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Introduction

À Nouakchott, en Mauritanie, l’offre de soins médicaux, suite à sa mise en place à l’époque coloniale, s’est considérablement développée ces dernières décennies. Pour se soigner, les Nouakchottois évoluent au sein d’une offre de soins dense (Salem, 1998), d’inégale qualité et plurielle puisque exercent marabouts et guérisseurs de divers horizons. L’offre de soins pédiatriques, spécifiquement, s’est densifiée depuis 2010. Le nombre de lits a doublé en pédiatrie avec l’ouverture de trois hôpitaux : l’hôpital Mère-enfant, l’hôpital de l’Amitié, et le Centre National d’Oncologie. Ces nouvelles structures s’ajoutent à l’offre existante, constituée d’un maillage de centres de santé répartis dans chacune des communes de la capitale, et de postes de santé dispersés dans les quartiers. Elles offrent de nouvelles possibilités de soins spécialisés, mais qui s’avèrent particulièrement coûteuses au regard des revenus moyens des familles. Alors que moins de 10 % des Mauritaniens ont accès à une assurance maladie, dans un contexte où l’économie des ménages est souvent une économie du quotidien, les parcours de soins sont largement contraints par la capacité des familles à mobiliser des ressources économiques. Tous les enfants n’accèdent pas aux options de soins modernes, et pour beaucoup de ceux qui y accèdent, les dépenses engendrées posent de complexes difficultés monétaires. L’accessibilité des soins est ainsi très hétérogène selon le milieu de vie. Dans certaines zones d’habitat précaire et de pauvreté, l’accès aux soins médicaux est ainsi quasiment nul (Taleb et al., 2006).

Dans ce contexte, la maladie d’un enfant, lorsqu’elle persiste et ne peut être guérie par quelques remèdes ou médicaments à bas prix, se pose comme une inquiétude pour sa santé, mais aussi comme une problématique financière menaçant l’économie du ménage. L’interrogation s’agissant des recours est mise en perspective avec une anticipation des coûts. Le recours à l’hôpital n’est envisagé qu’avec parcimonie, sachant qu’une hospitalisation de quelques jours représente en moyenne un à deux salaires mensuels. La mobilisation des ressources pour obtenir les soins occupe donc une place centrale dans la gestion familiale des problématiques de santé. Les appuis logistiques et matériels des membres de l’entourage ne doivent cependant pas être opposés au soutien moral et affectif. Pour le comprendre, on doit dépasser une pensée manichéenne opposant relation monétaire et relation affective (Attané, 2009), et analyser l’articulation des relations et des économies familiales. La question de la mobilisation autour de l’enfant malade rencontre ainsi des questionnements relatifs aux liens familiaux et aux exigences sociales d’entraide et de solidarité.

Plus encore que les adultes malades, les enfants sont dépendants des membres de leur parenté pour accéder aux soins. Même lorsqu’ils sont assez grands pour se déplacer seuls en ville, leurs ressources financières sont minimes. Au sein de structures sanitaires communément jugées inhospitalières (Jaffré et Olivier De Sardan, 2003), la norme veut qu’ils soient accompagnés par leurs parents (Jaffré et Guindo, 2013). Le fonctionnement des hôpitaux repose sur la participation active des parents pour réaliser un ensemble de tâches d’accompagnement et de « garde-malade » : acheter et acheminer consommables et médicaments, surveiller le petit malade, assurer son hygiène et le nourrir. Un enfant qui serait seul, lors d’une hospitalisation ou pour une simple consultation, aurait des difficultés à être pris en charge et serait en tous cas perçu comme un marginal en rupture familiale. De la sorte, l’accès aux soins des enfants est conditionné par l’implication de leurs parents et la capacité de ceux-ci à mobiliser des ressources pour les soigner.

Partant de ces quelques constats, l’objectif de cet article est d’analyser les configurations familiales qui construisent l’accessibilité des enfants aux soins, en faisant ressortir la conjugaison d’éléments qui éloignent certains enfants des soins médicaux. Cette réflexion s’inscrit dans le champ des travaux en sociologie et anthropologie de l’enfance, considérant l’enfance comme une construction sociale et les enfants comme des acteurs propres (James et James, 2004). Cette perspective suppose d’intégrer à l’étude le point de vue des enfants (James, 2007). Elle permet de considérer comment les marges d’actions dont disposent les enfants sont construites par différents modèles d’enfance (Bonnet et al., 2012) qui structurent leur place dans la famille et les modalités des relations qu’ils peuvent entretenir avec les membres de leur entourage.

L’enfant, sa famille et les recours aux soins

Les enfants sont, un peu partout dans le monde, dépendants de leurs parents s’agissant de leurs recours aux soins. Même dans les pays où l’accès aux soins médicaux est facilité par un système de protection sociale performant, et où l’hospitalisation n’exige pas la présence d’un accompagnant, la famille joue un rôle essentiel dans les recours aux soins des enfants (Cresson, 1993; Gauthier et al., 2013). Les travaux menés par Geneviève Cresson sur le « travail domestique de santé » positionnent les recours aux soins dans une palette d’« activités sanitaires profanes » qui demeurent souvent invisibles et minimisées (Cresson, 1995). En effet, en amont des recours se jouent des processus d’identification de la maladie et de sa gravité, de décision de recours auxquels divers membres de la famille peuvent prendre part. Au sein des familles, les mères endossent un rôle crucial, et la plus grande charge du travail domestique de santé leur revient (Cresson, 2001; Saillant, 1992). Dans le champ de l’anthropologie, d’autres travaux ont spécifiquement mis l’accent sur les relations familiales qui structurent les choix de recours et le déroulement des itinéraires thérapeutiques (Benoist, 1996; Gauthier et al., 2013).

