Article body

Introduction

L’accès aux soins périnataux et les mesures à destination des travailleuses enceintes font partie des « droits reproductifs »[1]. Ce terme, qui s’est diffusé au niveau des organisations internationales (ONU, OMS) et des associations de femmes ou de patientes, représente l’imbrication d’enjeux de santé, de la promotion de l’égalité femmes/hommes et d’un objectif d’amélioration des conditions de vie des femmes (El Kotni et Singer, 2019). En France[2], l’accès aux soins pour les femmes enceintes[3] est encadré par la loi et il est garanti par le système de protection sociale : les soins sont, pour une large part, remboursés ou pris en charge par la branche maladie de la sécurité sociale[4]. Le droit français comprend par ailleurs des dispositions spécifiques dites protectrices à destination des travailleuses enceintes et ayant récemment accouché.

Le « gouvernement des grossesses », dans les termes de l’historien F. Cahen, est le fruit d’une histoire longue et conflictuelle, depuis la fin du XIXe siècle, à la croisée des revendications féministes et syndicales, des mobilisations natalistes et familialistes, des résistances des milieux patronaux, des politiques de santé publique et des évolutions technologiques (Cahen, 2014 ; Cova, 1997 ; Thébaud, 1986 ; 2013). Les soins, congés et allocations à destination des femmes enceintes prennent racine dans les politiques natalistes qui visaient à assurer une population nombreuse et en bonne santé. La santé des femmes était, dans cette perspective, un moyen pour arriver à une fin, « faire naître », et non un objectif en soi (Carol, 1996 ; Jenson et Bergeron, 1999). Les dispositions concernant le travail rémunéré des femmes enceintes ou ayant récemment accouché, d’abord conçues pour les femmes les plus pauvres au début du XXe siècle, ont été généralisées à toutes les salariées à la faveur de la mise en place de la Sécurité sociale en 1945. Elles participent aujourd’hui des dispositions antidiscriminatoires (interdiction d’interroger une femme sur une éventuelle grossesse pendant un entretien d’embauche, interdiction de licencier ou muter sans son accord une salariée enceinte, etc.).

Les travaux en sciences sociales se sont largement penchés sur l’histoire et les effets de la médicalisation de la grossesse et surtout de l’accouchement (voir par exemple Akrich et Pasveer, 1996 ; Knibiehler, 2016 ; Oakley, 1980). Dans cette perspective, ce sont principalement les interventions médicales et techniques sur les corps des femmes qui ont retenu l’attention, l’accouchement étant au cœur des analyses et des débats. Or il est tout aussi crucial d’interroger le quotidien de la grossesse, et d’appréhender l’encadrement de la reproduction, c’est-à-dire l’ensemble des normes et des dispositifs qui dépassent l’interaction directe entre des professionnel.le.s de santé et des patientes. Les travaux récents de S. Han (sur les États-Unis) et E. Imaz (sur l’Espagne) se sont concentrés sur la grossesse en l’abordant comme une période de transformation statutaire et de socialisation à la maternité (Han, 2013 ; Imaz, 2010). Pour ma part, je propose de considérer la grossesse comme du travail, un travail à la fois physique, cognitif et émotionnel (Mathieu et Ruault, 2017), dans la lignée des travaux d’A.-M. Devreux sur la « double production » des femmes enceintes en emploi (Devreux, 1988), de ceux de P. Tabet sur le travail de la reproduction (Tabet, 1998) et de N.-C. Mathieu sur la dénaturalisation de la maternité (Mathieu, 2013). Appréhender la grossesse sous l’angle du travail permet de mettre en lumière l’importance des tâches réalisées par les femmes enceintes, en termes de temps, d’énergie et de charge mentale. Il s’agit de montrer que la grossesse est genrée dans la mesure où elle s’inscrit dans la division sexuée du travail (Kergoat, 2012) : l’organisation sociale de la procréation assigne des tâches, des responsabilités et des ressources différenciées et hiérarchisées entre les hommes et les femmes.

Cet article interroge plus précisément l’encadrement du temps de la grossesse et les tensions entre différentes temporalités. Temporalités et pouvoir sont intimement liés : les institutions disciplinent et transforment les individus par le contrôle du temps, la position des individus dans les rapports sociaux de domination va de pair avec une prise inégale sur le temps (Darmon et al., 2019). L’encadrement des grossesses assigne les femmes enceintes à des responsabilités supplémentaires au nom de la « protection » du fœtus qui viennent s’ajouter au travail domestique et, pour nombre d’entre elles, au travail rémunéré. Constitue-t-il alors un droit des femmes (accès aux soins, droit au travail rémunéré) ou un devoir des mères (obligation de soins, de repos) ? Devoirs des travailleuses et droits des femmes enceintes sont-ils compatibles ? Toutes les femmes bénéficient-elles de la même manière des mesures spécifiques à la grossesse ?

Après une présentation du contexte français en termes d’encadrement légal et médical des grossesses, nous nous pencherons sur la mise en disponibilité des femmes enceintes au nom de la surveillance sanitaire. Nous verrons ensuite que l’articulation entre responsabilités sanitaires et responsabilités professionnelles est asymétrique et que les difficultés rencontrées par les salariées enceintes révèlent l’illégitimité des grossesses en milieu de travail rémunéré.

Méthodologie : une enquête qualitative en Île-de-France

Cet article s’appuie sur une recherche principalement qualitative menée en Île-de-France entre 2014 et 2017. L’enquête de terrain a combiné des observations dans deux maternités hospitalières de grande taille (environ 3 000 accouchements par an) et des entretiens. La première maternité, rebaptisée maternité Tarnier, est située en banlieue parisienne et a été observée lors d’une phase exploratoire de l’étude. Cette maternité reçoit une patientèle mixte socialement du fait de son implantation entre des communes populaires de la banlieue nord et des communes aisées de la banlieue ouest. J’y ai observé des consultations d’inscription avec une sage-femme et des cours de préparation à la naissance. La seconde maternité, rebaptisée maternité Mauriceau, est localisée à Paris et a constitué le terrain principal de l’enquête. Elle accueille une part importante de femmes précaires et de femmes migrantes, notamment des femmes originaires d’Afrique (Maghreb, Afrique de l’Ouest) et d’Asie (Chine, Asie du Sud[5]). J’y ai observé différentes étapes de la prise en charge : accueil, inscription ou prise de rendez-vous avec une infirmière ou une aide-soignante, consultation avec une sage-femme ou une obstétricienne, consultation avec un diététicien et une diététicienne, cours de préparation à la naissance avec une sage-femme, réunion d’information sur le diabète avec un diététicien. Je n’ai rencontré que des professionnelles femmes à l’exception d’un diététicien, aussi je parlerai par la suite des sages-femmes, obstétriciennes, aides-soignantes et infirmières exclusivement au féminin. Les équipes des maternités comportaient quelques hommes, notamment sages-femmes et obstétriciens, mais je ne les ai pas rencontrés au cours de mon enquête.

