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Introduction

Dans toutes les strates de la société, le vêtement est un instrument privilégié de distinction sociale. Lorsqu’ils s’habillent, les hommes et les femmes ne cherchent pas seulement à se défendre contre les intempéries et à préserver leur pudeur. D’une manière qui n’est pas nécessairement consciente, ils travaillent également à se distinguer, c’est-à-dire d’une part à se faire une apparence « distinguée » – qui les dote, au moins à leurs propres yeux, d’une certaine forme d’excellence – et d’autre part à se différencier – à marquer une différence entre eux et des groupes sociaux auxquels ils ne veulent pas être assimilés[1]. Ce potentiel de distinction que possède le vêtement résulte du fait que celui-ci se donne à voir dans tous les moments de la vie publique. Comme l’écrit Thorstein Veblen : « Il y a d’autres méthodes et très efficaces, pour attirer les regards sur une situation pécuniaire […] mais les dépenses d’habillement présentent cet avantage par rapport à la plupart des autres méthodes, que nos vêtements sont toujours en évidence et fournissent une indication sur notre position pécuniaire, à tout observateur et au premier coup d’œil » (Veblen, 1970 [1899], p. 110).

Dans la littérature sociologique et historique, ce travail de distinction a été bien étudié du côté des adultes, mais il a en revanche donné lieu à peu d’analyses du côté des enfants. Dans son ouvrage consacré à la bourgeoisie du début du XXe siècle, Edmond Goblot (2010) montre ainsi de façon détaillée le rôle que joue le vêtement dans les efforts permanents que déploient les membres de cette classe pour se distinguer des catégories populaires – avec la culture, le langage ou le « savoir-vivre », il est un moyen particulièrement efficace de « ne pas être confondu » -, mais il s’intéresse exclusivement à l’habillement des adultes. S’il prête attention aux variations qui existent entre les pratiques des femmes et celles des hommes, ce qui lui permet de faire apparaître que la distinction vestimentaire prend des formes spécifiques chez l’un et l’autre sexe, il ne dit rien en revanche de la diversité de ces pratiques en fonction de l’âge. De même, lorsque Georg Simmel analyse la tension entre imitation et distinction dans son texte sur la mode (Simmel, 2013 [1904]), ou lorsque Pierre Bourdieu met au jour les variations du goût vestimentaire à l’intérieur de l’espace social dans La distinction (Bourdieu, 1979), l’un et l’autre s’intéressent uniquement aux pratiques des adultes. Plus récemment, cette question du rôle que joue le vêtement dans l’édification des frontières symboliques entre les classes et les fractions de classes a été explorée dans certaines enquêtes consacrées à des adolescents (Darmon, 2003 ; Ohl, 2001) ou à de jeunes adultes (Bastien et al., 2008), mais elle ne l’a pas été de manière équivalente dans les recherches portant sur les enfants. Les quelques sociologues qui ont travaillé sur la façon dont les parents habillent leurs enfants se sont davantage intéressés à la manière dont ces pratiques d’habillement contribuent à la construction des différences entre les âges et entre les sexes qu’à la manière dont elles participent à la différenciation entre catégories sociales (Cook, 2004 ; Fischer, 2006 ; Samuel et al., 2014).

Parmi les auteurs qui ont théorisé la question de la distinction sociale, Thorstein Veblen est l’un des rares à avoir prêté attention aux consommations destinées aux enfants. Dans son étude de la classe de loisirs à la fin du XIXe siècle, il avance en effet que les enfants sont, comme les femmes et les domestiques, des « instruments de la consommation ostentatoire » (Veblen, 1894), qui, à travers les différentes dépenses dont ils font l’objet, et notamment à travers les dépenses vestimentaires, donnent à voir la richesse et la puissance du « maître de maison » (Veblen, 1970 [1899]). Dans sa discussion des thèses de Veblen sur l’habillement, Quentin Bell apporte lui-même quelques illustrations à cette idée, en mentionnant par exemple « les grandes robes de soie, de satin et de dentelle surchargées de rubans que portent les enfants de familles très fortunées à leur baptême », ou le caractère luxueux des uniformes scolaires arborés par certains enfants (Bell, 1992 [1976], p. 156). Quoiqu’ils soient largement dépourvus des moyens matériels de consommer, les enfants sont ainsi partie prenante dans la « rivalité pécuniaire » qui se joue entre les adultes au sein de la société où ils grandissent. Les consommations qui leur sont destinées contribuent, au même titre que celles destinées à leurs parents, à la construction de barrières et de hiérarchies symboliques entre les classes.

Dans la continuité de cette piste d’analyse (que Veblen lui-même a très peu développée), cet article se propose de montrer que les choix faits par les parents lorsqu’ils habillent leurs enfants sont orientés par des logiques de distinction analogues à celles qu’on peut observer chez les adultes. À la différence de Veblen, nous ne réduirons cependant pas la logique de la distinction à celle de l’ostentation. La notion de distinction sera prise ici dans le sens qui lui est donné par Pierre Bourdieu (Bourdieu, 1979). Il s’agira de faire apparaître que les goûts et dégoûts vestimentaires se construisent de manière relationnelle, en réaction aux goûts de ceux qui occupent des positions différentes dans l’espace social[2].

De manière plus précise, nous nous proposons d’examiner cette question en nous centrant sur les pratiques des classes moyennes et supérieures françaises. Ces catégories sociales n’ont certes pas le monopole de la distinction vestimentaire. Dans les milieux populaires aussi, le vêtement (adulte ou enfantin) est un instrument de distinction permettant de se différencier des plus pauvres que soi, d’afficher un certain statut social ou de prouver (et d’éprouver) sa respectabilité (Elliot et Leonard, 2004 ; Perrin-Heredia, 2013 ; Skeggs, 2015)[3]. Au cours de l’enquête sur laquelle se fonde cet article, qui était consacrée – entre autres thèmes – aux pratiques d’habillement des enfants, c’est toutefois au sein des classes moyennes et supérieures que la logique de la distinction est apparue le plus visiblement et sous les formes les plus diversifiées. Parce qu’ils disposent de plus de ressources que ceux des classes populaires, les membres de ces groupes sociaux sont plus à même de faire un usage distinctif du vêtement et de le faire selon des modalités variées. Prendre pour objet les goûts vestimentaires des classes moyennes et supérieures permet en outre de poser à nouveaux frais la question de l’ouverture culturelle de ces catégories sociales. Depuis une vingtaine d’années, différents travaux, notamment en sociologie de la culture, ont en effet montré que les classes moyennes et supérieures contemporaines se caractérisaient par une perméabilité accrue à l’égard de goûts ou de pratiques typiques des classes populaires (Peterson et Simkus, 1992 ; Peterson et Kern, 1996). Un des objectifs de notre article est d’examiner dans quelle mesure on observe cette ouverture dans le domaine vestimentaire et de donner à voir, le cas échéant, comment elle se manifeste.

