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Introduction

La problématique de la cohabitation intergénérationnelle, phénomène grandissant au Canada et dans d’autres pays industrialisés, a attiré l’attention de nombreux chercheurs qui remettent en question ses enjeux, la perception des relations entre parents et jeunes adultes, le processus d’individualisation des jeunes adultes vivant chez leurs parents (Raymond, 2011 ; Spira, 2011 ; Bélanger et Quéniart, 2006 ; Ramos, 2002). En Afrique, les recherches sur cette problématique sont beaucoup plus orientées dans le sens d’un contrat intergénérationnel tacite, avec des ménages composés de plusieurs générations (Maïga et Baya, 2014), marqués par l’encadrement non seulement des personnes âgées, mais aussi des jeunes et des adultes en situation de précarité (Eyinga Dimi, 2013 ; Nowik et al., 2012). D’autres auteurs montrent que la coexistence des générations en milieu urbain oscille entre logique de sélection et obligation de parenté, et concluent qu’en milieu urbain africain, la famille nucléaire supplante progressivement les logiques de parenté (Maïga et Baya, 2014). Cette pratique de cohabitation intergénérationnelle est tantôt associée aux logiques de fécondité en milieu urbain pour faire face aux conflits de rôles productifs et reproductifs, tantôt liée aux renforcements du système de solidarité ou encore aux logiques de prise en charge des vieux jours par les descendants. Ceci s’inscrit dans le cadre de la solidarité intergénérationnelle, où les échanges qui ont cours au sein des ménages, selon le type de société, participent de ce que Catherine Bonvalet a appelé en 2012, le jeu entre trois générations, qui marque la spécificité du lien intergénérationnel. Ces situations sont visibles au sein de certains ménages urbains, où une mère, pour un séjour plus ou moins long cohabite chez son enfant adulte vivant en couple. Cette condition est diversement appréciée dans la société. Pour certains, le couple doit matérialiser son indépendance et son autonomie conjugales en s’émancipant de la présence parentale, construisant ainsi chez soi un noyau conjugal qui soit l’identité du couple individualisé. Pour d’autres, par contre, accueillir chez soi son parent témoigne de la manifestation de sa reconnaissance et de l’attachement du lien filial qui ne sauraient être aliénés pour la préservation de l’individualisation du couple. Durant la période de leur adolescence et en réaction à certaines libertés qu’ils voulaient s’accorder sous le toit parental, animés par l’idée d’être chez eux chez leurs parents (Ramos, 2002), ils recevaient de la part de ces derniers des paroles telles : « tu n’es pas chez toi ici », « attends quand tu seras chez toi », « je suis chez moi », etc. Ces paroles adressées aux jeunes adultes par leurs parents montrent qu’ils ne possèdent pas une indépendance résidentielle et ont une liberté d’action limitée tant que ces jeunes sont encore dans le nid parental. Ce comportement qui consiste à rappeler la position de dépendance du jeune adulte participe, au regard de l’aspiration des jeunes à plus d’autonomie et d’indépendance, de la fabrication d’un « individu individualisé »[1] qui doit se réaliser en s’émancipant de sa condition de dépendance[2].

Paradoxalement, une fois devenus adultes, autonomes et vivant avec un conjoint, certains reçoivent chez eux l’un de leurs parents, particulièrement leurs mères, pour plusieurs raisons. Se fondant sur une tradition locale ancrée dans l’imaginaire social selon laquelle « l’enfant ne grandit pas devant ses parents »[3], il arrive que les mères interfèrent dans la vie conjugale de leurs enfants, d’abord par leur présence physique, et ensuite par leurs ingérences dans les affaires du couple. Cette présence, sollicitée de manière consensuelle ou imposée par l’un des conjoints constitue parfois, une limite à l’individualisation du couple[4] et entraîne par conséquent des modifications du comportement intime des conjoints.

Le chez-soi pour les couples du présent article désigne le domicile. Celui-ci représente le lieu de leur intimité, des interactions conjugales et de prises de décisions qui peuvent être houleuses, sujettes à des tensions ou coopératives/consensuelles, à l’abri des personnes étrangères à la cellule conjugale. Lorsqu’on est chez soi, on est censé jouir de toute la liberté possible. La présence ou la cohabitation du couple avec un parent/ascendant vient toutefois réduire cette liberté d’action et suscite des réajustements et des modifications du comportement intime du couple. Les travaux sur la cohabitation intergénérationnelle se sont aussi focalisés sur les soins et l’aide accordés aux personnes âgées cohabitant avec les enfants adultes, surtout dans les pays du Sud où le système de protection sociale est peu ou pas développé (Bonvalet, 2012). Ces travaux n’ont pas étudié le chez-soi en relation avec l’intimité des couples qui accueillent. Cette limite justifie la présente réflexion qui tente d’expliciter la notion du chez-soi à partir de la gestion de l’intimité au Cameroun. Il s’agit d’analyser comment les couples recevant chez eux la mère de l’un des conjoints s’approprient leurs domiciles en vue de vivre leur intimité, sur la base du questionnement suivant : comment les couples gèrent-ils leur intimité dans un contexte où la cohabitation avec l’une des mères est susceptible d’interférer dans la gestion conjugale ? Ainsi, nous avons émis comme hypothèse que les conjoints s’adaptent dans l’optique de préserver leur intimité toujours limitée par la présence et l’interférence du parent, ce qui constitue une entrave à l’individualisation et conduit à la modification des comportements intimes des couples.

Pour analyser la situation de la cohabitation intergénérationnelle entre un couple vivant chez soi avec la mère de l’un des conjoints, nous avons privilégié une démarche compréhensive en adoptant une approche qualitative. La démarche compréhensive s’avère pertinente parce qu’elle « s’appuie sur la conviction que les hommes ne sont pas de simples agents porteurs de structures, mais des producteurs actifs du social, donc des dépositaires d’un savoir important qu’il s’agit de saisir de l’intérieur, par le biais du système de valeurs des individus » (Kaufmann, 2016 [1996] : 24). Une enquête par entretiens[5] a été conduite auprès des individus d’âges variant de 28 à 49 ans, d’un niveau d’éducation allant du brevet d’enseignement du premier cycle (BEPC) à la Licence[6], vivant en couple, cohabitant ou ayant cohabité avec la mère de l’un des conjoints. Au total, 17 entretiens semi-directifs ont été réalisés du 4 novembre 2020 au 22 janvier 2021 avec 6 hommes et 11 femmes résidant dans la métropole de Dschang, dans l’ouest du Cameroun. Le nombre réduit d’hommes est dû à leur indisponibilité pour certains, et au refus de s’ouvrir au motif de préserver leurs intimités pour d’autres. Les enquêtés ayant partagé leurs intimités conjugales et familiales ont été recrutés à travers la méthode de proche en proche dite « boule de neige » (Berthier, 2014). Parmi les 6 hommes enquêtés, 2 ont accueilli chez eux leurs belles-mères et 4 leurs mères. En ce qui concerne les 11 répondantes, 6 ont reçu leurs mères et 5 leurs belles-mères. Tous les couples interrogés sont exogames[7] et vivent dans des domiciles à titre locatif, en ce sens qu’ils doivent s’adapter à l’architecture du logement dans lequel ils séjournent.

Les entretiens menés se sont déroulés soit dans les domiciles des enquêtés (en l’absence du parent), soit dans leurs lieux de service selon leur disponibilité. Dans la quasi-totalité des cas, un seul conjoint du couple a participé aux entrevues, excepté celui où les deux conjoints se sont soumis à l’entretien, mais de manière séparée. Bien que l’homme ait accordé l’entretien sous l’écoute de son épouse, cette dernière quant à elle n’a consenti à s’exprimer qu’en l’absence de son époux. N’ayant pas autant que son mari la même satisfaction conjugale en présence de sa belle-mère, elle ne voulait pas le déclarer face à son conjoint.