En parallèle des observations en maternités, trente femmes ont été interrogées au cours de leur grossesse, un tiers d’entre elles à plusieurs reprises. La plupart ont été sollicitées lors de leur inscription ou d’une consultation dans l’une des deux maternités observées, les autres ont été contactées par interconnaissance[6]. Ces femmes étaient toutes, ou avaient été, en couple avec un homme, la grande majorité (vingt-sept) vivait avec leur compagnon au moment de la grossesse ; deux étaient célibataires à la suite du départ de leur ex-conjoint pendant la grossesse, une était en couple avec un homme récemment incarcéré. Les profils et les trajectoires de ces femmes sont variés, à la fois en termes d’origine et de position sociales, de niveau de diplôme, de revenu, d’expérience migratoire, d’âge ou encore de nombre d’enfants. Vingt-deux étaient en emploi pendant leur grossesse, toutes en tant que salariées, mais avec des statuts divers (fonctionnaire, contrat à durée indéterminée, contrat à durée déterminée, intérim) et dans différents secteurs (privé, associatif, public). Plus de la moitié des femmes interrogées occupent des postes intermédiaires (psychomotricienne, éducatrice spécialisée, etc.) ou d’employée (femme de ménage, animatrice périscolaire, esthéticienne, etc.), les autres exercent des fonctions de cadres (journaliste, chercheuse, responsable d’études dans une agence de sondage, etc.)[7].

J’ai pu recueillir de nombreuses informations sur les femmes enceintes rencontrées en entretien (prénom, âge, profession, profession du conjoint, etc.), mais je ne dispose pas systématiquement des mêmes éléments pour les patientes observées, du fait de la situation d’enquête. Dans les extraits d’entretien ou d’observation cités plus loin, les caractéristiques des personnes sont indiquées quand elles sont connues.

Le contexte français : un parcours médical intensif, des dispositions dites protectrices pour les salariées

L’encadrement des grossesses en France est inscrit à la fois dans la loi, dans le fonctionnement de la Sécurité sociale et dans les pratiques médicales. Le suivi médical de grossesse a un caractère en théorie contraignant : une déclaration de grossesse et sept consultations prénatales, assorties d’examens de dépistage, sont obligatoires en droit[8] ; elles sont prises en charge par l’assurance maladie[9]. Le versement d’allocations de naissance et familiales est conditionné à la réalisation de ces consultations, mais au cours de mon enquête de terrain je n’ai jamais eu connaissance de sanctions effectives à l’encontre des femmes qui n’auraient pas réalisé tout ou partie de la surveillance prénatale. S’ajoute à ce parcours de soin obligatoire un ensemble d’examens et de consultations largement pratiquées et formalisées dans les recommandations de la Haute autorité de santé (HAS), à l’instar des échographies trimestrielles. Sept séances facultatives de préparation à la naissance et à la parentalité sont prises en charge par l’assurance maladie, ainsi que certains dépistages comme celui des trisomies (voir le tableau ci-dessous). Selon la situation particulière de chaque femme, des examens et des consultations supplémentaires peuvent être réalisés.

Tableau 1

Le parcours de soins prénatal en France : soins obligatoires et soins courants

Le parcours de soins prénatal en France : soins obligatoires et soins courants

* pris en charge par l’assurance maladie

-> See the list of tables

L’encadrement légal des soins est imbriqué aux dispositions du droit du travail. Je ne détaille ici que les mesures concernant les travailleuses salariées, car c’est le statut d’emploi des femmes interrogées dans le cadre de mon enquête. Les informatrices rencontrées étaient ou ont été (pour celles qui ont subi une rupture pendant la grossesse) en couple avec un homme, c’est pourquoi je mentionnerai par la suite les conjoints ou les pères, bien qu’une partie des dispositions s’appliquent en théorie aux conjointes et mères dans le cas des couples de même sexe — en pratique ces couples font face à de multiples difficultés. La déclaration de la grossesse auprès de l’organisme employeur, signée par un ou une médecin ou sage-femme, n’est pas obligatoire, mais permet aux salariées de faire valoir certains droits : droit de s’absenter pour réaliser les consultations obligatoires (celles-ci sont considérées comme du temps de travail effectif), droit à un aménagement du poste et des horaires de travail (notamment protection contre l’exposition à des substances ou des radiations nocives, obligation d’affecter les salariées à un travail de jour si elles ou leur médecin en font la demande), protection contre le licenciement pendant la période de congé pré et postnatal, dit congé maternité[10]. Celui-ci est fixé à six semaines avant la date prévue d’accouchement (établie par la déclaration de grossesse) jusqu’à dix semaines après la date d’accouchement, pour une première ou seconde naissance[11]. Des mesures similaires concernent les conjoints des femmes enceintes : ceux-ci bénéficient d’un droit d’absence pour trois consultations prénatales et d’un congé second parent rémunéré[12] ; le géniteur peut se voir prescrire des consultations et examens médicaux si un.e professionnel.le de santé le juge nécessaire, par exemple pour dépister une pathologie génétiquement transmissible. Dans mon enquête, ces mesures à destination des conjoints étaient très rarement connues par les femmes enceintes et par leur compagnon et elles étaient très peu mobilisées.

