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Introduction

D’après le baromètre du numérique 2017 du Credoc[1], l’immense majorité des collégiens et lycéens possède aujourd’hui un téléphone portable - 92 % des 12-17 ans et 100 % des 18-24 ans (Credoc, 2017 :32). Il joue depuis une quinzaine d’années un rôle prépondérant (Metton-Gayon, 2009 ; Balleys, 2015) dans cette quête d’autonomie caractéristique de l’adolescence (de Singly, 2006 ; Galland, 2011 [1990]) mêlée à la recherche d’appartenance à un groupe (Pasquier, 2005 ; Gallez et al., 2011, Jeffrey et al., 2016). Mais depuis dix ans, il est progressivement détrôné par le « smartphone », un téléphone portable disposant d’un accès mobile rapide à Internet et aux médias sociaux : aujourd’hui, 86 % des jeunes âgés de 12 à 17 ans et 99 % des jeunes âgés de 18 à 24 ans en possèdent un (Credoc, 2017 : 35).

En parallèle de la démocratisation d’Internet, vecteur d’autonomisation des jeunes (Martin, 2004), et de la généralisation massive de l’équipement en smartphones, les plateformes de médias sociaux ont pris leur essor comme Facebook/Messenger lancé en 2007, Instagram en 2010 et Snapchat en 2011. Tout comme la télévision avait en son temps interrogé le rôle des parents et des éducateurs (Meyrowitz et al., 1995), la généralisation massive des technologies socionumériques, en un temps relativement très court d’une dizaine d’années, amène de nouveaux questionnements au sein des familles - déjà profondément bouleversées par la modernisation de la société (Segalen et al., 2013) - notamment en termes d’éducation numérique et du cadre à fixer (Jehel, 2011), qu’il s’agisse des équipements et du budget qui leur est alloué, du temps passé devant les écrans, des sites Internet et médias sociaux fréquentés…

Il s’agit donc, dans cet article, de déterminer comment les usages adolescents des écrans, et notamment des téléphones portables, se négocient et s’intègrent au sein des espaces familiaux, entre continuité du lien et autonomie, confiance et responsabilité, protection et surveillance. Ces usages sont notamment étudiés sous l’angle du genre et du cadre familial dans lequel se retrouvent différents types de cohésion familiale et styles éducatifs (Kellerhals et al.,1992) dans des situations sociodémographiques variées : niveau de vie élevé ou non, habitat rural ou urbain, structure familiale monoparentale, biparentale, recomposée... L’article analyse également de manière approfondie les bénéfices perçus, mais également dans quelle mesure des tensions voire des conflits peuvent émerger autour de ces usages et autour de l’interpénétration continuelle des sphères familiales et amicales, voire intimes, permise aujourd’hui notamment par les technologies socionumériques.

Cet article s’appuie sur un travail de terrain à double entrée : d’une part, sur des entretiens individuels d’une heure menés entre 2016 et 2017 auprès de cinquante-cinq adolescents scolarisés en filières générales, technologiques et professionnelles au sein de deux lycées situés en zones rurales aux confins de l’Ile de France (lycée A) et urbaines à Paris (lycée B). Lors de ces entretiens, il a systématiquement été précisé aux adolescents volontaires qu’il ne s’agissait pas de juger leurs pratiques, mais de les comprendre le plus finement possible : à l’engagement de confidentialité et de non-jugement a donc répondu un engagement de sincérité de la part des adolescents interrogés. Les questions de la grille d’entretien ont en outre été rédigées de façon à aborder les expériences et vécus des adolescents sous la forme de récits précis (première fois, dernière fois…). Ces entretiens individuels ont été complétés par d’autres entretiens menés auprès de quelques professeurs et membres de l’équipe de direction des établissements, et par six entretiens individuels menés auprès de parents d’adolescents interrogés volontaires. Dix entretiens individuels ont été réalisés auprès de collégiens scolarisés en zone urbaine, afin de suivre l’évolution des premiers usages socionumériques racontés par les lycéens interrogés. L'article s'appuie d'autre part sur l’observation participante, de mai à novembre 2017, d'une ligne d’aide et de conseils par téléphone et messageries instantanées nommée Net Ecoute. Cette ligne est dédiée à la protection des mineurs et gérée au niveau national par l’association e-enfance[2] : les cas précisément analysés ici sont les appels qui ont duré plus de 50 minutes, soit 25 contacts sur les 1500 contacts (hors blagues, erreurs de numéros, appels de journalistes et de professionnels de l’éducation, du travail social ou du milieu médical en recherche de renseignements généraux) par téléphone et messageries instantanées réalisés en six mois. La moitié des contacts provient des parents d’enfants et adolescents, un quart provient des adolescents directement concernés. Sont exclus de cette analyse les appels passés par les adultes pour eux-mêmes (environ un quart des contacts).

Du téléphone mobile à l’usage des médias sociaux chez les adolescents, les enjeux des négociations avec les parents

Le premier téléphone portable, entre évidence et combat de longue haleine

Lors des cinquante-cinq entretiens menés auprès de lycéens, j’ai systématiquement évoqué la question de l’équipement personnel et familial, tout comme celle des forfaits, des sites ou médias sociaux fréquentés et des éventuelles négociations qui avaient eu lieu lors de leur initiation sur Internet et les réseaux sociaux. Il apparaît que tous les adolescents interrogés utilisent leurs téléphones portables pour communiquer avec leurs amis en dehors de l’école et leurs smartphones pour se connecter à Internet et aux médias sociaux. D’où l’importance de s’intéresser essentiellement à cet outil, qui a pris une place considérable dans leur vie relationnelle : cinq lycéennes interrogées ont même indiqué que « [leur] portable, c’est toute [leur] vie » et que « c’est un vrai doudou pour [elles] ».

L’âge d’obtention du premier téléphone portable : une négociation plus difficile pour les « ados des villes » que pour les « ados des champs » ?

L’entrée en classe de sixième semble être marquée, pour près de la moitié des adolescents interrogés, par un rite contemporain de passage ou plutôt un « moment symbolique » (Segalen, 1998 ; Bozon, 2002) : l’obtention du premier téléphone portable - voire, pour les collégiens aujourd’hui, du premier smartphone. L’autre partie des lycéens interrogés indique avoir eu leurs premiers téléphones portables « tard », en 5e voire en 4e ; et même pour quatre d’entre eux, en 3e. Ils sont majoritairement scolarisés au lycée B, situé en milieu urbain et fréquenté par des familles généralement plus favorisées que celles du lycée A, situé en milieu rural. En moyenne, les adolescents habitant en milieu rural, les « ados des champs », ont obtenu leurs premiers téléphones portables à 11 ans, tandis que les adolescents scolarisés en milieu urbain, les « ados des villes », l’ont plutôt obtenu vers 12,5 ans. Le type d’habitat, rural ou urbain, de l’adolescent jouerait un rôle dans l’âge d’obtention du premier téléphone portable : en milieu rural, la mobilité des adolescents serait plus difficile en raison de la desserte limitée en transports en commun et l’éloignement du collège par rapport au domicile et entre les domiciles des élèves est plus important. Plusieurs adolescents scolarisés en milieu rural ont en effet spontanément associé le téléphone portable comme un des moyens de lutte contre l’isolement lié à l’éloignement géographique du collège et leurs amis.