Sur les 17 entretiens, plusieurs mères (13 cas sur 17) ont cohabité chez le couple de manière temporaire (une durée d’un mois minimum) en fonction des nécessités, et quatre y vivent de manière permanente, plusieurs années après l’union des couples. De même, toutes les mères cohabitant à titre temporaire ont une propriété résidentielle et une des quatre vivant de manière permanente est retraitée et possède un domicile viable. Les résidences des trois autres sont tombées en décrépitude. Dans 5 cas, la mère cohabitante est veuve. Toutes ces familles enquêtées sont composées de trois générations (grand-parent, parents et petits-enfants) auxquelles l’on ajoute dans certains cas des collatéraux (7 cas sur 17). Parmi les 17 couples interrogés, seuls 2 ne sont pas mariés à l’état civil.

Le choix de la durée du séjour d’un mois minimum tient de ce que ce temps est susceptible de rendre compte de la nature des interactions entre le couple et l’ascendante accueillie. Cette période relativement longue ne nous a pas permis de trouver des familles où le père/beau-père est parent reçu, raison pour laquelle dans la présente étude, le recrutement des couples avec l’homme comme parent cohabitant a été difficile. Cette situation s’explique par le fait que culturellement, un homme valide et digne ne supporte pas vivre pendant un long séjour sous le toit et l’autorité d’un autre. En contexte de cohabitation, le chez-soi marque une préséance du sujet ou du couple qui accueille sur celui qui est accueilli. L’âge des mères dans cette étude oscille entre 55 et 70 ans, et elles ne se sont pas retrouvées aux domiciles de leurs enfants adultes pour des raisons de maladie, mais pour apporter leur assistance aux couples à l’occasion des naissances ou des décès. Elles reçoivent en échange des soutiens multiformes des couples.

Cette contribution s’articule autour de deux axes. Le premier analyse la notion du chez-soi par la gestion de l’intimité conjugale et le second aborde la reterritorialisation de l’espace d’intimité par les couples enquêtés en contexte de cohabitation parentale.

Le chez-soi et la gestion de l’intimité conjugale

La notion du chez-soi est multidimensionnelle et complexe, dans le sens qu’elle intègre à la fois l’individu ou le couple vivant dans un espace qui lui est propre, et les membres de son groupe d’appartenance tel que la famille. Elle a fait l’objet de plusieurs travaux scientifiques (Chollet, 2015 ; Zielinski, 2015 ; Karlsson et Borell, 2005 ; Amphoux et Mondada, 1989), mais cette notion a été très peu analysée comme lieu ou espace par excellence de la manifestation de l’intimité conjugale (Salmon, 2021 ; Paris et al., 2007). Elle constitue une forme d’individualisation du couple dans son espace, le cadre d’expression de son identité qui, du fait de la présence parentale au domicile conjugal, subit de la part des conjoints, des modifications tant sur le plan temporel que spatial.

Le chez-soi et l’intimité conjugale : essai de définition et perceptions

L’un des indicateurs du processus d’individualisation dans le domaine de la vie familiale au Cameroun est le statut résidentiel (Mimche, 2009). Le fait pour un individu ou un couple d’habiter chez soi témoigne de son indépendance et de son autonomie[8] relatives vis-à-vis du lien parental et familial, et participe de la manifestation du passage à l’âge adulte, à la maturité et à la responsabilité assumées. La possession d’un chez-soi, entendu dans le cadre de la présente étude comme le domicile conjugal participe d’une stratégie de conquête d’un espace à soi (Ndiaye, 2010), parce que le rapport à l’appropriation de l’espace est déterminant dans l’analyse du processus d’individualisation (Bélanger et Quéniart, 2006 ; Ramos, 2002 ; Amphoux et Mondada, 1989). Plusieurs orientations sont données à ce concept. Selon Sofie Ghazanfareeon Karlsson et Klas Borell, le chez-soi est défini en sciences sociales « as a place of respite and rest, a place where we can ʻretreat’ from a world full of conflict, escape from external control, be ʻourselves’ and find peace and security » (Karlsson et Borell, 2015 : 75). Il ressort de cette définition que le chez-soi est un endroit sécurisant où l’on a besoin d’être soi-même, c’est-à-dire de préserver son identité. Ces expressions de sécurité et d’identité sont entre autres contenues dans la clarification que donne Agata Zielinski du chez-soi et du domicile. Pour cette auteure, « être chez soi c’est d’abord être soi. Rester chez soi apparaît comme une façon de ne pas perdre son identité ; le domicile est une garantie de stabilité » (Zielinski, 2015 : 56), car « à la fois emblème du refuge contre les menaces extérieures, lieu de la sécurité [et] aussi le lieu de l’expression personnelle, de la liberté » (Zielinski, 2015 : 55-56).

Les modalités d’indépendance et d’autonomie du processus d’individualisation apparaissent dans les discours de certains de nos enquêtés dans leurs perceptions du chez-soi : « être chez soi c’est avoir son autonomie, être dans un cadre où tu es libre de t’exprimer, de poser les actions comme tu veux » (Claire[9], 31 ans, ménagère, 28.12.2020) ; « être chez soi c’est avoir mon espace où je suis maître, où je peux prendre des décisions » (Joseph, 31 ans, maître d’éducation physique et sportive, 09.01.2021). On constate au regard de ce qui précède que le chez-soi se caractérise principalement par les indicateurs de stabilité et de sécurité/protection qu’il procure à son propriétaire, l’autonomie et la liberté que celui-ci a dans ses mouvements et ses prises de décisions, sans avoir à rendre compte à autrui.

Plusieurs dimensions caractérisent le concept du chez-soi : spatiale, temporelle et relationnelle (Ramos, 2002 ; Amphoux et Mondada, 1989). Dans les développements qui vont suivre, nous nous focaliserons plus sur les deux premières; la troisième étant contenue dans celles-ci et s’analysant à travers elles (Berthou, 2012). Au niveau spatial, le chez-soi est un espace à la fois objectivé et objectivant :

« en tant qu’espace objectivé, le chez-soi peut être décrit comme le lieu par excellence de l’appartenance (à moi), de l’ipséité (moi) et de la propreté (par moi) : à ce niveau, le chez-soi représente à la fois une propriété, une personnalité et un mode de vie spécifiques. (…) En tant qu’espace objectivant, le chez-soi apparaît dans sa morphogénèse comme le lieu de l’appropriation, de l’autoréférence et de l’épuration » (Amphoux et Mondada, 1989 : 139).

Ces caractéristiques du chez-soi (espace objectivé et objectivant) sont perceptibles dans les ressentis que certains de nos enquêtés partagent : « être chez soi c’est d’abord se sentir indépendant et aussi se sentir grand parce que maître de soi-même désormais » (Joseph, 31 ans, maître d’éducation physique et sportive, 09.01.2021). « Quand on est chez soi, le premier sentiment c’est la sécurité. De même, on a ce confort psychologique, une sorte de paix intérieure » (Patrick, 43 ans, enseignant, 28.12.2020). Quant à l’enquêté Merlin, il considère que lorsqu’on est chez soi, on se sent à l’aise entouré de ses proches : « je suis épanoui, je peux tout faire comme je pense, je peux manger ce que je veux et faire ce que je veux avec ma femme » (Merlin, 36 ans, policier, 07.01.2021). D’autres enquêtés appréhendent le chez-soi comme un lieu où l’on exprime sa volonté, loin des exigences qu’impose la socialité, un lieu de repli et de décompression du stress quotidien dû aux activités professionnelles. C’est le cas de Charline qui nous déclare :

« quand on est chez soi, on est en joie, on a la paix du cœur, tranquille, on est fier d’être entouré de ses enfants (pour ceux qui en ont déjà), de faire ce que tu veux, de te mettre à l’aise. Je prends l’exemple quand tu sors le matin pour aller au travail, tu es essoufflée, fatiguée, les tracasseries et tout, mais quand tu arrives déjà à la maison, c’est comme un fardeau qui se décharge, non seulement tu te mets à l’aise, tu mets des vêtements appropriés pour que ton corps respire » (Charline, 35 ans, enseignante, 22.01.2021).