Médicalisation de la grossesse et dispositions du droit du travail sont interdépendantes : le droit rend les salariées disponibles pour la fréquentation des professionnel.le.s de santé, qui établissent les documents permettant aux femmes enceintes de faire valoir leurs droits auprès de leur organisme employeur ainsi que des caisses de la sécurité sociale. Notons qu’en France, une très grande majorité des femmes enceintes sont en emploi : 70 % d’après l’enquête nationale périnatale de 2016, dont près de 80 % à temps plein (Inserm-Drees, 2017). La médicalisation de la grossesse et de l’accouchement, c’est-à-dire leur définition comme des phénomènes relevant d’une interprétation médicale et leur traitement par des professionnel.le.s et des institutions spécialisées (Conrad, 1992), est très largement effective en France. D’après l’Enquête périnatale de 2010, 45 % des femmes ont suivi dix consultations prénatales ou plus, près de 70 % des femmes ont réalisé quatre échographies ou plus : le parcours de soins obligatoire est donc souvent dépassé (Drees, 2011). Plus de 98 % des naissances ont lieu à l’hôpital ou en clinique, et le suivi de grossesse est en partie (pour deux femmes sur trois) ou totalement (pour une femme sur trois) fait à l’hôpital ou en clinique[13]. L’accès aux soins est garanti par des mesures permettant aux femmes sans revenu ou sans titre de séjour de bénéficier d’un suivi de grossesse, ainsi que par à des arrangements informels au sein des structures de soin. On constate toutefois des traitements différenciés défavorables aux femmes migrantes, à celles qui sont perçues comme « africaines » ou encore comme « roms » par les professionnel.le.s de santé (Prud’Homme, 2016 ; Sauvegrain, 2012 ; Virole, 2018).

Au nom de la santé : la mise en disponibilité des femmes enceintes

La médicalisation de la grossesse implique une fréquentation intensive des professionnel.le.s et des structures de santé. L’encadrement médical des grossesses s’appuie sur et construit une disponibilité des femmes, disponibilité qui est à la fois temporelle, corporelle et subjective. Temporelle du fait d’un parcours de soins standardisé et intensif ; corporelle par la soumission à de multiples observations et interventions sur le corps (touchers vaginaux, pesées, prises de sang, etc.) ; et subjective par les injonctions intériorisées, bien qu’inégalement, par les femmes enceintes de surveiller leur état physique (sommeil, alimentation, activités, etc.) au nom de la santé, voire du bien-être du fœtus. Nous verrons d’une part que cette norme de disponibilité est plus ou moins contraignante selon les caractéristiques de classe et de race (ici appréhendées par la migration) des femmes, et d’autre part qu’elle entre en tension avec l’assignation des femmes au travail domestique (ménager et parental).

Un parcours de soins inégalement contraignant

En début de grossesse, l’inscription en maternité doit être réalisée rapidement pour s’assurer d’avoir « une place[14] ». Le parcours de soins pendant la grossesse est standardisé et son déroulement est fixé de manière précise, qu’il s’agisse d’un suivi en cabinet libéral, en maison de santé ou à l’hôpital. Les documents distribués aux patientes des maternités observées (livret maternité, brochures) accordent une place de choix au rappel des diverses échéances. Les échographies en particulier doivent être réalisées à des périodes spécifiques. En consultation ou lors de l’inscription à la maternité, les professionnelles insistent sur le respect de ce calendrier.

Consultation d’inscription, maternité Tarnier :

« La sage-femme s’adresse à la patiente : “Je vous fais l’ordonnance pour l’échographie. Il faut que vous la fassiez précisément entre [elle regarde la roulette[15]] le 1er avril et [elle regarde à nouveau la roulette] et le 20 avril, idéalement entre les deux, pas trop près du 1er, pas trop près du 20, idéalement le 10 avril”. »

Dans cet extrait d’observation, la date idéale de réalisation de l’échographie est désignée par la sage-femme en calculant la moyenne arithmétique entre les deux bornes : d’une période de trois semaines, le moment prescrit pour cet examen est symboliquement réduit à un seul jour. Les appréciations de la « meilleure » date de réalisation de l’échographie varient d’une professionnelle à l’autre : la sage-femme citée plus haut préconise le centre du segment temporel, tandis qu’une infirmière chargée des inscriptions à la maternité Mauriceau favorise la fin de la période prescrite, la réduisant d’autant [16].

Le bon déroulement du parcours de soins repose sur le travail de patiente (Herzlich et Pierret, 1985 ; Strauss et al., 1982) mis en oeuvre par les femmes enceintes elles-mêmes : anticipation et organisation des rendez-vous, acculturations aux normes hospitalières, transmission des informations entre intervenant.e.s, conservation des documents, etc. Lucie Morot, interrogée en début de grossesse (2e mois) alors qu’elle attend son premier enfant, découvre ce parcours de soins complexe assorti d’une multitude d’injonctions sanitaires et de démarches administratives.

« Lucie Morot : C’est quand même, tous les rendez-vous, tout ça, je veux dire, c’est… Faut être très vigilant, tous les mois, les rendez-vous, bon après ce qui est quand même génial, en France, c’est que du coup on s’inscrit, tous les mois on a des rendez-vous, on a quand même un service public encore qui fonctionne. »

Cette travailleuse sociale[17], engagée syndicalement, valorise l’organisation publique des soins prénataux, ce qui ne l’empêche pas de pointer la multiplicité des rendez-vous qui alourdit la charge mentale du travail de patiente.

Du côté des hommes, leur présence dans le parcours de soins est à la fois facultative et récréative, au sens où elle est essentiellement attendue pendant les échographies dont le caractère d’examen de dépistage passe au second plan : elles apparaissent comme des moments émouvants de « rencontre » entre des (futurs) parents et un.e (futur.e) enfant (voir à cet égard Draper, 2002). J’ai observé de nombreux hommes dans la salle d’attente des consultations à la maternité Mauriceau. Les entretiens réalisés montrent que cette présence des hommes est conditionnée au fait que les examens n’empiètent pas sur leur temps professionnel. Le seul conjoint, parmi ceux des femmes interrogées, qui a fait valoir son droit à trois absences a réservé celles-ci pour les « échographies importantes[18] » (dans ses termes), assistant aux autres consultations lorsque celles-ci tombaient pendant ses jours de repos. Les conjoints des femmes rencontrées, qui souhaitent généralement assister aux échographies, prennent le plus souvent des congés pour ce faire. La planification temporelle est d’autant plus complexe pour les femmes qui doivent alors concilier leur propre emploi du temps, celui de leur conjoint, le calendrier de suivi de grossesse et les disponibilités des professionnel.le.s. Comme nous le verrons plus loin, une solution communément utilisée par les femmes enceintes consiste à réaliser les échographies sur des demi-journées ou des journées de congé, ce qui signifie soit une perte de temps libre, soit un empiètement sur des tâches ménagères ou parentales dont l’exécution doit alors être condensée.