Pour l’Afrique, différentes contributions illustrent comment les modèles familiaux structurent les décisions de soins. L’ouvrage de John Janzen, s’appuyant sur le parcours de quelques malades dans ce qui était alors le Bas-Zaïre, analyse comment les décisions de recours s’organisent au sein de ce que l’auteur a conceptualisé comme « groupe organisateur de thérapie » (Janzen, 1995). L’ouvrage examine comment la famille exerce ses prérogatives en termes d’identification et de résolution des maladies dans la société kongo. En Afrique de l’Ouest, dans des contextes où les soins sont obtenus par paiement direct, le rôle de la famille face à la maladie de l’enfant a en particulier été envisagé sous l’angle de la mobilisation des ressources financières. D’importantes contributions ont concerné les mécanismes de solidarité pouvant contribuer aux dépenses de santé (Vuarin, 1993) et la mobilisation des ressources familiales pour financer le recours aux soins des enfants (Baxerres et Le Hesran, 2010). Ces travaux éclairent la complexité de la mobilisation des ressources pour les soins aux enfants, dans des contextes où la gestion des dépenses relève de facteurs conjoncturels tels que la disponibilité monétaire (Baxerres et Le Hesran, 2010; Sauerborn et al., 1996). En ce qui a trait aux rôles familiaux modelant l’accès aux soins des enfants, plusieurs auteurs se sont intéressés plus spécifiquement aux relations de genre (Desclaux, 1996; Fromageot et al., 2005; Kane, 2015). Ces contributions documentent comment le genre détermine à la fois des rôles thérapeutiques distincts, des rapports décisionnels à l’œuvre et des relations avec les thérapeutes. Bien que les variations entre pays ouest-africains soient importantes, les mères, qui s’occupent de leur enfant au quotidien, sont exposées à un risque de culpabilisation en cas de maladie (Desclaux, 1996), tandis que l’on attend généralement des pères qu’ils assurent les dépenses engendrées. Les travaux cités mettent en évidence un ensemble de contraintes matérielles et sociales s’exerçant sur les mères qui cherchent à soigner leurs enfants. Il peut s’agir de contraintes temporelles liées aux travaux domestiques ou aux activités rémunératrices (Fromageot et al., 2005). Il peut aussi s’agir de contradictions associées au rôle d’épouse : dans de nombreuses sociétés, la bonne épouse est celle qui réclame peu d’argent pour soigner son enfant (Jaffré, 1991) et qui suit les conseils de sa belle-mère (Kane, 2015). En cas de mariage polygame, ces contradictions se posent avec acuité, chacune des épouses tentant d’affirmer sa capacité à soigner son enfant sans engager les dépenses du mari.

Dans la lignée de travaux de recherche positionnant l’enfant comme acteur (James et James, 2004; Sirota, 2006), d’autres travaux se sont intéressés à la manière dont les enfants sollicitent et négocient leur prise en charge (Bluebond-Langner, 1978). Leur marge d’action dépend d’abord des dispositions sanitaires de leur milieu de vie, mais aussi de leur statut dans la famille. Or, le statut des enfants est marqué par de multiples évolutions qui transforment les modalités des relations intrafamiliales (Neyrand, 2007) et le rôle des parents dans les trajectoires de maladie (Mougel, 2009). La « médicalisation » de l’enfance contribue d’ailleurs significativement à l’évolution de la construction sociale des enfances (Hamelin Brabant, 2006; Turmel, 1997). En Afrique, les enfances, cibles de programmes de développement visant en particulier la santé, connaissent des transformations majeures produisant de nouvelles figures d’enfance (Suremain et Bonnet, 2014). Ces transformations globales impactent inégalement les enfances locales, et l’on est face à une diversité de situations sociales au sein desquelles les enfants sont plus ou moins écoutés et considérés comme partenaires des soins (Héjoaka, 2012; Ida, 2016; Jaffré et al., 2009; Jaffré et Guindo, 2013). Certaines évolutions familiales, conjuguées à certaines évolutions sanitaires, permettent progressivement à des enfants de s’affranchir de relations d’autorité et de dépendance pour intervenir davantage dans leur accession aux soins (Hampshire et al., 2011).

Une étude de cas en milieu nouakchottois

Ce travail s’inscrit dans le cadre d’un programme de recherche anthropologique intitulé « Enfances, soins et pédiatrie en Afrique de l’Ouest » (ENSPEDIA) [1], dirigé par le professeur Yannick Jaffré. Ce programme réunit une trentaine de pédiatres et anthropologues qui collaborent dans huit pays (Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal, Togo). L’un des principaux objectifs est de repenser les problématiques de l’accès et de la qualité des soins en étudiant le point de vue des enfants. À Nouakchott, en Mauritanie, nous avons suivi, entre 2013 et 2015, une trentaine de cas d’enfants souffrant de maux ayant fait l’objet de recours répétés aux structures sanitaires. Ces enfants ont été rencontrés pour moitié lors d’une hospitalisation en pédiatrie et pour moitié par l’intermédiaire de petites organisations à base communautaire. Compte tenu de ces modes de recrutement, certains enfants avaient fait l’objet d’un diagnostic médical (drépanocytose, diabète, tuberculose, etc.) tandis que d’autres souffraient de maux désignés par des terminologies populaires (sooynabo[2], henndu[3], etc.) ou restés à l’état d’hypothèses confuses. Les enfants suivis étaient âgés de quelques mois à dix-sept ans. Ils habitaient différents quartiers de la ville, centraux et périphériques. Certains appartenaient à des ménages pauvres ou très pauvres, d’autres étaient plus aisés mais rencontraient néanmoins des difficultés pour assurer les dépenses liées à l’éducation et à la santé. Seuls deux des enfants de notre corpus appartenaient à des ménages aisés pouvant s’« offrir » sans inquiétude des soins de tous niveaux de spécialisation.

L’enquête a combiné une cinquantaine d’entretiens compréhensifs, dont dix-neuf avec les enfants dont l’âge le permettait, et les autres avec des membres de leur famille. Plutôt que de cibler uniquement « les mères », nous avons tenté de recueillir une pluralité de points de vue familiaux sur la maladie et les soins. Divers membres de l’entourage intervenant significativement dans les soins de l’enfant ont donc été écoutés, parmi lesquels figuraient des mères, pères, grand-mères, tantes, oncles et frères. Ces entretiens ont été réalisés à chaque fois dans la langue choisie par nos interlocuteurs, qu’il s’agisse du hassanya, du pulaar, du français, du wolof ou du soninké. Aussi nous sommes-nous adressée à deux interprètes qui maîtrisaient ces différentes langues. Les questions ont été centrées sur le suivi des itinéraires thérapeutiques infantiles, le périmètre des recours, le vécu des soins et les dynamiques familiales intervenant dans la recherche de soins. Afin de faciliter le dialogue avec les plus jeunes enfants, nous avons eu recours à la technique du dessin commenté (Fargas-Malet et al., 2010). Tous ces entretiens ont été enregistrés, traduits et retranscrits en français. Ils ont pu être complétés par des observations répétées dans les hôpitaux, lesquelles ont fait l’objet d’une prise de notes dans un carnet de terrain.

En l’absence de comité d’éthique en Mauritanie, nous avons sollicité et obtenu un avis favorable du comité scientifique de l’Hôpital national. Le consentement écrit de chaque participant a été recueilli, y compris celui des enfants. De plus, les parents ont tous préalablement donné leur accord avant la réalisation d’entretiens avec leur enfant.

