication plus active de l’interviewé dans l’identification des différents événements marquants de son parcours de vie et pour expliquer l’importance de chacun de ces événements pour lui (Nelson, 2010). Cette façon de faire ajuste le CHV aux spécificités des parcours de chacun tout en tenant compte du rôle du participant dans ces événements et du sens qu’ils ont pour lui, donc de son agentivité.

Tout au long des entrevues, une adaptation qualitative du CHV était utilisée pour offrir un outil concret à compléter par les participants en complément du guide d’entrevue. Ce support papier était composé de six lignes du temps, de la naissance du participant à aujourd’hui, représentant différentes trajectoires de son parcours de vie : scolaire, professionnelle, familiale, amoureuse, d’amitié et une trajectoire « autres » pour les événements signifiants qui n’entraient pas dans les autres trajectoires préétablies. Les participants étaient invités à placer sur les lignes du temps les événements ayant jalonné chacune des trajectoires. Pour ce faire, ils avaient accès à des crayons de différentes couleurs, qu’ils pouvaient utiliser à leur guise. Les participants étaient invités, parfois plusieurs fois dans la même entrevue, à se sentir entièrement libres de compléter l’outil comme ils le souhaitaient ou à le modifier afin de l’ajuster à leur parcours. Une fois toutes les trajectoires abordées, les participants étaient amenés à identifier plus spécifiquement les expériences ayant contribué au développement de la personne qu’ils sont aujourd’hui. Cette dernière étape avait pour but de discriminer les événements du quotidien des expériences ayant une signification particulière pour eux. Par souci de confidentialité, il est impossible de présenter les CHV complétés par les participants. Toutefois, l’annexe 1 présente un exemple fictif des informations susceptibles d’y apparaitre. Chacune des trajectoires du parcours de vie y est représentée par une couleur distincte et les expériences étant identifiées comme ayant contribué au développement de la participante se retrouvent au-dessus de la ligne du temps.

Description de l’échantillon

Au total, 63 jeunes âgés entre 18 et 25 ans ont pris part à l’une ou l’autre des études. Ce groupe d’âge permettait d’avoir des jeunes présentant un regard rétrospectif sur leur parcours de vie et sur l’EVC vécue, tout en étant dans une étape de vie assez similaire, c’est-à-dire à l’amorce des expériences souvent associées à l’âge adulte (par exemple. : former un couple, avoir des enfants, avoir une carrière). De ce nombre, 42 participants (67 %) s’identifiaient en tant que femme, 19 (30 %) en tant qu’homme, et deux (4 %) à une catégorie non binaire ou en questionnement. La majorité (81 %) des participants sont nés au Canada, bien qu’un sur cinq ait immigré d’un pays d’Europe (10 %), d’Afrique (6 %), d’Asie (2 %) ou d’Amérique du Sud (2 %). Le quart des participants habite en colocation ou en résidence, 25 % vivent seuls, 24 % chez un ou leurs deux parents, 22 % avec leur partenaire intime, alors que deux participants (3 %) résident avec un membre de la famille élargie. Vingt-six participants (41 %) ont atteint un niveau de scolarité universitaire, 22 (35 %) la scolarité collégiale, deux (3 %) une formation professionnelle postsecondaire et 13 (21 %) l’école secondaire. La majorité des participants (86 %) était aux études à temps plein au moment de l’entrevue, ce qui s’explique probablement par le grand nombre de participants recrutés par l’envoi de courriels aux étudiants (41 participants, soit 65 %). Treize (21 %) participants ont vu l’annonce de la recherche sur un site de petites annonces en ligne (par exemple : Kijiji), six (10 %) ont entendu parler de la recherche par l’entremise d’annonces affichées dans un organisme en relation d’aide et deux (3 %) par le bouche-à-oreille.

Méthode d’analyse

Les entrevues des deux études ont été transcrites intégralement et anonymisées (des pseudonymes sont utilisés ci-après). Les données ont été codifiées par les deux chercheuses principales et une auxiliaire de recherche, à l’aide du logiciel NVivo. L’analyse des données s’appuie sur une approche déductive (Fereday et Muir-Cochrane, 2006). Les extraits où les participants faisaient référence aux stratégies qu’ils ont mises en place pour faire face à la violence ou aux rôles qu’ils ont joués dans leur parcours de vie ont été codifiés en fonction des types d’agentivité de la typologie d’Hitlin et Elder (2007). Un même extrait pouvait faire partie de plus d’un type à la fois. Puisque les frontières sont poreuses entre ces types (Hiltin et Elder, 2007), la codification double dans NVivo a permis plus aisément de faire des liens entre les types d’agentivité, sans restreindre les actions des participants dans l’un ou l’autre de ces types. Une fois les données codées en fonction des trois types d’agentivité, elles ont été revues systématiquement par l’une des chercheuses principales pour identifier les sous-catégories dans chaque type, pour ensuite être discutées et validées avec le reste de l’équipe de recherche.