A l’instar de Chloé[3], 16 ans en 2nde générale au lycée A (mère serveuse, père buraliste) :

Mon premier téléphone portable, je l’ai eu dès la 6e, comme j’habite à la campagne et que mon collège était assez loin… Ma mère me déposait au bus, mais elle voulait être sûre que je pourrais la joindre si j’en avais besoin. Alors, elle m’a offert mon téléphone pour ça… et puis, c’était plus pratique pour garder le contact avec mes amies du collège, elles habitaient assez loin, donc on s’appelait beaucoup, on s’envoyait des messages… Pour les devoirs, mais aussi pour parler des choses comme ça, ce qui s’était passé dans la journée… Sans téléphone portable, je ne sais pas comment j’aurais fait !

Le téléphone portable aurait alors encore plus d’importance dans le maintien des liens entre adolescents et s’imposerait d’autant plus rapidement au sein des familles. Il viendrait en effet compenser l’éloignement géographique des adolescents entre eux, et rassurerait les parents des adolescents effectuant de plus longs trajets pour se rendre dans leurs établissements scolaires.

Interrogés sur leur perception d’obtention tardive de leur premier téléphone portable, les adolescents concernés indiquent que l’âge « normal » - terme qu’ils ont tous, sans exception, utilisé - correspondait plutôt à la 6e. Plusieurs d’entre eux précisent cependant que quelques-uns de leurs camarades de classe disposaient déjà de leurs propres téléphones portables en primaire, ce qu’ils trouvaient généralement « un peu tôt ». Ils confortent ainsi une représentation collective de l’entrée au collège comme marqueur d’une première autonomie relationnelle des adolescents, symbolisée par l’obtention du premier téléphone portable.

Si les adolescents vivant en milieu urbain ont obtenu plus tardivement leurs premiers téléphones portables que les adolescents vivant en milieu rural, il semble également qu’ils aient dû mener de plus importantes négociations que ces derniers. Noam, 15 ans en 2n de générale au lycée B (famille recomposée, père ingénieur et mère notaire), raconte ainsi le long combat mené pour obtenir son premier téléphone portable :

Mes parents n’étaient pas très chauds pour m’offrir un téléphone portable : ils disaient que je pouvais très bien me débrouiller sans, et qu’ils ne voyaient pas pourquoi j’en avais besoin et que c’était une dépense inutile… ça, c’était juste avant que j’entre en 6e… Et puis, finalement, au bout de quelques mois, j’ai réussi à les convaincre que cela pouvait être assez pratique, par exemple, quand je finissais plus tôt parce que j’avais un prof absent, ou que je voulais aller travailler chez un ami, pour les prévenir. Je leur ai aussi dit que comme ça, ils pourraient me punir de téléphone portable, si je faisais une bêtise (rires)… ça les a fait rire, mais je crois que ça les a aussi convaincus ! Ils ont accepté de m’offrir un téléphone portable au Noël de ma 6e. J’ai essayé de les convaincre de m’offrir plutôt un smartphone… bon, j’ai essayé, hein ! Mais j’étais content de pouvoir avoir mon propre téléphone : c’était mon espace à moi, ça m’a permis de pouvoir continuer à parler avec mes potes après le collège, les retrouver plus facilement quand on sort, fixer des rendez-vous ou les changer… 

A l’instar de la moitié des lycéens interrogés, Noam se rappelle précisément l’importance de son premier téléphone portable, même dépourvu d’un accès Internet, dans le développement de ses relations au-delà de l’école ; et ce, d’autant plus qu’il a dû négocier pendant plusieurs mois avec ses parents pour obtenir cet appareil, synonyme d’autonomie relationnelle et de la reconnaissance à la fois d’une intimité vis-à-vis du reste de sa famille et de son nouveau statut de collégien.

Cependant, pour un tiers des lycéens interrogés, ces négociations n’ont pas toujours eu lieu : si elles dépendent du type d’habitat (rural ou urbain) de la famille, comme vu précédemment, elles varient également selon les éventuelles activités extrascolaires ou expériences de vie extra-familiales, ainsi que selon l’ordre de naissance dans la fratrie. En effet, les premières vacances sans la famille - en colonie, lors de stages sportif ou culturel – ont parfois permis l’obtention d’un premier téléphone portable sans longues négociations. C’est le cas par exemple d’Emma, 18 ans en Terminale ES au lycée A (père pompier et mère assistante), qui a obtenu son premier téléphone portable l’été précédant sa 6e :

Mon premier téléphone portable, c’était l’ancien téléphone de ma mère. Elle me l’a donné parce que je partais en colo pendant trois semaines, ça la rassurait… Parce que je partais pour la première fois toute seule, en dehors de ma famille et sans mes petits frères comme c’était un stage sportif pour les plus de 10 ans… Du coup, j’ai même pas eu à demander, c’est elle qui me l’a donné comme ça, direct… J’étais hyper contente, c’était pour se rassurer en se disant que je pourrais la prévenir si j’avais un problème, c’était aussi un peu pour me contrôler je pense… mais moi, je trouve que ça montrait qu’elle me faisait confiance et qu’elle me trouvait assez grande pour me débrouiller toute seule.

Et pour une dizaine de lycéens, la négociation a par ailleurs d’ores et déjà été menée par leurs grands frères et grandes sœurs. Ainsi, Julien, 17 ans en 1ère L au lycée B (père expert-comptable, mère vétérinaire), a hérité de l’ancien téléphone portable de son grand-frère de trois ans son aîné (qui avait négocié d’avoir un smartphone) :

En fait, mon grand frère a eu un peu de mal à convaincre mes parents de lui acheter son premier téléphone portable. Je me souviens qu’il en parlait tout le temps et qu’il essayait de leur donner plein de raisons, qu’il en avait vraiment envie, et besoin aussi… Il l’a finalement eu à son Noël de 6e… Du coup, mes parents n’ont pas pu me refuser le mien, quand je suis entré en 6e ! Et c’est comme si c’était devenu une tradition : j’ai une petite sœur, en CM2 cette année. Elle sait déjà qu’elle aura son premier téléphone portable à ses 11 ans, et puis son premier smartphone à ses 14 ans, comme nous… C’est presque devenu une tradition dans ma famille, parce que mes oncles et tantes, ils font pareil avec mes cousins du coup !

Parmi les lycéens interrogés ayant eu tardivement leur premier téléphone portable, Victor, 16 ans en 1ère ES au lycée B (père avocat et mère juriste) et benjamin d’une famille de deux enfants, indique même que « [ses] parents [l’]ont forcé à avoir un téléphone portable en 3e, puis un smartphone quelques mois après », car « ils en avaient marre de ne pas pouvoir [le] joindre quand ils en avaient besoin ». Victor précise que si son frère avait beaucoup négocié pour avoir un smartphone « dès ses 12-13 ans », il n’en ressentait pas le besoin, car il avait ses amis à proximité ou à disposition via son ordinateur et l’application Discord[4]. Il reconnaît néanmoins apprécier aujourd’hui les réseaux sociaux de type messageries instantanées (Messenger et Whatsapp[5]) : pour lui, ceux qui n’ont pas ce type de réseaux sociaux sont « enfermés » et « ont plus de mal à communiquer avec les autres ».

Comme l’illustrent ces différents cas, le téléphone portable est généralement synonyme pour les adolescents d’une plus grande autonomie relationnelle et de liens qu’ils peuvent entretenir et maintenir continuellement avec leurs amis. Son obtention fait généralement l’objet de négociations par les adolescents, même si certains bénéficient parfois de circonstances favorables réduisant partiellement voire totalement les négociations : éloignement du domicile par rapport au collège (notamment en milieu rural) et horaires variables des emplois du temps scolaires ou extrascolaires, premières vacances en dehors du cercle familial en colonies ou stages sportifs et culturels, présence d’une fratrie aînée ayant déjà négocié l’âge d’obtention du premier téléphone portable quelques années auparavant… L'obtention du téléphone portable ouvre alors la voie à de nouvelles négociations - voire à des tensions - notamment liées au type d’appareil et au forfait de communication téléphonie et Internet.