Configurations familiales et périmètre des recours

Soulignons de prime abord que les modèles familiaux en Mauritanie sont très divers. La Mauritanie est partagée entre une population maure parlant l’hassanya, et des populations dites « négro-mauritaniennes », terme regroupant les populations pulaar, soninké et wolof. Bien que les traits culturels en partage soient nombreux, les structures de parenté, la place des enfants dans leur famille, les modalités du maternage et les habitudes de recours admettent des variations fonctions des appartenances à ces groupes (Marchesin, 1992). La société mauritanienne reste aussi marquée par des hiérarchies sociales de type féodal, les descendants d’esclaves affranchis demeurant socialement marginalisés (Botte, 2005). Ces formes d’inégalité s’articulent à des variations en termes d’éducation et de soins aux enfants. De plus, dans le milieu urbain nouakchottois, les configurations réelles des familles sont en mutation et se diversifient. La place des enfants est impactée par des phénomènes globaux tels que l’intensification des migrations, l’éclatement des familles élargies ou le développement des économies marchandes, comme cela est observé depuis plusieurs années dans les autres capitales ouest-africaines (Locoh, 2002; Vimard, 1993). Aussi, lorsqu’on observe les environnements familiaux où les enfants nouakchottois grandissent et sont soignés, la diversité est frappante. Certains enfants vivent au sein d’une grande concession regroupant plusieurs ménages issus d’un même ascendant tandis que d’autres vivent en « famille nucléaire ». Certains sont issus de mariages polygames ou de familles « recomposées ». Certains n’ont qu’un seul parent qui subvient à leurs besoins, d’autres vivent loin de leurs parents biologiques et sont confiés à un oncle ou une tante.

Des recours parentaux différenciés par le genre

Nonobstant cette diversité des compositions familiales, dans une majorité des cas, les ascendants directs que sont les mères et les pères sont à l’initiative des recours aux soins. Nous remarquons aussi que les mères soignent plutôt des affections jugées banales par des remèdes et recours de proximité, tandis que les pères interviennent lorsque l’état de l’enfant suscite inquiétude. Ce sont plutôt les pères qui mettent en œuvre des recours vers des structures plus difficilement accessibles géographiquement et économiquement, tel l’hôpital. Cette division des rôles se retrouve communément dans les différents cas étudiés. Nous pouvons l’illustrer avec l’exemple des recours de la famille d’Abou.

Le père d’Abou est habitué à fréquenter l’Hôpital national, et il lui est aussi habituel d’acheter des médicaments directement à la pharmacie. La mère d’Abou fréquente le poste de santé proche de chez elle, où elle a fait suivre ses grossesses et où elle conduit ses enfants pour les vaccinations. Lorsque Abou présente plusieurs jours durant une forte fièvre, son père, inquiet, le conduit à l’Hôpital national, où l’enfant est hospitalisé à plusieurs reprises. En outre, il sollicite un oncle pédiatre qui leur dicte souvent des prescriptions par téléphone. Par ailleurs, une tante de l’enfant, à l’insu du père, consulte un marabout au sujet des maux d’Abou. (Abou, trois ans, garçon pulaar, fièvres à la suite d’une chute.)

En Mauritanie, les hôpitaux sont largement perçus comme des lieux hostiles où il est préférable d’être accompagné d’un connaisseur et, si possible, d’un homme considéré plus à même de négocier la prise en charge. Le père d’Abou explique, en ce sens, qu’il devait être quotidiennement présent pour stimuler les soins en pédiatrie : « Il faut toujours demander. Moi, ma femme est un peu timide elle ne peut pas rentrer demander partout… » À l’inverse, les postes de santé, tout comme les vendeurs de plantes et de médicaments sur les marchés, s’intègrent à des lieux fréquentés par les femmes, qui de fait deviennent des espaces thérapeutiques fortement féminisés (Leach et al., 2008). La mère d’Abou explique ainsi sa préférence pour le poste de santé de son quartier, car elle connaît « les femmes qui sont là-bas », bien qu’ayant conscience que les moyens techniques y soient limités. Comme on l’observe ailleurs en Afrique, compte tenu de contraintes économiques et temporelles, mais aussi de familiarités dans certains espaces, les mères tendent à s’affairer à l’instigation de recours informels et de proximité, tandis que les pères s’orientent davantage vers les structures sanitaires (Fromageot et al., 2005). Au-delà de la répartition des rôles dans le couple parental, cette divergence concerne plus largement les recours des hommes et femmes de l’entourage de l’enfant. Le cas de Demba décrit en ce sens l’addition de recours impulsés par ses entourages féminin et masculin.

Demba souffrant de douleurs dans le bas du dos, sa mère, au village, le soulage en lui versant de l’eau fraîche. Comme son état ne s’améliore pas, elle décide de consulter au dispensaire. Malgré les médicaments prescrits, l’état de Demba s’aggrave et il perd l’usage de ses jambes. Sa mère, en l’absence de son mari, qui travaille dans une autre région, consulte alors plusieurs guérisseurs. Quelques semaines plus tard, des oncles résidant en France, informés de la situation, envoient de l’argent pour que l’enfant parte se soigner à Nouakchott. Suivi à l’hôpital neuropsychiatrique, Demba reçoit un traitement médicamenteux et bénéficie de massages pendant plusieurs mois. Son état s’améliore, mais il reste tétraplégique. Pendant ce temps, accompagnée par une tante, la mère de Demba court de marabout en guérisseur pour trouver celui qui saura guérir son enfant. (Demba, dix-sept ans, garçon soninké, tétraplégie.)

Dans le cas de Demba, les différents recours choisis par l’entourage s’accordent non seulement à des positionnements au sein d’espaces thérapeutiques, mais répondent aussi à des divergences interprétatives. Tandis que pour la mère et la tante, cette étrange maladie ne peut être que l’effet d’une attaque surnaturelle (henndu), les oncles tablent sur la médecine pour expliquer, traiter et redonner à l’enfant l’usage de ses membres. Demba, dans l’espoir de guérir, prend sans rechigner les traitements et remèdes proposés par les différents membres de sa famille : « Moi, je ne sais pas ce qui est mieux. Je fais les deux, j’ai confiance aux deux. »

D’autres cas étudiés présentent des divergences interprétatives, qui se traduisent par une discorde familiale et des recours additionnels. De nombreux recours sont l’objet d’initiatives individuelles plutôt que de décisions concertées dans la famille. Même lorsque les parents s’accordent pour privilégier les soins médicaux, il est courant qu’une grand-mère ou grand-tante s’inquiète de la nature de la maladie et sollicite une intervention maraboutique. Différents membres de la famille constituent donc un entourage impliqué dans les soins de l’enfant, mais on est loin d’un « groupe organisateur de thérapie » (Janzen, 1995) qui déciderait consensuellement des soins. Ces démarches parallèles contribuent à la mixité des parcours, difficilement compréhensible par une vision linéaire des recours successifs (Rossi, 2007). Bien que les différentes réponses ne soient pas mises sur le même plan, tous ou presque admettent qu’une chance de guérir peut provenir des interventions maraboutiques. Comme le signifie Demba, la richesse de l’entourage est que chacun apporte sa solution et porte un espoir de guérison.