De plus, nous avons analysé les extraits liés à leurs motivations de participer à la recherche ainsi que ceux démontrant une appropriation du CHV. Une première recherche a été effectuée à partir des mots-clés suivants : participation, participer, recherche, trajectoire, outil, calendrier, ligne, entrevue, feuille, papier, crayon, ici, encercler, marquer, écriture, écrire, écrit, silence, couleur (ainsi que par une recherche par couleur spécifique comme rouge, vert, brun, noir, rose, bleu, etc.). Deuxièmement, les CHV complétés lors des entrevues ont été analysés afin de relever certaines particularités qui témoigneraient d’une appropriation de l’outil (couleurs utilisées, dessins faits, flèches ou liens entre les trajectoires, etc.). Les analyses des extraits codifiés et des schémas ont été discutées entre les deux chercheuses principales et des membres de l’équipe de recherche, permettant d’arriver à un consensus quant aux résultats.

Résultats

L’analyse révèle que les trois types d’agentivité, soit les agentivités identitaire, pragmatique et du parcours de vie, se retrouvent dans les propos des participants. Les formes que prennent ces types d’agentivité dans leur quotidien seront d’abord décrites dans cette section. Par la suite, on s’attardera à la participation au projet de recherche en tant que stratégie agentive et à comment les participants se sont appropriés le CHV.

Expériences d’EVC et types d’agentivité mobilisés

Agentivité identitaire

Les stratégies d’agentivité identitaire associées à l’EVC et nommées par 61 des participants peuvent être regroupées en deux principales catégories selon l’intention visée. Dans leur vie quotidienne marquée par l’EVC, les jeunes mettent en œuvre ces stratégies pour se sentir mieux et pour se protéger eux-mêmes, ou pour protéger ou aider leurs proches, que ce soit la mère victime de violence, la fratrie ou leurs amis qu’ils essaient de ne pas brusquer avec leur vécu : « […] parce que dans le fond ça les rend eux autres mal à l’aise, parce que ce que t’as vécu c’est pas normal » (Pascale). Certains jeunes choisissent d’exercer de la violence comme stratégie agentive, mais la plupart d’entre eux jugent que ce n’est acceptable que pour défendre un plus faible en s’attaquant au plus fort qui l’agresse. Le tableau suivant résume les principales stratégies utilisées par les participants.

Tableau 2

Stratégies d’agentivité identitaire des participants

Stratégies d’agentivité identitaire des participants

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Les stratégies choisies par les participants sont présentées dans leur propos en cohérence avec la manière dont ils se définissent eux-mêmes, leurs intérêts et leur personnalité. Par exemple, pour se sentir mieux, Mathilde a choisi des activités qu’elle aime et qui l’aident à se défouler, alors que Patryk s’est investi davantage dans ses études. Mathilde a vécu l’EVC pratiquement toute sa vie (du père envers la mère, puis du beau-père envers sa mère). Puisqu’elle a beaucoup de difficulté à comprendre pourquoi la relation perdure entre sa mère et son beau-père, elle préfère s’évader dans l’art et la musique. Pour sa part, Patryk vit comme conséquences de l’EVC des difficultés à créer des liens intimes profonds, mais il est par contre plus à l’aise dans les relations sociales et professionnelles, d’où son choix de s’épanouir à travers ses études.

« J’ai commencé à dessiner beaucoup. […] j’ai commencé à chanter. Ça me défoulait. […] je pouvais juste crier la chanson carrément, personne [ne] m’entendait. » (Mathilde)

« J’ai pris une décision vraiment forte d’étudier pendant ma vie. […] C’était la seule voie d’échappement et maintenant j’en suis déjà fatigué de faire mes études, mais je pense quand même que c’était une bonne réponse aux problèmes. » (Patryk)

De même, les stratégies choisies pour aider ou protéger d’autres personnes varient en fonction des contextes propres à chacun et de comment ils se perçoivent et se positionnent dans la dynamique familiale. Même le fait d’assumer des tâches qui devraient normalement revenir aux parents représente une stratégie pour certains jeunes. Malgré le poids d’une telle responsabilité à un jeune âge, cela leur a permis, tel que l’explique Pascale, de gagner en autonomie, favorisant leur émancipation de la violence conjugale. Pour sa part, Audrey explique qu’elle était la seule de sa famille à pouvoir cerner efficacement son père, dans ses stratégies visant à protéger sa mère et son frère.

« Moi au primaire, je lui propose de faire un budget […] je dis “maman ça pas de bon sens, il faut qu’on fasse un budget parce que là ça [ne] marche plus avec tes sous, on manque de sous, on manque de ci, on manque de ça.” […] je le vois plus comme une stratégie de survie, que j’aille [vécu] ce genre de parentification […]. Aujourd’hui c’est bénéfique pour moi […] parce que j’ai vraiment appris plein de trucs vraiment vite. » (Pascale)

« Quand je le voyais qu’il allait péter sa coche bien je donnais des coups de pied à mon frère pis à ma mère en dessous de la table pour qu’ils ferment leur boîte pis qu’ils arrêtent, pour pas qu’il pète sa coche. Mais j’étais la seule qui était capable de le cerner pis de savoir à la seconde près quand il allait péter sa coche. » (Audrey)

