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De multiples dimensions de la relation maître et chien guide ont été étudiées, en particulier la façon dont l’animal contribue à faciliter le quotidien de la personne qu’il assiste (Gaunet et Milliet, 2010), la nature des échanges entre maître et chien (Sanders, 1999), et les caractéristiques du travail qu’accomplit le chien (Mouret, 2015). A partir de onze entretiens approfondis avec des maîtres de chiens-guides, l’article qui suit explore l’incidence de l’assistance animale dans le quotidien familial du maître. Il débutera par un bref état des lieux quant aux travaux existant en sciences sociales sur l’animal, et quant aux enjeux des transformations familiales et de la place des personnes handicapées dans ce contexte. Ensuite, et pour l’essentiel du texte, la contribution ou non de la présence du chien au passage de la personne handicapée à travers les grands et plus petits événements de la vie familiale est restituée à partir d’extraits d’entretiens plus précisément, le départ du domicile parental, l’entrée dans la vie de couple, l’arrivée du premier enfant et le départ à la retraite. Enfin, la retraite du chien guide et son décès sont présentés comme des éléments révélateurs de la place du chien auprès de son maître et des proches de celui-ci.

Depuis son entrée dans l’espace domestique occidental en tant qu’animal de compagnie, les relations entre chiens et humains ont connu une nette évolution vers plus d’importance et donc de soins apportés aux chiens (Chapouthier, 2009). De même, les représentations populaires et scientifiques des animaux en général ont connu des transformations majeures, dont les débats actuels autour de ces représentations – qui dépassent l’éthologie comme discipline – sont une des manifestations (Baratay, 2010). Les sciences humaines et sociales ne sont pas en reste puisqu’elles consacrent aujourd’hui tout un champ aux études sur les animaux, que ceux-ci soient des symboles au sein d’une culture, des objets pour les êtres humains (Piette, 2003), ou encore que leurs interactions avec les humains en fassent des agents ou des acteurs de leur relation avec eux (selon le courant qui étudie la question) (Doré, 2010 ; Vicart, 2010 ; Michalon, Doré et Mondeme, 2016). Ce dernier point est certainement le plus épineux et celui qui suscite les prises de position les plus fortes. Pour le propos de cet article, les chiens seront décrits à travers les discours de leurs maîtres, lesquels laissent apparaître ce que ceux-ci considèrent comme des initiatives de l’animal, attribuant ainsi une certaine agentivité au chien (Guillo, 2015). L’absence d’observation directe documentée ne permettant pas d’analyser ce qui se passe en situation, l’objet de cet article est donc limité à la perception par les maîtres de l’incidence de l’assistance animale.

Parmi les multiples travaux existant dans le domaine des sciences humaines et sociales[1], un certain nombre se consacre à la place du chien au sein des familles. Outre les études sociologiques montrant que les chiens sont pour beaucoup de maîtres un membre à part entière de leur famille (Cohen, 2002), qu’il existe un lien entre violence domestique et violence sur les animaux (Bell, 2001 ; De Villers, 2016), ou encore que la race du chien est un marqueur de catégorie sociale (Heran, 1988 ; Herpin et Verger, 2016), quelques psychologues et psychosociologues traitent de la spécificité du chien au sein de la dynamique familiale (généralement en tant que révélateur de celle-ci), en particulier auprès des enfants (Tannen, 2010 ; Simon, 2007 ; Walsh, 2009). Cet article ne reprendra pas l’ensemble de ces travaux ; il s’inscrit plutôt dans une démarche ethnographique de reconstitution de l’expérience des maîtres quant aux étapes précises de leur parcours de vie sur l’aspect familial.

En effet, ces dernières décennies ont été témoins de transformations rapides et majeures des modèles familiaux, à l’origine d’une véritable mutation des sociétés (Godelier, 2005, p. 566). Il est frappant de constater que les tendances convergent, en Occident, vers une certaine homogénéisation des événements familiaux ponctuant la vie des individus : baisse de la nuptialité et de la fertilité, hausse de la divorcialité et propagation des unions libres et des naissances en dehors de liens maritaux. Les innovations médicales et la contraception permettent de subordonner la naissance d’un enfant à un projet, et l’assistance médicale à la procréation supplée la reproduction naturelle. Parallèlement, le phénomène de l’adoption internationale prend de l’ampleur. « Avoir un enfant » fait désormais partie d’un processus de « révélation et de transformation du soi » : « [La famille contemporaine] continue à contribuer à la reproduction biologique et sociale de la société, mais cette fonction coexiste avec une autre, tout aussi importante, la fonction de révélation du soi enfantin, puis adulte (De Singly, 1996). » La famille « traditionnelle », ou autrement appelée « intacte », expression empruntée à Paul Archambault pour décrire la famille nucléaire n’ayant pas connu de rupture, n’est donc plus le modèle unique (Archambault, 2007). Cette fragilité des alliances a conduit les ethnologues à qualifier certains liens d’« électifs » à partir du moment où le contenu de la relation et sa durée sont soumis à la volonté des protagonistes (Fine, 2002), répondant à la fois à un mouvement d’autonomisation (De Singly, 2000) des individus et à un primat de l’affection (De Singly, 2004). Cependant, la famille restant un des vecteurs principaux de reproduction des inégalités sociales, ce schéma d’émancipation des individus par rapport à une régulation sociale des liens familiaux « met certains individus socialement démunis dans une contradiction fondamentale entre ce qu’on leur suggère d’être personnellement et ce qu’on leur permet socialement » (Commaille, 2006). Les personnes handicapées, de par leur vulnérabilité (Mormiche et Boissonnat, 2003), rencontrent précisément ce dilemme.

Car toute situation de handicap entraîne une ou des formes de dépendances. La dépendance physique et/ou psychique et, bien souvent, économique (Hamonet, 2016), peut entraîner la nécessité d’une assistance adaptée. Dans la majorité des cas, avant même le réseau des professionnels, la famille est mobilisée puisqu’elle est bien souvent présente dès les premiers symptômes[2]. Des aidants, membres de la famille et/ou professionnels, sont sollicités de façon plus ou moins récurrente pour accompagner la personne dans les activités qu’elle ne peut accomplir seule (Bloch, 2012). Animés par des pratiques relevant du care ou, autrement dit, du « soin à l’autre » (Garrau et Le Goff, 2010), des liens particuliers, différents des relations ordinaires, se nouent en conséquence, notamment avec les parents (Andre-Fustier, 2002). La personne handicapée est alors prise entre deux forces contraires : la nécessité de faire appel à ses proches et/ou à des personnes ou institutions extérieures, et la volonté d’être plus autonome ou aussi autonome qu’une personne non handicapée (Korff-Sausse, 2005). C’est précisément entre ces deux forces qu’intervient le chien guide.