À travers les cas étudiés, nous remarquons que les femmes ont plus spontanément recours aux marabouts et guérisseurs, tandis que les hommes gardent leurs distances vis-à-vis de pratiques magiques contraires à l’orthodoxie religieuse. Cette division genrée des recours se retrouve ailleurs en Afrique de l’Ouest (Baxerres et Le Hesran, 2010; Jaffré, 1991). Cette tendance n’épuise toutefois pas la diversité des configurations rencontrées. Certaines femmes, comme la mère d’Awa, se montrent déterminées à soigner leur enfant dans l’environnement des grandes structures hospitalières.

Lorsque Awa souffre de son ventre ou de ses pieds, sa mère lui donne des médicaments antalgiques, puis la conduit soit dans une clinique, soit à l’hôpital. Awa souffre régulièrement de ces douleurs handicapantes, mais les analyses réalisées n’ont pas permis de diagnostiquer l’origine des maux. Sa grand-mère, pour la soulager, psalmodie des prières au-dessus de son ventre. Comme les médecins ne parviennent pas à expliquer les douleurs, les parents, voisins, amis disent à sa mère d’aller voir le guérisseur, mais celle-ci privilégie toujours le recours aux structures sanitaires.(Awa, fille pulaar, dix ans, douleurs au ventre et aux articulations.)

Dans le cas d’Awa, la mère, soutenue financièrement par son mari, accompagne sa fille dans des structures sanitaires spécialisées. Enseignante, elle dispose de ressources financières et d’une bonne connaissance du français. On est dans une configuration où la mère a le pouvoir de recourir aux soins sans négociation préalable, ce qui se traduit par des réponses sanitaires rapides. La petite Awa l’a bien compris, qui déclare « aller vers maman » lorsque ses douleurs surviennent.

Le rôle central des mères

Nous comprenons, à la lumière des exemples évoqués, le rôle clé des mères dans l’articulation des recours. Confidentes de leurs enfants, elles sont positionnées à l’interface entre les remèdes conseillés par l’entourage féminin et les moyens octroyés par leur mari pour les dépenses de santé. La présence de la mère et son attention envers l’enfant, son statut et sa capacité à mobiliser des ressources s’avèrent centrales pour l’accession aux soins. Lorsque la mère a peu de ressources et de pouvoir, la chaîne de mobilisation aboutissant à un recours est plus longue. Dans les cas où elle est absente, cela précarise l’accès de ses enfants aux soins, bien que son rôle puisse être partiellement suppléé par d’autres membres de l’entourage, comme l’illustre le cas de Siré.

Tandis que ses parents sont au village, Siré partage une petite chambre louée à Nouakchott avec son grand frère et son cousin. Tous trois ont rejoint la capitale pour poursuivre leurs études. Siré souffre de douleurs à la poitrine, avec une toux sanguinolente. Pendant plusieurs semaines, une fatigue intense l’empêche de suivre ses cours au lycée. Son grand frère, ne sachant que faire, téléphone à son oncle, à l’étranger, qui lui recommande de ne pas en parler aux parents afin de ne pas les inquiéter. Le frère de Siré, ayant peu de ressources, achète des médicaments à la pharmacie. Ce n’est que quinze jours plus tard que sa mère, en déplacement dans la capitale, trouve Siré malade et l’accompagne à l’hôpital pour le faire soigner. (Siré, garçon pulaar, quinze ans, tuberculose.)

L’exemple de Siré montre comment l’éloignement de la mère, qui surveille, et du père, qui finance les recours, occasionne une moindre accessibilité des soins, en lien avec un ensemble de normes sociales dictant les rapports entre les parents, à qui revient la responsabilité des soins de leurs enfants, et les enfants, que l’on enjoint de ne pas « fatiguer » leurs parents. Cet exemple montre aussi à quel point l’accès aux soins peut être dépendant de configurations singulières et conjoncturelles. En fonction des diverses compositions familiales et de résidence, les membres de la famille élargie peuvent plus ou moins interférer pour stimuler, orienter ou inhiber différents types de soins. La présence de la mère est essentielle mais, pourrait-on ajouter, insuffisante pour favoriser les recours sanitaires. En effet, les mères interviennent surtout pour stimuler et articuler des recours que, bien souvent, elles n’ont pas les moyens de mettre en œuvre seules. Aussi, l’isolement de la mère, la faiblesse de son statut marital ou l’existence de conflits familiaux sont autant d’éléments fragilisant les chances de l’enfant de poursuivre un traitement approprié, comme l’illustre dramatiquement le cas d’Aïchetou.

La petite Aïchetou est le troisième enfant de sa mère, qui, suite à un second divorce, est retournée vivre chez ses parents. La cohabitation est conflictuelle car la grand-mère d’Aïchetou s’est disputée avec sa fille depuis son mariage, qu’elle désapprouvait. Lorsque Aïchetou présente des signes de diarrhée, sa mère la conduit chez un marabout du quartier. Devant l’aggravation des symptômes, elle sollicite son ex-mari pour consulter à l’hôpital, où Aïchetou est hospitalisée. La mère d’Aïchetou est éprouvée, elle doit rester seule au chevet de l’enfant car sa mère et ses sœurs, fâchées, ne lui apportent pas d’aide. Elle quitte l’hôpital contre l’avis médical. Plus tard, constatant la ré-aggravation des symptômes, elle se rend dans un autre hôpital, où Aïchetou est hospitalisée. Elle ne parvient pas à payer les analyses prescrites avec l’argent donné par son ex-mari. Aïchetou décède quelques jours plus tard. (Aïchetou, fille maure, six mois, diarrhées et déshydratation.)

Dans le cas d’Aïchetou, nous constatons comment les retards et les lacunes de prise en charge s’additionnent du fait d’une conjoncture défavorable isolant la mère : divorce, manque de ressources et conflits familiaux. L’histoire d’Aïchetou est certes exceptionnelle par ce cumul d’éléments défavorables. En revanche, l’isolement est le lot commun d’un nombre croissant de mères en milieu urbain. Ces femmes qui, du fait d’une migration, d’un divorce ou d’un décès, deviennent chefs de famille au quotidien, doivent faire face à une situation précaire et composer avec de fortes contraintes entravant l’accès aux soins. L’absence du père s’accorde ainsi à une détérioration de l’accessibilité des soins, comme nous pouvons l’observer dans le cas de Mariem.

Cadette de sa fratrie, Mariem vit avec sa mère, veuve, dans un village à l’intérieur du pays. Mariem souffre de drépanocytose, tout comme l’un de ses frères aînés, désormais adulte et autonome. Après le décès de son mari, la mère de Mariem a perdu beaucoup de pouvoir d’achat. Alors qu’elle fait suivre son fils malade dans le privé, elle doit se limiter à des soins moins coûteux pour sa cadette. Grâce à l’aide de son entourage et de parents résidant à Nouakchott, elle parvient néanmoins à consulter l’Hôpital national pour Mariem. (Mariem, fille pulaar, dix ans, drépanocytose.)