Cette perception du chez-soi par l’enquêtée correspond à celle développée par certains auteurs. Pour Amphoux et Mondada, le chez-soi est un « espace secret » qui « peut être considéré en son sens trivial et purement local comme le dernier retranchement dans lequel l’individu se réfugie, s’entourant d’une succession d’enveloppes de plus en plus larges qui le protègent de l’extériorité » (Amphoux et Mondada, 1989 : 141). Chollet soutient également cette posture et assimile le domicile, « ce comble de familiarité » (Chollet, 2015 : 16), à un espace à l’écart de la vie sociale qui donne la possibilité à l’individu de « vouloir rester chez soi, s’y trouver bien » (Chollet, 2015 : 26). Ce désir de se passer momentanément de la compagnie des autres a fait dire à cette auteure que « aimer rester chez soi, c’est se singulariser, faire défection. C’est s’affranchir du regard et du contrôle social » (Chollet, 2015 : 28). Toute chose qui, selon Chollet, suscite chez les autres de la réprobation, de l’inquiétude, de la contrariété, et est considérée dans la société comme un affront. Le domicile dans cette perspective est « suspecté de prêter à la désocialisation et à l’oisiveté irresponsable » (Koster, 2015).

Appréhender négativement le domicile est moins pertinent lorsqu’on y associe la gestion de l’intimité conjugale. En effet, le domicile représentant pour nos enquêtés l’endroit par excellence de la manifestation et de la préservation de leur intimité est porteur de sens et d’une inestimable plus-value scientifique. Il met en relation plusieurs catégories de personnes qui développent entre elles des interactions sociales, indépendamment de ce que l’action sociale qui en résulte soit considérée dans sa dimension subjective ou objective (Rocher, 1968). Le domicile apparaît comme le lieu où s’invente l’intime (Zielinski, 2015), qui « est une activité sociale, une portion d’espace réel ou métaphorique dont l’acteur principal privilégie la garde, n’y admettant qu’un nombre limité de personnes » (Bawin et Dandurand, 2003 : 3). L’intimité conjugale est la partie de la vie réservée au couple, et qui comprend entre autres la vie sexuelle, les projets familiaux incluant l’éducation des enfants et l’avenir de la famille, les prises de décisions et les confidences entre conjoints. L’intimité peut se définir en « une sphère où les paroles et les actes n’ont pas de conséquences sociales » (Laé, 2003 : 140). Le caractère intime de ces activités est lié au fait que celles-ci soient réservées, cachées et protégées par le « nous conjugal » qui fait office de frontière avec l’extérieur. Analyser le chez-soi à travers l’intimité conjugale revient à montrer comment en situation de cohabitation parentale, le couple procède à son individualisation, mais aussi les contraintes liées à ce processus.

Le chez-soi : lieu d’individualisation du couple ?

L’appropriation de l’espace par le couple est tributaire de la présence ou de l’absence du parent sur les lieux. La présence du parent, au salon particulièrement, constitue une limite à l’expression sentimentale des conjoints qui, par politesse, pudeur ou respect du parent s’abstiennent de tous gestes sensuels incommodants :

« sa présence ne nous cause pas de malaise. Juste que, parce qu’elle est là, il y a des trucs comme les câlins qu’on ne se permet plus de faire au salon. Donc ce sont les trucs un peu plus sensuels, charnels que nous nous sommes tous les deux fixés des restrictions en sa présence. C’est juste par respect que nous ne pouvons pas le faire. Mais les marges d’expression sont limitées au salon avec sa présence à la maison. Quand elle n’était pas là, il y avait des trucs qu’on se permettait de faire au salon quand les enfants dorment, et même en présence des enfants puisque parfois ce sont eux qui encouragent. En la présence de ma mère il y a beaucoup de choses que nous sommes obligés de suspendre » (Claire, 31 ans, ménagère, 28.12.2020).

On constate à cet effet que la présence parentale influe sur la vie intime des conjoints tant sur le lieu, le temps et la manière de la vivre. Ceci entraîne par conséquent des modifications sur les comportements intimes du couple : « si j’avais l’habitude de rejoindre Madame à la cuisine en petite tenue, je ne pourrais plus le faire ; s’il nous arrivait de nous faire plaisir au salon, on ne peut plus. Voilà en quelque sorte comment la présence de maman peut influencer mon intimité conjugale » (Joseph, 31 ans, maître d’éducation physique et sportive, 09.01.2021).

Ces restrictions ne se limitent pas uniquement au salon pour d’autres enquêtés. Ils prennent ainsi toutes les dispositions possibles par respect pour le parent présent, même lorsqu’ils se trouvent dans leur chambre conjugale. Ils préfèrent suspendre certaines habitudes intimes juste pour témoigner au parent le degré de leur marque de respect :

« quand nous sommes par exemple devant un tiers, comme la présence d’un autre parent, je crois qu’il y a des attitudes que nous ne nous permettons pas. Maintenant quand les portes de la chambre sont fermées, même jusque-là il y a des restrictions que nous sommes obligés de nous imposer. Si maintenant il y a une tierce personne comme la présence d’une belle-mère, si elle est dans la concession, vraiment nous faisons l’effort d’éviter certaines choses pendant la période où elle est là. Ce n’est pas que quelque chose nous en empêche, non, mais on s’efforce quand même de conserver ce respect, de conserver cette distance-là par respect de sa présence » (Patrick, 43 ans, enseignant, 28.12.2020).

Pour cet enquêté, la dimension sexuelle de l’intimité de son couple ne peut pas être considérée comme étant sacrifiée. Selon lui, cette restriction temporaire est une marque de respect volontaire vis-à-vis de la belle-mère, afin de lui montrer qu’« on n’est pas mal élevé ». Il poursuit : « mais vous n’allez quand même pas jouer dans votre chambre en criant ou alors vous lancer dans vos ébats avec des cris qui vont transparaître alors que tu sais que la belle-mère pourrait être en train d’écouter de l’autre côté » (Patrick, 43 ans, enseignant, 28.12.2020).

Dans la dimension temporelle de la cohabitation et de l’appropriation du chez-soi, le comportement et les activités menées par les conjoints à différents moments de la journée au domicile varient selon que le parent est présent ou pas. Les heures de réveil par exemple, le temps passé avec le conjoint et le parent après le travail font l’objet d’ajustements. Il est à noter que la régularisation des rythmes des activités domestiques, la répétition des gestes du quotidien se trouvent modifiées du fait de la présence parentale. D’ailleurs, certains estiment que vivre à la maison avec sa belle-mère n’est pas facile :

« parce qu’il faut que tu te rassures que tu as mis la belle-mère à l’aise, tu te lèves le matin, tu apprêtes d’abord son déjeuner. Peut-être si je me lève souvent le matin à 10 heures, je dois plutôt le faire à 7 heures pour apprêter le petit déjeuner. Le repas que tu faisais pour deux jours, tu es obligée de le faire pour un jour afin de mettre la belle-mère à l’aise » (Armelle, 28 ans, infirmière, 07.01.2021).

En fonction du lien de filiation qui existe entre le parent et l’un des conjoints, la nécessité de passer du temps avec le parent resté à la maison toute la journée pendant que le couple était au travail crée différentes situations : soit les deux conjoints s’assemblent autour du parent pour des échanges, soit l’un des conjoints se retire dans son coin pour s’occuper, soit il peut sortir du domicile pour des obligations professionnelles ou pour ses loisirs.