Le chien guide

Actuellement, il existe onze écoles réparties dans toute la France métropolitaine, une association de maîtres de chiens-guides et un centre d’élevage. L’ensemble s’est constitué en réseau au sein de la Fédération Française des Associations de Chiens guides d’aveugles (FFAC). Ces organisations dépendent, pour fonctionner, de dons individuels et de mécénat. Les personnels administratif et éducateur des écoles sont salariés, et un grand nombre de bénévoles intervient dans cette chaîne de solidarité. Les chiens, principalement des labradors et des goldens, sont élevés et sélectionnés, notamment génétiquement, selon des qualités précises qui sont à la fois physiques et comportementales. Après une pré-éducation en famille d’accueil bénévole à l’âge de 2 mois, et ce, pendant 8 mois, ils sont envoyés à l’école de chiens guides pendant 16 mois pour y recevoir une éducation spécifique. Au total, ce sont 24 mois d’éducation au cours desquels ils apprennent à reconnaître plus de 50 « commandes ». Succinctement, ils doivent a minima[3]  :

  • répondre aux ordres d’obéissance de base (assis, couché, etc.) et de direction (à droite, devant, etc.) ;

  • se positionner devant les passages piétons ;

  • signaler les bordures de trottoirs ;

  • indiquer un escalier et sécuriser la montée ou la descente ;

  • trouver une porte, un arrêt de bus, une bouche de métro, un banc, une boîte aux lettres, etc. ;

  • mémoriser plusieurs parcours ;

  • désobéir aux ordres en cas de danger.

Toute personne déficiente visuelle qui souhaite devenir maître de chien guide adresse un dossier de demande à une école. Celui-ci doit comporter une attestation médicale relative à la déficience visuelle ainsi que des informations basiques sur le mode de vie de la personne et ses motivations pour avoir un chien guide. Ensuite, un protocole d'attribution faisant intervenir instructeur en locomotion (qui évalue la capacité de la personne à se déplacer), éducateur de chien guide et secrétariat administratif. Si la demande est validée, la personne déficiente visuelle est mise en situation avec plusieurs chiens afin d’identifier celui avec lequel l’affinité réciproque est la plus grande. Dès que le chien et le demandeur sont prêts, ce dernier participe à un « stage de remise » de deux semaines : la première semaine de stage est effectuée à l’école pour familiariser le demandeur à son chien ; l’autre, au domicile du bénéficiaire pour faire découvrir au chien son nouvel environnement et un certain nombre de parcours. Confié gratuitement, le chien guide demeure propriété de l’Association, qui se charge de vérifier si l'équipe, terme professionnel pour nommer le duo que forment maître et chien, fonctionne bien. La nourriture et l’entretien de l’animal sont à la charge du maître. L’équipe « aveugle – chien guide » est suivie pendant toute son existence, sachant qu’un chien guide travaille en moyenne huit ans avant de partir à la retraite. Les éducateurs se déplacent pour des visites de contrôle et pour résoudre tout problème éventuel.

En 2016, 1 347 équipes étaient actives au sein de la FFAC. L’âge moyen des maîtres était estimé à 52 ans et 44 % étaient des femmes [4] . Aux fins du présent article, l’ANMCGA a accepté de se faire le relais de la démarche d’enquête. Elle a pris contact par téléphone avec certains de ses adhérents pour leur demander s’ils accepteraient d’y participer. Des critères d’âge, de sexe et de situation familiale ont été transmis à l’ANMCGA (qui les a respectés), de sorte à permettre à l’enquêtrice de garantir une certaine hétérogénéité de l’échantillon. Les noms des personnes témoignant, de leurs chiens et de membres de leur famille ont été modifiés afin de préserver leur anonymat. Au total, onze entretiens ont été menés en face-à-face ou par téléphone avec des maîtres de chiens guides. Les sept femmes et quatre hommes étaient âgés entre 34 et 90 ans au moment de leur entretien. Ils avaient un ou avaient eu plusieurs chiens guides. Les entretiens ont duré entre trente minutes et une heure. Les personnes qui ont accepté de participer à cette enquête sont actives au sein du mouvement chien guide : elles sont soit bénévoles aux stands de présentation des écoles, soit administratrices d’école, soit membres de l’Association nationale des maîtres de chiens guides d’aveugles. Cet article présente donc un biais puisque aucun témoignage d’expérience négative n’a pu être recueilli auprès des personnes directement concernées. En effet, il arrive occasionnellement qu’une personne formule une demande, accueille un chien et le rende à l’école quelque temps après. Les écoles reçoivent ponctuellement des signalements de maltraitance animale, ce qui peut entraîner, après enquête, le retrait du chien : si ces cas restent rares, ils sont néanmoins une réalité. Les personnes ayant témoigné pour cette enquête ont reçu une version préliminaire de cet article. Il est prévu que l’ANMCGA reçoive un exemplaire de cet article une fois publié et que celui-ci soit diffusé parmi les adhérents de l’Association.

Tableau 1

Informations sociodémographiques des participant.e.s

Informations sociodémographiques des participant.e.s

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Pour les personnes aveugles et malvoyantes, l’assistance animale a pour fonction de « les faire gagner en autonomie ». Mais tous témoignent que le chien va bien au-delà de ce pour quoi il a été éduqué. Tous les maîtres de chiens guides attestent d’un gain de confiance en soi considérable et d’un sentiment de « complétude » procuré par l’association avec l’animal (Sanders, 2016). Le sociologue Clinton R. Sanders explique ce sentiment par plusieurs éléments, dont la confiance mutuelle, l’engagement et l’affection sont les clés. Cet article ne reviendra que brièvement sur cette dimension, renvoyant sur cet aspect, aux travaux de C.Sanders.

Comment le chien guide procure une autonomie, aide à (re)construire une estime de soi, et libère aussi les proches

Si les gestes ordinaires, tels que cuisiner, nettoyer sa salle de bain ou faire ses courses, sont plus complexes sans l’usage de la vue, les personnes déficientes visuelles sont d’abord confrontées à des difficultés de locomotion. En ce qui a trait à leurs déplacements à l’extérieur du domicile, les déficients visuels peuvent décider de les limiter afin d’éviter des mises en danger qui pourraient leur causer un accident ou même leur être fatales. De plus, la circulation à la canne blanche requiert une grande concentration : la fatigue qu’entraîne ce type de circulation, et le repos nécessaire après chaque sortie peuvent pousser l’aveugle à restreindre ses sorties, voire le dissuader de toute autre activité. L’assistance animale modifie chez le maître la perception qu’il a de son propre corps : celui-ci peut désormais contourner les obstacles plutôt que de les percuter pour constater leur présence et leur position. Le chien guide augmente les distances parcourues, et donc la possibilité d’accomplir des activités jusque-là inaccessibles. Ainsi, Antoine, 54 ans et né aveugle, souligne qu’en trois ans, l’accessibilité des trottoirs s’est considérablement réduite témoigne de l’apport du chien guide dans son quotidien en précisant qu’il divise par trois le temps de trajet.