La négociation du smartphone et du forfait Internet, un passage souvent obligé, parfois source de tensions

A quelques exceptions près, l’ensemble des lycéens interrogés a d’abord disposé, pendant quelques mois au moins, d’un téléphone mobile ne disposant pas d’un accès à Internet. C’est ainsi devenu une tradition dans la famille de Julien, 17 ans : le premier portable en 6e et le smartphone en fin de 4e. C’est également en 4e que Noam, 15 ans, dont la négociation du premier téléphone portable avait été intense (voir L’âge d’obtention du premier téléphone portable : une négociation plus difficile pour les « ados des villes » que pour les « ados des champs » ?), a finalement obtenu son premier smartphone :

Pour mes parents, j’avais l’âge de pouvoir aller sur les réseaux sociaux. Et puis, comme ils ont vu que j’étais raisonnable avec mon premier téléphone portable, que je ne dépassais pas mon forfait, et que j’en prenais soin, ce qui était important pour eux, parce que même d’occasion, c’est pas donné, un smartphone ! Ben du coup, ça a été plus facile de les convaincre. Finalement, avoir d’abord un téléphone simple avant mon smartphone, ça m’a aidé.

A noter que pour les plus jeunes adolescents interrogés, des collégiens[6] âgés de 12 à 14 ans en 2017, ce passage quasi obligé par le téléphone mobile avant le smartphone devient de moins en moins systématique : sur les dix collégiens interrogés, sept d’entre eux ont réussi à obtenir un smartphone comme premier téléphone mobile, qu’il s’agisse d’un ancien smartphone de l’un de leurs parents, donné dès leur entrée en 6e, ou bien d’un cadeau de Noël ou d’anniversaire. En comparaison, pour les lycéens interrogés, l’équipement en smartphones était plus limité lorsqu’ils étaient au collège. Cette tendance est à mettre en parallèle de la progression encore très forte des équipements en smartphones de la population française ces dernières années, et encore plus des adolescents entre 2011 et 2015 : seuls 22 % des 12-17 ans avaient un smartphone en 2011, contre 55 % en 2013, 81 % en 2015 et 86 % en 2017 (Credoc, 2017 : 35).

Dans l’extrait précédent, Noam évoque certes la question de l’âge, mais également du coût du smartphone en lui-même et du forfait associé, comme les principaux éléments ayant apparemment préoccupé ses parents. De nombreux adolescents disposent de smartphones achetés d’occasion, comme Victor et Chloé, ou hérités de leur entourage : ce sont les anciens téléphones portables de leurs parents ou de leurs frères et sœurs, comme pour Noam, Emma ou Julien (voir L’âge d’obtention du premier téléphone portable : une négociation plus difficile pour les « ados des villes » que pour les « ados des champs » ?). L’investissement est ainsi limité pour les parents, ce qui les a aidés dans leurs négociations.

Mais au-delà du coût de l’appareil en lui-même, la question de la nature du forfait et de son prix entre rapidement dans les négociations entre adolescents et parents. Même si l’arrivée sur le marché de la téléphonie mobile de l’opérateur Free en 2012 a largement diminué le coût des services mobiles, c’est à partir de 2015, avec le lancement du forfait mobile et Internet à 0 euro pour les clients de leur box - et 2 euros pour les non-clients ou les lignes de mobile supplémentaires - que les cartes ont été rebattues, notamment pour les adolescents issus des classes populaires et moyennes. Parmi les lycéens interrogés, les adolescents ayant obtenu leurs smartphones les premiers, avant 2015 et l’apparition et le développement de ces nouvelles offres, ont dû négocier, parfois longtemps, pour disposer d’un forfait convenable selon eux. Noémie, 16 ans en 1ère L au lycée A (père pilote de ligne et mère assistante maternelle), a tenté de négocier un smartphone et un forfait pendant plusieurs mois, mais n’a finalement obtenu gain de cause que lorsque les offres à 2 euros ont été disponibles chez le fournisseur d’accès Internet familial :

Mes parents ne voulaient pas dépenser trop, pas vraiment parce qu’on n’avait pas les moyens, mais c’était surtout pour le principe, pour que ma sœur et moi, on se rende compte de ce que ça représente. A 2 euros, ça va, surtout que j’ai récupéré l’ancien smartphone de ma mère, il est plutôt bien et il me suffit pour ce que je fais avec mes réseaux sociaux .

Cette question du principe est également évoquée par Louis, 17 ans en Terminale S au lycée B (père ingénieur et mère cadre de la fonction publique) :

Mes parents veulent que je me rende compte de ce que ça coûte donc pour mon smartphone actuel, c’est moi qui l’ai acheté avec mes économies de mes cadeaux de Noël et d’anniversaire et aussi l’argent que je gagne avec le babysitting… Et pour le forfait, c’est 2 euros, mais c’est moi qui le paie, parce que c’est retenu sur mon argent de poche. Je n’ai pas beaucoup d’Internet, mais je m’arrange avec le wifi et puis, comme cela, mes parents sont rassurés, car ils contrôlent un peu le temps que je passe sur Internet .

Les forfaits inclus dans ces offres à quelques euros sont certes très limités en termes de données d’Internet mobile (environ 30 minutes par mois), mais ils séduisent les adolescents par leur faible coût, plus facilement négociable auprès de leurs parents. Et cette limitation des données Internet mobile est également un argument rassurant pour certains parents, qui apprécient de pouvoir contrôler la consommation d’Internet de leurs enfants lorsqu’ils sont en dehors du domicile familial (voir Les négociations autour de l’usage des écrans au sein des familles : entre confiance, règles d’utilisation et contrôle des parents).

Néanmoins, pour convaincre leurs parents, certains adolescents doivent faire preuve de beaucoup de pédagogie, car de nombreux parents sont dépassés par les aspects techniques et les conditions de ces forfaits. Marie, 39 ans, assistante maternelle, mariée et mère de deux adolescents de 15 et 17 ans, avoue ainsi : « Je ne comprenais rien à ces histoires de mégas et de gigas, je ne me rendais pas compte de ce que cela représentait, en termes d’heures ». Elle a alors accepté d’offrir un smartphone à son fils aîné, mais en choisissant un forfait très restreint. Elle a en conséquence vécu des négociations en plusieurs temps, au fil des mois : « il me disait que c’était le seul à avoir un si petit forfait dans sa classe, qu’il ne pouvait pas écouter sa musique et regarder des vidéos pendant son trajet au collège… ». Mais Marie n’a pas cédé, principalement en raison de l’effort financier qu’aurait demandé la souscription de deux forfaits illimités, avec smartphones récents, pour ses deux enfants, mais également pour contrôler le temps passé devant les écrans de ses enfants en dehors du foyer.

