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Introduction

Le contexte politique, économique et social instable[1] dans lequel est plongée l’Algérie depuis plusieurs années, notamment ces deux dernières décennies, renforce les craintes et les incertitudes chez les jeunes de moins de trente ans. Exclus du marché de l’emploi à cause de la crise du chômage qui perdure, ces individus ont recours au secteur informel[2] représentant un refuge pour cette population marginalisée. Instables, précaires et vulnérables, les jeunes Algériens[3] (18-30 ans) se retrouvent dans un « entre-deux » inconfortable, pas tout à fait « dedans » ni complètement « dehors ».

Cette double dimension du « dedans-dehors » est une conception subjective du « chez-soi » vécu principalement par les jeunes sans emploi ou ceux qui accumulent les emplois précaires[4]. Par ailleurs, l’accumulation des exclusions, notamment économiques et sociales, contribue au développement des précarités, des vulnérabilités, du sentiment de perte de repères, de rejet, d’abandon, de non-appartenance, de perte de confiance en soi et dans les institutions algériennes. Le fait que les institutions du travail n’offrent pas d’emplois aux individus actifs, conduisant indéniablement à la non-reconnaissance sociale de la personne. On parle alors d’invisibilité sociale qui a pour caractéristique le déni de l’autre (Paugam, 2000 ; Paugam et Giorgetti, 2013 ; Faes, 2013 ; Braconnier et Mayer, 2015).

Ce déni contribue au clivage entre dominants et dominés (Beaud et al., 2006) développant de multiples formes d’invisibilité (politique, économique, juridique, sociale et spatiale) ou d’oubli de certaines catégories de population par l’action publique (Beaud et al., 2006 ; Rosanvallon, 2014). Étant donné l’ambiguïté de la situation, ces formes d’invisibilité ont un impact sur les espaces de vie privés et publics et sur la sécurité des individus. Autrement dit, ces invisibilités ont des répercussions sur le « chez-soi » en tant qu’entité infiniment plus complexe dans le champ des sciences sociales (Brickel, 2012). Le concept du « chez-soi » est si important et si significatif dans la vie des gens qu’il peut être délicat à définir (Porteous et Smith, 2001) de par son caractère multidimensionnel.

Dans le présent travail, nous allons appréhender le concept du « chez-soi » d’un point de vue subjectif en tenant compte du positionnement social à partir duquel les personnes font l’expérience de cet espace qu’elles désigneront comme étant chez elles (Brickel, 2012). Ainsi, explorer la notion du « chez-soi » exige de centrer l’attention, d’une part, sur les relations entre les structures physiques et sociales objectives, et d’autre part, sur les interprétations, buts, valeurs, émotions et comportements subjectifs des personnes (Oswald et Wahl, 2005).

Bien qu’il soit important de prendre en considération l’ensemble des dimensions politiques, économiques, sociales, spatiales, culturelles et affectives afin d’aborder le « chez-soi » dans sa globalité, cet article s’intéressera particulièrement au « chez-soi » qui renvoie au sentiment de rejet et de marginalisation. Le « chez-soi » répulsif s’étend aux limites du « dedans » et du « dehors » de la société d’appartenance. Cette perception paradoxale du « chez-soi » est une façon personnelle de vivre la réalité sociale mettant en opposition le « chez-soi » inclusif et le « chez-soi » exclusif. L’originalité de ce travail réside dans la dualité du concept qui se situe dans l’entre-deux (dedans-dehors) et qui peut exprimer non seulement un rejet social, mais aussi révéler une crise identitaire.

Nous partons du constat que le contexte politique, économique et social de l’Algérie remet en question des éléments importants du processus de socialisation et de construction identitaire, considéré comme passage obligé à la vie d’adulte[5] (Bourdieu, 1978). Cependant, nous allons analyser le concept du « chez-soi » dans des conceptions dominantes associées aux difficultés d’insertion professionnelle. Nous essayerons alors de comprendre comment ces difficultés auxquelles sont confrontées les jeunes algériens peuvent conduire à un repositionnement social et identitaire dans un « chez-soi » répulsif et exclusif. La réponse à cette interrogation permet d’éclairer les dimensions spatiales, relationnelles et identitaires et d’appréhender la notion du « chez-soi » intimement liée à la crise du chômage et aux précarités[6] inhérentes.

Dans une approche compréhensive qui prend en compte le récit des personnes interrogées, nous suggérons l’hypothèse selon laquelle le concept du « chez-soi » repose sur l’individu qui se recherche en même temps qu’il se socialise dans l’ombre. Ainsi, le « chez-soi », qui se situerait aux limites du « dedans-dehors », serait un concept propre aux personnes qui vivent l’expérience du chômage et du travail précaire au sein d’un ensemble social dans lequel elles évoluent.

Dans une perspective sociologique, nous allons mettre en évidence les résultats d’enquêtes de terrain réalisées en Algérie à des temporalités distinctes et dans des contextes différents les uns des autres. Il s’agit de recherches empiriques menées à Annaba et Oran[7] entre 2009 et 2010 dans le cadre d’une thèse de doctorat sur la migration clandestine des jeunes Algériens (2015) ; puis en 2017, à Oran, lors d’une enquête exploratoire sur les dynamiques migratoires en Algérie ; et plus récemment (2020), en ligne, auprès de jeunes Algériens candidats à la migration clandestine et de migrants clandestins potentiels installés en France.

Le présent article se propose d’étudier le « chez-soi » comme un entre-deux potentiellement riche en contradictions et en enseignements. Nous allons, d’abord, contextualiser notre problématique à partir des trois terrains d’enquêtes pour expliquer l’invisibilité sociale subie et ses conséquences sur les jeunes. Ensuite, nous allons présenter le « chez-soi » qui se situe aux limites du « dedans-dehors », entre rupture et continuité, selon la perception subjective de ces jeunes. Puis, nous mettrons en évidence les stratégies mises en œuvre par ces derniers afin de composer avec cette réalité paradoxale allant jusqu’à s’inventer un nouveau « chez-soi » dans une logique de l’entre-soi électif et de socialisation marginalisée. Enfin, nous verrons comment ce nouveau « chez-soi » peut jouer un rôle de transition et de tremplin vers de nouveaux horizons à partir d’un « chez-soi » rêvé et fantasmé.