Agentivité pragmatique

L’agentivité pragmatique renvoie aux stratégies non habituelles, car déployée dans une situation nouvelle ou moins prévisible. Ces manifestations d’agentivité, que 51 participants ont mentionné avoir utilisées, s’actualisent surtout lorsque les jeunes prennent conscience que la violence est inacceptable et qu’elle ne se produit pas dans toutes les familles :

« [t]u sais vers 10 ans, je commençais à aller chez des amis, pis aller dormir là. Pour moi, c’était normal ce qui se passait chez nous. Là finalement, j’ai comme fait “wow attends minute là, c’est pas de même partout”. Là j’ai comme réalisé et après ça je me suis rebellée, vraiment, j’étais une petite peste. […] pourtant, je suis quelqu’un de super sage pis de très studieuse, mais là… c’est ça. » (Audrey)

Cette prise de conscience amène des réactions diverses. Certains, comme Carole, réagissent par la contre-attaque, alors que d’autres, tel que Josiane, vont utiliser l’affirmation de soi, de ses besoins ou émotions. Il faut souligner que ces choix peuvent être influencés par leur histoire de vie. En effet, Carole avait déjà vu sa mère être si sévèrement agressée par son père qu’elle devait parfois se défendre avec des objets, stratégie qu’elle a aussi adoptée à une occasion.

« Je me souviens juste m’être munie d’un crucifix, parce que c’était la seule chose suffisamment pointue que j’avais vue, et attendre patiemment dans la chambre avec ma mère qui était en sang qu’il revienne […] j’étais décidé, s’il revient à la charge j’attaque, j’en ai rien à faire, j’attaque et il touchera plus jamais ma mère. » (Carole)

« Pis là [mon père] continue de sacrer, il me shake […] il me frappe la tête comme un peu sur le mur en me tenant. Fait que là, je lui ai comme pris le bras pendant que j’étais soulevée de terre au mur, puis j’ai dit : “Toi tu ne me retoucheras plus jamais. Pis c’est la dernière fois que tu vas me toucher.” J’avais comme neuf ans, pis après ça je l’ai dit à ma mère : “Je ne veux plus y aller, moi c’est fini, je n’y retourne plus.” » (Josiane)

La progression vers l’agentivité du parcours de vie peut se réaliser par une série de stratégies pragmatiques qui évoluent en continu, comme l’explique Stefan dans son cheminement vers la non-violence.

« À un moment donné à l’université j’ai comme compris que mon agressivité n’avait pas lieu, ça ne pouvait pas m’amener loin ce milieu-là. Donc, l’agressivité s’est juste transformée en don de soi. J’ai pris vraiment des chemins opposés. Première réaction silence, deuxième réaction agressivité, mais troisième réaction silence plus don de soi. “Tu me disputes, je ne te dis rien, mais [si] tu as besoin de moi je suis là”. C’était ma manière de rendre le coup, de montrer que je suis capable de dépasser tes préjugés, tes insultes. […] les insultes sont réservées aux gens moins fins, aux gens qui n’ont pas autre chose à faire que d’insulter les autres. » (Stefan)

Selon les effets observés par le jeune d’une nouvelle façon de réagir, il peut avoir tendance à reproduire la stratégie si elle est perçue efficace, comme illustré dans l’exemple rapporté par Christian. Après s’être interposé une première fois dans un conflit entre des camarades à l’école, lorsqu’il était adolescent, il réalise qu’il a le pouvoir de faire la même chose dans d’autres circonstances, dont son milieu familial :

« À partir de 15-16 ans, j’ai commencé à changer. J’ai commencé à répondre […] il y avait un gars qui […] a tapé [un camarade d’école] devant moi. Pis moi je me suis interposé à ce moment-là et j’ai pris conscience que j’étais capable de m’interposer entre deux personnes. Parce que c’est la première fois en fait où j’ai dû séparer un conflit, des trucs que je ne faisais pas chez moi. […] Et du coup, ça m’avait marqué […] qu’il y avait quelque chose à faire pour éviter ça. Et rien que de s’interposer verbalement en disant “on arrête ça, on se sépare”, ça peut déjà aider à arrêter l’hémorragie. […] au moment où j’ai dit “stop” à mon père, j’ai dit “stop” à tout le monde. Et là j’ai commencé à essayer de me montrer plus offensif. Dès que je voyais un truc qui n’allait pas j’étais beaucoup plus offensif directement. » (Christian)

Ainsi, une manifestation d’agentivité pragmatique peut parfois se transformer en agentivité identitaire, mais d’autres fois, elle peut demeurer une réaction isolée dans une circonstance exceptionnelle, comme expliquée par Fanny :

« J’avais les genoux qui shakaient là [lorsqu’elle a tenu tête à son père pour protéger sa petite sœur], je pensais mourir, j’avais chaud ça avait pas d’allure, mais je l’ai regardé drette dans les yeux, j’étais debout, me suis mis devant ma petite sœur je l’ai repoussé j’y ai dit : “Mon tabarnack tu vas fesser, c’est moi qui va te mettre en prison, ça ne sera pas maman”. Ça été je pense, la seule fois que j’ai fait ça là. » (Fanny)

Agentivité du parcours de vie

Plusieurs jeunes (52) ont pris des décisions claires de ce qu’ils veulent pour la suite de leur parcours et il s’agit généralement de refuser toute forme de violence ou de contrôle extérieur sur leur vie. Cela implique parfois de rompre le lien avec l’auteur de violence ou encore de définir clairement le type de personne qu’ils veulent être ou avec qui ils veulent avoir des relations. Ce choix d’identité fut même poussé, pour Océanne, jusqu’à une démarche de changement de nom. Le fait de quitter le foyer familial représente pour plusieurs participants une façon de signifier que, dorénavant, ils ne veulent plus tolérer la violence conjugale ou familiale.