Qu’ils soient aujourd’hui collégiens ou lycéens, convaincre ses parents de leur offrir son premier smartphone peut devenir un parcours du combattant pour certains adolescents, qui se souviennent parfaitement de tous les stratagèmes et arguments qu’ils ont dû utiliser pour pouvoir disposer de leurs premiers smartphones. Et du côté des parents, les négociations de leurs adolescents peuvent être source d’importantes tensions. Nathalie, 47 ans, cadre dans l’industrie automobile, divorcée et mère de trois adolescentes, raconte sa capitulation après plusieurs mois d’un véritable combat : 

Ma fille aînée, qui a aujourd’hui 17 ans, m’a rendu la vie impossible, elle me parlait matin, midi et soir de son forfait 4G illimité. Pas moyen d’être tranquille, elle avait toujours des arguments de plus à me faire valoir pour avoir son forfait illimité. Elle alternait entre son père et moi, elle ne lâchait jamais ! Elle a proposé de faire des tâches supplémentaires à la maison, de me faciliter la vie, de ne plus me faire de crises pour les sorties… J’ai fini par accepter, même si ses bonnes résolutions n’ont pas tenu bien longtemps (petit rire) : son forfait est en partie payé par moi, et en partie par ses grands-parents. Et son smartphone dernier cri était un cadeau de toute la famille pour ses 15 ans…

A noter que, si le téléphone portable, et notamment le smartphone - qu’il soit offert et neuf, ou bien d’occasion, voire cédé par l’un des membres de la famille - prend rapidement une place considérable dans la vie relationnelle de la plupart des cinquante-cinq adolescents interrogés, huit adolescents ont exprimé une attente assez faible vis-à-vis de l’obtention de leur premier téléphone portable ou smartphone. Ces huit adolescents sont tous issus du lycée situé en zone urbaine, et appartiennent aux classes moyennes ou favorisées. Ils n’ont pas eu à négocier leurs premiers téléphones portables et smartphones, qui ont même pu leur être imposés pour des raisons pratiques, comme l’explique Victor (voir fin du paragraphe L’âge d’obtention du premier téléphone portable : une négociation plus difficile pour les « ados des villes » que pour les « ados des champs » ?).

Outre ces adolescents qui n’ont pas eu à demander, et a fortiori, à négocier leurs téléphones portables et smartphones, parce qu’ils n’estimaient pas en avoir besoin, il existe d’autres situations où les adolescents n’ont pas eu à négocier (tant que cela) leurs smartphones.

Les entretiens avec les lycéens interrogés montrent que les familles les moins aisées financièrement et dont les enfants sont scolarisés dans le lycée situé en milieu rural sont celles qui accèdent, le plus facilement et le plus précocement, aux demandes de leurs enfants à disposer non seulement d’un téléphone portable (voir L’âge d’obtention du premier téléphone portable : une négociation plus difficile pour les « ados des villes » que pour les « ados des champs » ?), mais également d’un smartphone, généralement neuf, offert par exemple à l’occasion d’un Noël ou d’un anniversaire. L’effort financier, proportionnellement plus important pour ces familles économiquement plus fragiles, ne l’emporte donc pas. C’est ce qu’explique Marion, 18 ans en Terminale professionnelle au lycée A (père cariste, mère hôtesse de caisse) : « Moi, depuis ma 6e, j’ai toujours eu un smartphone, et surtout le modèle qui vient de sortir. C’est toute ma famille qui me l’offre, pour mon anniversaire. Même si c’est très cher en fait… Parce que je n’ai que ça, pas d’ordi… rien ! Et je fais tout avec, donc je veux un très grand écran et je prends le plus grand nombre de gigas qui existe ». Plus tard dans l’entretien, Marion évoque à quel point son isolement géographique dans un petit village, loin de celui de ses camarades de classe, mais aussi de Paris, où elle aime aller dès qu’elle le peut, lui pèse. C’est alors grâce à son smartphone qu’elle rencontre, via ses nombreux réseaux sociaux, de nouveaux amis qu’elle aimerait pouvoir rencontrer quand elle sera majeure. Marion est donc « connectée tout le temps, parce que [son] forfait est super illimité » et lui permet ainsi de développer sa vie relationnelle en ligne. Elle n’a pas dû négocier outre mesure son smartphone ou le forfait associé. Les revenus de ses parents étant limités, elle a trouvé différents moyens de financer ses consommations mobiles :

Avant mes 16 ans, je faisais plein de trucs à la maison, pour aider mes parents et je n’avais pas d’argent de poche, mais ils me payaient mon forfait. Il n’était pas illimité, mais ça allait, je me débrouillais. Après, depuis mes 16 ans, je travaille le week-end et cela me paie suffisamment pour que je puisse avoir le forfait que je veux.

Comme Marion, plusieurs adolescents habitant en milieu rural et issus des classes les plus modestes indiquent accorder la priorité aux dépenses liées au smartphone et au forfait Internet mobile illimité ; car il s’agit de l’unique équipement à leur disposition pour se connecter à Internet et aux réseaux sociaux, et qu’il comble un besoin essentiel de liens, avec leurs pairs adolescents notamment.

L’obtention plus facile du premier smartphone semble donc liée à la fois au milieu de vie rural ou urbain de la famille, à la compensation d’un éloignement géographique réel ou ressenti, mais également à l’appétence pour les technologies socionumériques d’au moins un des deux parents. Pour Mathilde, 17 ans en 1ère technologique au lycée B et ainée d’une famille de quatre enfants (parents mariés, cadres tous deux dans l’informatique), l’accès à un smartphone et d’un forfait d’Internet mobile adapté à ses besoins dès la 6e « n’a posé aucun problème », car « c’était évident pour [ses] parents », passionnés de technologies. Née dans une famille plutôt aisée, l’adolescente n'évoque à aucun moment l'aspect financier. Mais tout comme plus de la moitié des adolescents interrogés, Mathilde évoque les règles fixées par ses parents quant à sa consommation d’écrans.

Les négociations autour de l’usage des écrans au sein des familles : entre confiance, règles d’utilisation et contrôle des parents

Les préoccupations sociétales, et notamment parentales, autour des consommations d’écrans et du contrôle des contenus disponibles sont loin d’être nouvelles et ne datent pas de l’avènement et du développement exponentiel des technologies socionumériques mobiles (Balleys, 2017) : elles sont apparues il y a une cinquantaine d’années avec la démocratisation de la télévision et se sont amplifiées avec l’invasion progressive des technologies mobiles, privatisant voire individualisant les usages (Livingstone, 1999). En parallèle, de nouveaux contenus spécifiques d’Internet, comme les chaînes YouTube, ont explosé en termes d’audience et les programmes télévisuel se sont démultipliés, avec l’arrivée de nouvelles chaînes de la TNT et de la télévision à la demande (« replays »). Cette autonomisation culturelle atteint aujourd’hui son paroxysme pour les adolescents, à l’heure de la généralisation du smartphone et de la connexion à Internet (quasi) continue, vecteurs d’une autonomie relationnelle largement accrue (Metton-Gayon, 2009).

Des règles et limites d’usage des écrans plus fréquentes dans les milieux plus privilégiés

Lors des entretiens menés auprès des collégiens et des lycéens, j’ai systématiquement évoqué la question du contrôle par leurs parents de leurs consommations d’écran et d’Internet. Une vingtaine d’adolescents déclarent ne pas avoir de règles ou de limites clairement définies par leurs parents : si une douzaine d’entre eux déclarent (et semblent) avoir un usage modéré de leurs téléphones portables et considèrent que leurs parents leur font confiance quant à leurs consommations d’écrans, la dizaine d’autres restants indiquent que leurs parents trouvent qu’ils passent trop de temps devant leurs écrans - et notamment sur leurs smartphones - et leur en font assez fréquemment le reproche. Elias, 16 ans en 2nde générale au lycée A (parents commerçants) indique ainsi, comme la très grande majorité des adolescents interrogés, préférer se connecter via son smartphone dans sa chambre, pour être tranquille, mais il précise que c’est également pour éviter les reproches de ses parents liés au temps passé sur son téléphone : « Dès que je les entends arriver, je cache mon téléphone sous mon livre et je fais comme si je lisais… Je pense qu’ils s’en doutent un peu, mais au moins, ils me font moins de reproches là-dessus ! ».