Les cas décrits illustrent la diversité des configurations familiales organisant les recours aux soins en cas de maladie, dans une ville où les modèles familiaux sont pluriels et en mutation. Les « groupes organisateurs de thérapie » (Janzen, 1995) se révèlent être des ensembles à géométrie variable, dépendant d’un ensemble de normes sociales structurantes, mais aussi de conjonctures peu prévisibles. Comme partout, la déstructuration de l’environnement familial a des répercussions sur l’accès des enfants aux soins. Ce qui est ici remarquable, c’est à quel point l’accès aux soins est sensible à de fines variations familiales, dans un contexte de précarité et de contrainte au paiement direct.

L’enfant dans ses configurations familiales

Un point commun aux différentes configurations familiales décrites est finalement la faible latitude dont disposent les enfants pour solliciter des soins. Les enfants sont dépendants de leur entourage pour accéder aux soins, et interviennent de manière policée pour les solliciter. Il est mal perçu qu’ils se plaignent publiquement, ce qui revient à offenser leurs parents, à laisser entendre la négligence de leur mère ou le manque de moyens de leur père. Ils modulent leurs plaintes selon les contours qui leur sont imposés par leurs environnements familiaux. La plupart des enfants que nous avons rencontrés laissent savoir leur maladie en s’allongeant ou en refusant de manger, plutôt que de s’en plaindre ostensiblement. Ils décrivent les longs moments à supporter la douleur, l’attente de réponse. Ils évitent de mettre leurs parents dans l’embarras, prennent patience tandis que ceux-ci cherchent les moyens de répondre à leur besoin.

Avec tact, mobilisant une fine compréhension des enjeux et rôles sociaux autour de leur maladie, les enfants parviennent néanmoins à interférer sur les recours. En s’orientant vers l’un ou l’autre membre de leur entourage, ils cherchent à faire savoir leurs maux, à obtenir du réconfort, à recevoir les traitements qu’ils préfèrent. C’est plutôt à leur mère, en catimini, que les enfants font connaître leurs maux. Khadjetou, huit ans, qui souffre de crises de paludisme à répétition, nous dit : « Quand j’ai mal à la tête, je prends ma couverture et je dis à maman que la maladie est revenue. » De même, Awa, dix ans, souffrant de maux de ventre, décrit : « Je me couche un peu et si ça ne va pas mieux, je vais voir maman. » D’autres enfants, encore plus discrets, laissent leur entourage s’apercevoir de leur malaise : « J’étais allongée et ma poitrine me faisait mal… Ma mère a su que j’avais mal car elle m’a entendue tousser », relate Fatimata, onze ans. En revanche, Yeyha, quinze ans, se rapproche plutôt de son père quand elle a mal au ventre, car celui-ci conserve l’ordonnance d’un médicament qui la soulage, alors que sa belle-mère la conduirait chez une guérisseuse dont elle n’apprécie pas les remèdes. Ce peut aussi être auprès d’une grand-mère que les enfants se plaignent et obtiennent du réconfort, comme en témoigne Mamoudou, un garçon de treize ans souffrant de drépanocytose : « Je vais à la maison, là-bas, chez ma grand-mère, et elle me conseille. […] Si j’ai mal au pied, par exemple, je prends de la pommade et elle commence à me masser. À part elle, il n’y a pas d’autres qui me font ça. […] Oui et puis elle, elle a pitié de moi. Je l’aime beaucoup. » La relation avec la grand-mère, empreinte d’affectivité et moins contrainte par des obligations réciproques, est propice à l’empathie, comme cela a notamment été relevé au Burkina Faso (Vinel, 2008).

Dans de nombreuses familles mauritaniennes, l’enfant est tenu à l’obéissance (Diallo, 2004) et peut être rappelé à l’ordre lorsqu’il se plaint de ses maux. En milieu pulaar, on attend très tôt des petits garçons et, dans une moindre mesure, des petites filles, qu’ils adoptent une attitude stoïque face à la douleur. Amadou, un garçon pulaar de quatorze ans souffrant de drépanocytose, décrit comment il supporte ses douleurs : « À chaque fois, aussi, ma tête me fait mal. […] Mais je n’ai jamais montré cela à un docteur. Quand je dis à mes parents que j’ai mal à la tête, ils me demandent de me coucher. Je me couche. Souvent, cela me fait du bien mais parfois, non. » Cette valorisation des attitudes impassibles face à la douleur se retrouve aussi en milieu wolof, où les jeunes garçons, même aux prises avec les douleurs d’un cancer en stade terminal, font leur possible pour s’exprimer avec sobriété (Ida, 2016). En milieu maure, les fillettes peuvent davantage se plaindre, tandis que l’on apprend aux garçons à endurer avec courage maux et privations (Fortier, 2000). L’apprentissage de cette retenue est d’autant plus strict que la famille est en difficulté financière et que la maladie se profile comme une dépense catastrophique dont on redoute la survenue. Les enfants ont conscience des contraintes économiques pesant sur leur famille, et s’efforcent de ne pas s’apitoyer sur leurs maux. Vu les difficultés de sa famille, Ahmed en vient carrément à nier sa maladie.

Depuis sa naissance, Ahmed est un enfant « faible ». Son développement était retardé, sa mère et sa tante le soignaient avec la médecine traditionnelle. Son père est décédé et Ahmed vit avec sa mère dans la concession de son grand-père maternel. Il souffre de difficultés respiratoires et d’insomnies, pour lesquelles sa tante l’accompagne à plusieurs consultations dans un centre de santé. Sa mère commence à être âgée et son grand-père se plaint de ses propres problèmes de santé. Sa tante s’inquiète pour lui, mais Ahmed affirme qu’il n’est pas malade. (Ahmed, garçon maure, quinze ans, troubles respiratoires et insomnies.)

Alors que son père est décédé et qu’il est le seul garçon de sa fratrie, Ahmed devrait être en âge de contribuer aux besoins de sa famille. Il ne peut faire reconnaître sa maladie alors que son grand-père s’affaiblit et que personne d’autre que lui n’est en position de subvenir aux besoins de la famille. Dans ce contexte précaire, la maladie va à l’encontre des espoirs placés en lui. Elle est de ce fait difficilement admissible ou exprimable. Plus généralement, les contraintes pesant sur l’expressivité des jeunes garçons sont importantes. Ceux-ci doivent s’affirmer par des attitudes viriles et s’émanciper par des activités extérieures (Tauzin, 2001). Mais là encore, les variations sociales sont importantes, les familles étant partagées entre plusieurs modèles éducatifs. L’évolution des modalités de relation entre parents et enfants dessinent de nouveaux contextes de communication, laissant plus de place à l’expressivité de l’enfant. La scolarisation ouvre de nouvelles voies d’affirmation. Ainsi, Mamadou, treize ans, est reconnu dans sa capacité à signaler ses maux et à orienter les réponses à sa maladie.