« C’était aussi mon choix de plus voir mon père […] c’est ça qu’il me fallait pour pouvoir avancer dans la vie. » (Pascale)

« Je le sais ce que je [ne] veux pas devenir. Oui. Pis je le sens venir à 100 mille à l’heure. Pas mal. Tu sais, des fois y’a des personnes que je côtoie pis… ça sent pas bon. Je m’éloigne de ces personnes-là, j’ai comme une antenne. » (Audrey)

« J’ai voulu changer mon nom de famille pour celui de ma mère, je voulais pas garder son nom. » (Océanne)

« Quand j’ai décidé de m’en aller, j’ai plus repris le contrôle de ma vie. » (Fathima)

La rupture de contact avec un parent violent ou un événement vécu qui a suscité une importante prise de conscience peut être un moment charnière qui permet dorénavant d’avancer dans la vie dans la direction choisie. Bien qu’on pourrait voir un lien avec l’agentivité pragmatique, la nuance est ici dans les propos des participants qui, comme Simon, insistent sur les choix qu’ils ont faits de façon volontaire et assumée, alors que les stratégies décrites dans la section précédente sont davantage des réactions spontanées face à une situation inédite.

« Je faisais des délits […] je l’ai pogné par en arrière j’y ai mis le couteau sur la gorge pis là mon cousin il lui a dit “donne-moi ton stock, donne-moi tes affaires”. […] j’y ai dit “si tu [ne] me donnes pas tes affaires je te tranche la gorge” pis là genre y dit “arrêtez là mon gars y est là”. On a vu son gars était dans le char, son enfant, ça m’a fait penser justement c’est quand mon beau-père était violent pis je voyais de la violence pis je me suis dit que ça [n’]avait pas de bon sens, genre. Je [ne] sais pas, ça m’a comme allumé. » (Simon)

Si certains sont en mesure d’identifier un événement qui constitue un moment charnière, pour d’autres, comme Jacob, leurs choix de vie sont davantage l’aboutissement d’un processus progressif mûri tout au long de leur parcours : « [l]a violence, ce n’est pas un point tournant vu que c’est comme toujours omniprésent, je me suis juste départi en grandissant » (Jacob).

Parfois, l’EVC influence les choix de vie, notamment le lieu de résidence ou l’indépendance économique souhaitée face à un conjoint, ou même le parcours professionnel des jeunes. Plusieurs participants ont expliqué que leur choix de carrière est significativement lié à leur expérience d’EVC et représente, pour eux, la contribution qu’ils souhaitent apporter dans la lutte à cet important problème social.

« C’est mon père qui fait le plus d’argent dans la maison, fait qu’elle n’a pas le pouvoir vraiment de s’en aller. Fait que je me suis dit “moi je ne resterai pas pognée là-dedans, je vais m’en sortir”. Fait que j’ai travaillé, j’ai été à l’école pour avoir des bonnes notes pour rentrer à l’université pis je me dis “il n’y a jamais personne qui va me faire ça à moi”. » (Rachel)

« Je suis partie j’avais 19-18, j’ai quitté la maison. Je pense que j’ai choisi un programme pour [être le] plus loin possible. C’était un choix voulu d’aller à [nom d’une ville éloignée du domicile des parents], de [ne] plus habiter chez mes parents. Je me suis sauvée. » (Raphelle)

« Je voulais plus punir les agresseurs. […] mon frère est allé en technique policière pour les arrêter, moi je voulais travailler en prison pour les punir. On dirait que je voulais y montrer [à son père] qu’on était plus fort que lui, que lui va être d’un bord, pis nous on va être de l’autre, que ça [ne] marchera pas tout le temps comme y veut. C’est pour ça, le confronter, je pense. » (Léa)

À noter que si l’agentivité du parcours de vie témoigne bien de la résilience dont font preuve ces jeunes, cela ne signifie pas pour autant que leurs choix de vie soient faciles à actualiser ni que le chemin pour atteindre leur but soit une route calme et paisible. Alors que Mathilde s’accroche à l’espoir de reprendre le contrôle de sa vie, tandis qu’Élodie s’est offert une thérapie à 18 ans qui l’a aidée à identifier et comprendre la dynamique de violence conjugale, ses conséquences sur elle-même et à développer des stratégies pour s’en sortir.