Les qualités du chien guide relèvent de caractéristiques innées mais surtout acquises, celles-ci le distinguant d’un simple animal domestique. Si son compagnonnage le rend attachant parce que les animaux sélectionnés sollicitent le contact humain, il n’en est pas moins un animal de travail, rejoignant pour cela « une gigantesque main-d’œuvre » animale présente partout dans le monde (Écologie et politique, n° 54, texte d’introduction). L’éducation des chiens-guides est centrée sur le travail de commune corporéité avec la personne à guider, comme en fait état un article du sociologue Sébastien Mouret (Mouret, 2015). C’est un travail qui exige concentration, retenue et attention de la part du chien – et, par extension, une maîtrise de soi pour ne pas se laisser tenter par les congénères et la nourriture. L’article conclue que les chiens-guides sont des travailleurs du care, du soin à l’autre. L’apprentissage, l’intelligence (les capacités spécifiques – au sens d’espèce – d’analyse de situation et de prise d’initiative) et la sensibilité sont bien au cœur du travail des chiens-guides. Ce sont précisément ces qualités qui distinguent l’animal de l’objet (en l’occurrence, la canne blanche).

Pour leur part, les maîtres de chiens guides doivent apprendre à faire confiance à l’animal et à se laisser guider par lui, tout en continuant à prêter attention à leur environnement. Tous constatent que l’arrivée de l’assistance animale transforme immédiatement leur vie, suscitant chez eux une véritable métamorphose personnelle (Sanders, 2000) : du jour au lendemain, on ne dépend plus de tiers pour circuler, ou encore, on peut circuler plus souvent qu’on ne le faisait auparavant, la fatigue ou le danger n’étant alors plus des freins. Le changement est particulièrement marquant pour les jeunes gens qui quittent le cocon familial. Claude a eu son premier chien-guide dans les années 1970, alors qu’aucune école pour chiens n’était encore durablement établie en France.

« J’ai fait de grandes études de droit. Je l’ai fait, inconsciemment, pour mes parents, pour leur prouver qu’ils n’avaient pas à avoir honte d’un enfant aveugle. Ils ont changé leur regard sur moi au fur et à mesure de mes avancées dans mes études, et c’est pour cela aussi qu’ils ont favorisé mon autonomie […]. Et quand le moment est venu, c’est eux qui sont allés chercher un chiot bâtard à la ferme, qui ont trouvé l’adresse du dresseur et qui l’ont élevé. […] Ça a été un envol. Ça m’a permis de partir de chez mes parents, de travailler, de faire un trajet inconnu […]. Ma mère était fière de marcher derrière moi avec mon chien-guide. C’était gommer la honte qu’ils avaient au début. » (Claude, 63 ans)

Les hautes études de Claude et l’assistance de son chien guide lui permettent d’accéder à un emploi et à une vie indépendante de ses parents. Les parents de Claude vivaient avec un sentiment de honte en raison du handicap de leurs enfants (Claude a également une sœur malvoyante). À travers l’accomplissement de leur fille, qui a surmonté les obstacles posés par le handicap, ces parents trouvent une valorisation de leur rôle : ils ont « réussi » l’éducation de leur fille. Cette situation illustre comment le gain d’autonomie peut être un facteur important de rehaussement de la qualité de la relation entre parents et enfant.

Hormis le fait que la personne déficiente visuelle fasse concrètement moins appel à ses proches, le chien modifie le regard d’autrui sur la personne handicapée, notamment parce qu’il facilite la prise de contact avec le monde extérieur (Blanchard, 2014), plus d’inconnus allant à la rencontre de la personne pour parler du chien. La fierté de la mère de Claude pourrait aussi avoir comme motifs la race du chien, son éducation et la qualité de ses interactions avec Claude. Ceux sont là autant d’éléments qui augmentent la visibilité des maîtres dans l’espace publique et qui permettent aussi de « confondre » le déficient visuel avec un maître de chien domestique. Christophe Blanchard, qui a étudié la relation qu’entretiennent les personnes sans domicile fixe (SDF) avec leur chien, décrit comment les différentes races de chiens sont associées à différentes représentations (Blanchard, 2014). Lorsque l’association renvoie à une classe supérieure, comme c’est le cas des « chiens de race » – en l’occurrence, les labradors et les goldens –, le prestige de l’animal rejaillit sur son maître. La problématique de la détérioration de l’image du maître en raison de son handicap stigmatise également les personnes qui ont perdu la vue alors qu’elles étaient adultes. Lucille, devenue quasi aveugle alors qu’elle était en couple et mère de trois jeunes adultes, explique que l’arrivée de son premier chien guide a été l’occasion de retourner dans des lieux qu’elle ne fréquentait plus parce qu’elle avait honte de son handicap, notamment parce qu’elle considérait être devenue « un poids » pour sa famille. Dans les entretiens, la notion de « liberté » est régulièrement évoquée et également déclinée à l’échelle des proches. Grâce à son chien guide, Lucille et son mari ont pu à nouveau, selon elle, être « ensemble sur un pied d’égalité ». Son arrivée a également eu une influence sur leurs enfants.

« Ça a libéré mes enfants. Ce n’est pas le rôle des enfants d’assister leurs parents avant qu’ils n’aient 90 ans. Ils m’ont dit, après, qu’ils se culpabilisaient de ne pas en faire assez alors que je ne leur demandais rien. Et quand ils m’ont vue aussi heureuse et bien avec mon chien guide, eux, ils se sont sentis bien. Le chien-guide libère la famille. » (Lucille, 62 ans)

Cette nouvelle estime de soi est en partie liée à la capacité de faire des choses par soi-même et pour soi-même, réorganisant les relations avec les proches, dans la mesure où ceux-ci ne sont plus autant sollicités ou apprennent à diminuer leur vigilance quant aux activités de la personne accompagnée d’un chien. Ce processus de restauration de l’image de soi par le chien guide déborde donc sur l’ensemble des relations familiales.

Lorsque la personne déficiente visuelle est en couple, la décision de faire une demande de chien guide est souvent prise à deux ou, tout au moins, tient compte de l’avis du conjoint. Parfois, un couple de déficients visuels décide de partager un même chien. C’est le cas d’Antoine et de sa compagne. Tous deux se sont accordés sur l’emploi du temps du chien en fonction de leurs activités respectives. Lorsqu’il y a un conflit, comme il peut y en avoir dans n’importe quel couple, le chien se tient à l’écart, manifestant une indifférence interprétée comme neutre. Au final, chacun des conjoints a gagné en autonomie et le chien a créé un lien supplémentaire entre eux. Cette situation de « chien partagé » reste rare.