D’une manière générale, les adolescents scolarisés au sein du lycée A rapportent moins souvent faire l’objet d’un contrôle de leurs parents relatifs à leurs usages d’écrans, d’Internet ou de leurs réseaux sociaux. Et ce, même dans le cas d’usages intenses, voire excessifs, de leurs propres aveux, à l’instar de Marion, 18 ans (voir fin du paragraphe La négociation du smartphone et du forfait Internet, un passage souvent obligé, parfois source de tensions) :

C’est sûr que je passe énormément de temps sur Internet et mes réseaux sociaux. En fait, j’y vais dès que j’ai un peu de temps, dès que je peux ! […] Mes parents, déjà, ils ne le voient pas trop, parce qu’ils sont en horaires décalés. Et ma mère, elle, c’est pareil, elle est tout le temps sur Facebook, dès qu’elle est à la maison… Alors elle ne peut rien me dire. Et elle ne me dit rien, elle sait ce que c’est.

Les adolescents scolarisés au lycée B parisien - principalement issus de familles plutôt aisées économiquement (cadres, professions libérales,…) à l’exception des élèves boursiers, représentant environ le quart des élèves – ont très souvent évoqué des négociations ayant majoritairement porté sur l’usage et l’accès contrôlé à Internet et aux réseaux sociaux. A noter que les adolescents scolarisés au lycée A, mais issus des classes moyennes ou moyennes supérieures font état d’un peu plus de limites et de règles que ceux des classes populaires et plus modestes. Une fois qu’elles sont instaurées, les règles sont dans leur très grande majorité suivies et peu contestées. Pour une dizaine de lycéens, les téléphones portables sont par exemple déposés « dans l’entrée » ou « dans la cuisine » pour être rechargés toute la nuit, à partir de 21 heures généralement. Cette règle est suivie par l’ensemble des membres de la famille, y compris les parents, comme le raconte Julien, 17 ans (voir fin du paragraphe L’âge d’obtention du premier téléphone portable : une négociation plus difficile pour les « ados des villes » que pour les « ados des champs » ?) :

Comme mon grand frère et moi, on avait tendance à rester assez tard dans nos chambres à regarder des vidéos sur YouTube, à s’envoyer des snaps[7] avec nos amis, mes parents ont décidé de mettre des règles, pour limiter le temps qu’on passe sur nos téléphones et aussi, pour qu’on dorme mieux et qu’on soit moins fatigués. Parce que mes résultats avaient pas mal baissé en 2nde, et aussi parce que ma petite sœur commençait à vouloir aussi aller sur les réseaux sociaux… Et c’est vrai que mon père, il avait tendance à rester sur ses emails le soir, et ma mère, ça l’énervait vraiment… Elle disait qu’on ne passait plus assez de temps à se parler et qu’elle avait l’impression d’avoir des… comme des zombies en face d’elle !

Si Julien n’a pas accepté de gaîté de cœur cette nouvelle règle, car couper le wifi signifiait vraiment ne plus avoir d’accès à Internet en raison de son forfait très limité, il en reconnaît aujourd’hui les bénéfices sur lui et sa vie de famille :

Au début, je n’étais pas d’accord avec cette règle, ça m’embêtait vraiment, j’avais peur d’être coupé de ce qui se passait… J’ai essayé de négocier, mais rien à faire ! Et en fait, en vrai, je ne manque pas grand-chose et c’est vrai que je suis moins fatigué ! Du coup, le soir, je lis, des mangas ou des livres pour la classe et c’est pas mal, comme j’ai le bac de Français à la fin de l’année. Et puis, on profite plus de mon père aussi, il a beaucoup plus de temps pour nous. Sauf quand il a des grosses urgences à son travail, ça lui arrive de se reconnecter le soir, mais ce n’est pas si souvent que ça.

Pour Jérémie, 15,5 ans, élève en classe de 1ère S au lycée B (père cadre dans l’énergie et mère directrice des ressources humaines), il existe même des plages horaires de disponibilité du wifi à la maison :

Mes parents ont décidé de mettre un contrôle parental sur notre box, et de bloquer le wifi à certaines heures, comme mon frère et moi, on a des forfaits d’Internet hyper limités sur nos téléphones, on a juste 50 mégas. Par exemple, il n’y a plus de wifi après 21h30, pour qu’on fasse autre chose qu’être sur Internet le soir. Et il n’y en a pas non plus entre 17 et 20 heures, pour qu’ils soient sûrs qu’on ne soit pas connectés et qu’on fasse nos devoirs. Donc je me connecte sur mes réseaux sociaux ou pour regarder des vidéos sur YouTube en rentrant des cours, quand je finis avant 16h30. Et puis le soir après le dîner. C’est sûr que du coup, on ne passe pas tout notre temps sur nos réseaux sociaux. Je trouve ça bien, parce que sinon, on perd beaucoup de temps à regarder nos fils d’actualité sur Instagram ou les stories sur Snap[8]

Les négociations ont alors porté sur les horaires de disponibilité du wifi : le créneau horaire du soir, après 20 heures, n’était pas prévu initialement. Il a donc dû convaincre ses parents de rajouter le créneau d’une heure et demie en début de soirée :

Ma sœur et moi, on a vite vu que ce n’était pas possible de couper toute connexion wifi le soir. On a négocié pour une heure, et puis après, pour une heure et demie de connexion après le dîner. Mais en fait, la négociation n’a pas été hyper longue, car mes parents se sont aussi rapidement rendu compte que ce n’était pas possible pour eux non plus… Là, je trouve que c’est bien : on est un peu limités, mais ça nous donne plus de temps pour autre chose que nos téléphones, et puis, s’il y a quelque chose d’urgent, on peut toujours envoyer des SMS. Mes amis proches le savent : s’ils veulent me dire quelque chose et que je réponde, il faut me parler par messages, pas par Snap ou Whatsapp

A noter que sur la ligne d’aide Net Ecoute, certains parents s’avouent désemparés devant les usages des technologies socionumériques de leurs enfants, et téléphonent pour se renseigner sur les meilleurs contrôles parentaux existants, ou sur les fonctionnalités de limitation des temps d’écran ou du contrôle d’accès à certains réseaux sociaux (10 à 20 % des appels de parents selon les mois). Leurs demandes concernent non seulement les ordinateurs familiaux et personnels des membres de la famille, mais également les smartphones de leurs enfants.

Au-delà des smartphones et du temps passé sur Internet, des règles s’appliquent également au temps passé devant les jeux vidéos : Louis, 17 ans (voir 1.1.2), indique ainsi que ses parents ont contrôlé, dès la classe de 4e, le temps qu’il passait à jouer : « J’avais le droit de jouer une heure en soir de semaine, et maximum trois heures par jour le week-end. Mes parents voulaient que je ne fasse pas que ça, parce que j’y passais tout mon temps libre et que j’étais devenu un peu accro ».

Les limitations parentales posées en termes d’heures se retrouvent principalement chez les adolescents jouant beaucoup aux jeux vidéo ou passant beaucoup de temps à regarder des vidéos sur YouTube. Il s’agit majoritairement de garçons, les filles déclarant un usage un peu plus modéré des vidéos et a priori moins problématique pour leurs parents. Les tensions avec les parents des filles concernent principalement le temps passé sur les réseaux sociaux, via leurs téléphones portables, et surtout leurs smartphones. Ces résultats viennent confirmer de précédents travaux montrant des différences de genre en termes de sociabilité et de loisirs, et donc des différences en termes d’éventuelles tensions autour des règles familiales et de stratégies de contournement de ces règles (Kellershals et al., 1992 ; Jouët et al., 1999 ; Fichez 2001 ; Tremel 2001).