« J’ai un choix là-dedans, que je fais tous les jours. Ça c’est pas mes amis ou mes parents qui peuvent le faire à ma place […] si je sens de la méfiance qui monte ou de l’insécurité, je refuse ça. Je veux faire confiance. Souvent, si je me sens méfiante envers quelqu’un ou quelque chose, je me dis ben ça, ça vient de ma famille, ça vient du passé. Je sais la source du problème […] J’essaie de séparer les choses. » (Élodie)

« Je [ne] peux pas croire que ça va juste être de la merde tout le temps. Pis je me dis qu’au moment où je vais avoir réussi à me relever pis que je vais avoir réussi à avoir comme un contrôle vraiment plus complet sur ma vie, je sais que je vais aller mieux. […] Je m’influence toute seule, je me motive. […] Je [ne] me laisse pas abattre. » (Mathilde)

Si cela demande des efforts pour rester optimiste et avancer dans la direction souhaitée en cohérence avec les valeurs de vie qu’ils ont choisies, une motivation qui les aide à persévérer, comme Nathan l’explique, consiste à vouloir démontrer qu’ils sont capables de devenir « une meilleure version d’eux-mêmes » ; deux participantes l’ayant exprimé exactement dans ces mots.

« Un peu comme si le jour que je le voyais [mon père], je voulais mettre ça dans sa face, prouver que : “Regarde, sans toi, regarde toutes les belles choses que j’ai pu faire”. Au niveau des études, professionnel, amoureux et tout ça, je ne suis pas lui. […] Des fois, c’est ça qui me drive, c’est cette envie de prouver ce que j’ai, de wow, je suis bon d’être rendu où je suis.” (Nathan)

« Beaucoup de travail sur moi-même pour essayer de changer des choses pour devenir une meilleure version de moi-même. […] c’est vraiment ma philosophie de vie, [si] la vie t’amène-là, il y a une raison, fonce, trouve-là. […] Fait que cette, ce passé-là m’a amenée à ça aujourd’hui cette façon de pensée-là aussi […] J’ai compris que je pouvais avoir de l’emprise sur ma vie. Que ça pouvait être moi qui décidais que c’était assez de me faire marcher sur les pieds. C’était à partir de là […] que j’ai commencé à changer, si on peut dire. […] de se pousser à s’accomplir comme personne. » (Ève-Marie)

Participer à une recherche comme vecteur d’agentivité pragmatique

Plusieurs mentionnent qu’ils ont décidé de participer à l’une des deux études pour aider d’autres personnes qui vivent l’EVC. Certains, comme Charlotte, soulignent d’ailleurs qu’en tant que jeunes adultes, le timing est idéal pour partager leur expérience en ayant un certain recul.

« […] plus jeune, on a honte de ça, puis on n’en parle pas. […] on se sent comme mal de vivre ça, mais en même temps ce n’est pas notre faute […] je me dis que je vais essayer d’aider une recherche, qui va pouvoir aider peut-être d’autres personnes aussi qui sont dans la même situation. » (Charlotte)

D’autres mentionnent qu’ils n’ont pas beaucoup d’opportunités pour partager leur vécu. La participation à la recherche constitue une belle occasion de le faire sans être jugé, de pouvoir faire une synthèse de son expérience et de s’aider soi-même en comprenant mieux son parcours ou en réalisant le chemin parcouru. Le choix de participer à la recherche semble faire partie de l’agentivité pragmatique, par la rareté des occasions que les participants ont pu avoir dans le passé de raconter leur vécu. Fathima explique que le fait de participer à des recherches avec compensation financière représente pour elle une occasion de s’émanciper progressivement de ses parents.

« Juste d’en parler sans avoir peur de te faire juger. » (Pascale)

« Je me suis dit […] des fois de le mettre en mots, de verbaliser tout ça, mais ça nous fait comprendre des choses ou nous fait faire une synthèse de tout ça. » (Élodie)

« Je participe à beaucoup de recherches que je suis admissible pour avoir un peu d’argent, d’indépendance. Parce que mes parents ne me donnent pas d’argent. » (Fathima)

Le CHV : une appropriation à géométrie variable

Puisque l’objectif original des deux études n’était pas de faire une analyse approfondie de l’application méthodologique du CHV, les données dont on dispose en lien avec cette partie des résultats sont relativement limitées et émergent du corpus de données. Ainsi, il est difficile, voire impossible, de faire une démonstration très détaillée de l’appropriation de l’outil par les jeunes. L’expérience des intervieweuses a montré que les jeunes ne se sont pas tous approprié le CHV avec la même intensité. Cet outil s’est toutefois avéré très utile dans la conduite des entretiens pour redonner plus de pouvoir aux participants sur la manière de raconter leur récit de vie, sur le temps consacré à chaque thème et sur l’ordre dans lequel ils souhaitaient parler des événements vécus. Bien que le CHV avait été choisi pour soutenir et faciliter le déroulement des entrevues semi-dirigées, le fait de le compléter en début d’entretien a permis aux participants d’aborder d’emblée et par eux-mêmes plusieurs des thèmes du guide d’entrevue avant même que les questions leur soient posées. Le guide d’entrevue est ainsi devenu, dans plusieurs cas, un soutien au CHV plutôt que l’inverse. La trajectoire scolaire semble avoir été particulièrement utile pour aider les jeunes à se situer dans le temps et à se remémorer les événements : « [j]e fais beaucoup d’associations avec mes périodes scolaires, parce que pour moi c’est une chronologie. Je sais à peu près où j’étais à ce moment-là » (Christian).