Se réunir autour du parent constitue le plus souvent une marque d’estime, puisque des dispositions sont prises à cet effet et il arrive que l’un des conjoints adopte de nouvelles habitudes afin de se rendre davantage disponible pour satisfaire le parent :

« généralement le soir à la maison quand les enfants sont dans la salle d’études, on lui met des films. Elle avait souvent ses feuilletons qu’elle aimait bien regarder, elle a pris goût au point d’y impliquer mon conjoint. Parfois il rentre et il dit : "vous n’avez pas mis la télé à la mère ? " Il lui apprend à manipuler la télécommande. Parfois une série passe, et c’est Monsieur qui lui explique l’intrigue. Des fois, elle dit qu’elle veut danser et on lui met la musique de son choix. Il arrive aussi qu’ensemble on aborde les sujets concernant le village » (Charline, 35 ans, enseignante, 22.01.2021).

Parfois, la proximité du conjoint avec son parent à la maison peut pousser l’autre partenaire à se retirer ou à s’isoler dans un espace de la maison. Cette attitude du conjoint participe de la nécessité à ne pas isoler le parent resté seul à la maison, surtout dans des situations où les conjoints sont des travailleurs :

« en dehors du travail, je peux dire que je passe près de quatre heures avec ma mère. Lorsque je rentre, elle a mené ses activités, son petit ménage, ses neuvaines de prières, nous sommes toujours ensemble. On échange sur ma journée de travail et les nouvelles des autres. On passe régulièrement trois à quatre heures avant d’aller dormir. Il y a les moments où mon mari s’immisce dans la causerie, il y a des moments où il reste dans son coin, c’est-à-dire la télévision, un match de football ou une émission. Pendant ce temps, nous sommes dans la salle à manger en train d’échanger » (Florence, 44 ans, policière, 04.11.2020).

Au regard de cet extrait, on remarque qu’à défaut de pouvoir partager ses soirées et ses loisirs avec son épouse, le conjoint de Florence opte, quand il a décidé de rester au domicile, de s’isoler dans un coin de la maison afin de ne pas perturber les échanges entre sa belle-mère et son épouse. Le plus souvent, poursuit l’enquêtée, son conjoint préfère quitter l’habitation pour ne revenir que tard dans la nuit ; toute chose qui peut suggérer l’indisponibilité de sa compagne qui passe plus de temps avec sa belle-mère. Ces sorties régulières sont souvent la cause des mésententes entre les époux :

« mais quand ça se répète, je prends ma position, c’est-à-dire je boude aussi. Quand il le voit, il dit bon, "comme tu penses que 23 heures c’est trop tard ou 22 heures c’est trop tard, donne-moi l’heure à laquelle tu veux que je rentre ici". Je dis, moi je ne donne pas l’heure, je veux seulement que tu sois en sécurité, tu as ta clé. Prends ta clé comme d’habitude, tu ouvres ta porte quand tu rentres, je veux seulement que si tu rentres même à 2 heures, que tu sois en sécurité là où tu es. Je ne voudrais pas d’incident » (Florence, 44 ans, policière, 04.11.2020).

Cette déclaration de l’enquêtée est ambigüe, car elle se plaint des rentrées tardives de son conjoint à la maison compte tenu du contexte sécuritaire et semble en même temps ne pas y accorder de l’importance. Toutefois, l’absence de son mari du domicile conjugal pourrait se justifier entre autres par le fait qu’elle soit plus proche de sa mère au détriment de ce dernier : « c’est vrai que je ne suis pas à côté de lui, mais il sait que je sais que nous sommes ensemble. Je passe beaucoup plus de temps avec ma mère » (Florence, 44 ans, policière, 04.11.2020). L’exemple de ce couple qui cohabite avec un parent de l’un des conjoints illustre que la présence parentale réduit la proximité des conjoints qui passent désormais moins de temps ensemble. Cette situation empiète sur leurs moments d’intimité conjugale et montre par là que la cohabitation est une limite à l’appropriation du chez-soi et au processus d’individualisation. En effet, la mère de cette enquêtée, institutrice à la retraite et veuve a été sollicitée par le couple et sur la demande de sa fille qui venait d’accoucher, en vue de prendre soin du bébé pendant qu’elle est au travail. Le couple qui avait déjà une habitude de vie conjugale est désormais tenu d’ajuster son comportement en présence du parent. Cette situation est analogue chez tous les enquêtés de cette étude, parce que les couples ont débuté leur vie commune en l’absence des ascendants. Pour les mères accueillies à titre temporaire, certains enquêtés estiment que, même s’ils doivent prendre en compte leur présence, ils peuvent, compte tenu de leur séjour relativement court (un mois), mettre entre parenthèses certains aspects de leur intimité conjugale (le rapport au corps et la sexualité) jusqu’au départ du parent. Cette posture s’observe chez l’enquêté Patrick qui convoque son éducation africaine avec pour notion centrale le respect des aînés.

Le chez-soi en situation de cohabitation intergénérationnelle peut aussi être analysé dans sa dimension relationnelle. « Cohabiter c’est partager les espaces et les temps avec les autres membres de la famille » (Ramos, 2002 : 23). Le partage du temps et l’espace avec la mère étant fondamentalement relationnel, il est question ici de montrer son impact sur la vie intime du couple, celui-ci étant censé être maître chez soi. Le respect, la considération et la volonté de satisfaire les désirs du parent poussent le couple à modifier ses habitudes allant jusqu’à la prolongation de ses horaires de veille : « on rentrait aux environs de 15 heures, on visionne jusqu’à 22 heures, ensuite les causeries jusqu’à 2 heures, on dort et le lendemain on repart encore au travail. On ne pouvait pas l’isoler parce qu’elle était toujours au salon, elle dormait tard » (Armelle, 28 ans, infirmière, 07.01.2021). Cette enquêtée déclare n’avoir pas été épanouie dans sa vie intime pendant le séjour de sa belle-mère chez eux. Elle évoque deux raisons : ses veilles tardives à la maison qui les maintenaient éveillés au-delà des heures habituelles d’une part, et le fait qu’elle se comportait en maîtresse de maison dans son territoire, particulièrement en ce qui concerne les repas d’autre part. Par conséquent, elle estime que son mari n’était plus bien alimenté :

« si elle est peut-être en train de préparer, je peux venir lui dire que ton fils n’aime pas trop l’huile dans la nourriture. Elle répondait : "est-ce que c’est lui qui mange ? Si nous mangeons, ça va". Elle ne se comportait pas comme si elle était chez quelqu’un, elle prenait le commandement de la maison, surtout en ce qui concerne la gestion de la cuisine » (Armelle, 28 ans, infirmière, 07.01.2021).

Cette attitude du parent traduit sa volonté de s’ingérer dans l’intendance et d’écarter par la même occasion sa belle-fille qui se sent en minorité et impuissante. Il s’agit d’une appropriation par le parent du domicile conjugal de son fils et d’une imposition de ses habitudes dans le rythme de vie du couple. D’autres mères, lasses de la solitude au quotidien, ont besoin une fois le couple rentré du travail, de passer de longs moments d’échanges avec lui ; toute chose qui n’est pas toujours du goût de celui-ci qui souvent manifeste l’envie d’être seul ou de se reposer :

« c’est vrai qu’avec elle [ma belle-mère], on a pu comprendre que ce doit être son âge parce qu’elle est du genre que quand on rentre du travail le soir, il faut rester avec elle pour causer, causer toute la soirée. Quand tu arrives fatigué, on n’a même pas le temps d’écouter tout cela. Quand je me retrouve dans ma chambre parce que je ne veux pas trop causer, elle vient me retrouver là-bas, elle s’assoit sur mon lit, je suis parfois obligée de faire même comme si je dors, tout simplement parce que je voudrais qu’elle rentre soit au salon avec les enfants, soit dans sa chambre » (Louise, 48 ans, policière, 19.11.2020).