Il est intéressant d’observer comment les interactions changent dans les couples voyant / malvoyant. Lorsque Marion a décidé de prendre un chien guide, son compagnon a plaisanté, se disant être à l’origine de l’initiative. Pourtant, Marion y réfléchissait avant même d’avoir rencontré son conjoint, et il l’a ensuite confortée dans sa démarche. Eva, elle, a pris la décision seule mais savait que son mari serait d’accord.

« Il s’inquiétait beaucoup quand je sortais seule. J’ai même pris [part à] son angoisse à un moment. Il avait tellement peur qu’il m’arrive quelque chose que je ne sortais plus. Quelqu’un à la maison départementale du handicap m’a demandé : “ Tu sors quand même ? ” Et là, je me suis rendu compte que je ne sortais plus. J’ai vraiment dû réapprendre à traverser [la rue] sans m’inquiéter. Le fait que j’allais pouvoir avoir un chien guide, ça a rassuré mon mari. » (Eva, 56 ans)

Si certains apprécient cette autonomisation de leur partenaire, d’autres anticipent ou constatent une perte de contrôle. Gaston, maître de chien guide, a tenté à plusieurs reprises de convaincre en vain sa sœur malvoyante de prendre un chien guide. Selon lui, son mari refuserait pour elle. Il prévoit qu’en cas de disparition de son époux, sa sœur devrait faire face au quotidien toute seule. Pour sa part, la sœur de Claude, elle-même maître de chien guide, aurait voulu avoir un chien guide mais n’a reçu de soutien ni de leurs parents ni de son mari : ils se sont opposés à cette démarche parce qu’elle était « trop instable psychologiquement ». Enfin, Eva a été témoin de la manifestation d’une certaine jalousie :

« J’ai une cousine qui a eu un chien guide. Son mari est très possessif, et quand il a vu que sa femme devenait plus autonome, il a dit : Non, ce chien repart d’où il vient. Elle l’a remmené à l’école et est restée avec sa canne blanche. » (Eva, 56 ans)

Le mari a donc refusé la redéfinition des rôles qu’entraînait l’arrivée du chien. L’autonomie qu’apporte le chien guide aurait permis à la cousine d’Eva d’échapper au contrôle de son mari. Cependant, il serait une erreur de supposer que le handicap n’a que des conséquences négatives sur les proches. Si les contraintes imposées par le rôle d’aidant sont assez bien connues, il faut savoir que ce rôle procure également un sentiment de satisfaction pour l’aide apportée (Triomphe, 2003).

Ces différentes situations illustrent les spécificités de la relation des personnes handicapées vis-à-vis de leurs conjoints. Parmi les retours positifs exprimés, le plus prégnant pour les aidants est le fait que le temps imparti à la vigilance peut alors se déployer dans d’autres sphères. Plusieurs facteurs peuvent susciter de l’inquiétude quant à l’arrivée d’un chien guide. Dans le regard du partenaire, le chien pourrait lui-même être source de danger, car marcher avec lui implique une certaine maîtrise de la locomotion. De plus, parce que le chien est un être vivant, ses agissements comportent une part d’imprévisibilité. Enfin, étant donné que le chien guide est vecteur d’autonomie, le maître va pouvoir prendre de nouvelles initiatives, qui peuvent représenter, pour le conjoint, des risques associés à la nouveauté. Aucune personne demandeuse de chien guide ne peut faire abstraction de sa situation conjugale. En effet, l’arrivée du chien guide aura inévitablement une incidence sur les interactions au sein du couple. De même, la réussite de l’intégration du chien guide dépend en partie du soutien des personnes qui cohabitent avec la personne.

L’entrée en relation avec le chien guide

Lorsque les éducateurs canins et les instructeurs de locomotion décident de proposer des chiens à un futur maître, de nombreux paramètres sont pris en compte. En effet, la réussite de la constitution d’une équipe dépend de la taille des deux protagonistes, de leur allure de marche, du mode de vie de la personne et d’autres éléments matériels. Cependant des facteurs de caractère sont également évalués : certains éducateurs vont jusqu’à comparer la mise en relation à celle qu’effectuent les algorithmes des sites de rencontre (Sanders, 1999 ; exemple cité en page 41)[5]. Cette analogie est intéressante, car elle renvoie à la mise en couple et à la proximité affective, voire familiale, qu’elle entraîne. Elle souligne surtout la façon dont le chien, par son tempérament et donc ses prises de décision, affecte la dynamique de l’équipe.

L’affinité est renforcée par une technique éducative qui instaure une exclusivité temporaire. Lorsque le chien arrive au domicile, seul le maître a le droit de le nourrir, de le brosser et de le sortir pendant six mois : cette période d’exclusivité est comprise comme étant le temps de création d’un lien fort entre le maître et le chien. Les proches sont donc écartés du chien pour la durée de cette période, après quoi le maître pourra laisser d’autres personnes s’impliquer auprès de l’animal.

Outre cette évaluation préalable et cette mise en situation qui prédisposent et conditionnent à une affinité réciproque, la relation entre le maître et le chien guide (et le chien d’assistance) n’a pas vraiment d’équivalent dans le monde des relations humain/animal, d’une part parce que le chien devient une extension de la personne (certains disent que les chiens guides sont « les yeux » des personnes déficientes visuelles) et surtout, d’autre part, parce que la codépendance de ces deux êtres vivants atteint ici des degrés inégalés (Sanders, 1999).

Ainsi, les maîtres de chiens-guides célibataires ne se posent pas la question de la place de leur chien dans leur mise en couple : le chien est pour eux une évidence, au point où les maîtres subordonnent leur mise en couple à l’acceptation du chien par celle ou celui qui partagera leur quotidien. Le maître et le chien ne sont de toute façon que rarement l’un sans l’autre. Comme le résume aussi Solange, 50 ans : « Si on ne veut pas de mon chien, on ne veut pas de moi. »

Par ailleurs, le caractère spécifique de l’équipe n’empêche pas les conjoints et autres proches d’établir une relation avec l’animal. De nombreux maîtres de chiens guides confirment une certaine implication du partenaire auprès du chien, que ce soit en jouant avec lui, en le promenant au quotidien ou en l’emmenant chez le vétérinaire. Parfois, la relation que développe le chien avec d’autres personnes réserve quelques surprises.