L’article se fonde sur une série d’entretiens menés auprès de vingt-six parents (dix-sept mères et neuf pères) appartenant à dix-sept familles différentes ayant chacune un enfant scolarisé en CM2[4] au début de l’enquête. Les enfants à propos desquels les parents ont été interviewés étaient âgés de dix à douze ans au moment des entretiens ; sept d’entre eux étaient des filles, dix étaient des garçons ; tous vivaient en France, dans des communes de tailles variées situées en province. La moitié de ces parents étaient membres des classes moyennes – selon la nomenclature française des catégories socio-professionnelles, ils étaient employés (trois cas), artisans (deux cas)[5] ou professions intermédiaires (huit cas) – ; les autres (treize parents) appartenaient aux classes supérieures – en l’occurrence, à la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures. Ce matériau est issu d’une enquête collective réalisée entre 2010 et 2012, reposant sur une série de monographies de familles. Chacune des familles a fait l’objet d’une étude approfondie à travers plusieurs entretiens avec les parents (un à trois, selon les cas), qui visaient notamment à appréhender les pratiques et les représentations de ces derniers en ce qui concerne l’habillement de leurs enfants[6]. Au cours de la recherche, des entretiens ont également été réalisés avec les enfants, mais dans la mesure où cet article est consacré aux catégories de perception des parents et non à celles des enfants, ce matériau ne sera quasiment pas mobilisé ici. Tous les entretiens ont été conduits au domicile de la famille rencontrée ; ils ont duré entre une et trois heures à chaque fois[7]. La multiplication des entretiens, leur longueur, et le fait qu’ils ont été réalisés chez les enquêtés, ont permis d’obtenir des informations détaillées sur les pratiques étudiées et sur les conditions de vie des familles. Certains enfants ont en outre fait l’objet d’observations à l’école à l’occasion d’un autre volet de la recherche, et ces observations ont rendu possible un relevé de leurs tenues vestimentaires sur plusieurs semaines. Étant donné la lourdeur de la demande adressée aux parents – plusieurs entretiens réalisés à domicile avec eux et leur enfant –, la plupart des familles ont été recrutées par interconnaissance (afin que ce mode de recrutement ne gêne pas le travail d’objectivation, nous avons procédé par interconnaissance « indirecte », en sollicitant uniquement des connaissances de connaissances) ; quelques-unes ont également été rencontrées par l’intermédiaire de l’école.

Pour décrire et analyser les logiques de distinction qui président aux choix des vêtements des enfants dans les familles enquêtées, nous procéderons en deux temps. Après avoir mis en évidence l’existence d’un goût pour la distinction, qui conduit nombre de parents à faire porter à leurs enfants des vêtements qui les singularisent par rapport à leurs camarades, nous détaillerons différentes formes de dégoût du goût des autres : une aversion pour certaines tenues associées aux classes populaires, d’une part, et une mise à distance de goûts attribués à d’autres fractions des classes moyennes ou supérieures, d’autre part.

Le goût de la distinction

Lorsqu’il analyse la dynamique de (trans)formation des goûts et la logique de distinction qui la sous-tend, Pierre Bourdieu avance à plusieurs reprises que l’attrait pour un bien ou pour une pratique tient en grande partie à sa rareté relative (Bourdieu, 1979 ; 1984). À chaque « niveau » de la hiérarchie sociale, la logique de la distinction porte à juger banal et sans intérêt ce qui est accessible à ceux qui possèdent moins de ressources que soi, et à apprécier en revanche ce qui leur est difficilement accessible :

« Les goûts obéissent à une sorte de loi d’Engel généralisée : à chaque niveau de la distribution, ce qui est rare et constitue un luxe inaccessible ou une fantaisie absurde pour les occupants du niveau antérieur ou inférieur, devient banal et commun, et se trouve relégué dans l’ordre de ce qui va de soi par l’apparition de nouvelles consommations, plus rares et plus distinctives : cela […] en dehors même de toute recherche intentionnelle de la rareté distinctive et distinguée » (Id., p. 274-275)[8].

Chez les parents enquêtés, ce goût pour la distinction apparaît de manière régulière. Lorsqu’ils évoquent les vêtements, les marques ou les boutiques qu’ils apprécient, nombre de nos interlocuteurs donnent à voir une attirance pour les « possessions exclusives » (Id., p. 258), un plaisir pris à acheter à leurs enfants des tenues qui les singularisent. On le voit par exemple dans la famille Delmas[9], où les parents sont respectivement agent général d’assurance et huissière de justice, et disposent d’un niveau de vie très supérieur à la moyenne (entre autres signes de ce niveau de vie élevé, ils sont propriétaires d’une résidence principale dotée d’un jardin et d’une piscine, d’une résidence secondaire en bord de mer, et d’une « petite maison à la montagne »). Lorsqu’elle explique comment elle choisit les vêtements de son fils Lucas, Mme Delmas souligne en effet son goût pour un certain nombre de marques dédiées aux enfants, qui possèdent à ses yeux un caractère distinctif[10] :

« J’achète chez Tape à l’œil, et après chez Du pareil au même. C’est toujours des trucs très sympas. C’est assez coloré, c’est toujours très original. […] Et d’ailleurs, Lucas me dit qu’il a des profs, là, cette année, qui lui font des petites remarques sur ses [vêtements] : “ Ha ton tee-shirt il est sympa !”, donc il est content. Parce que c’est vrai que des Nike, tout le monde en a ; des Adidas, tout le monde en a ; donc voilà, c’est un peu différent. »

Dans ces propos de Mme Delmas, on retrouve le processus décrit par Pierre Bourdieu dans son analyse de la formation du goût. On perçoit en premier lieu l’attirance pour la rareté : si Mme Delmas aime les vêtements achetés chez Tape à l’œil ou Du pareil au même, c’est parce que ceux-ci sont peu portés par les enfants que son fils côtoie au quotidien (ils sont « originaux », « un peu différents » et « tout le monde » n’en a pas). La singularité de ces vêtements résulte ici moins de leur coût (même si celui-ci joue un rôle non négligeable[11]), que de la rareté relative des lieux où ils sont vendus. Alors que les articles de marques sportives comme Nike ou Adidas sont commercialisés dans de nombreux magasins et sont disponibles notamment au marché et en supermarché, les vêtements Tape à l’œil ou Du pareil au même sont vendus uniquement dans les boutiques du même nom et ils sont donc plus difficiles à se procurer (pour Mme Delmas, qui habite une commune de 3 000 habitants située en zone rurale, acheter ces vêtements suppose ainsi de se rendre dans l’une des deux villes voisines qui se trouvent à une trentaine de kilomètres de chez elle). Du fait de cette moindre diffusion de leurs lieux de vente, ces vêtements sont en outre moins connus que ceux de marques sportives, et le désir de les acquérir nécessite par conséquent de posséder certaines connaissances en matière de mode enfantine – ce que Philippe Perrot (1981) nomme des « savoirs d’achat ».