L’implication parentale dans la vie du couple n’est pas toujours bien accueillie. Il est des moments où le couple ou l’un des conjoints veut rester à l’écart, dans son espace d’intimité et vivre une vie conjugale plus épanouie, ce qui est rarement le cas, du fait de la présence d’autres habitants à la maison, et surtout de la belle-mère. Cette situation met le couple à l’étroit dans son environnement censé être le cadre de son individualisation et de la vie de son intimité, au regard des ingérences diverses :

« je ne pouvais pas avoir une vie épanouie à 100 %. Concernant par exemple mes vêtements, si j’achète un habit sans qu’elle ne sache, après quand elle va me voir porter cet habit elle va dire "tu as acheté un habit tu ne m’as pas dit", donc un peu des choses comme ça. Il y a aussi que parfois même dans l’éducation des enfants elle s’interfère. C’est moi toujours, je ne sais pas si c’est ma faiblesse, mais il fallait que je fasse des petites concessions, que je m’arrange à ne pas la blesser, c’est-à-dire m’arranger à ce que même les paroles blessantes qu’elle pouvait me lancer, j’encaissais tout simplement, je me calmais avant de revenir après lui dire, "maman voilà ce que tu m’as dit", parler calmement afin que ça ne crée pas de disputes et de problèmes entre nous, surtout pour le bien de mon mari qui voulait vraiment qu’il y ait de l’harmonie » (Louise, 48 ans, policière, 19.11.2020).

De ce qui précède, on constate que Louise a le sentiment d’avoir sacrifié une partie importante de sa vie, comme cela ressort de ses propos : « justement je pense que j’ai perdu beaucoup de choses parce que je n’ai jamais connu cette intimité-là, je veux dire la vraie intimité. Quand on en parle, je suis vraiment surprise, car je me demande si j’en ai eu un jour. Ça me surprend. Je me demande si je peux même rattraper ce que j’ai perdu au départ » (Louise, 48 ans, policière, 19.11.2020). Cette enquêtée déclare par conséquent, qu’elle conseillerait à tout jeune couple de préserver sa vie intime de toute présence familiale afin de mieux en jouir.

Par ailleurs, la dimension relationnelle de la cohabitation chez soi s’observe dans la gestion des conflits conjugaux en présence parentale. Ces situations de crises conjugales n’échappent pas souvent au parent qui soit est au courant du malaise par son expérience, soit parce qu’il est sollicité par le couple pour trancher. Dans l’un ou l’autre cas, l’objectif du parent est de réconcilier les conjoints, et en qualité de médiateur, cette intervention extérieure aux conjoints peut laisser voir une incapacité de ceux-ci à gérer leurs problèmes conjugaux. Toute chose qui traduit les limites de leur autonomie, car bien qu’étant chez eux n’ont pas une vie intime individualisée. Par conséquent, le couple n’est pas autonome chez soi et cela montre à suffisance qu’être chez soi en contexte de cohabitation parentale a des limites, surtout en ce qui concerne la gestion des conflits conjugaux. Il arrive que l’intervention parentale soit perçue par l’un des conjoints comme une ingérence visant à bousculer ses habitudes. L’intervention de l’enquêtée Florence révèle le malaise de son époux qui se sent secoué dans son comportement. Avant la venue de sa belle-mère dans leur foyer conjugal, la vie intime était différente, sans intrusion d’un tiers qui désormais fait partie de leur vécu et en même temps témoin de nombreux aspects de leur conjugalité au quotidien. La resocialisation à laquelle le parent veut le soumettre semble ne pas lui plaire, compte tenu de ce que, non seulement il se trouve chez lui, mais aussi du fait qu’il est déjà habitué à une certaine manière de faire chez lui. On observe que la mère devient par sa présence, une actrice incontournable dans la gestion des conflits conjugaux. Le recours des conjoints au parent leur enlève leur autonomie et expose un aspect de leur vie intime. Les extraits ci-bas sont révélateurs des différentes situations de gestion de conflits conjugaux :

« quand c’est moi qui suis en tort, la réaction de ma mère est plus forte, quand c’est lui, je me dis qu’elle va toujours dans le sens : "c’est l’enfant d’autrui, je n’ai pas envie de trop chahuter, ou bien je n’ai pas envie de trop lui faire la morale". Hier par exemple, elle lui a fait un reproche et il a réagi : "je suis déjà habitué à faire telle chose, donc ce n’est pas aujourd’hui que je vais arrêter de faire la chose". Bon elle a répondu en retour : "j’ai compris, mais quand moi j’ai déjà parlé à quelqu’un, je ne répète pas". Ils se sont arrêtés là […] » (Florence, 44 ans, policière, 04.11.2020).

« quand nous sommes en froid, il se réfère à maman et moi de même. Mon intention c’est pour qu’on ne dise que j’ai fait ceci, donc je vais d’abord, pas me plaindre, mais aviser à maman pour lui dire que "demain tu vas dire que c’est moi qui dérange, demain tu vas me créer des soucis alors que ce n’est pas moi le problème". Lui par exemple, quand j’analyse, c’est dans le sens comme il dit souvent, "on va dire que je te maltraite". Donc il ne voudrait pas être aussi indexé demain devant une situation quelconque » (Florence, 44 ans, policière, 04.11.2020).

Dans d’autres cas, la mère constatant que les conjoints sont en froid au regard de leurs comportements, décide d’intervenir à travers des conseils qu’elle leur prodigue pour ramener la sérénité :

« quand nous avons des différends, on n’attire pas son [ma mère] attention, on ne fait pas qu’elle soit au courant. Quand ça va au-delà, elle étant ancienne, elle se rend compte parfois qu’il y a quelque chose d’anormal. Lorsqu’après une discussion, on n’a pas pu s’accorder, l’un se fâche et parfois on fait deux ou trois jours sans se parler. Quand c’est comme ça, elle lit nos comportements et elle constate qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Ma mère venait vers moi et elle me dit : "ma fille, la vie est faite ainsi, c’est ton mari, quel que soit ce qu’il t’a fait, rabaisse-toi et pardonne-lui. Parce que quand tu te comportes de la sorte, il se fâche, tu te fâches, personne ne salue l’autre, il va au travail, quelque chose peut lui arriver en traversant la route avec les nerfs parce que vous n’avez pas échangé le matin, tu ne seras pas tranquille". Sa présence était vraiment bénéfique pour nous, parce qu’à tout moment, elle essayait de nous ramener. Si elle me parle et je ne cède pas, elle va aller vers Monsieur, elle lui demande ce qui se passe, il lui explique et elle donne des conseils en tant que maman » (Charline, 35 ans, enseignante, 22.01.2021).

Au regard de cet extrait, on remarque que le couple fait des efforts pour que leurs différends restent dans le secret, bien qu’il arrive des situations où il y a des fuites lisibles sur leurs attitudes qui attirent l’attention du parent devant intervenir pour les réconcilier. La cohabitation parentale imposant des restrictions dans le comportement intime des conjoints, ces derniers procèdent pour le préserver, à une reterritorialisation de leur espace d’intimité.

Du chez-soi familial au chez-soi conjugal : vers une reterritorialisation de l’espace d’intimité

Si l’on a souvent entendu les jeunes adultes déclarer : « chez mes parents c’est chez moi » (Ramos, 2002 : 15), on est tenté de se poser la question de savoir qu’en est-il du parent qui cohabite (temporairement ou permanemment) avec son enfant vivant sous le même toit avec son conjoint ? Doit-il dire « chez mon enfant c’est chez moi » ou doit-il faire la différence entre chez-soi et chez son enfant adulte ? Comment s’approprie-t-il l’espace domestique et quel intérêt accorde-t-il à la préservation de l’intimité du couple accueillant ? Ces questionnements, ainsi que la manière que le couple se comporte pour préserver son intimité limitée, orienteront notre analyse tout au long de cette partie.