Les ressources inégales des femmes en termes économiques et de connaissance de l’offre de soins induisent en outre des contraintes temporelles plus ou moins fortes. Celles qui réalisent leur suivi médical dans le secteur privé (consultation avec un médecin libéral, examens dans un laboratoire d’analyse privé) peuvent plus facilement déterminer les jours et heures de rendez-vous, tandis que le recours à l’hôpital ou à la Protection maternelle et infantile (PMI[19]) oblige à prendre les créneaux proposés, qui sont en semaine et en journée, et empiètent potentiellement sur les heures de travail des patientes. L’enquête nationale périnatale indique que la fréquentation des professionnel.le.s est différencié : le suivi de grossesse est assuré par un.e gynécologue libéral.e dans 52 % des cas quand au moins un des membres du couple est en emploi contre 30 % des cas quand aucun des membres du ménage n’est en emploi ; le suivi est effectué par une sage-femme en maternité publique pour 13 % des femmes dans la première configuration contre 25 % des femmes dans la seconde ; 7 % des femmes sans emploi vivant avec un.e conjoint.e sans emploi sont suivies en PMI contre 2 % des femmes en emploi ou vivant avec un.e conjoint.e en emploi (Inserm-Drees, 2017). Les consultations publiques à l’hôpital sont en théorie accessibles à toutes les personnes enceintes et elles sont prises en charge à 100 % par la Sécurité sociale. Pour les femmes les plus précaires et/ou migrantes sans titre de séjour, l’hôpital Mauriceau représente à la fois une ressource et une contrainte : ressource, car elles y sont reçues et soignées, contrainte dans la mesure où elles ne peuvent pas négocier les jours et heures des rendez-vous. Une des sages-femmes de la maternité Mauriceau m’explique que les consultant.e.s (sages-femmes ou médecins) proposent aux patientes qui n’ont pas de couverture sociale de réaliser leurs examens à l’hôpital, où elles bénéficient de la gratuité des soins. Ce filtrage officieux des patientes joue un double rôle d’accès aux soins et de contrôle social : il s’agit pour les professionnelles de s’assurer que ces femmes se soumettent bien aux examens prescrits[20].

La situation de Salia Diakité illustre l’ambivalence du recours à l’hôpital, entre contrainte et ressource (Virole, 2016). Cette femme malienne de 31 ans est arrivée en France dix ans auparavant pour se marier avec son fiancé, lui aussi malien, qui résidait déjà en région parisienne[21]. Pendant sa première grossesse, elle n’avait pas de titre de séjour et vivait à l’hôtel. La maternité Mauriceau était non seulement proche de son lieu de vie, mais elle était également une maternité où les femmes « sans-papiers » savaient qu’elles pourraient être soignées. Elle attend son quatrième enfant lorsque je la rencontre. La crainte de ne pas être aussi bien reçue dans d’autres institutions et le fait d’avoir déjà été suivie à Mauriceau pour des complications pendant sa première grossesse ont amené Salia Diakité à choisir ce même hôpital pour ses grossesses suivantes, quand bien même elle avait déménagé à plus d’une heure de transport.

« Salia Diakité : J’ai commencé à Mauriceau, j’ai dit maintenant je vais aller là-bas, même pour la troisième [grossesse] j’avais déménagé ici, je suis partie jusqu’à Mauriceau.

Elsa Boulet : D’accord, oui donc ça fait quand même pas mal de trajet.

Salia Siakité : Oui, c’est pas grave, […] moi j’aime pas du tout l’hôpital là [de secteur]. Parce que si tu vas sortir l’acte de naissance là-bas, ils demandent des papiers […] Pour l’instant je vais aller à Mauriceau. En même temps [comme] j’ai un problème de plaquette, même si je partais à l’autre hôpital, […] il faut envoyer mon dossier [médical]. »

Pour Salia Diakité, l’accès à des soins appropriés dans un cadre sécurisant se fait donc au prix de trajets longs, soit des contraintes temporelles et physiques redoublées (fatigue, pénibilité des transports en commun). Au-delà du cas de cette femme, la répression de l’immigration constitue un obstacle aux soins récurrent : J. Tian montre par exemple que les migrantes chinoises ne bénéficiant pas d’un titre de séjour repoussent parfois leur entrée dans le parcours de soins prénatal de crainte d’être dénoncées (Tian, en préparation).

Le parcours médical de grossesse exige des femmes enceintes une disponibilité importante et un travail sur le temps (anticipation, organisation, articulation). Cette contrainte temporelle ne pèse pas de la même manière sur toutes les femmes en fonction de leurs ressources — les plus aisées et les plus familières avec l’organisation des soins pouvant recourir au secteur privé, et selon leur situation administrative — l’absence d’un titre de séjour et/ou d’une couverture sociale nécessitant de mettre en œuvre des stratégies d’accès aux soins. Du côté des conjoints, leur présence est intermittente et conditionnée au fait que les rendez-vous n’empiètent pas sur leur temps professionnel.

La tension entre disponibilité sanitaire et responsabilités domestiques

À la maternité Mauriceau, qui a constitué le terrain principal de l’enquête, l’emploi du temps professionnel des femmes est rarement évoqué lors des inscriptions et des consultations. Certes, comme dans les autres services des hôpitaux, les patientes prennent les rendez-vous qui sont disponibles plutôt qu’elles ne choisissent un jour et un horaire qui leur convient. Toutefois, les observations montrent que l’emploi du temps salarié n’est pas considéré comme un critère pertinent par les travailleuses hospitalières, même lorsque certaines des patientes les plus dotées et donc les plus à même de négocier, cherchent à faire valoir leurs contraintes professionnelles. J’ai rencontré Annabelle Pradier[22], dessinatrice pour le cinéma d’animation, pendant son inscription à la maternité Mauriceau. Elle attend son premier enfant. Elle travaille alors dans un studio situé dans le centre de la France, et ne revient à Paris que les week-ends.