Depuis la découverte de sa maladie lorsqu’il était bébé, Mamadou est suivi par une pédiatre qu’il consulte régulièrement. De milieu aisé, il suit une scolarité dans une école privée renommée. Il a appris des règles d’hygiène de vie et peut gérer lui-même ses crises, grâce aux médicaments laissés à sa disposition. Ses parents lui ont donné un téléphone afin qu’il puisse les appeler lorsque ses douleurs surviennent. Il regrette que ses amis, du fait de sa petite taille, le prenne pour plus jeune, mais s’affirme par ses bons résultats scolaires et une élocution élaborée. (Mamadou, garçon pulaar, treize ans, drépanocytose.)

L’accès au diagnostic et sa compréhension sont certes des éléments clés de la reconnaissance des maladies infantiles. Cependant, les milieux sociaux produisent différents statuts de l’enfant et différentes insertions familiales qui font que leurs maux peuvent être plus ou moins reconnus et obtenir réponse. Les exemples d’Ahmed et de Mamadou, contrastés, font ressortir comment l’expression des maux peut être étouffée ou permissive selon le milieu social (Le Breton, 1995). De même, la reconnaissance de l’importance des maux de l’enfant dépend des moyens disponibles pour y remédier. La facilité d’accéder à des soins modernes, pour les quelques familles les plus aisées, construit de nouvelles sensibilités vis-à-vis des douleurs de l’enfant. Dans ces contextes, les enfants eux-mêmes entretiennent différents rapports à leurs maux et maladies.

Solidarité familiale et gestion des dépenses de santé

Comme nous l’avons présenté, l’enfant est dépendant des configurations de son environnement familial pour accéder aux soins. En raison de la diversité de leurs entourages, les enfants ne disposent pas tous des mêmes fenêtres et ressources pour faire reconnaître leur maladie et accéder aux soins. Chaque entourage accompagne l’enfant dans les espaces thérapeutiques qui lui sont financièrement accessibles et familiers. Nous aborderons maintenant la façon dont les relations familiales engagent différentes contraintes et enjeux de gestion des dépenses de santé. L’accessibilité des enfants aux soins peut ainsi être pensée au carrefour des configurations familiales, des ressources économiques, et d’un ensemble de normes sociales régissant l’allocation des dépenses.

La gestion des dépenses de santé dans le couple parental

Les dépenses de santé s’agissant des enfants sont, en premier lieu, l’affaire du père et de la mère, que l’on soit dans le contexte d’une résidence autonome ou d’une communauté de résidence avec d’autres membres de la parenté. L’un et l’autre s’efforcent d’endosser son rôle de parent, ce qui signifie être en mesure de soigner ses enfants, si possible sans devoir faire appel au soutien de l’entourage. Nous pourrions illustrer cette répartition des rôles avec l’exemple d’Abdoulaye.

Abdoulaye vit avec sa mère dans la concession de son grand-père maternel, comme son père n’a pas trouvé les moyens d’obtenir un logement autonome pour y installer son épouse et ses deux enfants. Abdoulaye souffre de divers maux récurrents, fièvres, constipations et problèmes dermatologiques. Il présente un retard de développement. Son grand-père, marabout, lui prodigue divers traitements et protections. Grâce à l’argent donné par le père, sa mère consulte à plusieurs reprises un infirmier retraité qui revend des médicaments, et achète parfois des ordonnances en pharmacie. Malgré la persistance des problèmes de santé d’Abdoulaye, elle ne s’est jamais rendue dans une structure sanitaire. (Abdoulaye, garçon pulaar, trois ans, troubles du développement.)

Dans le cas d’Abdoulaye, son père, bien que ne résidant pas avec son fils, fait parvenir de l’argent pour le soigner, tandis que sa mère opte pour des recours peu coûteux correspondant aux ressources qui lui sont remises. L’obligation sociale de financer les soins médicaux revient aux pères, qui sollicitent rarement l’aide financière de leur entourage, préférant, si l’argent manque, vendre un bien, une tête de bétail, ou emprunter auprès de connaissances nouées dans le cadre de leurs activités rémunératrices. Pour les pères, devoir honorer les ordonnances est une hantise, les exposant à la honte éventuelle d’être pris au dépourvu, et à la déstabilisation causée par une dépense exubérante, le cas échéant. Dans les sociétés d’Afrique de l’Ouest, la norme veut que les maris subviennent aux besoins leur(s) épouse(s) et enfant(s), obligation perçue comme le corollaire de leur autorité dans la famille (Attané, 2009). Il en va de leur statut de chef de famille et du prestige de leur ménage. Cela n’exclut pas qu’une aide puisse intervenir, mais celle-ci doit provenir d’un cercle de confiance (Fassin, 1992) et rester tacite afin que l’image du père n’en pâtisse pas. De ce fait, certaines mères font en sorte de ne pas prendre à défaut leur mari dans leur capacité à endosser les dépenses, quitte à renoncer à certains soins, ou à suppléer discrètement le manque d’argent grâce à leurs propres activités rémunératrices. Au Burkina Faso, Claudia Roth a étudié des situations comparables où hommes et femmes s’engageaient dans différentes stratégies économiques respectant un « code social d’honneur » marqué par le genre (Roth, 2007). Cette construction sociale de l’honneur paternel explique que, pour les soins des enfants, la solidarité financière de l’entourage élargi soit peu aisément mobilisable. Aussi, à Nouakchott comme cela a pu être observé ailleurs en Afrique de l’Ouest, les stratégies pour faire face aux dépenses de santé des enfants engagent rarement la solidarité de la parenté éloignée (Baxerres et Le Hesran, 2010; Sauerborn et al., 1996; Vuarin, 1993).

Le père et la mère, pour préserver leur statut social, ont un intérêt conjoint à s’arranger sans solliciter de tiers. La maladie d’un enfant n’en demeure pas moins un événement pouvant susciter des tensions conjugales, où tantôt le père accusera la mère de la survenue de la maladie, et tantôt la mère réclamera avec insistance des soins pour l’enfant, acculant celui-ci à ses responsabilités. Les modalités de la relation de couple tissent les contextes dans lesquels se prennent les décisions de soins. Ces relations apparaissent différemment équilibrées entre les milieux maures et pulaar : tandis que les mères maures se permettent d’exiger des recours dispendieux, les mères haalpulaaren craignent davantage la réprobation de leur mari et de leur belle-famille (Diallo, 2004). Les modèles de relation conjugale, en milieu maure, admettent les dépenses « capricieuses » des femmes et valorisent la générosité des hommes (Tauzin, 2001). En milieu pulaar, en revanche, mises à part les cérémonies où les dépenses ostentatoires sont à l’honneur, c’est la capacité des épouses à gérer l’argent avec parcimonie qui est attendue. Aussi, les femmes haalpulaaren sont plus enclines à résoudre seules les problèmes de santé, ce qui prend des tournures plus ou moins favorables selon leur degré d’autonomie financière. Évoquons deux cas représentant ces possibles contrastes dans la gestion familiale des dépenses de santé.