Presque tous les jeunes ont complété eux-mêmes le CHV, sauf trois participants qui ont préféré que ce soit l’intervieweuse qui note leurs réponses sur l’outil. Pour eux, l’intervieweuse vérifiait systématiquement où et comment le jeune souhaitait consigner chaque élément. L’appropriation de l’outil par les participants s’est manifestée de différentes façons. Pour certains, le choix des couleurs utilisées pour inscrire l’un ou l’autre des événements était important, alors que d’autres se permettaient de « décorer » les lignes du temps de certains symboles significatifs.

« Le [programme universitaire] a été difficile par contre. Je sors-tu le brun pour faire caca mou ? [rire]. […] une couleur que j’aime moins là, c’est vraiment caca mou. C’était difficile, j’ai foutu le camp de là avec plaisir. » (Stella)

« Un petit cœur. Je [ne] sais pas où le mettre [dessine un cœur à côté d’une implication sociale qu’elle a appréciée]. » (Magalie)

D’autres ont choisi de placer des événements vécus dans la famille (par exemple, attouchement sexuel de la part du père) sur la ligne « autres » plutôt que dans la trajectoire familiale ou ont tracé des lignes perpendiculaires pour démontrer les liens entre deux ou plusieurs trajectoires, ce qui constitue des exemples de leur façon de s’approprier l’outil. Un jeune a même pris son parcours de vie en photo, car il trouvait important de conserver cette synthèse de sa vie qu’il venait de réaliser.

Discussion

Cet article visait à documenter les stratégies agentives mobilisées par les jeunes ayant vécu l’EVC dans l’enfance ou l’adolescence. Certains résultats émergeant du corpus de données montrent la pertinence du CHV pour leur permettre de s’approprier la manière de reconstituer leur récit de vie et d’expliquer le sens qu’ils donnent à leurs choix et leurs actions. Les résultats incluent plusieurs exemples de chacun des trois types d’agentivité (Hitlin et Elder, 2007) mis en œuvre par les jeunes adultes rencontrés. Les stratégies d’agentivité identitaire représentent pour les jeunes une façon de réagir à la violence en trouvant des moyens adaptés à leur personnalité pour se sentir mieux ou se protéger, ou encore pour protéger ou aider d’autres membres de la famille. L’agentivité pragmatique se manifeste surtout quand les jeunes prennent conscience du caractère inacceptable de la violence et choisissent conséquemment de modifier leurs stratégies, par exemple en s’y opposant ou en affirmant plus explicitement leurs besoins. Dans le même sens, Anderson et al. (2019) ont insisté sur le fait que le processus de conscientisation par rapport à la violence et à son caractère inacceptable s’avère nécessaire pour amener les jeunes ayant vécu l’EVC à reprendre du pouvoir sur leur vie. Les nouvelles stratégies pragmatiques, lorsqu’elles sont jugées positives et efficaces, peuvent être répétées et s’ancrer dans les habitudes des jeunes, devenant ainsi des stratégies identitaires. Ces résultats sont cohérents avec la perspective théorique retenue (Hitlin et Elder, 2007) et d’autres recherches dans le domaine (tel qu’Akerlund et Sandberg, 2017) qui montrent que l’agentivité n’est pas fixe dans le temps, les stratégies pouvant se transformer ou évoluer d’un type d’agentivité à l’autre. Enfin, les jeunes ont nommé des exemples de décisions et d’actions qui s’inscrivent dans l’agentivité du parcours de vie, dans la mesure où ces stratégies sont des choix conscients, posés en cohérence avec les valeurs importantes pour eux, et qui leur permettront de devenir la personne qu’ils veulent être. Sur le plan méthodologique, il est intéressant de constater que la méthode du CHV s’est avérée un outil porteur pour favoriser la reprise de pouvoir des jeunes sur leur manière de raconter leur histoire.

Concernant les stratégies identitaires, nos résultats rejoignent ceux d’autres études (Callaghan et al., 2016 ; Fellin et al., 2019 ; Georgsson et al., 2011 ; Lapierre et al., 2018 ; Noble-Carr et al., 2020 ; Overlien, 2017) ayant démontré que les jeunes exposés à la violence conjugale sont rarement passifs, puisqu’ils posent plusieurs actions concrètes pour se sentir mieux ou assurer leur protection ou celle d’autrui. Ceci dit, ce rôle d’acteur n’enlève pas le sentiment d’impuissance ou les frustrations souvent ressenties par ces jeunes dans un contexte d’EVC (Overlien, 2017). Si certaines recherches avaient préalablement fait ressortir que ces jeunes peuvent être parentifiés lorsqu’ils se retrouvent à assumer certaines responsabilités (Fortin et Lachance, 2011 ; Fortin, et al., 2011), la présente étude permet de nuancer les impacts possibles à moyen terme de cette parentification. Nos résultats vont dans le même sens que l’étude de Callaghan et al. (2016) qui montre que, si la parentification peut affecter négativement les enfants, elle peut aussi représenter un moyen utilisé par ces derniers pour résister à la violence conjugale à laquelle ils sont exposés. Bien qu’il demeure nécessaire de soutenir les parents pour qu’ils puissent reprendre les responsabilités parentales qui leur reviennent (souvent après avoir eu de l’aide pour sortir de la relation violente), ce processus peut durer un certain temps, pendant lequel le jeune joue parfois un rôle essentiel au maintien de l’équilibre ou du fonctionnement familial. Par ailleurs, et comme rapporté par Pascale dans notre recherche, ce rôle assumé dans sa famille durant l’enfance ou l’adolescence peut aider à développer des habiletés qui, plus tard, faciliteront l’émancipation.