Le chez-soi familial et les limites de l’intimité conjugale

Le chez-soi familial dont nous parlons ici correspond à ce que Ramos (2002) appelle le « chez nous » dans le cadre de la cohabitation intergénérationnelle. Il s’agit d’un espace partagé par les membres d’une famille ou par toutes les personnes cohabitant dans un domicile et s’appropriant les lieux comme faisant partie intégrante du groupe. Ce milieu est un espace où tous les cooccupants sont en interrelation et où chaque membre apporte sa contribution dans la construction de la cohésion familiale en partageant des activités et des moments d’échanges. Ces dynamiques interrelationnelles constituent ce que certains auteurs ont appelé les solidarités intergénérationnelles[10]. Dans le cadre de cette étude, parler du chez-soi familial montre comment la mère vivant chez le couple s’intègre dans la maisonnée et se comporte comme étant chez soi. Dans cette perspective, la mère pose des actes et mène des activités au même titre qu’à son propre domicile. Cette aisance dans ses actions participe de son appropriation du domicile et de l’espace, et de son intégration par le couple. Toutefois, il existe des restrictions à la liberté parentale en fonction des couples et de certaines pesanteurs culturelles.

Dans une dynamique d’actions conjointes, le couple et la mère mènent ensemble plusieurs activités : le choix des repas, l’éducation et l’encadrement des enfants, l’occupation de l’espace et du temps en famille. S’agissant des repas ou de la cuisine, certaines enquêtées à l’instar de Charline indiquent que, l’accès à la marmite par le parent doit être subordonné à une autorisation de la maîtresse de maison. Pour d’autres, le parent participe au même titre que les autres membres de la famille, au choix du menu familial, et son avis est souvent pris en compte. « À la maison, par exemple pour les repas, c’est unanimement qu’on s’entend sur ce qu’on va manger le lendemain. On pose la question à tout le monde. Elle-même [ma mère] si elle dit qu’on va manger tel repas, on adhère aussi, on mange aussi, par rapport aussi à son âge » (Florence, 44 ans, policière, 04.11.2020). Toutefois, poursuit cette enquêtée, étant un couple exogame, sa mère dans le souci de transmission des référents identitaires impose des mets traditionnels relevant de la culture de son époux afin de construire l’identité alimentaire de ses enfants :

« au niveau des repas par exemple, elle impose des mets traditionnels dans ma maison toutes les semaines. C’est vrai qu’avant, je disais qu’ils sont petits, ils vont manger ça quand ils seront grands. Elle dit non, ils doivent apprendre à manger les nourritures de chez eux. Il faut que les enfants mangent la nourriture qui vient de chez eux » (Florence, 44 ans, policière, 04.11.2020).

Cette participation du parent dans l’activité culinaire ressort des déclarations de Joseph, qui affirme que : « j’assistais maman à la cuisine et le choix du repas se passait entre maman et sa belle-fille » (Joseph, 31 ans, maître d’éducation physique et sportive, 09.01.2021). Dans d’autres couples, le parent n’intervient pas de manière directe dans le choix du menu bien qu’il soit d’un soutien important dans les activités domestiques. Sa présence est néanmoins prise en compte dans ce choix afin de satisfaire à ses besoins :

« ma belle-mère s’impliquait, elle m’aidait beaucoup dans les travaux domestiques. En ce qui concerne les menus alimentaires, elle ne choisissait pas, c’est moi qui choisissais les repas à préparer, mais en tenant compte de ce qu’il y a, les repas qu’elle ne mange pas, les repas qui la dérangent au regard de sont état de santé parfois fragile. J’étais donc obligée de m’arranger à lui préparer autre chose lorsque je fais ces repas. Donc elle ne m’imposait rien. Je pouvais juste lui demander "maman je fais tel repas, je te fais telle chose ?"  Si elle veut, elle va me dire "je veux manger ça" » (Louise, 48 ans, policière, 19.11.2020).

En ce qui concerne l’éducation et l’encadrement des enfants, elle se fait de manière conjointe au sein de certains couples. La mère d’une manière ou d’une autre intervient dans le processus de socialisation et impacte positivement ou négativement l’éducation des enfants selon l’appréciation qu’en fait le couple. Florence qui a sollicité la venue de sa mère dans son ménage pour qu’elle s’occupe de sa petite fille âgée d’un mois et demi nous présente son apport dans l’encadrement de ses enfants :

« le fait qu’elle soit là apporte un grand coup de pouce dans mon foyer parce que l’enfant a grandi certes, mais en tant qu’institutrice à la retraite, elle contribue aussi à l’évolution scolaire des enfants à la maison, compte tenu du fait qu’elle les a trouvés quand ils étaient au primaire. Elle a vraiment beaucoup apporté de l’aide aux enfants » (Florence, 44 ans, policière, 04.11.2020).

Toutefois, l’enquêtée estime que l’encadrement que sa mère apporte aux enfants comporte des travers. L’amour d’une grand-mère peut constituer un handicap dans le futur pour ses petits-fils :

« bon au niveau de la scolarité avec les enfants, je la laisse souvent avec des pincements de cœur parce que j’ai souvent l’impression qu’elle veut les chérir plus et cet amour risque de leur porter préjudice demain donc, par rapport à d’autres comportements à la maison, je la laisse aussi toujours faire. Je sais qu’elle est maman, elle est formatrice, elle sait ce qui est bien et ce qui est mauvais pour l’enfant. Je suis même parfois derrière à observer, laisser infliger parfois certaines punitions à la maison » (Florence, 44 ans, policière, 04.11.2020).

Au sein des couples exogames, la différence de cultures met en exergue l’implication du parent dans la construction de l’identité des enfants, tant sur le plan alimentaire comme cela s’est observé avec l’enquêtée Florence ci-dessus, que linguistique. Dans de tels contextes, on constate que la mère s’investit, parfois plus que le couple qui est le principal concerné, à construire l’identité des enfants. L’enquêtée Claire nous en fait une illustration :

« elle s’investit dans l’identité à transmettre aux enfants. Moi étant de la Menoua à l’Ouest-Cameroun, et lui de Mokolo dans l’Extrême-Nord, chez nous par exemple, nous avons notre langue maternelle qui est le yemba ; elle voudrait que les enfants s’expriment en langue maternelle. Donc du coup elle essaie de faire comprendre au père qu’il faut que de temps en temps, on les envoie au village pour qu’ils s’imprègnent. Et elle aussi de temps en temps elle essaie de leur parler en langue. En ce qui concerne la langue de leur père, ils essaient de comprendre d’abord. De temps en temps, il leur dit va me faire ceci en langue. Il essaie de faire en sorte qu’ils captent certains mots. Avec le temps ils prennent goût. De temps en temps ils disent "papa on dit ceci comment en patois ?"  Ma mère leur apprend à parler en sa propre langue » (Claire, 31 ans, ménagère, 28.12.2020).

La présence de la mère et son implication dans l’éducation des enfants deviennent parfois négatives et constituent une entrave à la cohésion familiale. Certaines mères du fait de leur proximité avec les enfants profitent de l’absence des conjoints pour leur inculquer des manières d’être et de faire qui sont contraires aux valeurs prônées par le couple. Le couple de Louise qui vit dans une famille recomposée et qui, de commun accord avec son conjoint, ont sollicité les services de sa belle-mère pour s’occuper de leur petite fille, est révélateur de cette situation. Le résultat de l’interférence de la mère du conjoint dans l’éducation de l’enfant est défavorablement apprécié par le couple, et en constitue le côté négatif de cette cohabitation parentale :

« elle interférait surtout dans l’éducation des enfants parce que, je peux dire que l’impact négatif de sa présence, c’est que l’enfant qu’elle a gardé a eu une éducation difficile au point où aujourd’hui on continue à combattre cette éducation-là. Elle a tellement influencé négativement l’éducation de l’enfant. Au départ, elle a voulu me protéger, comme elle disait, au point où quand l’enfant a atteint un certain âge, elle a exigé de dormir dans la même chambre avec elle. Mais après on a vu des caractères, certains comportements de l’enfant… L’enfant était tellement possessive, un caractère tellement dur que même le père, même son fils a fait le constat : "Louise, tu ne remarques pas que l’enfant est devenue tellement un genre ? Son caractère est très différent, elle est très différente. Maman est en train d’inculquer des choses à l’enfant qui ne me plaisent pas". Et on a donc tout fait pour sortir l’enfant de sa chambre. Jusque-là, l’enfant a aujourd’hui quinze ans, mais on n’a pas encore réussi à supprimer ce caractère-là. Elle est tellement possessive, elle ne tolère pas la présence des autres, sa grand-mère lui a toujours dit qu’elle est chez elle et que les autres sont des étrangers et par conséquent ne doivent pas venir l’étouffer » (Louise, 48 ans, policière, 19.11.2020).