Pour soigner Moussa, dont la respiration semble toujours encombrée, ses parents ont recours à un infirmier retraité consultant dans le quartier. Durant plusieurs semaines, les traitements successifs prescrits demeurent inefficaces. Celui-ci les oriente alors vers l’Hôpital national, où Moussa finit par consulter un ORL qui programme une ablation des végétations. Lors de ses passages à l’hôpital, la mère de Moussa se montre anxieuse et tenace. Elle exerce une pression pour que les soins se déroulent plus rapidement, contourne autant que possible certaines dépenses en passant par une connaissance, et oppose une patience insistante aux dysfonctionnements hospitaliers. (Moussa, garçon pulaar, dix-huit mois, respiration encombrée.)

Pour soigner Sidi de ses « crises de palu », son père le conduit dans les principales structures publiques et privées de Nouakchott. Il se fixe un temps à l’hôpital Mère-enfant, où il se réfère à une pédiatre qui lui prescrit un traitement au long cours, y conduisant son fils à la moindre crise. Cependant, vu les absences de la pédiatre, il s’oriente de nouveau vers diverses cliniques, où il refuse de réaliser de nombreuses analyses prescrites. Il exprime sa volonté de partir à l’étranger pour soigner son fils. La mère de Sidi, de son côté, soutire de l’argent à son mari afin de le conduire en secret chez des marabouts et des guérisseurs. (Sidi, garçon maure, trois ans, paludisme et épilepsie.)

Les moyens de la famille de Moussa sont moins importants que ceux de la famille de Sidi, et les pathologies impliquées diffèrent. Le niveau de ressources détermine incontestablement le périmètre des recours aux soins. Cependant, ces deux exemples montrent comment différents modèles conjugaux constituent des trames à partir desquelles les décisions de recours se construisent. Le comportement de la mère de Moussa, qui se fixe assidûment à l’hôpital, peut ainsi être compris comme résultant à la fois de son inquiétude vis-à-vis de l’enfant et de sa préoccupation d’épargner les maigres ressources de son ménage. Comme ne manque pas de le rappeler son mari, « Nous croyions que nous allions dépenser moins; nous avons dépensé beaucoup. L’hôpital, c’est beaucoup de problèmes. » Plus tard, il ajoute recourir rarement aux structures sanitaires : « C’est normal, c’est dans notre culture. Quand on a un peu mal, on va au marché et on achète une plante pour se soigner. » À travers ces propos, nous comprenons qu’au manque de moyens s’agrège une banalisation de la maladie et une habitude de se contenter d’options thérapeutiques peu onéreuses. L’attitude du père de Sidi, inversement, est de « dépenser sans compter » pour son fils, mais aussi de s’enorgueillir des dépenses consenties. Aussi n’hésite-t-il pas à désavouer des prescriptions obtenues à prix fort ou à jeter des médicaments. Son détachement vis-à-vis des dépenses de santé est l’expression ostensible de son affection pour son petit garçon. Il affirme ainsi combien l’argent est dérisoire en comparaison de la santé de sa famille. Évoquant l’opportunité d’un recours à l’étranger, il confie : « Tu sais, la maladie, la plupart c’est moralement. Quand tu dis que tu vas te déplacer pour améliorer, ça remonte le moral pour sa maman et la famille. » Ces propos dénotent le fait que l’effort et la dépense de santé, plutôt que le recours lui-même, peuvent être affirmés en réponse à la maladie.

Ces deux cas représentent des relations conjugales au sein desquelles les dépenses de santé s’inscrivent très diversement. Nous aurions tort de les rapporter strictement à l’appartenance ethnique ; un faisceau d’influences culturelles, de contraintes économiques et sociales se forme, produisant ces situations inégales en termes d’accessibilité aux soins. Ces conjugaisons socioculturelles font que les dépenses de santé prennent ici des significations opposées. Entre ces deux situations, bien des déclinaisons sont possibles, qui construisent la mise en œuvre des recours. Encore faut-il souligner que les configurations familiales sont dynamiques et que, dans le contexte d’économies précaires, les fenêtres d’accès aux soins s’ouvrent et se ferment de manière conjoncturelle. Un autre cas nous semble tout à fait emblématique de cette vulnérabilité aux aléas.

Le petit Aliou, âgé de trois ans, a souffert de fièvres durant plusieurs jours. Lorsque cette fièvre est survenue, sa mère et l’actuel mari de celle-ci étaient absents, partis présenter leurs condoléances au village. Lorsqu’ils sont rentrés, ils ont trouvé l’enfant malade : il avait consulté gratuitement un pédiatre que ses parents connaissent mais la tante qui le gardait n’avait pas pu acheter les médicaments. Le beau-père n’ayant plus d’argent après le voyage, sa mère tente de solliciter le père de l’enfant, qui affirme lui aussi ne pas avoir de moyens. Le pire, explique la mère, est que le père étant garde national, il aurait pu inscrire cet enfant à la CNAM[4]. Se trouvant passagèrement sans moyens pour acheter les médicaments, elle prodigue à Aliou des soins domestiques. (Aliou, garçon maure, trois ans, fièvres.)

En d’autres circonstances, Aliou aurait probablement pu recevoir son traitement. Mais la configuration de son entourage (famille recomposée, désengagement de son père biologique) s’est cette fois conjuguée avec une indisponibilité monétaire. Comme dans la famille d’Aliou, l’économie de nombreux ménages, relevant de revenus fragmentés et irréguliers, procure une disponibilité monétaire contingente. Pour faire face aux coups du sort, les familles s’appuient sur leur débrouillardise économique et leur intégration à des activités financières dites informelles. La mobilisation des ressources doit beaucoup à des « arrangements financiers populaires » (Kane, 2010), qui mêlent le don, l’emprunt et le petit commerce. La dépendance à ces arrangements retarde et rend précaire l’accès aux soins. Pour joindre les deux bouts, les parents cherchent à minimiser les dépenses (Baxerres et Le Hesran, 2008) et répondent sélectivement aux besoins de santé. En fonction de leurs ressources, ils adoptent diverses stratégies visant à concilier l’accompagnement aux soins et la poursuite d’activité génératrices de revenus (Sauerborn et al., 1996; Wallman et Baker, 1996). Les parcours de soins des enfants sont ainsi soumis à la contrainte du gain quotidien et aux saccades de la disponibilité monétaire.