« J’ai eu un compagnon qui passait son temps à jouer avec mon chien. Il se faisait mousser avec… Il me disait : “ Je sors le chien ! ” Je pensais que c’était cinq minutes et au bout de deux heures j’allais chercher mon chien, [furieuse], parce que j’en avais besoin… Ça m’a déstabilisée. » (Claude, 63 ans)

Les déficients visuels abondent en anecdotes de ce type : le plus souvent, elles impliquent des enfants qui monopolisent le chien pour jouer avec lui, tandis que le déficient visuel cherche son guide quelque part dans la maison, l’hôtel ou ailleurs. Les réactions sont alors aussi diverses que les individus (tout comme la nature de la relation entre les protagonistes), passant du rire aux larmes en fonction des personnalités et du degré de détresse générée par l’absence de l’assistant poilu. Tous les chiens guides ne sont pas prompts à se laisser emmener pour une séance de jeux, et ceux qui le font choisissent la ou les personnes avec qui ils iront jouer : ils usent d’un langage corporel spécifique (donc propre à leur espèce) pour communiquer leur volonté. Ainsi, il n’est pas rare que le chien guide séparé de son maître pendant quelques heures se précipite ensuite sur lui, ignorant toutes les règles de socialisation apprises (ne pas tirer sur la laisse, ne pas bousculer les personnes à proximité). C’est un exemple de l’agentivité de l’animal : il est tout aussi capable de délaisser son travail (et donc son maître) pour s’accorder un temps de loisir en interaction avec d’autres humains ou au contraire, de désirer rester au plus près de son maître. Le chien a également ses propres « relations », puisqu’il socialise avec d’autres animaux lors de promenades de repos ou lorsque d’autres animaux viennent au domicile du maître.

« J’ai cette amie qui vient une fois par an avec son chien-guide. Mon chien et lui sont grands potes : ils sont contents. La veille, lorsque je lui dis que B. vient, il est tout heureux et fait la fête ! Il comprend ! Souvent, on essaie de les faire se retrouver à la gare… Les retrouvailles sont toujours assez mouvementées. » (Armelle, 49 ans)

La présence canine et ses avantages ludiques contribueront à l’image positive du parent déficient visuel : les petits-enfants et autres neveux apprécieront d’autant plus de rendre visite à ce parent au compagnon si spécial qui vit avec lui vingt-quatre heures sur vingt-quatre. En effet, le chien guide accompagne partout son maître : au restaurant, au cinéma, dans l’avion… Cette accessibilité à tous les lieux lui confère une place particulière que n’occupera aucun autre animal dans la mémoire familiale puisqu’il fera partie des souvenirs communs, sans discrimination de lieu. Solange nous donne un exemple de cette présence systématique. Sa famille nombreuse organise de grandes réunions plurigénérationnelles, qui se concluent invariablement par une photo de groupe. Les chiens guides de Solange (elle en a eu deux) y sont systématiquement présents, contrairement aux autres animaux domestiques de la famille (Favart, 2001).

Pour autant, le chien guide n’est pas accepté partout ni par tout le monde. Parfois, sa présence oblige à une logistique particulière lors des visites de courtoisie. Ainsi, plutôt que dormir chez ses beaux-parents, qui n’acceptent pas les chiens chez eux, Aïcha, 63 ans, loue un appartement à proximité de chez eux. Pour les maîtres de chiens guides, la présence animale est une évidence, mais elle ne l’est pas pour d’autres dont le référentiel culturel place les chiens dans l’espace extérieur et non au sein du domicile. Si Aïcha a su trouver un compromis satisfaisant, cela n’a pas été le cas d’Eva, qui a décidé de ne pas participer à un événement familial important :

« Juste après l’arrivée de mon chien guide, il y a eu le mariage d’une de mes nièces. Ma mère m’a dit : “ Si tu viens, tu n’emmènes pas ton chien parce que tu sais très bien que ta nièce a peur des chiens. ” Et j’ai répondu : “ Dans ce cas-là, je ne viens pas. ” Quand elle l’a rencontré à l’occasion d’un enterrement, elle a dit : “ Punaise, il est grand ! ” On devait aller, après, au cimetière ; ni elle ni ma sœur ne m’ont proposé d’aller avec elles dans la voiture avec le chien. Si je dois aller chez ma mère, elle préférerait que ce soit sans chien… Après, chez mes amis – qui sont plus pour moi ma famille, car je ne vois jamais ma mère et rarement mon frère et ma sœur –, mon chien guide fait partie de moi. J’ai des amis qui n’aiment pas que des animaux rentrent chez eux. Mais mon chien guide, ce n’est pas pareil. » (Eva, 56 ans)

Dans le cas d’Eva, la tension entre « conformité » au comportement attendu au sein de sa famille (la place de l’animal est dans un espace distinct de celui des humains) et « autonomie » (Eva considère que son chien lui est indispensable) génère un conflit tel qu’Eva a préféré s’exclure de l’événement. Cependant, il ne s’agit pas seulement d’une question d’autonomie, puisque Eva évoque le fait que le chien guide fait partie d’elle , expression qui souligne la particularité de cette relation humain-animal. En évoquant ses amis, Eva illustre comment les individus contemporains se « reconstruisent une famille de cœur » en privilégiant des amitiés choisies plutôt que les liens de sang ou d’alliance imposés. La place accordée au chien par ces personnes cristallise ces relations choisies.

Le chien guide, soutien à la parentalité

L’espace familial et les relations qui l’animent sont traversés par le care, activité qui comporte un degré de soin nécessitant des compétences à la fois techniques et émotionnelles (Hochschild, 1983). Les personnes handicapées sont souvent récipiendaires de care, mais sont aussi pourvoyeuses. Les soins qu’elles prodiguent au chien guide sont une composante importante du sentiment de valorisation personnelle qu’apporte l’assistance animale. Frédéric Gros explique : « C’est dans le soin de l’autre que trouve à se nourrir le soin de soi-même » (Gros, 2007). Une autre expérience place les malvoyants, au même titre que les voyants, dans la catégorie des pourvoyeurs de soin : devenir parent. Les déficients visuels sont alors bien souvent confrontés à certaines représentations discriminantes. Quelle que soit la nature des relations de la personne avec sa famille ou ses proches, l’arrivée d’un enfant entraîne une réorganisation complète du quotidien.

C’est pourquoi un projet d’enfant ou la responsabilité d’enfants en bas âge pèsent dans la décision de prendre ou non un chien guide. Antoine décrit comment, avant de partager un chien avec sa compagne, il a d’abord accepté de ne pas en avoir car elle ne pensait pas pouvoir « gérer bébé et poils de chien ». Loin des questions hygiénistes, Aïcha, qui a eu des jumeaux, n’a pas pris de chien guide à l’époque car elle voyageait beaucoup et ne se sentait pas l’audace d’imposer un chien à ses différents hôtes. Cependant, tous deux regrettent leur décision. En effet, ils considèrent rétrospectivement que le chien guide leur aurait certainement facilité le quotidien. Parfois, c’est le départ du conjoint qui entraîne une démarche de demande de chien guide, comme dans le cas d’Armelle, 49 ans. Son ex-mari avait un chien guide alors qu’elle n’en avait pas. Une fois séparée, seule avec deux enfants, elle a compris que le chien serait une aide au quotidien. Le chien lui a permis d’effectuer un certain nombre de tâches, de sortir plus fréquemment de chez elle, mais aussi d’apporter une présence animale à ses enfants, qui y étaient habitués. Mais en quoi le chien guide change-t-il le quotidien des parents ?