Contextualisation de la problématique

Les jeunes Algériens de moins de trente ans tentent de se faire une place sociale alors que la société a tendance à mettre leur avenir entre parenthèses. Confrontée à la crise du chômage, qui représente une étape de stagnation inévitable, l’avenir semble obstrué pour cette population. Cette mise en attente « forcée » concerne essentiellement les personnes âgées entre 16 et 24 ans dont le taux de chômage a été estimé à 26,9 % en mai 2019 et les jeunes adultes (25 ans et plus) dont le taux de chômage a atteint 9,1 % en mai 2019 selon l’Office National des Statistiques (ONS). De plus, les femmes sont plus touchées par le chômage que les hommes (20,4 % contre 9,1 %) et les moins diplômés y sont plus exposés que les diplômés (45,8 % des chômeurs n’ont aucun diplôme, 26,5 % sont diplômés de la formation professionnelle et 27,8 % sont diplômés de l’enseignement supérieur), selon l’ONS en mai 2019.

Tout au long de l’année 2020, les jeunes Algériens (18-30 ans) se sont retrouvés confrontés à une série de chocs (politiques, économiques, sociaux et sanitaires) qui les ont rendus encore plus précaires et plus vulnérables. À juste titre, la crise sanitaire mondiale de 2020 (COVID-19) a durement impacté l’Algérie dont, selon le rapport des Nations Unies intitulé « Analyse rapide de l’impact socioéconomique de la COVID-19 sur l’Algérie », le taux de chômage avait augmenté durant cette période et se situait autour de 15 %. La pandémie de la COVID-19 a touché tous les secteurs de l’économie, à des degrés d’impact différents, fragilisant davantage la catégorie sociale des 18-30 ans.

Nous nous intéressons particulièrement à la population des moins de trente ans, parce qu’elle représente la majorité de la population globale[8] considérée comme le reflet et la force vive de la société algérienne. Elle est également la population la plus concernée par le phénomène migratoire illégal selon les résultats de notre recherche doctorale et selon les dernières statistiques algériennes[9], et ce, malgré les risques encourus de cette traversée maritime clandestine qui s’effectue dans des embarcations de fortune.

Il est évident que la complexité et l’instabilité de la situation en Algérie tant sur le plan politique, économique que social rendent difficile l’inscription sociale du jeune (18-30 ans) en tant qu’« acteur social » (Gallant et Pilote, 2013 : 4) dans sa société d’appartenance. Il semblerait que l’identification à travers l’appartenance géographique, sociale, familiale ou professionnelle ne suffit plus à maintenir le lien social [10] dans toutes ses dimensions (lien de citoyenneté, lien de filiation, lien de participation élective et lien de participation organique) [11] . Dès lors, un sentiment de non-appartenance et d’étrangeté se développe chez ces sujets.

Les entretiens, qui ont d’abord été réalisés entre 2009 et 2010 à Annaba et Oran (54 entretiens semi-directifs avec des candidats à la migration clandestine), puis en 2017 à Oran (17 entretiens semi-directifs avec la même population), et enfin en 2020 en ligne (23 entretiens semi-directifs dont 13 avec des candidats à la migration clandestine et 10 avec des migrants clandestins installés en France), révèlent un rapport compliqué à l’espace-temps et aux institutions algériennes.

L’approche socio-anthropologique choisie pour les trois enquêtes de terrain a permis de faire émerger une population visiblement « invisible ». Cette population est rendue invisible par l’absence de parcours de vie professionnelle et d’implication sociale et citoyenne. Aussi, elle est « invisible », car considérée comme catégorie sociale dénuée d’intérêt et peu ou pas visible par les institutions locales/nationales. Outre l’invisibilité sociale, les jeunes Algériens désocialisés, précaires et vulnérables subissent une visibilité sociétale constante dans l’espace public, renforcée par la stigmatisation.

En effet, les jeunes (18-30 ans) sans activité professionnelle sont visibles dans l’espace public du fait qu’ils occupent une place importante dans les rues, aux pieds des immeubles, dans les jardins publics, sur les plages, sur le marché noir, etc. Pourtant, ils sont rongés par l’oisiveté et l’ennui et envahis par un sentiment de « vide » profondément intériorisé. Ils ont tendance à dire : « le vide nous tue » ! Ce « vide » dans sa conception globale renvoie à un vide politique, économique, social, culturel, identitaire, affectif et temporel. Exclus du marché de l’emploi, les individus qui vivent l’expérience du chômage ou qui accumulent les emplois précaires se soustraient systématiquement de la sphère du droit en tant que citoyens [12] .

Ce « vide » exprime le sentiment de ne plus se sentir « chez-soi », car ils ne sont plus en phase avec la société d’origine qui les marginalise. Généralement, le « chez-soi » renvoie à l’espace symbolique où l’individu tente de vivre en toute sécurité. Cependant, le « chez-soi » représente ici un vide existentiel à triple dimensions compris comme hors espace, hors moi et hors temps. En premier lieu, le « chez-soi » désigne une exclusion professionnelle qui contribue au développement du sentiment d’abandon et de rejet social. En deuxième lieu, le « chez-soi » à connotation psychologique où le « moi-vide » se reporte au sentiment de non-existence qui conduit à une dévalorisation personnelle et à une perte de confiance en soi. En dernier lieu, le « chez-soi » reflète la notion temporelle où le « temps-vide » fait référence à un temps mort et inutile.