De plus, la convivialité familiale en situation de cohabitation s’observe dans l’occupation de l’espace domestique par les membres de la maisonnée et des solidarités intergénérationnelles. La gestion de l’espace est une problématique importante au sein du couple qui accueille chez soi un parent, car la préservation de l’intimité du couple fait qu’il y a des espaces communs et ceux qui se veulent privés (Spira, 2011). Le caractère privé de certains espaces est diversement perçu par le couple selon la culture, le temps ou les circonstances qui peuvent donner accès ou non au parent co-résidant. En effet, le rapport aux espaces communs ou privés est tributaire de la nature de la solidarité intergénérationnelle, surtout celle liée à sa composante affective ou émotionnelle, en l’occurrence le volet de la relation amicale entre le parent et les conjoints ou l’un d’eux.

Plusieurs conjoints entretiennent ces relations au sein de leurs couples avec l’ascendante co-résidente, les uns de manière très prononcée et les autres avec un peu moins d’entrain, du fait de leur attitude réservée :

« entre ma mère et moi ce n’est plus une relation de mère à fille, nous sommes comme des sœurs, parce que nous échangeons beaucoup de choses. C’est-à-dire notre famille, l’ancien foyer de ma mère, il y a des choses qu’elle me raconte, et puis essayer de comparer aussi avec le mien, des lieux de désaccord, donc c’est tellement amical. Mon mari, quant à lui, est très réservé, mais je remarque qu’il est de temps en temps ouvert avec elle et ils ont tendance à blaguer et à essayer de se taquiner et puis… je trouve que les deux s’entendent bien » (Florence, 44 ans, policière, 04.11.2020).

Contrairement au conjoint de Florence qui a un caractère réservé vis-à-vis de sa belle-mère, d’autres manifestent une proximité plus prononcée avec les leurs. La relation qu’entretient l’époux de Claire avec sa mère est clairement spécifiée dans ses propos : « ils sont très proches et très complices. Ils sont comme mère et fils. Il échange beaucoup avec elle. Quand il y a problème entre nous, il préfère se rapprocher d’elle, c’est son conseil en fait, il préfère se rapprocher d’elle pour avoir son point de vue qui l’aidera à prendre des décisions » (Claire, 31 ans, ménagère, 28.12.2020).

En ce qui concerne l’occupation de l’espace, la mère aussi bien que les autres membres de la famille a accès à toutes les pièces de la maison – à quelques exceptions près dans certains cas. Cette quasi-liberté de la mère montre son intégration dans ce foyer et son appropriation de l’espace comme son univers. Elle agit sur cet espace à travers sa liberté d’y circuler et le rangement :

« ma mère est à l’aise chez moi, elle est plus épanouie. Et à la maison, je ne la traite pas comme baby sister. Elle se sent chez elle, elle est libre d’ouvrir portes à gauche, à droite, sauf ma chambre dans laquelle elle n’entre pas, parce que notre culture ne permet pas à la belle-mère d’entrer dans la chambre de sa fille, ou de son beau-fils, sauf si elle y a été envoyée ou appelée. Elle n’entre pas dans notre chambre. Je pense que ça ne la gêne pas de vaquer à ses occupations dans toutes les autres pièces de la maison, elle est libre, ses mouvements ne sont pas restreints » (Florence, 44 ans, policière, 04.11.2020).

Cet extrait montre à la fois la liberté de la mère à se mouvoir dans le domicile conjugal de sa fille et les limites de son action dans la maison. Sauf dans des situations marginales, la mère de la conjointe n’a pas le droit d’entrer dans la chambre conjugale sans son invitation. Il faut relever que dans d’autres contextes, la belle-mère/mère de manière tacite se fixe comme limite de ne pas pénétrer dans la chambre conjugale du couple, par respect à leur intimité. D’autres conjointes permettent l’accès de leurs mères dans leurs chambres en l’absence du conjoint :

« elle ne peut pas entrer dans ma chambre conjugale n’importe comment. Même si elle y a accès, elle doit se rassurer que mon conjoint n’est pas là. Elle peut soit étant au salon m’appeler me dire "j’aimerais te parler", soit si je lui demande de venir dans la chambre sachant que c’est ma belle-mère malgré le fait que je sois avec mon mari, qu’elle frappe à la porte avant d’entrer » (Charline, 35 ans, enseignante, 22.01.2021).

Nous pouvons observer que cette convivialité familiale limite l’action individuelle du couple qui bien qu’étant chez soi est tenu, par bienséance, à s’adapter et à modifier son comportement intime. Cet obstacle que constitue la présence parentale pousse les conjoints à se repositionner dans la chambre conjugale, considérée comme lieu de manifestation de leur intimité.

L’appropriation de la chambre conjugale comme lieu de prédilection de l’intimité

En situation de cohabitation intergénérationnelle, les couples de notre étude ont adopté l’option de la prudence, de la discrétion et du respect vis-à-vis de la mère présente, caractérisée par la modification du comportement des conjoints par rapport à leur intimité. Du coup, tous les endroits du domicile où les conjoints avaient l’habitude de manifester leurs attentions sensuelles se trouvent abandonnés du fait de leur accessibilité et de leur appropriation par la mère. On assiste ainsi à une réclusion du couple dans une autre pièce de la maison. La chambre devient de facto le sanctuaire de l’intimité du couple et pour certains, un espace inviolable qui ne saurait être dévoyé par l’intrusion de la mère.

De manière globale, la quasi-totalité des couples de cette étude ne considère pas la cohabitation avec la mère de l’un des conjoints comme une entrave à la vie intime. Ils ont simplement opté pour un ajustement de leurs comportements quand le parent est là pour un long séjour ou pour l’abstention lorsque son séjour est court. Pour certains couples, compte tenu de la présence des autres membres de la famille, ils se retirent dans leurs chambres pour discuter de leurs affaires conjugales intimes :

« nous circonscrivons notre espace d’intimité à notre chambre. La maison étant nombreuse, et puis nous sommes un couple différent des autres couples, nous sommes une famille recomposée, ça fait que pour ne pas créer des frustrations entre les enfants et pour éviter l’immixtion de la belle-mère, nous devons dire ou faire certaines choses en intimité » (Louise, 48 ans, policière, 19.11.2020).

Sur le plan sensuel, la chambre devient l’espace privilégié d’expression des comportements intimes dès lors que le couple cohabite avec des tiers :

« avant l’arrivée de maman, j’ai vécu avec Monsieur toute seule, et pendant qu’on était seul, on considérait notre maison comme notre espace d’intimité, il n’y avait pas un endroit réservé pour parler de ci ou de ça, ou bien vouloir procéder à des attouchements si on peut appeler ça comme ça. Avant que maman et les enfants n’arrivent, nous étions totalement libres. Maintenant c’est tellement restreint au point où nous utilisons seulement notre chambre quand nous voulons le manifester ou bien lorsque nous sommes seuls, c’est-à-dire lorsque tout le monde part : enfants, maman en voyage, peut-être nous pouvons manifester nos sentiments dans ce sens-là » (Florence, 44 ans, policière, 04.11.2020).