Sur l’ensemble des personnes interviewées, deux femmes ont décidé de prendre un chien guide lorsqu’elles allaient devenir mère pour la première fois ou venaient de le devenir.

« Je venais d’avoir un petit garçon. Il avait huit, neuf mois et puis un jour, j’étais là avec ma canne et on est rentré dans un derrière de camion. Je portais le bébé en écharpe, il était devant, et ça a fait boum ! et j’ai dit : “ Oh là là ! C’est dangereux… Je ne suis plus toute seule. Il faut que je demande un chien pour voyager en plus grande sécurité. ”  » (Marion, 34 ans)

Là où d’autres maîtres de chiens guides ont été motivés par l’autonomie pour faire appel à une assistance animale, ces jeunes mamans ont fondé leur démarche sur leur responsabilité par rapport à leur enfant. Le chien joue alors un rôle de protection dans les déplacements de la mère et de l’enfant. Lorsque des enfants sont déjà présents dans le foyer, ils peuvent être impliqués dans le processus de demande en manifestant leur envie de cette présence animale auprès de l’éducateur qui rend visite au domicile.

De même que le chien guide facilite les interactions sociales au quotidien pour la personne déficiente visuelle, il joue aussi un rôle dans la socialisation parentale puisque les parents d’autres enfants entreront plus facilement en contact avec cette personne si elle est accompagnée de l’animal. Mais surtout, bien que de façon subtile, le chien guide accompagnera la parentalité. Ceux qui ont vécu l’expérience de « parentalité et chien guide » expliquent en quoi le chien est pourvoyeur direct et indirect de care . Ainsi, les départs de Marion pour l’école prenaient une dimension plus conviviale avec son chien guide : outre les enfants de Marion, certains de leurs camarades se joignaient parfois à la troupe, confiés par d’autres parents qui avaient constaté combien leurs enfants appréciaient de suivre le chien.

À ces occasions, le chien de Marion comprenait spontanément qu’il guidait un groupe d’individus, y compris les enfants, dans le contournement d’obstacles. Il savait adapter son comportement à une nouvelle situation. Marion était par la même occasion valorisée dans son rôle de parent puisque d’autres parents lui faisaient confiance. En effet, la circulation autour des écoles peut être une épreuve pour les déficients visuels. Solange explique ici comment son chien guide a transformé les sorties vers l’école ou de retour de l’école ; ces moments potentiellement compliqués se sont transformés en moments de plaisir :

« Ça permet d’arriver de façon très indépendante à l’école, de ne pas trop tâtonner là, devant, en se perdant dans une foule où il y a plein de parents qui attendent dehors, plein d’enfants qui s’excitent, et [où] on ne sait pas trop où on est. Quand on a une canne, et qu’on attend et que c’est bruyant, on ne sait pas trop quand la petite arrive et on ne se manifeste que quand elle nous parle. Ça permet de se dire qu’on est une maman comme les autres. Lorsque le chien la voyait, il la reconnaissait de loin… Tout à coup, il se met[tait] à remuer la queue, il s’excit[ait] un peu. Elle arriv[ait] vers moi et je [pouvais] l’accueillir. C’est plus sympathique, ça donne une autre forme de lien . Ça aussi, ça peut être important. » (Solange, 50 ans)

Ici, le chien n’est plus dans sa fonction de guidage. Par son comportement spontané, il communique à sa maîtresse la joie qu’il a de retrouver l’enfant et, par ce partage, il permet à la mère d’accueillir sa fille comme le ferait n’importe quelle autre mère. Solange le décrit comme « une autre forme de lien », soulignant par cette expression la différence qu’induit le handicap dans les interactions quotidiennes.

Mise à part la relation née d’interactions directes, le chien guide contribue à la construction psychique de l’enfant. Solange explique comment grâce à l’assistance animale, sa fille a pu percevoir le handicap de sa mère autrement :

« Ce n’était pas son chien guide, c’était son chien tout court, son doudou, son compagnon de jeux, voilà… Après, quand les enfants grandissent, ils prennent conscience des dangers de ne pas voir. Un enfant peut être inquiet pour son parent qui a un handicap. “ Est-ce qu’il ne va pas arriver quelque chose à ma mère ? ” Ça peut favoriser de l’anxiété. Et là, le chien rassure. Quand elle n’est pas avec sa mère, elle peut être pleinement dans ce qu’elle fait. » (Solange, 50 ans)

Ce témoignage renvoie au travail de care qu’accomplit le chien guide et qui, de ce fait, n’est plus à la charge des proches. Outre le bénéfice qu’ils tirent de la présence d’un animal domestique (Melson, Peet et Sparks, 1991), les enfants, qu’ils soient petits comme la fille de Solange ou adultes comme ceux de Lucille (citée en début d’article), comprennent que leur mère est accompagnée et, quelque part, protégée par la présence de l’animal.

Le soutien que le chien guide apporte aux jeunes parents se décline également auprès des grands-parents, sous d’autres formes. La génération actuelle est particulièrement sollicitée pour garder les petits-enfants (Bouyer et al, 2005).

« Mon petit-fils dort souvent à la maison et, la dernière fois, il pleurait à 4 heures du matin et il y avait déjà ma chienne en bas du lit… Une autre fois, à 7 h 30, elle est venue nous donner des coups de museau d’un air de dire “ Il y a le bébé qui pleure… ”  » (Aïcha, 63 ans)

De nouveau, le chien sort ici de ses fonctions de guide pour intervenir dans le quotidien de la famille et prévenir de la nécessité de soins à apporter. Il remplit toujours des missions de care , mais pour lesquelles il n’a pas été formé. Ce type d’initiatives de la part du chien renforce son statut particulier au sein de la famille.

Vieillir

Contrairement au chien de compagnie, le chien guide est omniprésent, ce qui lui donne accès à des lieux où les autres animaux ne sont pas autorisés, notamment les maisons de retraite [6] . Dans le cas de Lucille, cette accessibilité faisait pour elle office de lien avec son père. Cet homme n’avait jamais accepté la cécité qui a frappé Lucille à l’âge adulte :

« Je dirais qu’à la fin de sa vie, en particulier à la maison de retraite, mon père avait plus de relations avec le chien qu’avec moi. Ce chien était beau et gentil. Ça lui donnait du prestige auprès des autres résidents. Il n’a pas fait exprès, mais le chien a facilité les relations avec mon père. » (Lucille, 62 ans)

Le chien guide reconfigure la nature des interactions entre Lucille et son père en transformant l’expérience des visites. Alors que les rencontres père-fille étaient vécues à l’ombre de la honte du père quant à la cécité de sa fille, elles deviennent désormais une expérience positive qui valorise le père. Lucille, plus tard dans l’entretien, exprime qu’elle ne s’est pas sentie réconfortée mais qu’elle a apprécié l’absence de conflit. Ici, le chien a fait office de tiers médiateur, sur un mode similaire à celui des chiens visiteurs ou des chiens de médiation qui interviennent dans les établissements médico-sociaux, en particulier les maisons de retraite (Vicart, 2015). Les chiens de médiation sont des animaux qui travaillent avec un professionnel du soin ou du lien social : ce dernier va utiliser la présence animale pour mettre en œuvre le soin ou l’interaction. L’engouement pour la médiation animale a suscité de nombreux travaux sur les effets de cette pratique, qui se base sur les spécificités de l’interaction humain-animal pour soulager la personne (Michalon, 2014).