Ne plus se sentir « chez-soi » signifie aussi être expulsé d’un espace politique qui ne permet pas aux jeunes d’exercer et de jouir de la pleine citoyenneté[13], d’un espace économique qui n’implique pas ce capital social dans le développement du pays, d’un espace social qui ne contribue pas à l’épanouissement social et personnel de ces individus ; et d’un espace culturel vide de toutes activités ou manifestations émancipatrices. À travers la diversification des sens donnés à la notion du « chez-soi » et la multiplication des interprétations, nous allons tenter de définir ce concept à multiples facettes tout en insistant sur les dimensions spatiale, sociale et identitaire intrinsèquement liées.

Conceptualisation et perception subjective du « chez-soi »

Les jeunes Algériens de moins de trente ans ont le sentiment de ne pas être chez eux, d’être étrangers et surtout, d’être abandonnés et rejetés. Ils s’approprient une position en marge de la société et revendiquent des appartenances sociales dans l’entre-soi en activant le lien de participation élective. Comme l’exprime un enquêté à propos d u sentiment de rejet , cel ui -ci déclarait :

« […] L’Algérie, ce n’est pas pour moi ! J’ai l’impression de vivre dans une prison. Pire, je me sens étranger chez moi ! […] Ils (faisant allusion aux décideurs politiques) ne veulent pas de nous (faisant allusion aux jeunes) dans ce pays. On les dérange ! L’Algérie, c’est pour eux et pour leurs enfants, c’est tout […] Ni travail, ni argent, ni appartement, ni voiture, ni femme, ni enfant…, ni avenir… aucun espoir en Algérie ! Le vide nous tue ! Qu’est-ce que je reste faire ici ? […] » (M., 28 ans, célibataire, ingénieur en informatique, au chômage depuis 3 ans, originaire de Constantine, candidat à la migration clandestine, juillet 2020).

Ces ressentis nous éclairent sur la place occupée dans le pays d’origine marquée par une accumulation d’exclusions qui contribuent au développement du sentiment de non-appartenance. Ainsi, ces individus vivent une forme d’« extériorité » sociale par rapport à une « intériorité » spatiale, légitime, mais bafouée. À partir de là, nous allons tenter de définir le « chez-soi » dans une dialectique de l’entre-deux (dedans-dehors).

Il est important de rappeler que le concept du « chez-soi » a été développé principalement par Anthony Giddens (1994) au cœur de ses considérations sur la société moderne qui, d’après lui, fragiliserait ce sentiment de sécurité. Selon l’auteur, le besoin de se sentir en confiance est primordial pour se sentir totalement intégré dans l’environnement social. La sécurité ontologique est intimement liée à « la confiance de la plupart des êtres humains dans la continuité de leur propre identité et dans la constance des environnements » (Giddens, 1994 : 98). En d’autres termes, le sentiment de sécurité renforce le sentiment de confiance en soi et dans l’environnement social. Dès lors, l’individu développe un sentiment d’appartenance et de bien-être individuel et social.

Toutefois, il est difficile de parler de sentiment d’appartenance dans le cas des jeunes Algériens puisqu’ils éprouvent un sentiment de non-appartenance. À ce sujet, les personnes interrogées dans le cadre de nos investigations évoquent une rupture totale avec l es institutions algériennes. Le seul lien qui renforce le sentiment de confiance en eux est celui qu’ils maintiennent avec leurs familles et leurs amis. Pour eux, le désir de partir ailleurs représente une échappatoire. Il s’agit d’une volonté consciente malgré le danger de la migration clandestine par voie maritime .

À la question : « Qu’est-ce qui fait qu’un jeune ne souhaite plus rester en Algérie ? ». La réponse était la suivante :

« En Algérie, tu ne vis pas, tu survis. Ta présence ou ton absence, c’est pareil ! Autant partir et leur laisser le gâteau (faisant allusion à l’Algérie en tant que pays riche) à partager entre eux ! » (A., 29 ans, célibataire, originaire d’Oran, diplômé des sciences de la terre, au chômage depuis 5 ans, candidat à la migration clandestine, mai 2017).

Les personnes qui vivent un chômage de longue durée [14] et qui accumulent les exclusions, les précarités et les vulnérabilités ont le sentiment d’être écartées et de ne pas être chez eux. Ce sentiment de marginalisation, de rejet et de non-appartenance est essentiellement lié à l’exclusion économique. De ce point de vue, la société d’origine devient un « chez-soi » qui recouvre principalement la notion de territoire répulsif. Cette situation engendre un sentiment de mal-être intériorisé, d’instabilité et d’insécurité alors que l’identité de la personne est censée « se développer et se maintenir dans un cadre de vie quotidien où s’instaure un sentiment d’assurance par lequel l’individu se sent en contrôle et en sécurité » (Morin et al ., 2009 : 15).

Tout au long du travail, nous allons mettre en exergue succinctement les différentes dimensions du « chez-soi », notamment à l’échelle sociospatiale, temporelle, familiale et identitaire, dans un rapport dynamique et interactif. Nous partons du postulat que le « chez-soi » intègre la dimension de l’intimité (Serfaty-Garzon, 2003), souvent associée au « moi intérieur » qui assure la stabilité et l’ancrage tant dans la sphère privée (dedans) que dans la sphère publique (dehors). En ce sens, plusieurs psychologues dont Proshansky (1978 ; 1983 ; 1995) et Fischer (1997) se sont intéressés à la relation de l’individu à l’espace considérant ce dernier comme élément structurant de l’identité et la personnalité. Dans le même ordre d’idée, Amphoux et Mondada (1989) expliquent les différentes connotations spatiales et temporelles que peut prendre l’expression du « chez-soi ».