Pour la plupart des lycéens scolarisés au lycée B, urbain et plus favorisé, il existe des règles d’usage des écrans, plus ou moins tacites. Ainsi, les dîners quotidiens, réunissant tous les membres de la famille, sont généralement des moments où sont explicitement ou tacitement exclus les téléphones portables. Mathilde, 17 ans (voir fin du paragraphe La négociation du smartphone et du forfait Internet, un passage souvent obligé, parfois source de tensions), qui indique d’abord qu’il n’y a pas de règles ni de limitations d’écrans dans sa famille, concède ensuite que les smartphones ne sont pas bienvenus à table : « j’évite quand même pendant les repas, sinon c’est vrai que ma mère peut me faire des remarques, me dire que je suis trop sur mon téléphone. Et puis, c’est aussi un moment en famille, donc je laisse mon téléphone de côté en général, sauf si j’ai quelque chose de vraiment urgent en cours ».

Elle précise alors que les choses urgentes en cours peuvent être des conversations avec ses amies sur un événement important de la journée, comme « quelque chose qui s’est passé en cours, une embrouille où une de mes amies est concernée par exemple ».

L’existence de telles règles a également été évoquée par des adolescents scolarisés au lycée A, mais beaucoup plus épisodiquement et très rarement au sein des familles au niveau de vie plus modeste. Ainsi, les dîners pris tous ensemble en famille restent des moments d’où sont exclus les téléphones portables, mais ces diners communs semblent plus rares dans un certain nombre de familles plus modestes. Plusieurs adolescents ont en effet mentionné des horaires décalés de leurs parents, ou bien des retours très tardifs chez eux les jours où ils finissent tard leurs cours, en raison des temps de trajets importants entre leur établissement scolaire et leur domicile.

De la demande d’exemplarité des adolescents à leurs parents

« Attends, deux secondes, je lui réponds… » est une phrase citée par une des mères interrogées (mariée, employée, issue des classes moyennes), comme étant ce qui la fait immanquablement « sortir de ses gonds » lorsque ses enfants la lui adressent, mais qu’il lui arrive également de prononcer, de son propre aveu.

Les propos de Marion, 18 ans (voir début du paragraphe Des règles et limites d’usage des écrans plus fréquentes dans les milieux plus privilégiés) posent la question de l’exemplarité parentale vis-à-vis des consommations d’écrans. Si certains parents sont prompts à reprocher à leurs adolescents d’être trop souvent sur leurs téléphones, et que ces reproches sont source de tensions voire de conflits entre eux, comme l’indiquent une vingtaine de lycéens interrogés, il arrive que ces reproches s’inversent. Ainsi, Ava, 16 ans, en 1ère S au lycée B (père agent immobilier, mère commerciale), regrette l’absence de règles sur la consommation d’écrans de sa famille :

C’est vraiment compliqué, parce que finalement, c’est moi la moins connectée de la famille. J’ai quelques réseaux sociaux, c’est sûr, mais je me suis vraiment détachée de tout ça. Alors que mon père passe énormément de temps à jouer sur son smartphone le soir, limite parfois pendant les repas ! Et ma mère passe une bonne partie de ses soirées sur Facebook et Instagram. Mes petites sœurs, c’est pareil ! La pire, c’est celle de 14 ans : elle est à fond, elle fait tout pour être populaire sur ses réseaux sociaux. Et celle de 12 ans, elle commence à être aussi énormément sur Insta[9] et Snap. Parfois, je les regarde, ils sont tous sur leurs téléphones. Et ça me pèse beaucoup, je préfèrerai qu’ils se déconnectent, qu’ils soient moins chacun dans son coin, qu’on puisse plus se parler et passer vraiment des moments ensemble. J’ai essayé de leur dire, mais ils ne comprennent pas, ils disent que j’exagère et que ce n’est pas tant que ça. Et qu’eux aussi, ils ont droit d’avoir des moments pour se détendre…

Ava exprime notamment un besoin de fixation de règles et d’exemplarité de ses parents en termes de consommations d’écrans, et avoue son inquiétude à voir ses petites sœurs suivre l’exemple de ses parents.

Les propos d’Ava et de Marion (voir Des règles et limites d’usage des écrans plus fréquentes dans les milieux plus privilégiés) incitent donc à réfléchir sur un éventuel mimétisme en termes de consommations d’écrans qui peut exister entre adolescents et parents. J’ai observé que les adolescents déclarants des usages très modérés de leurs smartphones et des réseaux sociaux avaient généralement des parents peu, voire pas du tout, usagers des réseaux sociaux. Ainsi, les huit adolescents ayant indiqué ne pas avoir eu d’attente pour obtenir leurs premiers téléphones portables déclarent des usages très modérés pour eux-mêmes et des usages numériques quasi inexistants, outre les besoins professionnels, pour leurs parents. Les lycéens ayant des parents très connectés et férus de nouvelles technologies déclarent généralement des usages d’Internet et de réseaux sociaux plus importants – à l’exception notable d’Ava. C’est parmi eux que se retrouvent les adolescents avouant ne pas pouvoir imaginer passer plus d’une journée sans leurs smartphones.

Usages socionumériques et liens familiaux : au-delà des éventuelles négociations, entre préoccupations et opportunités de communication

Lors des entretiens avec les lycéens, j’ai systématiquement posé la question des modes de communication existant entre les adolescents et les membres de leurs familles. Si les usages socionumériques peuvent faire l’objet d’inquiétudes et de contrôles parentaux, ils peuvent également contribuer à renforcer les liens familiaux, notamment lorsque les membres de la famille vivent à distance ou que les familles sont séparées ou recomposées.

Quand les outils socionumériques viennent renforcer les liens familiaux…

La sociologue américaine Valerie Francisco a étudié les familles « transnationales » ou migrantes et montré comment le rôle essentiel joué par des applications comme Facebook et Skype pour maintenir les liens familiaux malgré la distance (Francisco, 2015). Parmi les lycéens interrogés, plusieurs adolescents, originaires d’autres pays, ont évoqué le rôle essentiel joué par les réseaux sociaux pour garder le lien avec les membres de leur famille, restés dans leur pays. Ainsi, Paloma, 16 ans en 1ère ES (père électricien, mère au foyer), a grandi au Portugal jusqu’au collège et exprime la souffrance affective d’être éloignée de ses amis d’enfance, mais également de sa grand-mère et de ses cousins, dont elle est très proche :

Quand je suis arrivée en France, c’était très dur, parce que je parlais très mal français, j’avais du mal à me faire de nouveaux amis et ceux que j’avais avant me manquaient beaucoup […]. Du coup, je me sentais mal, mais je parlais beaucoup avec ma grand-mère par Skype, et avec mes anciens amis et mes cousins par Messenger et maintenant, de plus en plus par Snapchat. Ça m’a aidée à tenir les premiers mois, je leur racontais ce que je faisais, ils me donnaient des nouvelles des gens de ma classe, de mes voisins… Ma grand-mère disait que je lui manquais énormément, on pleurait beaucoup au début, quand on raccrochait, c’était très fort, parce que quand on habitait à côté, elle ne nous disait pas autant qu’elle nous aimait… Finalement, le fait d’être loin, ça nous a rapprochées !