Bureau des inscriptions :

« L’infirmière, Alexia Ponty, enregistre l’inscription et propose une première consultation de suivi. Annabelle Pradier demande “Ce n’est pas possible le samedi ?”, d’un ton qui laisse penser qu’elle s’attend à une réponse négative. L’infirmière répond qu’en effet la maternité est fermée le week-end. Annabelle Pradier demande alors un rendez-vous le lundi matin ou le vendredi en fin de journée. Alexia Ponty lui propose un lundi à 13 h 30, Annabelle Pradier demande s’il y a un créneau un vendredi, l’infirmière lui propose deux dates avec une consultation en début d’après-midi. Annabelle Pradier accepte finalement un rendez-vous le vendredi à 14 h. »

Dans cette interaction, l’enjeu de la disponibilité pour le travail salarié est sous-jacent, mais il n’est pas explicité ni par la patiente ni par l’infirmière. D’ailleurs, Alexia Ponty n’informe pas Annabelle Pradier de la possibilité de s’absenter de son lieu de travail pour se rendre à une consultation. Au cours de mes observations, ces tentatives de négociations sur les moments des rendez-vous étaient relativement rares, ce qui s’explique sans doute par les caractéristiques sociales des usagères : les femmes de milieux populaires et les femmes migrantes peu favorisées sont nombreuses parmi les patientes de Mauriceau.

Les travailleuses de l’hôpital Mauriceau prennent plus volontiers en compte les responsabilités parentales des femmes, à l’instar de cette sage-femme qui planifie la prochaine consultation d’une patiente : « Prochain rendez-vous : le 27 octobre. […] C’est les vacances [scolaires], ça ne vous arrange peut-être pas… on va l’avancer[23] ». La professionnelle prend ici l’initiative d’avancer le rendez-vous pour assurer la disponibilité de la patiente pour ses enfants. Un autre exemple de cette préservation du temps parental concerne les horaires de l’école.

Bureau des inscriptions :

« Une sage-femme entre dans le bureau des inscriptions, suivi par une femme enceinte et un homme qui l’accompagne, elle demande à l’infirmière un rendez-vous avec le Dr Marteau dès que possible, en précisant qu’il faut un rendez-vous le matin, car “il faut aller chercher la petite à la cantine”. »

Ces extraits illustrent la prise en compte des responsabilités familiales des patientes par les sages-femmes dans la mise en œuvre du calendrier médical (ici pour les consultations mensuelles). En filigrane des interactions se dégage l’idée qu’il vaut mieux que le temps médical empiète sur le temps professionnel que sur le temps parental. Les responsabilités parentales et les responsabilités professionnelles ne sont pas symétriques dans la mesure où les secondes peuvent être – en théorie – levées par les autorisations d’absence garanties par le droit du travail, tandis que les femmes assignées à la prise en charge quotidienne des enfants n’ont pas toujours la possibilité d’être relayées. Il est toutefois notable que les conséquences du suivi médical en termes professionnels (réprobation diffuse ou explicite des absences par exemple) ne soient pas évoquées dans les échanges entre soignantes et patientes, comme ne l’est pas non plus la délégation des tâches parentales qui semblent « naturellement » incomber aux femmes.

En outre, faire garder ses enfants pendant qu’on se rend à l’hôpital ne signifie pas pour autant une levée de la charge matérielle et mentale des tâches ménagères et parentales. Le second entretien que j’ai réalisé avec Salia Diakité s’est déroulé dans la cour de la maternité à la suite d’une consultation. Son mari étant en congé, il gardait les enfants alors qu’elle se déplaçait à Mauriceau. Cette prise en charge temporaire n’impliquait toutefois pas une substitution complète : Salia Diakité considérait que son mari ne s’occupait pas suffisamment bien de leurs filles, faisant la sieste alors qu’il était censé les surveiller. Elle avait préparé le repas en avance, de sorte que son mari n’avait qu’à servir la nourriture aux enfants. Pendant l’entretien, une de ses filles l’a appelée pour demander l’autorisation d’aller acheter un kebab pour le déjeuner. La délégation de la surveillance et des soins aux enfants n’est donc que partielle : elle concerne la coprésence, mais pas la responsabilité du repas ni sa préparation, et l’absence de Salia Diakité est même toute relative puisque c’est à elle de trancher par téléphone si ses filles peuvent ou non troquer le repas maison contre un kebab.

Le nombre important d’enfants d’âge préscolaire dans la salle d’attente de la maternité Mauriceau atteste de la superposition des responsabilités féminines. Pour reprendre les termes de M. Haicault, il s’agit pour les femmes de « faire tenir ensemble les successions de charge de travail, […] les imbriquer, […] les superposer, […] jouer sans cesse sur ce qui marche ensemble et ce qui est incompatible » (Haicault, 2000 : 89). Les jouets posés sur le bureau d’une des infirmières responsables des inscriptions révèlent que la présence de jeunes enfants est suffisamment banale pour être anticipée et prise en compte par le personnel soignant ; à la faveur des travaux de réfection de la maternité, la cadre de santé envisage même de créer un « espace enfants » attenant à la salle d’attente[24]. Si les patientes qui viennent aux consultations avec leur(s) enfant(s) sont régulièrement accompagnées d’un homme, qui peut être leur conjoint[25], l’implication des hommes dans la salle d’attente se fait plutôt par intermittence, sur le mode d’une aide ponctuelle, liée aux circonstances. Les femmes parlent aux enfants, les font jouer, les coiffent, les réprimandent, tandis que les hommes s’absentent pour aller prendre un café, regardent leur téléphone ou leur ordinateur portable.

Le temps de travail rémunéré des femmes enceintes n’est pas pris en compte dans l’organisation des rendez-vous à l’hôpital, à la différence du temps de travail parental qui apparaît davantage comme un temps à préserver. Du fait de l’assignation des femmes aux tâches parentales, l’espace et le temps du travail domestique (Chabaud-Rychter et al., 1985) peuvent se superposer à l’espace et au temps du soin : nombreuses sont les femmes à se rendre à l’hôpital avec un ou plusieurs enfants. La relative invisibilité de l’engagement professionnel des femmes enceintes renforce la division entre un monde professionnel associé aux hommes, dans lequel l’implication des femmes est conditionnelle, et un monde domestique associé aux femmes dans lequel leur responsabilité est permanente[26].

La « conciliation » piégée des responsabilités sanitaires et professionnelles : droits des mères, devoirs des travailleuses

La grossesse en milieu de travail peut être abordée sous l’angle de l’articulation entre responsabilités domestiques et professionnelles : il s’agit pour les femmes de préserver leur santé et de suivre un parcours de soin en tant que « bonnes mères » responsables de la santé du fœtus, tout en remplissant au mieux leurs obligations professionnelles, formelles et informelles, et en réalisant leur travail de la façon qui leur semble appropriée. L’encadrement juridique du travail salarié des femmes enceintes a été historiquement construit comme un « droit des mères » supposé promouvoir la natalité (Cova, 1997 ; Thébaud, 1986). On l’a vu, le droit est censé protéger les salariées enceintes de certains risques (fatigue, contaminations, etc.) et favoriser cette articulation entre temps de travail rémunéré et temps dévolu aux soins. Or les droits des femmes enceintes apparaissent peu effectifs et leur mise en œuvre repose entre autres sur les caractéristiques sociales des femmes.