On voit également dans ces propos la propension à juger banal ce qui est perçu comme distinctif dans les catégories sociales moins dotées que soi. Alors que dans les familles de notre population qui sont moins fortunées que la famille Delmas, les vêtements de marques sportives constituent des biens rares et luxueux (les enfants en possèdent peu, les parents en achètent rarement et ils réservent ces achats à des occasions festives comme Noël ou les anniversaires), ils sont considérés ici comme des biens tout à fait ordinaires (« des Nike, tout le monde en a »). De fait, Mme Delmas achète très régulièrement des vêtements de ce type et son fils Lucas en porte de façon quotidienne (en CM2, sur trente jours d’observation à l’école, il arbore vingt-six fois un bas de survêtement ou un pantacourt de marque sportive – Adidas, Umbro, Airness, Nike ou Puma ; il possède par ailleurs plusieurs tee-shirts et paires de chaussures de sport des mêmes marques). Lorsque l’enquêtrice lui demande pourquoi elle privilégie systématiquement les articles de marques quand elle achète des tee-shirts, des chaussures de sport ou des survêtements à son fils, Mme Delmas semble d’ailleurs déconcertée par la question (elle marque une pause de plusieurs secondes avant de répondre), signe que ce choix va totalement de soi à ses yeux et n’a jamais fait l’objet de la moindre interrogation.

Ce goût pour les vêtements rares et distinctifs s’observe également dans la famille Marty, où les parents sont tous les deux responsables de l’informatique dans des organismes publics. À plusieurs reprises au cours des entretiens, Mme Marty mentionne son goût et celui de sa fille Élise pour des marques de vêtements britanniques ou américaines qui ont pour caractéristiques d’être relativement coûteuses mais aussi et surtout d’être commercialisées principalement, voire exclusivement, à l’étranger. Lorsque Élise était en CM2, Mme Marty a ainsi mis à profit quelques jours de vacances à Londres pour essayer de lui trouver des vêtements d’une marque qu’elle désirait (Miss Butterfly) et qui n’était vendue qu’en Angleterre. L’année suivante, elle a, de la même façon, profité d’un séjour à Paris pour lui acheter des vêtements Hollister, marque qui était alors peu présente en France et qu’il n’était possible de se procurer que dans la capitale, tandis que sa sœur a offert à Élise une veste de la même marque, achetée à Londres.

L’attrait que ces vêtements de marques anglo-saxonnes exercent sur Élise – et sur sa mère – est étroitement lié au contexte résidentiel et scolaire dans lequel celle-ci vit au quotidien. Habitant une commune où se concentre une forte proportion de cadres supérieurs du privé et de professions libérales, Élise fréquente en 6e un collège que son père qualifie d’« hyper-bourgeois », et la plupart de ses camarades de classe sont issues des classes supérieures (« Dans ce collège, dit Mme Marty, elles ont toutes un sac Hermès »)[12]. Dans ce contexte, porter des vêtements Hollister ou d’autres marques du même type est pour Élise (comme pour sa mère), un moyen de se conformer aux définitions du bon goût vestimentaire qui dominent parmi ses pairs féminines[13], mais aussi un moyen de rivaliser avec elles. À propos de la veste Hollister que sa sœur a offerte à Élise, Mme Marty raconte ainsi en se moquant d’elle-même avoir espéré que ce vêtement susciterait des commentaires laudatifs de la part des camarades de collège de sa fille, et avoir dû constater avec dépit que ce n’était pas le cas : « [Le soir du premier jour où elle a mis sa veste au collège] j’ai dit : “Ben alors, tes copines, elles ont dit quoi que t’avais une veste [Hollister] ? !” – “Ben elles ont même pas fait attention…”. Personne… tout le monde s’en fiche ! Donc, en fait, t’achètes des fringues, et en fait tout le monde s’en fiche ! [Nous rions] ».

Dans les deux cas détaillés ici, les mères sont tout à fait conscientes des profits de distinction que les vêtements de marques qu’elles choisissent pour leurs enfants sont susceptibles d’apporter à ces derniers. Si elles achètent ces vêtements, c’est même en partie dans le but de leur procurer de tels profits, pour leur faire une apparence qui les grandisse symboliquement auprès des autres enfants – et peut-être aussi auprès de leurs parents. Pour autant, on aurait tort de réduire ces pratiques à la logique de la consommation ostentatoire. Si Mme Delmas et Mme Marty habillent leurs enfants avec des tenues qu’elles jugent distinctives, ce n’est pas seulement et pas principalement dans le but de provoquer l’admiration, le respect ou l’envie des autres. Le plaisir que leur procurent ces tenues peut être lié aux réactions qu’elles suscitent chez autrui (toutes les deux, on l’a vu, sont attentives à ces réactions), mais il n’a pas nécessairement besoin de la présence des autres – même imaginaire – pour être ressenti. Comme Bernard Lahire (2004) l’a montré à propos des consommations culturelles, le seul fait d’adopter des pratiques dont nous avons le sentiment qu’elles nous rendent différents et supérieurs est en soi une source de contentement et, à ce titre, un moteur puissant de l’action, indépendamment des réactions, réelles ou imaginées, que peuvent susciter ces pratiques. À l’instar des autres biens de consommation, le vêtement n’est pas seulement – et pas principalement – un moyen d’afficher son excellence sociale. Il est aussi et surtout un moyen de l’éprouver.

Le dégoût du goût des autres

Si la logique de la distinction est au fondement des goûts – l’attrait pour les vêtements « distingués » –, elle est aussi au principe d’un certain nombre de dégoûts. En même temps qu’elle porte à apprécier et à rechercher certains biens ou certaines pratiques, elle conduit à en déprécier d’autres. Sur ce second point, la thèse développée dans La distinction est que les aversions s’élaborent pour une large part en opposition aux goûts des autres catégories sociales. De manière plus précise, les analyses proposées par Pierre Bourdieu invitent à distinguer deux processus dans la formation des dégoûts : d’une part, le rejet des pratiques associées aux catégories moins dotées en capital économique ou culturel – on peut parler ici d’une logique de distinction « verticale » –, d’autre part, la mise à distance des goûts des autres fractions de sa propre classe sociale – logique de distinction que l’on peut qualifier d’« horizontale ».