Plusieurs études ont démontré que la notion du « chez-soi » renvoie à la dimension spatiale où chaque individu a une identité sociale attachée à un espace très précis : son lieu de vie (Proshanksy, 1978). Porteous et Smith (2001) pensent, quant à eux, que le « chez-soi » est fortement lié au logement, au logis, à la maison. Certes, « le sentiment d’être chez-soi est d’abord vécu dans l’espace du logement, mais il peut être également ressenti dans un espace public, dans un quartier, dans une ville » (Bernard, 1993). Dans une perspective géographique, « le chez-soi est donc à la fois le lieu de l’action et des valeurs personnelles. […] En tant que lieu des initiatives personnelles, il représente l’enracinement et la liberté personnelle » (Zielinski, 2015 : 58).

D’un point de vue empirique, les trois enquêtes de terrain démontrent que la dimension spatiale est intrinsèquement liée à la dimension temporelle. Dans le cas de la population étudiée, le « chez-soi » en tant qu’espace-temps est caractérisé par le chômage qui provoque plusieurs ruptures[15] (économique, sociale, spatiale, familiale, amicale et autres) développant un rapport conflictuel avec la notion du temps. À ce sujet, un répondant s’exprime en disant :

« […] Je ne peux plus supporter cette situation ! Sans travail, sans argent, sans but dans la vie […] je tourne en rond en longueur de journée, le vide me tue ! […] À mon âge, je dépends encore de mes parents ! Je me sens minable, un moins que rien […] Je dors nuit et jour pour oublier. Je suis dégoûté, fatigué de moi, de l’Algérie, du regard des gens, du regard de ma famille […] » (B., 30 ans, célibataire, sans diplôme, sans travail, originaire d’Annaba, candidat à la migration clandestine, janvier 2010).

Dans ce cas précis, le « chez-soi » représente une temporalité problématique dans le sens où le temps libre traduit un temps vide. Les sujets qui vivent cette situation ont le sentiment d’être inutiles. Non actives, leurs journées sont ritualisées par des moments passifs. Cette épreuve temporelle renforce les incertitudes, provoque une déstabilisation personnelle, désorganise les rythmes sociaux, change les repères temporels et contribue à l’exclusion sociospatiale causée par l’effacement du temps de référence.

En plus de la dimension temporelle, le « chez-soi » est associé à un espace privé, soit à la famille, ce qui permet de distinguer l’espace public de l’espace privé, l’environnement extérieur de l’environnement intérieur. Il faut reconnaître que le caractère familialiste de la société algérienne traditionaliste empêche le développement d’une personnalité indépendante chez les enfants. Une fois adultes, confrontés au chômage et au manque de ressources financières, ces jeunes adultes s’attachent exclusivement à la famille. On observe alors un « chez-soi » qui s’inscrit comme une institution sociale de refuge représentant un cadre privilégié d’expression de solidarités interpersonnelles et d’assurance financière. Un participant nous dévoile son expérience mettant en avant l’importance du lien de filiation :

« […] Depuis que j’ai eu mon diplôme en biologie, je suis au chômage. Mes parents me soutiennent financièrement, mais ils n’ont pas assez de moyens, car ils sont retraités. En plus, mon frère aîné est aussi sans travail ! […] Heureusement que j’habite chez mes parents, sinon je suis dans la rue ! Mais… j’ai honte de moi ! C’est ma mère qui me donne mon argent de poche pour acheter mes cigarettes, aller chez le coiffeur, prendre un café avec mes amis, prendre les transports… C’est ça l’Algérie, tu fais des études supérieures pour te retrouver au chômage, vivre chez tes parents jusqu’à tes vieux jours… c’est déprimant ! […] Je sais que je n’ai pas le choix, mais c’est dur à vivre au quotidien ! » (S., 26 ans, célibataire, biologiste, sans travail depuis 3 ans, originaire d’Alger, candidat à la migration clandestine, août 2020)

Certes, cette configuration du « chez-soi » familialiste dans un contexte de crise s’accompagne d’un resserrement des liens en assurant une prise en charge totale. Alors que les jeunes de moins de trente ans sont en âge et en état de travailler, le fait d’être assisté par les parents introduit toutefois un déséquilibre dans le rapport au moi intérieur et à la famille. Le « chez-soi » devient pesant, développe le sentiment d’être un fardeau pour les parents et renforce le sentiment de culpabilité. Cette situation est davantage mal vécue par les sujets lorsque les parents ou l’entourage proche leur font ressentir qu’ils représentent réellement un « poids » pour la famille. De ce fait, le « chez-soi » perd de sa valeur inclusive quoi qu’il soit perçu comme un refuge (Kaufmann, 1988 ; Mallett, 2004) qui permet de moduler les relations avec l’extérieur.

Malgré cela, le « chez-soi » reste un lieu d’intimité, de sécurité, de contrôle, de liberté, de créativité et d’expression (Gurney, 1990 ; Després, 1991). Bien qu’il soit quelque peu réducteur de penser le « chez-soi » comme un espace fermé et stable où s’identifient les individus, expriment leur personnalité et développent des habitudes sociales, affectives et culturelles, il n’en demeure pas moins qu’il faut distinguer entre le « chez-soi » privé et public et délimiter les frontières symboliques séparant l’espace intérieur de l’espace extérieur (Moley, 2006).

L’espace extérieur est évidemment associé à l’espace public, au travail et aux engagements politiques où le sentiment de sécurité qu’il crée est nourri par le fait de se retrouver dans un environnement connu, sur lequel on peut avoir une certaine maîtrise et entretenir des habitudes (Zielinski, 2015). Alors que « la sécurité ontologique apparaisse comme l’un des éléments référentiels de base » (Morin et al. , 2009 : 13), le sentiment d’exclusion et d’insécurité ressenti par l’individu dans l’endroit où il estime ne pas être chez lui, le met dans un état d’extériorité à soi et à l’espace. En conséquence, ne pas se sentir chez-soi, c’est éprouver un sentiment de non-appartenance.