La temporalité dominante du travail salarié

L’activité professionnelle des femmes enceintes est peu visible dans l’espace hospitalier, inversement les multiples examens et consultations médicales sont peu perceptibles dans l’espace du travail rémunéré. Peu de femmes interrogées ou observées en consultation font valoir leur droit à l’absence, soit par méconnaissance de leurs droits, soit par volonté d’éviter des reproches ou des soupçons. Au fil de mes observations en consultations (plus d’une centaine de patientes), j’ai vu une seule femme demander une attestation de présence à l’hôpital, à destination de son employeur. La crainte de se voir reprocher sa grossesse apparaît en filigrane dans les propos des femmes rencontrées, plusieurs d’entre elles rapportent des sanctions voilées ou explicites de la part de leurs collègues ou de leurs supérieurs (remarques désobligeantes, retrait de certaines responsabilités).

La tension entre les responsabilités professionnelles et sanitaires des femmes est a priori limitée par l’encadrement législatif, mais ces dispositions rendent du même coup les salariées enceintes disponibles à tout moment pour les examens et consultations. Or il ne suffit pas que la législation impose des consultations obligatoires et considère celles-ci comme du temps de travail effectif pour que les absences des salariées soient neutralisées aux yeux de leur employeur.euse et de leurs collègues. C’est ce qui ressort de cette interaction avec une patiente de la maternité Tarnier, dont on peut supposer qu’elle avait pris le premier rendez-vous de la matinée afin de minimiser son « retard » sur son lieu de travail. Elle travaille en tant que cadre dans une grande entreprise parisienne et attend son troisième enfant.

Salle d’attente devant le bureau des inscriptions, maternité Tarnier :

« Quand j’arrive à la maternité Tarnier une femme attend sur une chaise devant le bureau des inscriptions. […] Elle est agacée du retard de la sage-femme : elle souligne qu’elle a rendez-vous à 9 h et qu’il est déjà 9 h 15. Elle se lève et frappe à la porte du bureau des inscriptions, sans réponse. Elle semble agacée. […] Elle se lève à nouveau et s’adresse à la secrétaire du bureau des assistantes sociales, qui jouxte le bureau des inscriptions et dont la porte est ouverte : […] la secrétaire lui répond d’attendre la sage-femme qui “va arriver”. La patiente se rassoit en me lançant : “Il y a des gens qui ont des boulots !”, elle est visiblement énervée. Je lui demande si elle va travailler après sa consultation, elle répond par l’affirmative : “J’y serai à 10 h 30, ça fait un peu…”. Je suggère que ses collègues pourraient être compréhensifs du fait qu’il s’agit d’une consultation de grossesse, elle rétorque : “Oui, mais ça fait beaucoup de rendez-vous.”

Les multiples manifestations d’agacement de cette femme, permises par sa position dominante relativement aux travailleuses hospitalières, révèlent que les soins prénataux ne constituent pas, à son avis, un motif suffisamment légitime pour s’absenter du travail.

Cette illégitimité des absences est récurrente dans les propos des femmes rencontrées, et renvoie in fine à l’illégitimité des grossesses sur les lieux de travail rémunéré. Elle est fortement intériorisée, comme en attestent les divers moyens employés par les salariées pour dissocier le temps du travail rémunéré et le temps médical. Obtenir la première consultation de la journée, à l’instar de la femme citée plus haut, est un de ces moyens. Salia Diakité, femme de ménage en intérim, refuse des missions les jours où elle a un rendez-vous à l’hôpital. Dans son cas, du fait de la précarité de son emploi, le temps consacré au suivi médical implique directement une perte de revenu. D’autres femmes rencontrées, bénéficiant d’un emploi stabilisé, utilisent leurs pauses et leurs congés pour se rendre aux consultations. C’est ce que fait Coralie Dufour[27], travailleuse sociale, qui attend son troisième enfant (6e mois de grossesse). Comme on l’a vu plus haut, le recours au secteur libéral lui permet de négocier ses horaires de consultation et d’éviter une superposition du temps médical et du temps salarié.

« Coralie Dufour : Je les fais [les consultations] pendant l’heure du midi… les échographies je pose ma demi-journée. Parce que je vais un peu plus loin […], mais ma gynéco elle est entre mon travail et chez moi, donc, j’y vais pendant l’heure de midi. »

Coralie Dufour, comme d’autres femmes interrogées, ne fait pas valoir son droit à s’absenter pour le suivi médical. Les impératifs médicaux sont ainsi littéralement invisibles sur le lieu de travail, et ils empiètent sur le temps dit libre plutôt que sur le temps de travail. On retrouve dans le suivi médical de grossesse le constat dressé par I.-L. Hertzog au sujet du parcours de PMA : la charge mentale et morale du parcours de soins comprend aussi la minimisation des ses effets sur l’activité professionnelle (Hertzog, 2014).

Outre le droit de s’absenter pour le suivi médical, le droit prévoit dans certains secteurs (par les conventions collectives[28]) une réduction du temps de travail d’une heure par jour pour les salariées enceintes. Or cette mesure n’est que partiellement appliquée dans le cas des femmes que j’ai rencontrées, soit qu’elles cherchent à se montrer « engagées », comme le formule Cécile Loiseau (psychomotricienne en hôpital psychiatrique[29]), soit que l’organisation du temps de travail ne leur permette pas de prendre réellement cette heure de repos.

« Cécile Loiseau : Normalement j’ai une heure par jour, que je peux prendre au travail, ce que je ne fais pas, parce que c’est trop compliqué, au niveau de mon boulot j’ai des groupes [c’est-à-dire des ateliers en groupe avec les patient.e.s] qui se passent de 14 h à 16 h, debriefing derrière avec les infirmiers, je peux pas partir comme ça à 16 h comme une fleur. Donc ce que j’ai vu avec ma cadre c’est que je prends pas mon heure tous les jours, mais par contre dès que j’ai quelque chose par exemple un mercredi après-midi une séance de préparation à l’accouchement, bah je m’autorise à partir, sans poser d’heure. »

Cécile Loiseau ne bénéficie pas complètement de cette mesure de réduction du temps de travail visant à favoriser le repos des femmes enceintes, par méconnaissance du droit et du fait des contraintes horaires du service hospitalier. À défaut d’une réorganisation formelle du travail, c’est un « arrangement » négocié individuellement qui permet à cette salariée de se rendre à ses rendez-vous médicaux. La responsabilité sanitaire (garantir la disponibilité pour les soins, permettre le repos) est individualisée et déléguée à l’employée elle-même. La situation de Cécile Loiseau n’est pas isolée : quand les salariées connaissent cette mesure, ce qui est loin d’être toujours le cas, elles bénéficient souvent de moins d’une heure par jour.