Distinctions verticales : un rejet partiel des vêtements associés aux classes populaires

Pour analyser les logiques de distinction verticale qui sont à l’œuvre dans les choix vestimentaires de nos enquêtés, il est fructueux d’opérer un bref détour par la sociologie de la culture. Dans ce champ de la sociologie, de nombreux travaux réalisés depuis les années 1990 ont mis en évidence une certaine ouverture des classes moyennes et supérieures à des produits ou à des genres artistiques relevant de la culture populaire. En matière de musique, par exemple, les classes supérieures affichent aujourd’hui souvent des goûts éclectiques, alliant écoute de la musique classique et goût pour le rock, appétence pour l’opéra et intérêt pour la musique country (Peterson et Kern, 1996). Loin de limiter leurs goûts aux produits culturels légitimes et de rejeter uniformément ceux qui sont appréciés dans le bas de la hiérarchie sociale, les membres de ces classes – et dans une moindre, mesure leurs homologues des classes moyennes – se caractérisent par leur « omnivorité » (Peterson et Simkus, 1992) et par une « aptitude particulière à la transgression des frontières sociales et culturelles entre les genres » (Coulangeon, 2004)[14].

Cet éclectisme culturel ne signifie cependant pas que le modèle théorique proposé dans La distinction serait obsolète ni, plus largement, que l’on assisterait à un déclin univoque des frontières symboliques entre les classes sociales (Ibid.). L’appropriation, par les membres des classes moyennes et supérieures, de produits, de pratiques ou de registres artistiques appréciés dans les milieux populaires se fait en effet souvent de manière distinctive, à travers – notamment – la formulation de discours distanciés (ironiques ou savants) sur ces pratiques ou le choix de produits ou de sous-genres confidentiels à l’intérieur d’un genre populaire (Prieur et Savage, 2013). Cette « ouverture » reste en outre bornée par des aversions profondes. Dans le domaine musical, Bethany Bryson (1996) montre ainsi que si les goûts des diplômés supérieurs ne se limitent pas à la musique savante et s’étendent volontiers à un certain nombre de genres populaires, cet éclectisme s’arrête néanmoins aux musiques les plus appréciées dans les catégories les moins diplômées, comme le rap ou le heavy metal. De même, dans son étude consacrée aux pratiques alimentaires des habitants d’un quartier gentrifié de Boston, Sylvie Tissot (2013) fait apparaître que la préférence revendiquée pour les mets « simples » comme les tacos ou les burgers, et la disqualification des préparations sophistiquées de la cuisine bourgeoise, s’accompagnent souvent, chez ces membres des classes supérieures, d’une aversion marquée pour la cuisine grasse et énergétique associée aux Noirs du sud des États-Unis.

Cette coexistence entre des « logiques inclusives » (Tissot, 2013) et une mise à distance de certains goûts associés aux classes populaires se retrouve chez les parents que nous avons rencontrés en ce qui concerne l’habillement de leurs enfants. Lorsqu’elles évoquent les choix qu’elles font dans ce domaine, la plupart des mères revendiquent en effet des goûts « démocratiques ». Elles expliquent qu’elles achètent une partie des vêtements de leurs enfants dans des grandes surfaces du type C&A, voire en supermarché, et que les tenues acquises de cette façon n’ont rien de déshonorant à leurs yeux. Même celles qui habillent régulièrement leurs fils ou leur filles avec des vêtements de marques coûteuses signalent que ce goût ne les conduit pas à rejeter les articles plus ordinaires et ne les empêche pas d’apprécier aussi des tenues plus simples. Mme Marty, par exemple, dont on a décrit plus haut le goût pour les marques anglo-saxonnes, indique qu’elle achète régulièrement les pantalons de sa fille chez Pantashop et que ça ne « gêne absolument pas » celle-ci de porter ce type de vêtement. De même, Mme Fournier (infirmière à l’hôpital, conjointe d’un infirmier libéral) souligne la simplicité des goûts vestimentaires de son fils : dans un moment de l’entretien où son mari explique que celui-ci apprécie particulièrement les vêtements de marques sportives et qu’il demande régulièrement à s’en faire acheter, elle signale qu’il ne refuse pas pour autant de porter des tenues plus communes, et qu’il lui arrive même de les préférer à ces vêtements de marques : « La veste de Super U qui m’a coûté trois fois rien, il la met plus facilement (que ses vestes de marques sportives) »[15]. Certaines de nos interlocutrices expriment même une réprobation marquée à l’égard de l’élitisme vestimentaire que peuvent manifester des personnes de leur entourage, y compris leurs propres enfants. Mme Provent, par exemple (qui est cadre supérieure dans le privé et mariée à un contrôleur de gestion), explique que son fils Thomas refuse de porter une casquette publicitaire qu’il a reçue en cadeau lors d’une manifestation sportive, parce qu’il juge cet accessoire indigne de lui, et elle s’offusque de ce refus qu’elle perçoit comme une marque de prétention, voire de snobisme :

« Quand y a eu la remise des prix pour le tennis de table, raconte-t-elle, le responsable leur a donné une petite casquette publicitaire, je sais pas si c’était Peugeot ou Intermarché, et [Thomas] m’a dit : “C’est nul, t’as vu ce qu’il y a marqué dessus ?” Je lui [ai dit] : “ Mais Thomas, on s’en fout de ce qui est marqué dessus, c’est le geste [qui compte], t’as pas à critiquer…” […] [Puis, sur un ton de protestation :] Ça aurait été Adidas ou un truc comme ça, je pense que ça serait mieux passé. Mais Intermarché marqué dessus ou Peugeot, c’était pas… voilà. […] Je suis sciée, moi [sur un ton de dépit]. Y a des fois, quand même, on se dit : On les a pas élevés comme ça. »