En dépit de ce sentiment d’extériorité et de non-appartenance, le « chez-soi » s’impose comme rapport à l’espace (pays, ville, quartier, maison…) impliquant les dimensions sociales, relationnelles et affectives. Il représente un espace privilégié qui a une forte répercussion sur l’émotionnel permettant la prise de conscience de soi. De nombreux chercheurs ont théorisé la notion du « chez-soi » par rapport à l’individu, à travers ses relations sociales et son rapport à lui-même (Gurney, 1990 ; Després, 1991 ; Feldman, 1996 ; Somerville, 1997 ; Porteous et Smith, 2001 ; Oswald et Wahl, 2005 ; Zielinski, 2015). De la même manière par rapport à l’espace privé, soit le lieu de l’identité individuelle et de l’expression du soi (Brown et al., 1996) et à l’espace public où les liens émotionnels se forment au travers des pratiques quotidiennes (Altman et Low, 1992).

Paradoxalement, les résultats des trois investigations révèlent des individus qui vivent hors-espace, hors-moi et hors-temps, démontrant que le « chez-soi » en tant qu’espace public et privé ne nourrit pas leur identité personnelle et sociale. Autrement dit, le « chez-soi » n’est pas capable de dévoiler l’identité des sujets ni dans la sphère privée ni dans la sphère publique. Au contraire, il leur reflète une image négative d’eux-mêmes et de la société dans laquelle ils évoluent. Dans ce contexte, lorsque nous avons interrogé un candidat à la migration clandestine sur sa perception subjective de sa situation personnelle, sa réponse était la suivante :

« […] Ici (parlant de l’Algérie), je n’ai plus aucun espoir ! Il n’y a rien à faire ! […] J’ai honte de moi, honte devant ma famille, honte devant mes amis… Souvent, j’évite de sortir de chez moi, car je ne supporte plus le regard des gens. Quand je vois certains amis rouler en voiture, se marier, profiter de la vie de famille… j’ai envie de pleurer, de crier… de mourir ! […] C’est l’argent qui parle chez nous ! […] Moi qui aime la vie, je n’ai plus envie de vivre ! Je veux partir ou mourir […] Vous trouvez que c’est normal qu’à 30 ans, je suis toujours célibataire, encore chez mes parents, je dors toujours dans le salon avec mes frères, je tends la main à mes parents… ? Je n’ai pas de vie, pas d’intimité… je ne me sens pas libre de mes mouvements, je ne supporte plus ma vie ! […] » (K., 30 ans, célibataire, sans diplôme, sans travail, originaire de la banlieue d’Annaba [Sidi Salem], migrant clandestin récidiviste, décembre 2009).

À travers ce témoignage, il paraît que l’identité personnelle est complètement affectée, tel qu’elle est définie par Zielinski (2015) et représentée par deux pôles : la permanence et la singularité. L’identité sociale est également fragilisée, car l’exclusion socioprofessionnelle conduit à plusieurs ruptures et rend le « chez-soi », dans toutes ses dimensions, répulsif et dénué de son potentiel socialisateur. En définitive, dans un contexte où l’articulation du « chez-soi » semble complexe, les individus ont le sentiment de vivre dans une dualité permanente : une dualité avec eux-mêmes, avec leur proche entourage, avec les institutions et avec la société d’appartenance au sens large. Cette opposition de sentiments est exprimée par le fait de ne pas se sentir tout à fait « dedans » ni complètement « dehors ».

Un « chez-soi » aux limites du « dedans-dehors »

Les jeunes Algériens de moins de trente ans ont le sentiment de ne pas exister aux yeux des institutions qui, selon eux, les marginalisent. Pourtant, ces individus font partie intégrante de la société algérienne. D’après les personnes interrogées, le fait d’exclure ces sujets du marché de l’emploi expliquerait leur absence aux yeux des institutions. Il faut rappeler que cette catégorie sociale représente la majorité active de la population globale. Son exclusion du marché du travail contribue non seulement à son retranchement économique, mais aussi à son invisibilisation sociale. Ici, l’invisibilité sociale n’est pas choisie, elle est plutôt subie dans le sens où elle est le résultat de mécanismes d’invisibilisation politique.

À partir de la problématique de l’invisibilité sociale telle qu’elle a été abordée par Pierre Bourdieu dans son ouvrage La misère du monde (1993), décrivant les personnes qui souffrent du sentiment d’être « en dehors » ou « à côté », nous allons faire le lien entre le « chez-soi » et la dimension du « dedans-dehors » afin de mettre en relief ce qui entraine le sentiment de perte de repères. Ce paradoxe du « dedans-dehors » conduit à une négociation identitaire qui contribue à la prise de décision, celle de s’inventer un nouveau « chez-soi » sous la dimension strictement amicale. Revendiquer un « chez-soi » inclusif dans l’entre-soi électif, c’est-à-dire en activant seulement le lien de participation élective, constitue le fondement d’une socialisation marginalisée.

Malgré la volonté des décideurs politiques d’absorber le taux de chômage en créant des emplois [16] , ces mesures restent insuffisantes, voire inadaptées ou inefficaces. En dépit de la volonté des jeunes de vouloir s’en sortir, leurs efforts semblent voués à l’échec. Au chômage ou en emploi précaire, ils demeurent vulnérables. Pris en étau entre pas tout à fait « dedans » ni complètement « dehors », ce positionnement les fait apparaître comme une catégorie sociale qui pose problème à la société. Cette stigmatisation les fragilise davantage renforçant le sentiment de ne plus savoir s’ils sont acteurs de la société ou simples figurants. Nous avons soulevé cette expression qui illustre le désarroi de cette population :

« […] Ici, on ne vit pas. On survit ! […] On est enterré vivant ! (Colère) » (Propos répétés par un grand nombre d’interviewés)

Vivre en ayant l’impression de survivre sous-entend un sentiment d’invisibilité sociale. Ces sujets invisibles sont inéluctablement inaudibles, parce qu’ils représentent une population peu ou pas prise en considération par les institutions, par la société et parfois, par leur propre famille. Cette accumulation des exclusions, des précarités et des vulnérabilités pèse lourdement sur le quotidien de ces derniers les empêchant de rêver leur vie et de vivre leurs rêves. Dans un tel environnement social, le sujet se confond et ne sait plus où il se situe, « dedans » ou « dehors ». De ce fait, un sentiment d’impuissance, d’étrangeté, voire d’indifférence s’installe développant une forme de défaitisme et de fatalisme face à une gestion politique opaque.