Dans un contexte où l’aménagement du temps de travail se fait dans les marges, souvent de façon informelle, toutes les femmes ne peuvent pas faire valoir leurs demandes de la même manière. Comme le souligne M. Bessin au sujet de la « flexibilité », « [recourir] à la marge de négociation des normes temporelles mobilise des ressources inégalement réparties socialement » (Bessin, 1999 : 54). Pour les salariées enceintes, la position dans l’organisation du travail et dans les rapports sociaux transversaux de classe et de race (les femmes migrantes sont surreprésentées parmi les travailleuses peu qualifiées et précaires [Insee, 2014]) délimite le champ du possible. Ainsi Daphné Soupiaut, cadre dans une agence d’études de marché, a pu obtenir des aménagements[30].

« Daphné Soupiaut : Moi j’ai quand même demandé que sur le 9 h-18 h j’aie 20 min de moins. Et que je l’adapte par rapport à mon trajet en voiture, pour éviter les bouchons, c’est-à-dire qu’au lieu de faire 9 h-18 h ou 9 h 20-18 h, je fais 10 h 20-19 h. […] Et après j’ai demandé à avoir un avenant à mon contrat pour télétravailler. »

Forte de sa position d’encadrante difficilement remplaçable, elle peut choisir les modalités de la réduction de son temps de travail tout en obtenant le droit de travailler depuis chez elle, une modalité de travail qui était alors (avant la crise du Covid-19) relativement rare en France (Le Gagneur, en préparation). Elle bénéficie pour cela du soutien du médecin spécialiste qui la suit à l’hôpital Mauriceau. Bien que son poste implique des horaires longs et une pression certaine, elle a pu « desserrer les contraintes temporelles » (Bessin, 1999 : 54).

Par contraste, Salia Diakité, femme de ménage en intérim, a toujours des horaires décalés et des temps de travail hachés pendant sa grossesse. Elle ne semble pas avoir essayé d’obtenir des aménagements, mais explique plutôt « tenir » au travail malgré la fatigue.

« Salia Diakité : Des fois j’ai le matin, je commence à 7 h, des fois je finis à 13 h, des fois j’ai toute la journée, je commence à 8 h jusqu’à 17 h. […] je vais arriver[31] à 19 h-20 h.

Elsa Boulet : Et avec la grossesse ça change quelque chose ?

Salia Diakité : Non, ça va, je n’ai pas fatigué, en même temps si je travaille, j’ai du courage quoi. […] on est habitué [elle sourit]. Des fois quand je rentre, je [me] lave ou je fais les prières et après je dors [directement]. »

Les revenus du ménage sont restreints et Salia Diakité n’évoque ni une réduction ni une modification de ses horaires de travail, qui risqueraient d’entraîner une perte financière. Elle explique par ailleurs qu’elle n’a quasiment pas de collègues, puisqu’elle change en permanence de lieu de travail. Elle n’a donc pas de support collectif qui lui permettrait d’aménager ses tâches ou son temps de travail, à l’inverse d’autres femmes interrogées qui peuvent compter sur leurs collègues directes pour prendre en charge certaines activités (déplacements, ports de charges).

L’articulation entre temps du soins et temps du travail rémunéré est une imbrication entre temporalités hiérarchisées. Les sanctions à leur encontre, subies ou anticipées par les salariées enceintes, les amènent à invisibiliser leurs rendez-vous médicaux sur leur lieu de travail, alors que la législation prévoit qu’elles puissent s’absenter pour les consultations. Les salariées enceintes recourent à diverses stratégies, plus ou moins coûteuses, pour séparer le temps médical du temps professionnel. Toutes ne jouent pas à armes égales : la position hiérarchique et le type d’activité impliquent des marges de manœuvre temporelles inégales. Ces résultats rejoignent les constats faits par I.L. Hertzog sur les parcours d’AMP (Hertzog, 2016).

Modifier ou arrêter le travail rémunéré ?

Comme les modifications du temps de travail (réduction, absences), les aménagements du poste de travail sont rarement, dans les cas des femmes rencontrées, à l’initiative de leur supérieur.e hiérarchique ou employeur.euse. Certaines disposent d’une marge de manœuvre leur permettant d’imposer certaines conditions : il s’agit souvent des femmes situées le plus haut dans la hiérarchie professionnelle, mais pas uniquement. Marine Elfassi travaille comme hôtesse d’accueil en entreprise, soit un poste d’exécution peu qualifié et faiblement rémunéré, mais elle a la particularité d’occuper un poste de remplaçante : elle vient pallier les absences de ses collègues, évitant ainsi à la société prestataire de service d’apparaître défaillante aux yeux de ses clients. C’est sans doute cette relative position de force face à ses supérieurs qui permet à Marine Elfassi de demander à ne plus travailler que sur des postes assis. Elle attend alors son premier enfant (7e mois de grossesse)[32].

« Marine Elfassi : J’ai demandé à ne plus faire les sites debout. […] En plus vous êtes obligée d’être en talons, donc, des talons pour le dos c’est pas forcément bon, en plus quand vous êtes enceinte, plus votre grossesse avance et plus ça tire sur le dos et plus vous avez mal au dos. Donc ça j’ai dit “stop”. “Vous me faites pas travailler là-dessus sinon j’irai pas”, et je leur ai bien expliqué, donc du coup j’ai fait que des accueils où j’étais assise. […] voilà, c’était mon exigence, de toute façon ils savaient très bien que s’ils rentraient pas dans ce que je voulais moi aussi, j’allais être en arrêt. »

La marge de manœuvre de Marine Elfassi reste toutefois limitée : elle ne choisit pas ses horaires, passe d’un site à un autre au gré des besoins de l’entreprise, parfois dans une même journée, sa tenue vestimentaire est contrôlée.