Chez la plupart des parents interviewés, l’affirmation de ces goûts « démocratiques » va cependant de pair avec l’expression de dégoûts profonds à l’égard de certains vêtements associés au bas de la hiérarchie sociale. Du côté des garçons, les parents rejettent ainsi radicalement un ensemble de vêtements et d’accessoires qui évoquent les garçons de « cités » ou des quartiers paupérisés états-uniens, et qui étaient très à la mode au moment de l’enquête : casquettes américaines, chaussures de sport voyantes, pantalons amples portés à mi-fesses sur un caleçon également voyant, chaîne à grosses mailles ou boucle d’oreille (bijoux qui font alors partie de la panoplie de nombreux chanteurs de rap). Dans les familles rencontrées au cours de l’enquête, ces vêtements et ces accessoires sont mis à distance de manière systématique. Les parents n’en achètent jamais de leur propre initiative, et lorsqu’il arrive que leur fils en réclame, ils refusent catégoriquement de souscrire à sa demande. Dans les entretiens, plusieurs expriment en outre une aversion forte pour ce type de vêtements et justifient parfois ce rejet en invoquant de manière explicite leur volonté de distinction par rapport aux classes populaires dangereuses. Mme Delmas explique ainsi qu’elle ne voudrait pas voir son fils arborer une casquette américaine « parce que, dit-elle, j’ai peut-être des a priori par rapport à ça », et qu’elle lui refuserait également la possibilité de porter une boucle d’oreille s’il le demandait parce que « pour plus tard […], j’imagine, aller passer un entretien avec une boucle d’oreille, moi, ça me gêne ». Mme Levet (institutrice) indique de même avoir refusé à son fils l’autorisation de porter un blouson qu’il appréciait, parce qu’elle jugeait que celui-ci faisait « racaille » : « Une fois, un copain nous avait filé un lot de fringues, et y avait un truc, un blouson, léger, noir, dix fois trop grand pour lui. Il voulait absolument mettre ce truc-là, et non, c’était ridicule, quoi, les manches lui arrivaient là, ça faisait vraiment bad boy. Les gamins déguisés en petites racailles, j’aime pas ça. Je veux pas qu’il ressemble à ça. »[16]

Du côté des filles, nombre de parents expriment de la même façon une aversion forte pour certains vêtements qu’ils associent au bas de l’échelle sociale. M. Bataut, par exemple, qui est technicien dans une entreprise publique et responsable à mi-temps d’un festival de jazz (sa conjointe est employée dans une bibliothèque), se réjouit de ce que sa fille ne soit pas attirée par des tenues qu’il qualifie de « cagole », et il explicite en ces termes la signification que ce mot revêt pour lui : « [Enquêtrice : Qu’est-ce que ça veut dire, cagole ?] “Cagole”, c’est pas gentil, hein ! [Nous rions]. “Cagole”, ils disent ça à Marseille, c’est les petites qui s’habillent un peu clinquant, [à la] mode bon marché, pas dans la grande finesse, quoi ». De la même façon, Mme Marty dénigre parfois certaines tenues auprès de sa fille en arguant qu’elles font « poufiasse »[17]. Ce dénigrement concerne en premier lieu des vêtements ou des accessoires issus du vestiaire féminin adulte – chaussures à talons, hauts qui dénudent le corps, pantalons moulants, boucles d’oreille de grande taille – qui étaient à la mode au moment de l’enquête chez les pré-adolescentes et que Mme Marty juge inadaptés à sa fille étant donné son âge[18]. Au cours de notre premier entretien, Élise me raconte ainsi que ses parents refusent parfois de lui acheter certains vêtements parce qu’ils trouvent que « ça fait trop grand » et, pour préciser son propos, elle ajoute en cherchant ses mots : « Des fois… ils disent que ça fait un peu… bouffi ». À la suite de l’entretien, comme nous commentons la conversation avec la mère (qui a écouté les propos de sa fille depuis la pièce voisine), celle-ci revient en riant sur ce moment un peu énigmatique et elle m’éclaire sur sa signification : lorsque Élise a employé le néologisme bouffi, m’explique-t-elle, il fallait en fait comprendre « poufiasse », mot qu’elle emploie parfois pour (dis)qualifier aux yeux de sa fille des vêtements qu’elle n’apprécie pas.

Mme Marty juge également « poufiasse » certaines manières de porter les vêtements – et non seulement les vêtements eux-mêmes. Au cours d’un des entretiens, comme son conjoint lui (et nous) fait remarquer en plaisantant qu’elle utilise volontiers le terme de « pouffe » pour déprécier des tenues qui lui déplaisent, elle répond ainsi en manière de défense et de justification : « C’est bête, mais moi, quand j’ai une copine à Élise qui vient à la maison et qui a un truc [un vêtement] où tu vois l’épaule, où tu vois [dépasser] le truc de soutien-gorge… [Elle montre d’un geste la manche d’un vêtement qui tombe et dénude l’épaule. M. Marty intervient : « Oh, c’est pas choquant quand même… »] Non, c’est pas choquant mais c’est pas joli. Je trouve pas ça joli. »

Du côté des filles comme de celui des garçons, les vêtements qui suscitent le dégoût chez ces parents ont pour caractéristique commune d’évoquer le bas de la stratification sociale, mais aussi, on le voit, de renvoyer à des formes de féminité et de masculinité « accentuées » (Pruvost, 2007). Ce qui est mis à distance chez les unes comme chez les autres, ce sont à la fois – et de manière indissociable – des « corps de classe » (Bourdieu, 1979) et des corps genrés, des tenues associées aux classes populaires (ou à certaines fractions de ces classes) et des tenues évoquant des modèles de féminité et de masculinité perçus comme illégitimes.

Cette aversion pour les vêtements qui font « racaille », « cagole » ou « poufiasse » ne doit pas conduire à penser que l’égalitarisme revendiqué par ces parents dans d’autres moments des entretiens serait de pure façade. De manière significative, tous ceux qui rapportent des situations dans lesquelles ils ont été amenés à formuler ce type de jugements le font avec une certaine gêne : ils rient de manière un peu embarrassée, s’autocritiquent (« j’ai peut-être des a priori »), soulignent la rareté de ces situations, euphémisent la portée de leur propos et indiquent parfois de manière quasi-explicite qu’ils perçoivent ces jugements comme peu légitimes (par exemple, au moment où elle m’explique la signification du néologisme bouffi, Mme Marty prononce le mot poufiasse de façon muette et indique par là le caractère illégitime de ce jugement – et de ce mot – à ses propres yeux). Plutôt que de voir dans les goûts démocratiques affichés par ces parents une stratégie de présentation de soi dissimulant (mal) des (dé)goûts vestimentaires en fait profondément élitistes, on doit plutôt y voir l’expression de dispositions plurielles, de la coexistence au sein des mêmes personnes de convictions égalitaristes et de dégoûts de classe puissants.