Si les stratégies d’agentivité identitaire s’inscrivent en cohérence avec les travaux d’autres études, les résultats sur les deux autres types d’agentivité sont plus novateurs, car très peu documentés jusqu’à présent. Quel que soit le type d’agentivité, il ressort de la présente étude la nécessité d’en faire l’analyse dans une dimension temporelle, tenant compte du développement du jeune, des expériences vécues à chaque étape et des opportunités d’action mises à sa disposition. Par exemple, les jeunes plus âgés qui ont plus de force physique peuvent davantage défendre le parent violenté, alors que les plus jeunes vont utiliser d’autres stratégies comme attirer l’attention du parent violent en pleurant (Overlien, 2017). Ces stratégies des jeunes sont diversifiées (Akerlund et Sandberg, 2017) : chacun est unique dans sa personnalité, ses réactions à la violence étant influencées par ses intérêts, forces ou qualités personnelles, ainsi que par la relation qu’il a avec chacun des parents. Au fur et à mesure que les jeunes grandissent, ces relations évoluent et se transforment (Lessard et al., 2020), pouvant ainsi les amener à agir différemment lors des épisodes de violence. Ils peuvent également développer de nouveaux intérêts ou acquérir des compétences ; les interactions avec leurs pairs et amis, qui deviennent plus nombreuses à l’âge scolaire et à l’adolescence, pourraient leur donner un éventail plus large de choix d’action. Certains possèdent déjà des compétences, sans trop en être conscients, comme Christian qui a réalisé, lors d’un événement de violence entre pairs à l’école, qu’il pouvait aussi s’opposer à la violence de son père. L’identité de ces jeunes est constamment en construction, d’où l’importance de leur faire vivre des expériences positives en dehors du contexte d’EVC, pour les amener à découvrir leurs forces et leurs intérêts, diversifiant ainsi les choix d’action ou voies d’épanouissement possibles.

Si le besoin d’autonomie est bien reconnu pour l’ensemble des jeunes adultes indépendamment du contexte d’EVC, Moriau (2011) souligne la nécessité de dépasser les traditionnels repères indiquant un passage « réussi » à la vie adulte, c’est-à-dire le fait de quitter le foyer familial, de s’établir en emploi et en couple. Il faut s’intéresser davantage aux processus de « construction identitaire, [de] reconnaissance sociale et [de] maitrise du cours de sa vie » (pp.29-30). En effet, « là où certains jeunes se voient offrir la chance de recommencer plusieurs fois leur première année d’études supérieures, de partir à l’étranger et de s’essayer à des projets divers, d’autres ont à se déterminer dès leur majorité » (p.30), ou même avant leur majorité comme certains jeunes de notre recherche. Contrairement à la tendance générale dans la population des jeunes adultes de demeurer plus longtemps dans le foyer familial, entre autres pour compléter leurs études (Galland, 2017), plusieurs participants à notre recherche ont mentionné avoir quitté assez tôt le domicile des parents. Le besoin d’émancipation pourrait ainsi être ressenti de façon plus intense chez ces jeunes qui ont grandi dans un contexte d’EVC, comme en témoignent certaines de leurs stratégies agentives du type parcours de vie, qui sont plus drastiques, notamment la rupture du lien avec le parent ayant exercé la violence ou une démarche de changement de nom.

Le passage à l’âge adulte représente une étape dans laquelle les occasions se multiplient de faire preuve d’autonomie, mais aussi de faire face à de nouvelles contraintes. Les jeunes en difficulté peuvent être confrontés à des contraintes supplémentaires dans l’actualisation de leur agentivité, que ce soit par manque d’opportunités ou de modèles positifs dans leur réseau familial et social (Aaltonen, 2013 ; Schoon et Lyons-Amos, 2016). Pour analyser l’agentivité dans toute sa complexité, le concept « d’agentivité balisée » (bounded agency), développé par Evans (2007), s’avère très utile. L’agentivité n’est pas déterminée uniquement par le passé d’une personne ni par sa manière de se projeter dans l’avenir. Les choix et les stratégies mis en œuvre dépendent de contraintes ou d’opportunités découlant des structures et institutions de l’environnement social avec lesquelles la personne doit composer et négocier (Evans, 2007). Les propos des participants de notre étude témoignent clairement du fait que l’agentivité ne signifie pas une invulnérabilité, comme d’autres auteurs l’ont souligné (Akerlund et Sandberg, 2017 ; Alexander et al., 2016). Par exemple, plusieurs jeunes nous ont confié qu’ils travaillent très fort pour parvenir aux objectifs de vie qu’ils se sont fixés. Peu d’entre eux sont accompagnés par des intervenants professionnels dans ce cheminement, et le contexte d’EVC les amène souvent à ne pas pouvoir bénéficier d’autant d’aide de leur entourage que les jeunes ne présentant pas ce vécu (Dumont et Lessard, 2020a). Le manque d’appui du réseau informel ainsi que la rareté des ressources d’aide spécifiques à l’EVC (particulièrement pour les jeunes adultes) constituent des contraintes importantes.