Cet entre-deux ( dedans-dehors) est considéré comme sans intérêt en raison du vide qui lui est associé. Le fait de n’être ni « dedans » ni « dehors » déstabilise les sujets. D’après les personnes interrogées, l’intervalle entre le « dedans » et le « dehors » est caractérisé par le « vide » qui représente un « chez-soi » aux limites du « dedans-dehors ». Partant de ce postulat, s’intéresser à l’entre-deux, c’est se pencher sur le paradoxe du « chez-soi » qui est en même temps dans l’un et dans l’autre et, ni dans l’un ni dans l’autre. En ce sens, voici quelques extraits d’entretiens jugés significatifs au vu des objectifs du présent article :

« […] On ne tue pas le temps, c’est le temps qui nous tue ! Sincèrement, ce n’est pas une vie, le vide me tue ! […] » (N., 22 ans, célibataire, niveau primaire, journalier sur les marchés, originaire de Maghnia, candidat à la migration clandestine, juillet 2020).

« […] Ma vie entière est un temps libre ! Elle est vide, sans grande importance […] je me sens vidé ! […] » (L., 22 ans, célibataire, bachelier, sans emploi, originaire d’Annaba, candidat à la migration clandestine, décembre 2009).

« […] Ma vie, c’est un grand vide ! La routine me tue ! Toutes mes journées se ressemblent, rien de nouveau […] Il y a des jours où je passe mon temps à dormir, d’autres à regarder la télé ou à surfer sur le net… rien d’intéressant […] » (T., 25 ans, célibataire, titulaire d’une licence en psychologie, originaire d’Oran, candidat à la migration clandestine, juin 2017).

« […] Bien sûr que je ne suis pas content de ma situation. Aucun avenir, aucun projet de vie… walou (rien) ! C’est le vide total ! Je n’ai aucune vie et aucun espoir, mais je vis parce qu’il faut vivre, c’est tout […] » (D., 27 ans, célibataire, vétérinaire de formation, accumule les petits boulots, originaire de Boumerdès, candidat à la migration clandestine, août 2020).

L’analyse de ces données révèle la complexité de l’identification au lieu, au temps et au moi intérieur. À partir des récits précités, nous pouvons distinguer trois notions du « vide » à triple dimensions, comme vu précédemment, soit l’espace-vide (manque de perspectives), le temps-vide (temps inutile) et le moi-vide (non-existence).

Ainsi, ce « vide » à triple dimensions, compris comme hors-espace, hors-temps et hors-moi, représente pour les jeunes Algériens (18-30 ans) le « chez-soi » paradoxal. Chaque dimension se situe dans l’entre-deux (dedans-dehors) et montre une phase déterminante pour ces personnes qui vivent l’expérience de l’exclusion, de la précarité et de la vulnérabilité cumulative.

Dans un tel contexte, le « chez-soi » devient un construit qui se place aux limites du « dedans-dehors » dans lequel le sujet s’invente un nouvel espace de vie et s’y identifie dans l’imaginaire. Cette stratégie d’identification à ce nouveau « chez-soi » donne du sens à l’invisibilité sociale subie, puisque les jeunes souhaitent soit être reconnus comme citoyens à part entière ou changer de pays en quête de reconnaissance. Selon Barel (1989), ce paradoxe désigne une situation, une stratégie, une attitude qui entraîne un mécanisme de renvoi interminable entre deux pôles contradictoires. Il s’agit d’une :

« situation dans laquelle il est nécessaire de faire, de dire ou de penser une chose et le contraire de cette chose. On peut dire aussi que le paradoxe s’exprime dans la double obligation de choisir et de ne pas choisir entre deux ou plusieurs solutions à un problème donné » (Barel, 1989 : 279).

À partir de là, le nouveau « chez-soi », tel qu’il est imaginé par les sujets, met à l’épreuve leur identité qui compose avec la complexité de la situation dans laquelle ils sont noyés. Entre exclusion et inclusion, ces personnes tentent de s’identifier à un « chez-soi » fondé uniquement sur le lien de participation élective (rapports aux amis).

À la question : « Que signifie pour vous “citoyen algérien” ?  ». La réponse dans la majorité des cas était la suivante :

« […] Je vis en Algérie, j’ai un passeport vert, mais je ne me sens pas citoyen algérien ! […] Je me sens étranger dans mon propre pays […] » (Des propos qui reviennent très souvent et qui sont répétés par les personnes interrogées).

Se percevoir « étranger » chez soi traduit un sentiment d’exclusion multidimensionnel, notamment un sentiment de rupture avec les institutions (lien de citoyenneté). Ne pas se sentir « citoyen algérien » signifie que ces individus se soustraient de la pleine citoyenneté malgré le fait qu’ils soient soumis aux mêmes devoirs et responsabilités que les autres Algériens. Concrètement, au moment où un sujet ne bénéficie pas de droits identiques aux autres citoyens, une rupture partielle ou totale du lien de citoyenneté peut avoir lieu.

En définitive, les difficultés d’insertion professionnelle contribuent clairement à l’accumulation des exclusions, des précarités et des vulnérabilités et à la fragilisation ou à la rupture des liens de filiation et de citoyenneté. Indéniablement, vivre « chez-soi » sans se sentir tout à fait « dedans » ni complètement « dehors » les place dans une zone d’inconfort où présent et futur semblent incertains. Ce paradoxe existentiel rend difficile l’instant présent et impossible la projection dans l’avenir.