Distinctions horizontales : la culture contre l’argent, les modernes contre les anciens

À côté de cette aversion pour certaines tenues qui évoquent le bas de l’échelle sociale, l’analyse de nos entretiens fait également apparaître chez plusieurs enquêtés une mise à distance – et parfois un rejet radical – de pratiques ou de goûts vestimentaires associés à d’autres fractions des classes moyennes ou supérieures. Pour Pierre Bourdieu, cette forme spécifique de dégoût du goût des autres est le reflet des luttes symboliques que mènent les différentes fractions des classes moyennes ou supérieures pour faire reconnaître la supériorité de leur style de vie. La « classe dominante », notamment, est le lieu de luttes de classements qui opposent la fraction intellectuelle de ce groupe à sa fraction économique, ainsi que sa fraction ancienne à sa fraction nouvelle. Dans des domaines aussi variés que l’art, le sport ou l’alimentation, les membres de chacune de ces fractions de classe tendent à « discréditer les pratiques de la fraction opposée dans l’espace de la classe dominante », ces « conflits sur l’art et l’art de vivre » ayant pour enjeu « l’imposition du principe de domination dominant […] ou, dans un autre langage, l’obtention du taux de conversion le plus favorable pour l’espèce de capital dont on est le mieux pourvu. » (Bourdieu, 1979, p. 356).

Sur notre terrain, ce rejet de pratiques ou de goûts associés à d’autres fractions des classes moyennes ou supérieures est apparu à plusieurs reprises en ce qui concerne l’habillement des enfants. Pour donner à voir ces logiques de distinction que l’on peut qualifier d’« horizontale », nous présentons ici trois cas illustrant trois situations différentes : un cas de mépris pour le goût du luxe chez des parents qui se situent dans la fraction intellectuelle des classes supérieures ; un cas (symétrique) de stigmatisation du corps intellectuel par une mère appartenant au pôle économique de ce groupe ; enfin, un cas d’aversion pour le vêtement bourgeois traditionnel chez une femme nouvelle venue au sein des classes supérieures[19].

Les deux enquêtés qui constituent notre premier cas – M. et Mme Hazan – occupent une position particulière au sein des classes supérieures. Si l’on examine leurs propriétés sociales objectives (niveau de rémunération et activité professionnelle), le couple apparaît comme plus proche du pôle économique de cette catégorie que de son pôle intellectuel : diplômé de la faculté de médecine, M. Hazan est chargé de développement commercial dans une grande entreprise privée du secteur de la santé ; son épouse, également diplômée en médecine, est pédiatre à l’hôpital. Mais si l’on prête attention à leurs appartenances de classe subjectives, on constate qu’ils se considèrent l’un et l’autre comme nettement plus proches du second de ces deux pôles que du premier. Lors de nos rencontres, ils revendiquent ainsi de manière récurrente leur appartenance à la catégorie des « intellectuels ». M. Hazan explique qu’il a grandi dans une famille d’enseignants juifs valorisant fortement la culture écrite, le livre et l’apprentissage des langues[20]. Sa conjointe explique de même que son père était un « super-intellectuel hypercultivé » qui « parlait couramment sept langues » et qui était « toujours sur des bouquins »[21], tandis que sa mère était « une grande intellectuelle qui avait fait des grandes études ». L’un et l’autre indiquent également qu’ils ont été « stimulés » tout au long de leur jeunesse pour « tout ce qui est intellectuel » et qu’ils reproduisent maintenant cette conduite avec leurs propres enfants. Tous les deux soulignent enfin de manière répétée la place centrale qu’occupe le livre dans leur existence.

D’une manière qui n’est pas nécessairement consciente, ce décalage que M. et Mme Hazan vivent entre leur appartenance de classe objective et leur appartenance de classe subjective les conduit à vouloir marquer leur distance avec la fraction économique des classes supérieures, et le thème de l’habillement leur fournit un moyen privilégié de le faire. Lorsque nous abordons ce sujet au cours des entretiens, ils formulent ainsi à plusieurs reprises des discours critiques sur certaines pratiques vestimentaires caractéristiques de cette catégorie sociale, soulignant leur aversion pour le luxe, pour la consommation et pour l’ostentation de la richesse. De leur point de vue, vouloir posséder des vêtements nombreux et coûteux est le signe d’un matérialisme vulgaire qui constitue une antivaleur. Cette perception apparaît par exemple lors de notre premier entretien, dans un moment où je questionne Mme Hazan sur la fréquence à laquelle elle achète des vêtements pour ses enfants (elle et son mari ont trois fils âgés de douze, dix et six ans). Comme celle-ci commence à me répondre qu’elle aime bien faire les magasins, en précisant toutefois qu’elle est la seule à avoir un tel goût au sein de sa famille, son mari intervient pour indiquer que sa conjointe ne renouvelle en fait la garde-robe de leurs enfants qu’une ou deux fois dans l’année, ce qui reste très modéré par rapport à ce que font « la plupart des femmes », et il oppose alors la frugalité de son épouse à l’engouement – démesuré selon lui – de sa propre sœur pour les achats vestimentaires. Sur un ton qui signale clairement son désaccord avec cette conduite, il explique que celle-ci consacre une part importante de son temps et de son salaire à cette activité ; il dénonce de même son goût pour les vêtements coûteux, qui la porte à habiller ses enfants de manière systématique avec des tenues de marques et à arborer elle-même régulièrement des tenues achetées chez Dior ou Chanel.

À ce goût pour le luxe et pour la consommation vestimentaire, M. et Mme Hazan opposent leur propre détachement à l’égard des vêtements et leur indifférence aux marques. Lorsque nous abordons les questions relatives à l’habillement au cours du premier entretien, ils indiquent d’emblée qu’ils prêtent peu attention à leurs tenues et à celles de leurs enfants. M. Hazan me précise à ce sujet qu’il était en train de bricoler avant mon arrivée et ne s’est pas changé pour me recevoir (il est pieds nus lorsqu’il ouvre la porte, et le restera pendant tout l’entretien) ; ce jour-là, son épouse arbore un gilet en laine à grosses mailles visiblement usagé. M. et Mme Hazan revendiquent de même à plusieurs reprises leur ignorance et celle de leurs enfants en ce qui concerne la cote économique et symbolique des différentes marques vestimentaires. On le voit par exemple dans l’extrait suivant, où Mme Hazan raconte avoir découvert lors d’une récente réunion de famille qu’elle avait involontairement acheté à son fils aîné des chaussures d’une marque sportive très connue (le nom de cette marque lui échappe au moment de l’entretien), en soulignant – non sans une certaine ostentation – le contraste qui est apparu à cette occasion entre sa famille et les autres personnes de l’assemblée : « Tout le monde connaissait, sauf moi et Théo ! [Elle sourit] […] On [n’en] avait jamais entendu [parler], et c’est super connu, et quand on a dit que c’était cette marque-là, tout le monde disait : “Ah oui, c’est machin et cetera, c’est super et tout” et nous, on connaissait même pas. On savait même pas que c’était une marque hypra-connue. Et Théo encore moins. »