Selon Munford et Sanders (2015), les jeunes qui ont été confrontés à des difficultés diverses dans leur enfance ressentent davantage le besoin de constater leur propre pouvoir sur leur parcours dans la période de transition à la vie adulte. Notre recherche a montré que les décisions des jeunes à cette étape de vie sont souvent influencées par le contexte d’EVC, comme ceux qui s’inscrivent à un établissement d’enseignement éloigné du domicile des parents ou qui choisissent une profession dans laquelle ils pourront apporter une contribution personnelle au problème de la violence conjugale. Même la participation à la recherche, ici analysée en tant que stratégie d’agentivité pragmatique, constitue pour plusieurs un moyen d’aider d’autres jeunes qui vivraient une expérience d’EVC, en plus de représenter une opportunité d’être entendu et de réfléchir de façon méthodique à leur vécu. Face aux difficultés rencontrées, ils trouvent ainsi des opportunités alternatives d’avoir du pouvoir sur leur parcours de vie (Munford et Sanders, 2015). Afin de les accompagner dans cette reprise de pouvoir, il nous apparait essentiel de leur donner plus de place pour s’exprimer et partager leurs idées et recommandations, que ce soit dans la recherche, l’intervention ou le développement des services d’aide. Sans nier les effets délétères de l’EVC dans le parcours de vie de ces jeunes, Alexander et al. (2016) insistent sur l’importance de reconnaître davantage leur agentivité et soutenir les efforts créatifs qu’ils déploient pour leur mieux-être : « [f]indings illustrate children as capable and active agents, resourceful and inventive in their capacity to use, produce and construct physical, embodied and relational spaces for security, comfort and healing during and after living within violent and volatile contexts » (p.18).

Puisque le CHV peut représenter un moyen permettant aux jeunes de s’approprier leur parcours et raconter leur histoire, cet outil devrait, à notre avis, être utilisé davantage dans les recherches auprès de jeunes qui ont vécu différentes expériences difficiles dans leur enfance ou adolescence. Il serait pertinent de mobiliser le CHV avec cette population, afin de favoriser leur implication active dans la réponse à leurs besoins, puisque, comme Munford et Sanders (2015) l’ont si bien dit, « a key foundation in being able to enact agency is ‘having a voice’ » (p.10).

Conclusion : forces, limites et perspectives

La présente étude comporte des forces et des limites à souligner. Premièrement, la taille importante de l’échantillon (N=63) cumulant les deux études constitue une force majeure pour permettre d’atteindre une saturation empirique des catégories d’analyse sur les types d’agentivité (Ouellet et Saint-Jacques, 2000). Deuxièmement, peu de recherches sur l’EVC se sont attardées à la population des jeunes adultes de 18-25 ans (Dumont et Lessard, 2020a), en particulier pour documenter leur agentivité. La recherche génère des résultats originaux et porteurs pour l’intervention auprès des jeunes. De plus, sur le plan méthodologique, l’utilisation du CHV amène les jeunes à s’approprier la façon de raconter leur parcours de vie, réduisant par conséquent l’inégalité de pouvoir possible entre le chercheur et le participant. En effet, ce dernier a pu influencer davantage la conduite de l’entretien que si on avait utilisé uniquement un guide d’entrevue semi-dirigé.

Par ailleurs, la principale limite concerne la stratégie d’échantillonnage des deux études qui a consisté à rencontrer de jeunes volontaires. Il est possible que ces jeunes soient ceux qui s’en sortent le mieux en contexte d’EVC. Ainsi, les stratégies agentives identifiées dans cet article ne sont pas nécessairement mobilisées par l’ensemble des jeunes qui vivent l’EVC. Le fait de rencontrer de jeunes volontaires à raconter leur histoire a conduit à un échantillon comportant plus de femmes que d’hommes, dans un ratio de deux tiers et un tiers respectivement.

Puisqu’il y a peu d’écrits sur les stratégies agentives des jeunes en situation d’EVC (Alexander et al., 2016), cet article apporte une contribution originale en générant des connaissances qui s’inscrivent à contre-courant de la tendance dominante dans ce domaine à mettre l’accent sur les conséquences de l’EVC et les risques de reproduction de la violence ou de la victimisation. Il démontre l’importance d’étudier l’EVC avec des méthodes qualitatives qui permettent de produire ce type de connaissances. Enfin, l’accent mis sur l’agentivité des jeunes ayant vécu l’EVC peut amener une perspective différente dans l’intervention, par exemple en considérant leur point de vue dans les décisions qui les concernent. Le regard porté sur l’agentivité de ces jeunes peut contribuer à diminuer le blâme souvent attribué au parent victime de violence, en ayant une compréhension plus raffinée des choix et des actions entrepris par les jeunes à l’intérieur de la dynamique de violence conjugale (Katz, 2015).

Annexe

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