S’inventer un nouveau « chez-soi » dans une dialectique de l’« entre-soi » électif

Il est important de rappeler que l’invisibilité sociale subie est le résultat d’un processus d’invisibilisation politique. Victimes d’une crise politique, économique, sociale et, dernièrement, sanitaire, les jeunes de moins de trente ans sont les invisibles de la société algérienne. Pas tout à fait « dedans » ni complètement « dehors », l’identité de ces personnes vacille entre résignation et résilience. Outre le sentiment de rejet et d’invisibilité, l’exclusion socioprofessionnelle entraîne de nouvelles formes de marginalité comme la migration clandestine par voie maritime.

« […] Mon seul problème ici, c’est El Houkouma (le gouvernement). On m’a volé tous mes droits, on m’a volé ma jeunesse, on m’a volé ma vie […] Kayen rabi (il y a un dieu) […] El Harga (émigration clandestine) ou la mort, parce qu’on ne vaut rien dans ce pays (soupirs) on est enterré vivant […] » (R., 21 ans, célibataire, soudeur, sans emploi, originaire d’Annaba, candidat à la migration clandestine, août 2020).

Le désir de quitter l’Algérie qui anime les jeunes Algériens de moins de trente ans commence par s’inventer un nouveau « chez-soi » à la marge de la société. En pratique, il représente un espace restreint et protégé, car le projet migratoire s’organise dans l’entre-soi. Il s’agit d’une organisation réticulaire qui se met en place contre les institutions ne prenant pas en considération les revendications de ces candidats à la migration clandestine. De ce point de vue, s’inventer un nouveau « chez-soi » suppose une rupture avec les institutions et avec une frange de la société.

Alors que ce nouveau « chez-soi » se situe à la marge de la société, il n’en reste pas moins que cette stratégie de socialisation marginalisée permet à ces individus de se sentir en sécurité avec des personnes qui sont dans la même situation qu’eux. S’organiser dans l’entre-soi électif (entre amis) révèle des logiques qui donnent lieu à une reconnaissance entre les membres du groupe malgré la répulsivité de l’environnement économique et social. Les sujets marginalisés s’inventent leur nouveau « chez-soi » avec un groupe de personnes aux caractéristiques communes : des jeunes de la même tranche d’âge (18-30 ans), sans emploi (chômage de courte ou de longue durée) ou accumulant des contrats de travail précaires, stigmatisés, et vivant dans la dépendance familiale (résidentielle et financière).

Ici, la construction d’un « chez-soi » dans l’entre-soi électif renvoie à l’idée de vouloir marquer son territoire par un ancrage physique et une appartenance à un groupe aux mêmes caractéristiques sociales. Cette relation privilégiée, fondée strictement sur le lien de participation élective et sur des liens de réciprocité, d’interaction et d’interdépendance, assure au groupe d’appartenance un espace dans lequel et à travers lequel ils peuvent se reconnaître mutuellement. Cet exercice de manifester son territoire et de légitimer sa présence génère des liens de solidarité qui permettent aux sujets de gagner en confiance et en autonomie. Le nouveau « chez-soi » devient alors un espace de vie revendiqué par les valeurs du groupe ; l’espace de repositionnement identitaire se situe entre individualité et sociabilité.

Ce nouveau « chez-soi » dans une dialectique de l’entre-soi électif apparaît comme une entreprise de repositionnement de soi dans l’espace public et d’affirmation de soi. Au fil du temps, il devient un support qui permet aux membres du groupe d’acquérir des expériences inédites et des valeurs sans précédent. Cette démarche met en évidence la résilience des jeunes à vouloir se faire une place dans la société tout en composant avec leur position d’« invisibles ». Dans une telle perspective, la force du groupe exprime la prise de pouvoir sur un « chez-soi » répulsif et le nouveau « chez-soi » devient un construit que les sujets inventent pour s’identifier, s’ancrer et s’approprier un espace propre à eux.

Au final, s’inventer un « chez-soi » original dans une logique de l’entre-soi électif inscrit un terme à un « chez-soi » qui se situe aux limites du « dedans-dehors » en tentant de maintenir le lien social dans des micro-espaces inclusifs. Malgré la stabilité et la sécurité apparentes du nouveau « chez-soi », les jeunes de moins de trente ans sont déterminés à quitter l’Algérie en créant leur projet migratoire strictement sous la dimension de l’entre-soi. Décider de tenter la migration illégale par voie maritime dans des embarcations de fortune implique plusieurs changements et engage un repositionnement spatial, social et identitaire.

D’un « chez-soi » répulsif à un « chez-soi » fantasmé

Le projet migratoire illégal est vraisemblablement une réponse à la répulsivité du « chez-soi » en tant qu’espace de proximité géographique et sociale dans lequel les jeunes manquent de reconnaissance et de mesures leur facilitant le passage à l’âge adulte. Cette transition vers la vie adulte est une étape charnière de la vie des jeunes qui leur ouvre de nouvelles perspectives sur l’avenir par un positionnement économique, social, culturel, politique et civique. Or, le « chez-soi » répulsif place ces derniers à la marge de la société les empêchant d’occuper une place sociale et d’être utile socialement.

Envahis par un sentiment d’indignité et de non-reconnaissance sociale, hommes et femmes (18-30 ans) issus de différentes classes sociales et ayant des niveaux d’instruction variables ont pour projet la migration clandestine.

« […] partir ou mourir… je préfère être mangé par les poissons que par les vers de terre […] » (Propos repris par tous les candidats à la migration clandestine. Enquêtes de terrain, Algérie, 2009-2017-2020).

« […] El bihar wala el intihar (la mer ou le suicide) […] » (H., 25 ans, célibataire, ingénieur en bâtiment, sans emploi, originaire de Mostaghanem, candidat à la migration clandestine, mai 2017).