En opposition presque totale au cas de M. et Mme Hazan, le cas de Mme Gauvin donne à voir un deuxième type de dégoût du goût des autres au sein des classes supérieures – celui que peuvent éprouver les membres de la fraction économique de cette catégorie sociale pour les pratiques vestimentaires (et plus largement pour les pratiques corporelles) associées à sa fraction intellectuelle. Très bien dotés en capital économique et travaillant tous les deux dans le secteur privé, M. et Mme Gauvin appartiennent objectivement et subjectivement à la bourgeoisie économique. M. Gauvin est chirurgien dans une clinique qu’il possède avec un associé. Son épouse, qui est diplômée d’une école d’ingénieurs, a exercé ce métier pendant une quinzaine d’années dans une grande entreprise d’informatique, puis elle a cessé cette activité pour travailler dans la clinique de son mari à temps partiel (où elle gère la comptabilité et la maintenance informatique) et s’occuper de leurs cinq enfants. Lorsque nous abordons les questions relatives à l’habillement, Mme Gauvin laisse transparaître une certaine répugnance à l’égard de pratiques qui sont de son point de vue caractéristiques des « intellectuels », catégorie dont elle ne se sent pas membre et à laquelle elle ne souhaite pas être assimilée[22]. À la différence de ce qu’on observait chez M. et Mme Hazan, ce dégoût du goût des autres ne s’exprime cependant pas chez elle à propos de personnes extérieures à la famille, mais à propos de sa propre fille, Ariane, âgée de treize ans. D’après Mme Gauvin, Ariane est en effet « une hyper-intellectuelle » : passionnée de lecture et d’écriture, « elle est capable de rester enfermée [des heures] dans sa chambre avec un livre » (au moment de l’enquête, elle a par exemple entrepris de traduire un roman anglais qu’elle a découvert à l’école et elle consacre à cette tâche une large partie de son temps libre) ; extrêmement « brillante » du point de vue scolaire, elle a d’ailleurs été diagnostiquée « intellectuellement précoce » en CE1 et a sauté une classe à la fin du primaire. Or, pour Mme Gauvin, ce caractère « intellectuel » favorise chez sa fille un mépris du corps et une indifférence à l’égard de l’apparence qui sont regrettables. Mme Gauvin déplore ainsi qu’Ariane ne fasse pas davantage de sport et qu’elle ait tendance par conséquent à prendre du poids. Elle regrette en outre qu’elle accorde peu d’importance à ses tenues vestimentaires : elle se désole par exemple de ce qu’Ariane arbore parfois des vêtements mal assortis ou abîmés sans percevoir cette conduite comme problématique (« Elle met n’importe quoi, ça va pas ensemble, c’est troué… Ariane, elle s’en fout ! ») ; elle constate également que sa fille n’a aucun goût pour le shopping et cette attitude suscite chez elle un mélange d’incompréhension et de déception : « C’est la seule fille que j’aie vue s’asseoir [dans une boutique de vêtements] en disant : “Quand est-ce qu’on rentre ?”. C’est hallucinant ! Elle veut même pas essayer. Même pas. Il faut rentrer dans un magasin, trouver un truc tout de suite qui lui plaît, elle essaye, elle ressort, il faut que ça dure trois secondes chrono. » Aux yeux de Mme Gauvin, porter des vêtements dépareillés, troués ou manquant de « goût » parce qu’ils ont été choisis trop rapidement au moment de leur achat, ne sont en aucune façon des conduites désirables témoignant d’un antimatérialisme distingué. Arborer de telles tenues fait au contraire figure de repoussoir, en tant que signe d’un rapport négligé à l’apparence.

Enfin, à côté de ces aversions croisées entre fraction intellectuelle et fraction économique des classes supérieures, notre dernier cas, celui de Mme Provent, permet de mettre en évidence un troisième type de dégoût du goût des autres au sein de cette catégorie sociale : celui que peuvent éprouver les membres de sa fraction nouvelle pour les pratiques associées à sa fraction ancienne. Titulaire d’un DESS, Mme Provent est responsable de projets en informatique dans une grande entreprise industrielle. Son conjoint, diplômé d’une école de commerce et également titulaire d’un DESS, est contrôleur de gestion dans une société d’assurances. Si Mme Provent appartient sans conteste aux classes supérieures au moment de l’enquête, cette appartenance est toutefois récente. Loin d’être une héritière, Mme Provent a en effet grandi dans une famille de classe moyenne déclassée dont le niveau de vie était peu élevé. Sa mère, qui avait une formation d’infirmière (mais pas le bac), a cessé toute activité professionnelle après son mariage (elle a eu quatre enfants), tandis que son père, titulaire d’un « diplôme de psycho-sociologie » et conseiller en recrutement, a connu une série de déboires professionnels – un dépôt de bilan, une escroquerie et plusieurs licenciements – qui ont pesé lourdement sur les revenus du couple. La famille a ainsi vécu pendant plusieurs années dans une « cité » de banlieue et, selon Mme Provent, ses parents « n’avaient pas un sou » quand elle était enfant. Comme son épouse, M. Provent est issu des classes moyennes. Sa mère était technicienne dans une entreprise agroalimentaire ; son père était « chimiste » dans une société industrielle et Mme Provent ne connaît pas son niveau de diplôme, signe que celui-ci n’était vraisemblablement pas très élevé.