L’alternative entre arrêt de travail et aménagement du poste est récurrente dans les entretiens et observations réalisées. Les sages-femmes rencontrées à la maternité Mauriceau font régulièrement des arrêts maladie pour des patientes dont les conditions de travail sont difficiles, quand bien même aucune pathologie spécifique n’est identifiée. Il s’agit le plus souvent de prévenir une fatigue trop importante et un accouchement prématuré. Une des sages-femmes, Corinne Drouet, souligne les difficultés à obtenir des aménagements de poste.

« Corinne Drouet : La plupart du temps, alors j’ai des femmes qui font des métiers super fatigants, j’ai beaucoup de confection, sur des machines, restauration, donc ça c’est les dames chinoises surtout, confection, restauration, […] j’ai des fois des instit[utrices], donc qui sont debout, animatrices, donc auprès des enfants. J’ai souvent des professions où il faut pas hésiter à arrêter, arrêter le travail. […]

Elsa Boulet : Ça vous arrive d’aménager un poste de travail plutôt qu’un arrêt complet ?

Corinne Drouet : Oui, ça m’est arrivé […] donc des fois ça m’est arrivé de faire un certificat comme quoi il faut qu’elles soient assises. Voilà. Ou des fois des femmes qui me disent “non, il veut rien entendre, mon patron” et donc là je fais un arrêt de travail. »

Les arrêts de travail viennent pallier le non-aménagement du poste de travail, soit que les aménagements soient difficiles à mettre en œuvre (par exemple dans le cas des institutrices), soit que l’employeur refuse de réaffecter la salariée ou de modifier ses tâches (comme dans le cas de la grande distribution). C’est aussi ce qui ressort d’une étude épidémiologique menée par S. Vigoureux et M.-J. Saurel-Cubizolles : une part importante des femmes enceintes cessent leur activité rémunérée avant la fin du second trimestre de grossesse (27,5 % des femmes en 2016), les femmes occupant des emplois peu qualifiés et précaires sont surreprésentées parmi ces arrêts de travail dits précoces (Vigoureux et al., 2016 b)[33]. Ce phénomène n’est pas nouveau : les enquêtes nationales périnatales réalisées depuis les années 1970 indiquent que le temps d’arrêt de travail des femmes enceintes est supérieur au congé maternité (Bretin et al., 2004). Les femmes travaillant à des postes de cadre et des professions intellectuelles supérieures sont à l’inverse surreprésentées parmi les femmes qui prennent un congé maternité dit tardif (37 semaines de grossesse), sans que des conséquences néfastes sur leur santé ou celle de leur enfant aient été identifiées (Vigoureux et al., 2016a). On retrouve ici une dynamique similaire à celle observée au Québec : le retrait préventif (arrêt de travail) domine largement sur les réaffectations[34], ce qui conduit M. De Koninck à considérer que cette mesure, bien qu’elle puisse être bénéfique pour la santé des femmes, « a aussi comme effet pervers de soutenir la représentation de l’incompatibilité entre cet état et la présence de la femme enceinte dans le milieu de travail. En retirant la femme enceinte du milieu du travail (plutôt qu’en aménageant le travail autrement), on affirme qu’elle n’y a pas sa place » (voir aussi Bretin et al., 2004 ; De Koninck, 2002 : 393 ; et pour une étude récente Gagnon, 2019).

Les modifications du poste et des tâches sont souvent marginales au double sens de rares et d’officieuses. Elles reposent sur la négociation individuelle entre les salariées enceintes et leur hiérarchie, ce qui implique des disparités importantes selon la position de force ou de faiblesse des employées (qualification, poste occupé, etc.). Pour de nombreuses femmes, en particulier les moins qualifiées et les moins rémunérées, le cumul entre emploi et grossesse s’appuie paradoxalement sur la possibilité des arrêts de travail sur décision médicale, qui viennent pallier l’absence de modification de leurs conditions de travail.

Conclusion

L’encadrement des grossesses en France est bien un encadrement politique du travail procréatif. Il est politique d’abord par son inscription dans l’histoire de la régulation des populations et dans celle des mobilisations sociales (familialistes, féministes, syndicalistes). Il l’est aussi en ce qu’il découle de et renforce un ordre du genre : c’est avant tout la promotion de la santé du fœtus, et non l’intérêt des femmes, qui structure le gouvernement des grossesses. Du côté des soins, le suivi prénatal se déroule selon un calendrier contraignant sur lequel les femmes ont inégalement prise en fonction de leur position sociale et de leurs ressources. Le cumul entre travail domestique et travail de patiente est ambigu : en tant que patientes, les femmes sont traitées comme des mères responsables de la santé du fœtus et disponibles pour leurs enfants déjà nés ; mais leur assignation aux responsabilités parentales et ménagères signifie aussi que les femmes doivent assumer la charge concrète et mentale de l’articulation entre temps domestique et temps dédié aux soins. Du côté du droit du travail, les mesures dites « protectrices » poursuivent, d’une part, un objectif de maintien dans l’emploi et de préservation des revenus (interdiction de licenciement, congés rémunérés), d’autre part, un objectif de préservation de la santé des femmes au nom de la santé des fœtus (prévention des pathologies fœtales, des naissances prématurées). La médicalisation des grossesses implique pour les salariées enceintes un travail d’articulation temporelle entre les soins et leurs responsabilités professionnelles. Là encore, toutes les femmes ne jouent pas à armes égales en fonction de leur position dans la division du travail et dans les rapports sociaux de classe et de race. La permanence de l’illégitimité des grossesses en milieu de travail transparaît dans la marginalité des aménagements officiels du temps et du poste de travail, et dans l’invisibilisation du temps consacré aux soins par les salariées enceintes. L’encadrement des grossesses est ambivalent. Les dispositions légales apportent en théorie un certain nombre de garanties, et elles peuvent être mobilisées par les femmes pour faire valoir leurs droits en tant que salariées. La disponibilité et la gratuité des soins prénataux sont largement effectives, y compris pour des femmes précaires ou sans titre de séjour. Ce gouvernement des grossesses est toutefois inégal : selon leurs propriétés sociales, les femmes sont ou plus contraintes par l’encadrement médical, et elles disposent d’une marge de manœuvre plus ou moins importante pour cumuler emploi et grossesse sans atteinte à leur santé ou à leur position professionnelle. La « triple journée » n’a donc pas le même poids ni les mêmes conséquences pour toutes les femmes.