Certains couples estiment que bien que la présence parentale ne soit pas un problème, ils se sentent plus épanouis dans leur vie intime dans la chambre conjugale, car dans ce lieu, ils sont à l’abri des regards indiscrets. Le couple de Claire a réservé l’expression de son intimité – notamment le rapport au corps et la sexualité – dans le secret de sa chambre durant le séjour de la mère/belle-mère au domicile conjugal. Pour cette enquêtée, du fait de la présence de sa mère à la maison et pour la marque de respect qui lui est due, les attentions intimes au salon sont strictement orales, et par pudeur, son conjoint et elle ont convenu de manifester leurs attitudes amoureuses physiques dans le confort et la discrétion de leur chambre conjugale où le parent n’a pas accès. Elle se sent plus épanouie dans ce cadre, au regard de son caractère très discret comparativement à son conjoint qui est très expressif, que ce soit en présence ou en l’absence de sa mère. Par conséquent, Claire préfère sa chambre où elle peut s’exprimer sans aucune gêne, à l’abri d’une éventuelle surprise :

« puisqu’elle n’y a pas accès, on peut faire n’importe quoi là-bas sans la gêner, sans être exposé. Dans la chambre tu peux… même si c’est comment elle ne peut pas entrer. Même si elle a quelque chose à te dire, elle va se placer au couloir elle va appeler, je vais sortir et elle va me dire ce qu’elle a à me dire. Au finish, je dirai que la présence de ma mère par rapport à notre intimité conjugale nous amène à nous ajuster. Moi je m’ajuste (rire). Moi je m’ajuste et du coup, tous les deux on s’ajuste » (Claire, 31 ans, ménagère, 28.12.2020).

Par contre, la chambre n’offre pas toujours toute la discrétion requise au regard de l’absence d’insonorisation qui laisse échapper des bruits. Cette situation est susceptible d’incommoder le parent resté au salon ou les enfants. Tel est le point de vue de Patrick, qui relève qu’à cet inconvénient s’ajoute le fait que l’appartement dans lequel vit sa famille a des douches communes et la chambre conjugale est située à proximité du salon. Cette architecture constitue une limite à l’expression de leur intimité. Pour ne pas incommoder la mère/belle-mère, le couple préfère sacrifier son intimité, parce qu’il estime court le séjour du parent au domicile conjugal. Dans l’optique de la préserver dans le futur, cet enquêté entend construire son domicile familial en prenant en compte tous ces éléments :

« dans notre maison à nous que nous allons construire, nous avons prévu les toilettes dans la chambre. Ça veut dire que nous pouvons jouer là-bas et avec des portes, nous avons pris des dispositions d’insonorisation et tout ça. Nous pouvons jouer comme nous voulons là-bas, on sait qu’en rien ça ne va jamais incommoder les gens qui sont dans la maison, les enfants en premier. Donc pour moi, il y a vraiment une grosse différence entre quand vous êtes en location où vous faites avec ce que vous avez et quand vous êtes chez vous où vous créez votre petit coin de paradis » (Patrick, 43 ans, enseignant, 28.12.2020).

Ce souci de préservation de l’intimité conjugale qui s’observe chez nos enquêtés montre à suffisance la place qu’ils accordent à leur intimité et l’intérêt pour un couple à s’individualiser dans un espace qui lui est propre et singulier. Dans cette perspective, plusieurs couples en situation de cohabitation parentale ou avec des tiers auxquels on peut associer les enfants se retirent dans leurs chambres conjugales, bien que l’accès à leur chambre n’est pas interdit aux autres membres de la maisonnée :

« puisque la maison était envahie, je sentais que je n’avais pas d’espace pour moi. Notre seul espace que nous pouvions considérer comme nôtre était notre chambre. Puisque même dans notre chambre les gens entrent et sortent. Donc on se dit que puisqu’il n’y a pas autre place ici, on se contente de ça. Donc ça fait que quand nous rentrons du travail, on est tous dans la chambre quand on a déjà tout fait » (Louise, 48 ans, policière, 19.11.2020).

In fine, la chambre devient pour les couples en situation de cohabitation intergénérationnelle l’espace privilégié d’expression et du vécu de l’intimité conjugale au détriment des autres pièces de la maison. En tant qu’espace à l’accès limité qui est respecté par autrui comme tel, elle n’est pas codée au même titre qu’un espace collectif « ouvert à tous » (Berthou, 2012) et permet au couple de s’individualiser.

Conclusion

Cette réflexion avait pour objectif d’analyser comment les couples cohabitant chez eux avec la mère de l’un des conjoints vivent leur intimité. Plus concrètement, il s’est agi d’expliciter la notion du chez-soi à partir de la gestion de l’intimité en contexte urbain camerounais. De cette réflexion, il ressort que le chez-soi, considéré dans le cadre de la présente étude comme le domicile, est dans une certaine mesure un lieu d’individualisation du couple. En effet, l’indépendance résidentielle du couple émancipe les conjoints du lien familial et participe subséquemment de la fabrication d’un « couple individualisé », libre de ses mouvements et maître de ses décisions dans son cadre de vie familiale et conjugale. Ceci implique la liberté du couple de jouir de son intimité dans toute sa diversité. Cependant, tiraillé entre sa quête d’autonomie et les contraintes de solidarité intergénérationnelle qui aboutissent généralement à la cohabitation avec un ascendant, le couple chez soi s’accommode de la présence de la mère ou des collatéraux. En situation de cohabitation intergénérationnelle, la présence de la mère au sein du ménage entraîne une modification du comportement intime des conjoints qui, par bienséance, sont désormais tenus d’ajuster leurs comportements intimes ou de s’abstenir pendant son séjour dans leur domicile. Toute chose qui constitue une limite au processus d’individualisation du couple et partant, à une autonomie relative. La présence de la mère de l’un des conjoints est aussi bénéfique pour le couple à plus d’un titre. Elle participe activement dans les travaux domestiques, à l’encadrement des enfants qui sont ses petits-enfants et à la résolution des conflits conjugaux. Ce soutien parental « hors marché » est la contrepartie de l’assistance du couple à l’endroit de la mère cohabitante.

Au regard des enjeux que revêt la cohabitation et des sociabilités qui se développent au sein des ménages, les autres membres corésidants de la famille – les enfants, les collatéraux et enfin la mère de l’un des conjoints pour le cas qui nous concerne – s’approprient l’espace domestique du couple. Cette action de s’attribuer le cadre de vie conjugale est la matérialisation de ce que nous avons convenu d’appeler le « chez-soi familial », dans la perspective où l’on se considère chez soi, que ce soit chez ses parents ou chez ses enfants.

Dans l’optique de préserver son intimité conjugale qui lui est chère, le couple procède à une reterritorialisation de son espace d’intimité, en le transférant au niveau de la chambre conjugale. Ce mouvement participe de la (re)construction de l’intimité conjugale, comme l’a démontré Berthou (2012) dans ses travaux. Bien que cet espace soit souvent fréquenté par le parent dans certains couples, la chambre constitue le sanctuaire affectif et de prises de décisions conjugales. Mettant le couple à l’abri des regards et oreilles indiscrets, certaines précautions demeurent à prendre pour ne pas incommoder les autres corésidants. En somme, la cohabitation apparaît comme une limite à la vie intime du couple et s’inscrit dans une dynamique de (re)construction permanente de son intimité, puisqu’il faut toujours prendre en compte la présence d’un tiers.

Analyser le chez-soi en référence à la gestion de l’intimité conjugale nous a permis d’appréhender dans une perspective intergénérationnelle d’autres dynamiques sociales autour de l’institution conjugale et familiale, notamment les interactions entre la famille conjugale et la mère de l’un des conjoints. Cette étude a montré que le chez-soi matérialisé par le domicile est un espace davantage familial qui intègre des autruis que la famille nucléaire. Par conséquent, cet environnement semble constituer une entrave à l’intimité du couple et partant, une limite à son individualisation. Cette perception serait-elle différente si le couple accueillant était plus âgé (55 ans et plus), dans la mesure où certaines composantes de l’intimité – notamment la sexualité – pourraient ne plus être primordiales pour certains conjoints ? La manière de cohabiter peut-elle varier selon la religion ou l’ethnie des conjoints ? La gestion de l’intimité conjugale chez soi en présence d’un tiers diffère-t-elle selon la religion ou l’ethnie des conjoints ?