Avec l’âge, d’autres problématiques s’imposent. Le départ des enfants et le début de la retraite sont autant de causes d’une nouvelle organisation du quotidien. L’emploi du temps n’est plus le même : il n’est plus rythmé par le travail ou par les enfants. Contrairement à ce qu’on observe chez d’autres cultures, les personnes âgées vivant en Occident peuvent être isolées ou, à l’inverse, vivre en collectivité dans différents types d’institution (EHPAD[7] et autres). Ces deux modes de vie sont conditionnés par les modèles familiaux occidentaux : les enfants ne vont pas nécessairement prendre en charge leurs parents à domicile. De ce fait, les attentes des maîtres vieillissants (Charles, 2014) vis-à-vis du chien sont différentes de celle de maîtres plus jeunes.

« La façon dont je traite mon chien aujourd’hui n’est pas du tout la même que celle dont je traitais mes premiers chiens. Maintenant, je m’en sers à 10 % comme chien-guide. Le reste [du temps], il est chien de compagnie. À 90 ans, je ne vais pas faire dix kilomètres à pieds. Il y a dix ans, sous le choc de la disparition de mon épouse, je me serais peut-être laissé aller à tout laisser tomber s’il n’y avait pas eu le chien… Avec mon chien, j’avais l’obligation de sortir même quand je n’en avais pas trop envie. Il venait me donner un petit coup de museau sous le bras, l’air de dire : “ Dis donc, faudrait peut-être te remuer, c’est l’heure de sortir. ” Il m’a obligé à me bouger. Lorsqu’on est retraité et qu’on vit seul, le chien tient une plus grande place. » (Albert, 90 ans)

Si, pour les personnes « valides », vieillir signifie entrer dans la dépendance, pour les personnes déjà handicapées, cela peut aussi entraîner des situations de polyhandicap ou, plus simplement, l’ajout de contraintes associées à la maladie, qui amplifient leur vulnérabilité. Et le chien guide ne peut y suppléer que dans certaines situations, non pas toutes. Comme elles tiennent compte du bien-être animal, les écoles de chiens guides ne confieront pas un chien à une personne incapable de prendre soin de l’animal. Elles ne remettront un chien qu’à une personne ayant conservé l’autonomie indispensable à l’entretien du chien (par exemple, pour assurer trois sorties par jour). Dans ce cas, le chien guide permet de lutter partiellement contre l’isolement social, dont les personnes âgées subissent les conséquences psychiques, physiques et sociales (Pitaud, 2010). Le chien guide contribue tout au moins à la santé psychique de la personne par sa présence, mais également à sa santé physique, en l’obligeant à avoir une activité physique minimale au quotidien.

En ce qui concerne le chien guide, deux situations amènent les éducateurs canins à interrompre son activité sans que ce soit dû à un défaut de comportement [8]  : lorsqu’il est malade et lorsqu’il part à la retraite. Ces interruptions modifient temporairement ou définitivement la relation entre le maître et le chien guide, le premier devant principalement prendre soin du second, alors que le quotidien était jusque-là à l’inverse. Là encore, ce sont des occasions pour les proches de se mobiliser de plusieurs façons.

Le chien guide qui est mis à la retraite peut avoir trois destins : rester auprès de la personne qu’il a guidée, être placé chez un proche de cette personne ou être accueilli par une « famille de retraite » bénévole que l’école de chien guide aura sollicitée. L’ensemble des personnes qui ont accepté de participer à l’enquête avaient fait le choix – et en ont eu la possibilité matérielle – de garder leur chien retraité ou de le faire garder par des proches. Armelle explique qu’elle n’aurait pas supporté l’idée de voir ses chiens guides vieillir ailleurs que chez elle, malgré le fait que cela lui a coûté cher. Dans certains cas, la famille des bénéficiaires se manifeste assez tôt dans le processus de retraite. Ainsi, les parents de Gaston lui avaient précisé, dès qu’il a eu son chien guide, que celui-ci pourrait venir habiter avec eux lorsqu’il partirait à la retraite :

« Lorsqu’il était chien guide, quand j’étais en vacances, c’est eux qui gardaient mon chien et puis à partir du jour de sa retraite, quand eux partaient en vacances et bien c’est moi gardait mon chien retraité… » (Gaston, 51 ans)

La circulation du chien dans la famille du maître révèle la place qu’y occupe l’animal : le travail de care qu’effectue le chien entraîne une réciprocité de la part de la personne déficiente visuelle, et par extension, de la part de sa famille, qui considère lui être redevable. Pour celles et ceux qui gardent leur chien retraité à domicile, tous attestent avoir dû faire face à une première période délicate pour le chien, pendant laquelle il réclamait de travailler.

« Alors maintenant, c’est le chien de compagnie, le pépère à la retraite ! Dès qu’il fait mauvais et que je présente le harnais, il ne bouge pas. Il est content de voir l’autre aller au boulot ! Il y a eu une petite quinzaine de jours pendant lesquels, lorsque je venais avec le harnais, il essayait de venir… Et puis après, il a compris, il a laissé tomber. » (Armelle, 49 ans)

S’établit ensuite une relation particulière, qui n’est plus une relation de travail. C’est un accompagnement bienveillant de l’animal qui vieillit, et ce processus tient compte des services qu’il a rendus.

« Le chien guide en retraite a un statut particulier. On y fait très attention. On veille à l’équilibre de sa vie, beaucoup plus [que pour] un chien vieillissant [9] . Un chien guide en retraite, il faut lui donner une vraie vie de retraité, agréable, en se souvenant de tout ce qu’il a fait, et [en considérant] qu’il le mérite. C’est le respect dû aux anciens. Finalement, ce que j’ai fait pour mes parents, je l’ai fait pour mon vieux chien, avec même plus d’ardeur, parce que ce que j’ai fait pour mon vieux père était parfois plus par devoir que par amour. Mais pour mes chiens, c’était par amour. Il n’y avait pas de [sens du] devoir. » (Lucille, 62 ans)

Par devoir vis-à-vis de son père, Lucille entend « obligation morale », dont la déclinaison légale est une obligation de soin que les ascendants et les descendants se doivent mutuellement. Dans la relation que Lucille a établi avec son chien, il n’y avait pas d’obligation morale induite par une représentation des rôles familiaux. Par contre, elle a reconnu le travail de care de son chien et s’est senti une « dette » vis-à-vis de lui, dont elle s’est acquittée « par amour ».