Les jeunes qui vivent l’expérience du chômage et qui accumulent les précarités sont persuadés qu’ils n’ont plus aucune chance de trouver un emploi en Algérie. L’expression « partir ou mourir » traduit un désir de disparition pour fuir un « chez-soi » répulsif. Ainsi, la notion de la mort est associée tant à la vie en Algérie qu’au projet migratoire illégal qui est dangereux et risqué. Ce projet d’émigration est perçu comme l’éloignement d’un « chez-soi » caractérisé par un environnement (politique, économique, social, culturel, familial…) incohérent qui pousse les jeunes à aller chercher une reconnaissance plus satisfaisante ailleurs, quand bien même dans l’illégalité.

Au-delà du « chez-soi » inventé sous la dimension élective, les jeunes Algériens désirent construire un « chez-soi » à l’autre rive de la Méditerranée. Ce projet fait appel à l’imaginaire intersubjectif symbolique qui contribue à l’activation du rêve migratoire. À partir de là, les grandes lignes du projet d’émigration se mettent en place progressivement et se situent entre intentionnalité migratoire spontanée, voire impulsive, et organisation réticulaire structurée. Ainsi, la construction du « chez-soi » rêvé et fantasmé peut alors commencer.

En conséquence, la détermination des sujets trace les contours de ce « chez-soi » fantasmé renforcée par un imaginaire migratoire qui apparaît ici comme facteur déclencheur. Les candidats à la migration clandestine se voient déjà arriver en France, installés chez eux, occuper un travail qui leur donne la liberté financière tant manquée en Algérie et profiter de la vie en toute quiétude. Cette conception du « chez-soi » offre des projections dans un environnement imaginé, mais surtout idéalisé. Elle exprime également le souhait de réalisation, d’autonomisation et de reconnaissance en dehors de l’Algérie.

Parler d’un « chez-soi » fantasmé implique forcément une part de rêve, d’imagination et d’idéal. Cette idée du « chez-soi » fantasmé contribue à la valorisation de l’identité des personnes qui en font partie (Zielinski, 2015) mettant en opposition celle du « chez-soi » réel (Mallet, 2004). Entre un « chez-soi » réel et un « chez-soi » idéalisé, la réalité et l’idéal influencent conjointement les représentations de ce concept et les expériences vécues (Jackson, 1995). Malgré la fermeture des frontières européennes et la dangerosité du périple, les acteurs migrants vivent une expérience atypique dans laquelle le rêve est sans frontières.

Dans une telle logique de l’entre-deux, entre réel et imaginaire, le « chez-soi » fantasmé révèle un ensemble de productions d’une fonction mentale appelée « imagination ». L’imagination est capable de créer des images selon des représentations personnelles, des fantasmes, des désirs et des perceptions subjectives intériorisées. Quant aux représentations sociales (Bonardi et Roussiau, 2014), elles sont liées aux productions des images transmises par les médias et véhiculées par les Algériens qui vivent en France en situation régulière ou illégale. Toutes ces acceptions contribuent à la construction du « chez-soi » fantasmé et estiment la migration clandestine comme processus obligé pour atteindre leurs rêves.

Conclusion

Le chômage et l’emploi précaire sont le sort d’un grand nombre de jeunes Algériens, hommes et femmes, âgés entre 18 et 30 ans, instruits, peu ou pas scolarisés/qualifiés. En conséquence, ils se retrouvent marginalisés, instables et vulnérables alimentant ainsi la cohorte des « invisibles ». Pas tout à fait « dedans » ni complètement « dehors », leur statut social n’est pas bien défini puisqu’ils sont citoyens algériens, mais ils vivent à la marge de la société. Il s’agit de la non-reconnaissance sociale qui conduit à une forme de désocialisation.

En considérant le processus de socialisation marginalisée, dans sa dimension paradoxale, comme moyen de créer un nouveau « chez-soi » dans le pays d’origine, il n’en demeure pas moins qu’il est le moteur déclencheur de la construction d’un « chez-soi » fantasmé. En d’autres termes, la socialisation marginalisée permet non seulement de combler un vide ressenti et vécu par les individus dans le pays d’origine, mais aussi de sortir d’un « chez-soi » qui se situe dans l’entre-deux, de se repositionner tant d’un point de vue spatial, social qu’identitaire et d’organiser collectivement le projet migratoire illégal.

Ce projet d’émigration-immigration révèle la force du lien de participation élective qui constitue le fondement des réseaux migratoires ainsi qu’une identité personnelle positive, rêveuse et pleine d’espoir. Il met en lumière une organisation réticulaire discrète et structurée qui s’organise dans un « chez-soi » répulsif. Malgré la précarité et la fragilité des sujets, leur détermination et leur souhait de s’en sortir à tout prix les aident à s’inventer un « chez-soi » sous la dimension strictement amicale qui est, en définitive, qu’un espace de transition leur offrant un sentiment de stabilité, de sécurité et d’appartenance. Cette stratégie de survie contribue à la construction d’un « chez-soi » rêvé et fantasmé.

Cependant, fantasmer sur un « chez-soi » idéalisé, lointain et invisible demeure un processus incertain et improbable. En dépit d’une volonté d’autonomisation, de singularisation et d’affirmation de soi, l’invisibilité sociale des candidats à la migration clandestine se poursuivra dans le pays d’immigration (France). Ainsi, le caractère illégal de la migration renforcera l’invisibilité des sujets dans le pays d’accueil. S’identifier à un « chez-soi » inventé (en Algérie) et s’imaginer dans un « chez-soi » fantasmé (en France) maintiendront les sujets dans une position de l’entre-deux, que ce soit dans le pays d’origine ou dans le pays d’installation dans lequel ils se projettent. En définitive, les jeunes Algériens ne sont et ne seront pas tout à fait « dedans » ni complètement « dehors ».