Même si Paloma reconnaît que cette communication médiatisée par Skype ne remplace pas tout, elle n’imagine pas ce qu’aurait été sa nouvelle vie en France sans ces outils de communication : « On a toujours hâte de se revoir et quand on se retrouve, on se prend beaucoup dans les bras parce que c’est finalement presque que ça qui nous manque… Sans Skype, ce ne serait pas possible, on se perdrait, on ne pourrait pas se raconter d’un coup tous ces mois passés loin l’une de l’autre. Et ça aurait tellement dur pour moi, sans eux… ».

A noter que pour la plupart des adolescents originaires d’autres pays européens ou au-delà, les applications utilisées avec les membres de leurs familles ou leurs anciens amis restés dans leur pays ne sont pas tout à fait celles qu’ils utilisent au quotidien avec leurs amis en France : Skype ou Facebook/Messenger sont privilégiés par rapport à Whatsapp ou Snapchat, car plus répandus dans le monde et au sein des différentes générations. Ces adolescents, arrivés le plus souvent pendant leurs années de collège, ont donc appris à maîtriser d’autres types de réseaux sociaux que ceux qu’ils avaient commencé à utiliser dans leurs pays d’origine, à mesure qu’ils développaient leurs cercles amicaux en France. Ils doivent donc, en moyenne, jongler avec plus de réseaux sociaux, qui ont des usages spécifiques et déterminés.

Si le lien avec le reste de leur famille est fortement maintenu voire renforcé grâce à certains réseaux sociaux, ces adolescents sont confrontés à des contraintes particulières, non forcément expérimentées par les autres lycéens de leur âge : la moindre démocratisation des smartphones ou des ordinateurs portables personnels, des forfaits Internet mobiles souvent excessivement chers (en les rapportant aux salaires moyens locaux), outre la qualité en elle-même plus faible des connexions et du réseau. Tout ceci rend l’accès à Internet et aux réseaux sociaux plus difficile dans leurs régions d’origine - qu’elles soient situées en Inde, au Vietnam, aux Philippines, en Afrique du Nord… - et leur rappellent fréquemment le privilège qu’ils ont de pouvoir communiquer aussi facilement en France. Leurs rapports à Internet et aux réseaux sociaux sont donc assez différents de ceux des autres adolescents. Pour quelques-uns d’entre eux, les réseaux sociaux leur permettent même de maintenir le lien avec leur pays, leur langue et leur culture au-delà de leur famille, en rencontrant des compatriotes vivant également en France.

Pour d’autres adolescents interrogés issus de l’immigration, mais nés ou arrivés en bas âge en France, la communication avec les membres de leur famille vivant toujours dans leurs pays d’origine n’est facile via les réseaux sociaux qu’à condition de parler la même langue. Ainsi, une adolescente de 15 ans, en 2nde au lycée A, originaire d’Algérie, évoque ses cousins algériens qu’elle aime beaucoup, mais qui parlent très peu français et ont d’immenses difficultés à l’écrire, tandis qu’elle ne maîtrise pas suffisamment l’Arabe et ne l’écris pas du tout. Elle explique qu’ils s’envoient surtout des photos, avec quelques mots, ou bien qu’ils passent par sa grand-mère qui écrit le français et traduit ce qu’ils veulent lui dire. Ses cousins ont, en conséquence, montré à sa grand-mère comment utiliser Skype et Messenger.

Ce renforcement des liens familiaux grâce aux outils socionumériques se retrouve également dans les familles vivant dans différentes régions en France, plus ou moins éloignées. Comme Nina, 17 ans, scolarisée en 1ère S au lycée B (père réalisateur de documentaires, mère enseignante), qui indique être très proche de toute sa famille : ses grands-parents tout comme ses oncles et tantes habitent tous le même village dans le sud de la France. Ses parents ont déménagé quand son père a changé de travail, et elle maintient le lien avec ses grands-parents et sa cousine du même âge qu’elle, et avec qui elle a passé toute son enfance, grâce aux réseaux sociaux :

Ma cousine, c’est comme une sœur pour moi, comme je n’ai qu’un petit frère. On s’envoie des messages et des snaps toute la journée, pour se raconter ce qu’on fait, ce qu’on vit… On s’envoie aussi des Whatsapp, mais ça, c’est plus sur les discussions avec nos grands-parents, ma tante, mon oncle et ma cousine. On discute, on donne des nouvelles en attendant les vacances. On va toujours dans le sud et on se revoit très souvent, parce qu’on a de la chance, on est dans la même zone de vacances scolaires.

Le maintien du lien familial par des voies médiatisées est également pratiqué dans la plupart dans les foyers où les parents sont séparés et dans les familles recomposées, pour rester en contact avec le père ou la mère qui vit plus ou moins loin de ses enfants. Ainsi, Victor, 16 ans, (voir L’âge d’obtention du premier téléphone portable : une négociation plus difficile pour les « ados des villes » que pour les « ados des champs » ?) communique quasi quotidiennement avec son père depuis que ses parents se sont séparés il y a un an :

Ne plus vivre avec mon père, c’était assez dur, même si avant, avec son travail, comme il est avocat, il rentrait assez tard là le soir et je le voyais un peu le matin, mais surtout le week-end. Mais de savoir qu’il n’est pas là, c’est différent. Alors, on se parle beaucoup sur Whatsapp, quasiment tous les jours, on s’appelle un peu aussi… et quand je suis chez mon père, le week-end, avec ma mère on utilise plutôt les SMS ou Messenger pour se parler, parce que c’est ce qu’elle regarde le plus, elle n’a pas Whatsapp…

La majorité des adolescents interrogés ayant des parents séparés ou vivant au sein de familles recomposées (environ le tiers des adolescents interrogés) utilisent au moins un réseau social, en plus des messages texte, dits texto ou SMS, pour rester en contact avec chacun de leurs parents. Pour plusieurs adolescents, la relation avec l’un des parents au moins est conflictuelle à très conflictuelle : à l’exception de deux adolescents, pour lesquels le lien était pratiquement rompu, adopter une communication médiatisée, par les SMS ou les réseaux sociaux, permet en outre de mettre à distance les éventuelles tensions et de maintenir tout de même le lien.

Une adolescente de 16 ans, scolarisée en 2nde au lycée A, qui évoque une situation extrêmement compliquée avec un beau-père maltraitant et une mère sous emprise de son compagnon, indique même qu’elle n’a trouvé que Whatsapp pour communiquer avec sa mère à l’abri du regard et du comportement excessif de son beau-père. Ce dernier, extrêmement jaloux, surveille activement les emails et les SMS de sa compagne, mais ignore qu’elle a Whatsapp. Pour cette jeune fille, Whatsapp est le « fil qui [la] relie à [sa] mère », un fil fragile, mais essentiel pour « [l]’aider à tenir jusqu’à [ses] 18 ans » sans rompre le lien très fort – d’autant plus fort depuis le décès de son père - qui l’unit malgré tout à sa mère.