Nouvelle venue au sein des classes supérieures, Mme Provent éprouve une antipathie profonde pour le style de vie de la fraction ancienne de ce groupe, et cette antipathie se manifeste particulièrement à propos des vêtements. À plusieurs reprises au cours des entretiens, elle exprime ainsi son aversion pour les goûts vestimentaires caractéristiques de cette fraction de classe. Elle ironise par exemple sur les pratiques de sa sœur, qui habille ses enfants avec des « petites chemises » et « des trucs bleu marine », ce qu’elle relie sur un ton sarcastique au fait que ces derniers sont inscrits dans une école privée « bien sous tous rapports »[23]. Elle indique aussi qu’elle ne fréquente pas les boutiques proposant des vêtements évoquant la bourgeoisie ancienne : « Je vais jamais chez Sergent Major, par exemple. Ça, jamais. Et puis d’abord, ça me hérisse les poils quand je les vois [les enfants habillés de cette façon] ! C’est pas possible, j’y arrive pas ! ». Si la situation d’enquête amplifie assurément l’expression de cette détestation[24], elle ne la crée cependant pas de toutes pièces. La référence au corps que Mme Provent mobilise dans ce moment de l’entretien pour décrire l’aversion que suscitent chez elle les pratiques vestimentaires de la bourgeoisie traditionnelle (« ça me hérisse le poil »), indique bien la force et le caractère viscéral de sa détestation. Lorsqu’elle explique comment elle choisit elle-même les vêtements de ses enfants, Mme Provent revendique des goûts qui s’opposent de fait point par point à ceux de cette bourgeoisie traditionnelle. À la prédilection pour les teintes discrètes (le gris, le bleu marine, les tons pastel) (Le Wita, 1988), elle oppose ainsi son goût pour les couleurs vives[25]. Quelques jours avant l’un des entretiens, elle a par exemple acheté à son fils de dix ans une paire de Vans noires avec des lacets orange fluo qu’elle trouvait « très jolies ». De façon générale, lui et elle aiment les couleurs qu’elle qualifie de « flashy » (le violet, le turquoise, « le orange bien flash », « le vert bien flash »), et ils n’apprécient pas à l’inverse les teintes comme le gris ou le marron. De même, au goût des classes supérieures traditionnelles pour les vêtements « classiques » (c’est-à-dire qui échappent aux fluctuations de la mode), elle oppose sa préférence pour les tenues « bien tendance »[26]. Pendant la première année de l’enquête, elle a acheté à son fils un tee-shirt de la marque Baby Milo parce que celle-ci était très en vogue à cette date ; elle lui a également offert un bracelet en éponge avec un motif de tête de mort et un caleçon aux couleurs du drapeau américain, imprimés eux aussi à la mode à cette époque. Enfin, à l’affinité de la bourgeoisie ancienne avec les tenues « cultivées », auxquelles est associée l’idée d’un certain maintien (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1997) (les « petites chemises » de sa sœur, mais aussi les pantalons autres que des jeans ou les chaussures de ville), elle oppose sa préférence pour les vêtements décontractés. La tenue la plus habituelle de son fils est composée d’un jean, d’un tee-shirt et d’une paire de chaussures de sport , complétés par une veste à capuche ou un blouson en jean (« Nous, on n’est pas très classiques, donc [les tenues des enfants] c’est surtout les formes un peu sportswear ou des choses comme ça. ») Sa coupe de cheveux évoque, de même, une image de décontraction que Mme Provent revendique, contre les coiffures trop strictes que certaines mères imposent selon elle à leurs enfants :

[Enquêtrice] Thomas, il a les cheveux un peu longs, c’est ça ?

[Mme Provent] Oui, c’est ça. […] Ça fait un peu Beatles, c’est assez rigolo. […] Si il se sent bien comme ça, moi, ça me dérange pas. Y a des mamans que je vois des fois, qui disent : “Oh ben, il a les cheveux trop longs, faut que je le tonde !” Je dis : “Mais heu…” ; “Ah mais moi, je demande pas !” Pof ! [Elle rit]. Bon, voilà. Chacun fait comme il veut. »

Conclusion

Dans La distinction, les consommations destinées aux enfants ne sont quasiment jamais évoquées. Alors que, à côté des pages consacrées à la littérature, à la musique ou à la photographie, l’ouvrage fait une place substantielle aux consommations « les plus ordinaires de l’existence quotidienne » (Bourdieu, 1979, p. 84), il ne dit quasiment rien de ces consommations ordinaires par excellence que sont les achats dédiés aux enfants. On ne trouve ainsi aucune analyse des choix que font les parents lorsqu’ils meublent la chambre de leur enfant, lorsqu’ils décident de son alimentation ou lorsqu’ils achètent des objets de puériculture. Dans les très rares passages du texte portant sur ce type de consommations, les choix parentaux sont interprétés comme le produit de stratégies de reproduction et non comme le reflet de stratégies de distinction. L’achat des jouets, par exemple, évoqué brièvement dans une note de bas de page, est mis en relation avec les stratégies éducatives des parents « elles-mêmes partie intégrante de leur système de stratégies de reproduction », mais ne donne pas lieu à une analyse en termes de distinction (Id., p. 247).

Notre enquête sur l’habillement montre pourtant la pertinence que peut avoir le modèle théorique développé dans La distinction pour rendre compte de ce type de pratiques. En ce qui concerne leurs enfants, les goûts des parents les portent à apprécier les vêtements qui sont peu ou pas accessibles aux catégories sociales moins favorisées qu’eux, tandis que leurs dégoûts les conduisent à mettre à distance et parfois à rejeter un certain nombre de tenues caractéristiques d’autres classes ou fractions de classes. Ces enjeux de distinction liés à l’habillement sont sans doute d’autant plus importants aujourd’hui que la vie publique des enfants commence désormais très tôt (Fischer, 2006). Delphine Serre a bien montré la place qu’occupent le corps et l’habillement des enfants dans les jugements qui sont portés sur eux (et sur leurs parents) par les professionnelles travaillant à la Protection maternelle et infantile[27] (Serre, 1998). De même, dans une étude réalisée dans des écoles primaires françaises, Daniel Zimmerman (1978) suggère que l’apparence vestimentaire et corporelle des enfants contribue de manière importante à l’attraction ou, inversement, à la répulsion que ces derniers suscitent chez leurs enseignants. Pris en charge dès les premiers temps de leur existence par différents professionnels de l’enfance (Chamboredon et Prévot, 1973), la plupart des filles et des garçons qui grandissent en France à l’heure actuelle sont ainsi exposés de façon précoce au regard et aux jugements de personnes étrangères à leur famille – chez le médecin, à la crèche ou chez l’assistante maternelle[28], puis à l’école, au centre de loisirs, au club de sport ou dans les familles de leurs copains –, et le choix de leurs tenues revêt dès lors nécessairement une très grande importance aux yeux de leurs parents.

Au-delà du seul cas de l’habillement, d’autres pratiques de consommation destinées aux enfants pourraient assurément être analysées de la même façon à la lumière des propositions avancées dans La distinction. Lorsque des parents organisent une fête d’anniversaire pour leur enfant, par exemple, mais aussi lorsqu’ils achètent son matériel scolaire, sa nourriture ou ses jouets, les choix qu’ils font reflètent des préférences et des aversions qui trouvent elles aussi une partie de leur principe dans la logique de la distinction. Explorer les pratiques parentales sous cet angle permettrait d’enrichir nos connaissances sur la construction des barrières et des hiérarchies symboliques entre les classes ; ce serait en l’occurrence un moyen de mettre au jour le rôle que jouent les enfants – très exactement, les pratiques et les consommations qui leur sont destinées – dans ce processus.