Lorsqu’un nouveau chien guide prend le relais de celui qui part à la retraite, le maître veille à l’équilibre de sa propre relation avec les deux et de la relation entre les deux.

« Mon dernier chien guide était super, parce que j’avais le chien retraité en laisse à côté : il marchait tout doucement pour respecter le vieux chien. » (Solange, 50 ans)

Nombre d’anecdotes circulent dans le mouvement chien guide, décrivant des « transmissions de pratiques » d’un chien à l’autre pendant la période de cohabitation. Puis, le décès vient inéluctablement clôturer la retraite. Lorsque l’animal souffre beaucoup et qu’il n’y a plus d’espoir de rémission, il est bien souvent euthanasié pour que lui soient épargnées des douleurs « inutiles ». Certains maîtres choisissent la crémation, d’autres l’enterrement, parfois dans un jardin familial, le leur ou celui de personnes proches. La douleur du deuil, certes subjective, n’épargne aucun maître, quand bien même il aurait eu plusieurs chiens guides auparavant. Albert se souvient des dates précises de chaque décès. Le dernier a été le plus difficile à accepter, puisque Albert habitait seul avec ses chiens.

« J’ai eu un croisé golden-retriever labrador. À cette époque, j’étais en retraite. Je l’ai emmené partout avec moi ! Il avait quatorze ans et trois mois, il ne tenait plus sur ses pattes. Il ne contrôlait plus ses besoins. J’étais tout seul à ce moment-là. Quand je me levais, je commençais par me mettre à quatre pattes pour ramasser ses besoins. C’était très dur, d’autant plus que j’avais mon autre chien [guide]. J’ai gardé les deux chiens côte à côte pendant trois ans. J’ai beaucoup pleuré. Je n’ai pas voulu qu’il soit euthanasié à la clinique vétérinaire. Le praticien est venu chez moi avec son assistante. Il est mort dans mes bras. » (Albert, 90 ans)

Aucun entretien n’a été mené avec des personnes qui auraient eu à vivre le deuil d’un chien sans que le relais ne fût assuré par un autre chien-guide. Donc, les témoignages recueillis ne mêlent pas deuil et perte d’autonomie, ce qui, bien sûr, donnerait au deuil une tout autre portée. La mort du chien guide touche également les personnes qui vivent avec le maître : de toute évidence, leur propre quotidien est lui aussi transformé par cette perte.

« Le premier est parti avec un cancer. Ça a été quelque chose pour ma fille parce que c’était son premier chien. On a dû faire des soins. Les soins n’ont pas suffi. Il a fallu qu’on l’ampute d’une patte… Avec ma fille, on s’en est occupé. Et finalement, il a dû être piqué. Je l’ai expliqué à ma fille mais j’y suis allée seule. Elle avait sept ans. Ce n’était pas facile. C’était une période un peu triste… » (Solange, 50 ans)

Même les proches qui ne vivent pas au domicile sont affectés :

« Ce chien est quand même mort en 2012. Un de mes petits-fils est souvent à la maison. Il a douze ans et m’envoie des textos le jour d’anniversaire du décès : “ Je pense à lui… ” Il a dû mettre une alarme sur son téléphone. » (Lucille, 62 ans)

Ce type de témoignage atteste que le chien guide occupe une place particulière au sein de la famille de la personne déficiente visuelle.

Conclusion

Cette étude exploratoire permet de conclure que le chien joue une fonction d’appui aux rôles familiaux en aidant le maître à remplir ses rôles d’enfant (d’un parent âgé), de conjoint, de parent, de grand-parent… En effet, chacun de ces rôles se fonde sur des capacités d’initiative individuelle. Ainsi, un enfant est censé pouvoir voler de ses propres ailes lorsque son éducation est finie : pour cela, ses parents, d’une part, le protègent, et d’autre part, s’efforcent de le laisser partir. Le chien guide aide le jeune adulte à devenir autonome sans que les parents s’inquiètent démesurément. Un parent accomplit toutes sortes de tâches pour lesquelles il est socialement convenu qu’il n’a pas besoin d’être accompagné. À nouveau, le chien guide facilite certaines de ces tâches. Lorsqu’un parent devient grand-parent, ses enfants comptent sur son aide auprès des petits-enfants, et le chien guide est encore là. Puis, lorsque le déficient visuel vieillit, la présence du chien guide prend une autre dimension, qui attribue à l’affect plus d’importance qu’auparavant. Les différentes phases de la vie exigent aujourd’hui divers degrés d’autonomie dans notre société, et les rôles qui leur correspondent mobilisent des liens de solidarité familiale qui se reconfigurent en fonction du degré l’autonomie de chacun. L’assistance animale, de par le travail de care qu’accomplit le chien, permet à la personne déficiente visuelle d’accomplir des activités qu’elle aurait eu plus de mal à réaliser sans son chien. De plus, l’assistance animale soulage les proches d’une inquiétude qui, dans certains cas, peut avoir des répercussions sur les dynamiques relationnelles. Le cas échéant, les résistances exprimées par l’entourage sont à replacer dans un contexte, qu’il soit culturel ou qu’il relève de tensions existantes avant l’arrivée du chien. Lorsqu’il ne s’agit pas de représentations culturelles associant le chien à un espace précis (le chien dehors, l’humain dedans), le chien guide cristalliserait des représentations de la place de chacun vis-à-vis de l’autre, que ce soit en termes de dépendance liée au handicap ou tout en termes de relation à l’histoire familiale. Lorsqu’il est accepté, le chien guide vient s’inscrire dans cette même histoire familiale. Les chiens guides reçoivent une éducation poussée et, de ce fait, développent des aptitudes exceptionnelles en termes d’intercompréhension avec les êtres humains. En effet, les quelques extraits d’entretiens figurant au présent article montrent que le chien, en tant qu’être sensible, joue un rôle en soi avec des interactions et même des relations interindividuelles fortes avec les membres de la famille. Le chien guide sait faire preuve d’initiatives, manifestant du care ou de l’affection envers les proches de son maître. De plus, sa présence constante auprès de son maître l’insère complètement dans toutes les activités familiales (si le maître agit au sein d’une famille), contrairement à d’autres chiens ou animaux domestiques, qui ne peuvent accéder à tous les lieux où les membres d’une même famille sont amenés à évoluer et à se retrouver. Ainsi, le travail de care accompli par le chien génère une dette à son endroit, a fortiori chez la personne déficiente visuelle, qui considère qu’elle doit prendre soin de l’animal lorsque celui-ci rencontre des difficultés, mais fréquemment aussi, par extension, chez les proches de la personne déficiente visuelle. Ceux-ci se sentent redevables envers le chien pour les soins qu’il a prodigués à la personne, et se sentent parfois aussi responsables de cet être qui a partagé des moments de vie familiale avec eux.