Dans un registre plus léger, Noémie, 16 ans (voir La négociation du smartphone et du forfait Internet, un passage souvent obligé, parfois source de tensions), raconte que son père s’amuse à envoyer des messages sur Whatsapp à sa sœur et elle quand il leur demande par exemple de venir dîner :

C’est devenu un peu un jeu avec mon père… Comme il en avait marre de nous appeler plusieurs fois à table ou qu’on mette du temps à venir quand il veut nous parler, un jour, il nous a envoyé un Whatsapp pour nous dire de venir manger, et maintenant on a une discussion pour toute la famille, pas vraiment pour venir manger, mais pour prévenir quand on est en retard, si on prévoir de faire quelque chose après le lycée, si quelque chose est urgent…

Ces différentes situations mettent en scène des familles plus ou moins à distance, au sein desquelles règnent des tensions plus ou moins marquées, et montrent dans quelle mesure la communication médiatisée, notamment par les réseaux sociaux, peut aider à maintenir voire renforcer les liens familiaux. Mais cet aspect bénéfique pour la famille est très souvent occulté par les idées communément répandues sur le bouleversement et la perturbation des liens familiaux générés par l’usage des outils socionumériques. Avec la généralisation des outils socionumériques mobiles et individuels, les parents se sentent en effet confrontés à un nouveau dilemme : être connectés ou être ensemble…

… malgré des préoccupations parentales fréquentes au sujet de la menace exercée sur les liens familiaux par les technologies socionumériques et les écrans

Les six parents de collégiens et lycéens interrogés expriment tous des inquiétudes, plus ou moins importantes, à propos du temps passé, par leurs adolescents, devant leurs écrans et notamment leurs smartphones. Ils indiquent appréhender que ce temps important passé par leurs adolescents, généralement seuls dans leurs chambres, les isole et les coupe progressivement du reste de la famille.

Cette inquiétude atteint son paroxysme chez Juliette, 43 ans, mère de deux adolescentes de 11 et 12,5 ans, qui appelle la ligne Net Ecoute, car elle se sent perdue face à la demande insistante de sa fille aînée d’avoir, pour Noël, un smartphone. Elle indique d’abord qu’elle appelle pour « savoir s’il existe des téléphones tactiles qui ne font pas smartphone », car elle refuse que sa fille se connecte sans contrôle sur Internet. Elle semble exprimer une inquiétude sur les potentiels dangers liés à Internet et aux réseaux sociaux - elle parle alternativement de pédophilie, de mauvaises rencontres, de cyberharcèlement - tout en avouant son sentiment qu’elle ne pourra plus encore interdire bien longtemps à sa fille d’ouvrir des comptes de réseaux sociaux, puisqu’elle aura 13 ans dans quelques mois. Mais elle finit par avouer que sa principale inquiétude porte sur l’éventuelle perte du lien très fort qu’elle a avec sa fille, si elle lui offrait un smartphone :

J’ai peur qu’elle passe son temps avec son téléphone et ses bouchons d’oreille, la communication ne sera alors plus possible alors que nous vivons actuellement des évènements graves dans notre famille, à cause de son père, et que je trouve que nous devons encore plus rester ensemble, et nous soutenir… ne pas rester chacun dans notre coin. Aujourd’hui, on a des activités manuelles ensemble, on dessine, j’essaie d’être la plus présente possible pour elle, je lui dis qu’elle peut me parler quand elle en a besoin, ou envie. J’ai peur de perdre tout ça si j’accepte de lui offrir un smartphone.

Certains parents parlent même de leur peur de voir leurs enfants développer une addiction aux écrans. Que l’addiction soit médicalement reconnue (et nécessite alors une prise en charge médicalisée) ou non, la peur des parents porte sur la santé de leurs enfants, la baisse des résultats scolaires, mais également sur le bouleversement qu’une consommation excessive d’écrans introduit au sein de leur foyer. Nicolas, 45 ans, agent immobilier, père d’un lycéen de 16 ans et d’une collégienne de 13 ans, avoue ainsi :

Nous sommes très inquiets parce que notre fils aîné peut passer des heures devant sa console vidéo et sur son téléphone en même temps. Et ça fait toujours des histoires pour le faire décrocher ! On a essayé de mettre des règles, des limites, mais il ne veut pas en entendre parler. C’est un garçon précoce, il a de bons résultats en classe, mais n’a pas beaucoup d’amis. Quand sa mère a voulu supprimer ou limiter ses jeux vidéo, ça a été le drame : il a dit que s’il ne pouvait plus jouer, il n’avait plus envie de vivre. Sa sœur s’est mise à pleurer, et en veut à son frère de son comportement. En fait, toute la famille est perturbée, les parents de ma femme sont très durs avec nous et nous jugent. Ma femme a pris rendez-vous chez un psy pour lui, mais pour elle aussi, elle culpabilise et se demande ce qu’elle a mal fait, pourquoi on en est arrivés là.

Dans ce cas, l’adolescent et ses parents, mais également la fratrie et souvent les grands-parents, se trouvent mêlés à une véritable crise familiale. Sur la ligne téléphonique Net Ecoute, les consommations excessives et problématiques d’écrans représentent environ 5 % des appels, émis par les parents voire les grands-parents.

Conclusion

L’arrivée massive des technologies socionumériques au sein des familles en une dizaine d’années a profondément modifié les relations et les interactions familiales. Les familles, quels que soient leurs types de cohésion et leurs styles éducatifs (Kellershals et al., 1992), doivent désormais recomposer le cadre familial et les règles familiales en tenant compte de la présence quasiment inévitable des écrans. Si les négociations entre parents et adolescents ne sont pas toujours un passage obligé, elles sont cependant fréquentes, qu’elles portent sur l’âge d’obtention du premier téléphone portable, du premier smartphone et des forfaits associés, mais également du temps passé devant les écrans. Cette étude montre que les règles d’utilisation des technologies socionumériques et les supervisions parentales sont plus fréquentes dans les milieux plus privilégiés. Et quand ces règles sont absentes, certains adolescents expriment même des regrets sur ce manque de cadrage socionumérique au sein de leurs familles, qu’ils appartiennent à des milieux modestes, moyennement ou très favorisés. Quoi qu’il en soit, et indifféremment de leurs milieux d’origine, la plupart des adolescents interrogés expriment une certaine exigence d’exemplarité en termes d’usage des technologies socionumériques de leurs parents et de leurs fratries.

Dans certaines familles où des tensions voire des conflits apparaissent - ou sont apparues -autour des technologies socionumériques, les inquiétudes parentales se cristallisent sur ces outils et leurs usages, notamment par peur de voir leurs enfants passer trop de temps sur leurs téléphones ou confrontés à des dangers auquel ils n’auraient pas eu à faire face hors ligne (addiction aux écrans ou aux jeux vidéos, mauvaises rencontres, diffusion de propos ou de photos intimes…). Certains parents expriment même l’angoisse de perdre le lien qui les unit à leurs enfants alors même que, comme en témoignent de nombreux exemples livrés par les adolescents interrogés, les médias sociaux contribuent souvent à maintenir ou renforcer les liens familiaux : par exemple lorsque les membres de la famille plus ou moins proche sont éloignés géographiquement, en France ou à l’étranger, ou lorsque les parents sont séparés ou les familles recomposées.

Quand leurs usages socionumériques deviennent l’objet de tensions voire de conflits, la majorité des adolescents interrogés décrivent parfaitement comment ils doivent - ou ont dû - faire preuve de stratégie et de pédagogie, en trouvant les arguments pour convaincre des parents parfois - mais pas systématiquement et de moins en moins - dépassés par ces technologies. Mais dans les situations de tensions ou de conflits anciens liés à leurs usages socionumériques, racontées par les adolescents interrogés, il semble qu’un certain équilibre finisse par se créer, grâce à un apprentissage à double sens : les parents acceptent de faire confiance et de responsabiliser leurs enfants, tandis que les adolescents acceptent des règles voire des limites, donc un certain contrôle de la part de leurs parents. Il s’agit de trouver un nouvel équilibre familial, autour d’usages socionumériques discutés et acceptés par tous.

Cette étude montre finalement à quel point il est important de contextualiser les usages socionumériques des adolescents, qui ne peuvent être analysés ni compris sans connaissance approfondie du cadre familial au sein duquel ils évoluent.