La contribution de la famille élargie

En milieu urbain nouakchottois, l’éclatement des familles élargies, la résidence en famille nucléaire et les contraintes financières font que l’économie du couple parental est de plus en plus centrale dans les décisions de recours aux soins pour les enfants. Il est néanmoins important d’examiner le rôle des autres membres de l’entourage. Figures centrales, les grands-mères maternelle et paternelle de l’enfant peuvent notamment avoir une influence sur les décisions de recours. Représentant le savoir et l’expérience en termes de soins infantiles, elles ont en principe autorité sur les jeunes mères et épouses (Vinel, 2008). Face aux grands-mères, les mères mauritaniennes ne sont pas toujours libres d’opter pour certaines modalités de soins (Diagana et Kane, 2016), comme cela a déjà été observé dans d’autres sociétés ouest-africaines (Aubel et al., 2004; Jaffré, 1991). Les grands-mères apportent, notamment, des soins de réconfort tels que des bénédictions, des massages. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, cependant, les grand-mères ne sont pas qu’à l’initiative de soins domestiques. Elles sont, pour certaines pathologies, incitatrices, accompagnatrices et pourvoyeuses de soins médicaux. Face à la précarité des jeunes couples, ce sont parfois elles qui suppléent dans l’intimité au manque de moyens du père, grâce à l’argent remis par d’autres descendants, ou aux bénéfices d’un petit commerce (Roth et al., 2010). Les cas étudiés montrent par ailleurs que s’il leur tient à cœur de prodiguer protections, prières et remèdes à leurs petits-enfants, les grands-mères s’opposent rarement aux recours médicaux. Comme l’exprime l’une d’entre elles : « La médecine, c’est bien, c’est très bien même, mais n’oubliez pas nos soins traditionnels. » Le cumul de réponses thérapeutiques est ordinaire dans les familles. En revanche, l’opposition à une intention de soigner est vécue comme un rejet et une dénégation du rôle vis-à-vis de l’enfant, et suscite des conflits. Il est courant que d’autres parents âgés, grands-tantes mais aussi grands-pères, apportent leur pierre à la réponse thérapeutique, qu’il s’agisse de bénédictions, de conseils ou de remèdes. Les réponses ayant trait à l’Islam sont centrales chez les personnes âgées consacrant une grande part de leurs journées à la prière, et reconnues pour leur religiosité. Ces apports indiquent leur préoccupation de guérir et réconforter l’enfant, et constituent aussi une affirmation de leur rôle familial.

Lorsqu’un enfant tombe malade, l’entourage élargi n’est pas toujours tenu informé. Faire connaître la maladie signifie divulguer la gravité de la situation, les maux des enfants étant habituellement perçus comme des événements banals (Baxerres et Le Hesran, 2008). De plus, on préfère taire l’état de santé des enfants, qu’il soit bon ou mauvais, par volonté de les protéger du mauvais œil ou de la mauvaise langue. Lorsqu’on informe des parents éloignés de la maladie d’un enfant, c’est plutôt par l’intermédiaire d’un tiers, afin de ne pas donner l’impression de réclamer une aide. Les membres informés expriment leur soutien en téléphonant pour apporter leurs mots de réconfort, en rendant visite, en envoyant spontanément de la nourriture, de l’argent. Face à la maladie d’un chef de famille, l’aide est plutôt monétaire afin d’exprimer une reconnaissance sociale et de rétablir rapidement l’homme dans ses fonctions rémunératrices. Mais lorsque c’est un enfant qui est malade, les dons d’argents sont minimes. La solidarité se manifeste plutôt par le don de friandises ou de monnaie « à taille d’enfant ». Ces petits expédients sont peu significatifs par rapport aux coûts pouvant être engagés par les soins médicaux, restant largement à la charge des parents. La petite Mettu, huit ans, décrivant son hospitalisation suite à un accident, témoigne ainsi comment elle a été gâtée de nourriture par divers parents venus porter leur soutien : « Je me suis réveillée, on m’a amené à manger. Tout le monde m’a amené à manger, j’ai mangé, mangé, et moi j’ai dit “je reste un peu et je vais partir à la maison pour manger.” » De même, la solidarité s’est ainsi exprimée au regard de Daouda, huit ans, qui, oubliant les douleurs, nous raconte son hospitalisation : « L’hôpital, c’est bien. Ce qui est bien, ce sont les bananes. Les bananes et le pain. » La solidarité de l’entourage élargi face à la maladie de l’enfant, bien que variable selon le milieu socio-économique, emprunte la voie d’une consolation enfantine peu propice à la mobilisation d’importantes sommes d’argent. Ainsi, un mécanisme de solidarité comme la lawha, qui, en milieu maure, correspond à une collecte d’argent au sein de la tribu (Ballet et Hamzetta, 2003), est parfois mise en œuvre pour l’évacuation à l’étranger d’adultes, quoique plus difficilement dans le cas d’enfants malades. Pour des raisons qui sont aussi pragmatiques, les mécanismes de solidarité communautaire fonctionnent mal pour les maladies de l’enfance nécessitant une réponse rapide. Ces solidarités sont « surtout opérantes dans le cas de maladies jugées graves, mais dont les soins ne sont pas extrêmement urgents » (Baxerres et Le Hesran, 2010).

Ces différents éléments montrent que les normes sociales régissant l’expression de la solidarité et le soutien financier sont peu opérantes pour accéder aux soins médicaux, dont le financement incombe essentiellement aux proches ascendants, père, mère et parfois grands-parents. Plutôt que financière, l’aide de l’entourage peut être une réponse thérapeutique jugée complémentaire ou une aide matérielle. Les soutiens familiaux contribuant à la prise en charge de l’enfant sont aussi sensibles aux milieux sociaux. Dans la plupart des familles, l’aide de l’entourage élargi se limite à une aide logistique d’hébergement, à des dons alimentaires ou à de petites aides au transport. Toutefois, dans les milieux les plus aisés, nous observons que l’aide familiale peut se déplacer de ces frais quotidiens à des dépenses plus importantes et exceptionnelles liées à la santé. La solidarité familiale s’accorde également à la densité de l’entourage. Comme l’ont bien démontré les travaux de Robert Vuarin sur la conversion de l’argent et de l’entregent au Mali (Vuarin, 1993; Vuarin, 1994), la pauvreté matérielle tend à se conjuguer au dénuement relationnel. De la sorte, la solidarité dont bénéficient les enfants dépend à la fois de la richesse et du réseau social de leurs parents, lesquels sont étroitement liés.

Aussi, les inégalités sociales se cumulent pour les enfants issus de milieux pauvres : leurs mères ont peu d’autonomie dans leurs recours aux soins, leurs pères sont davantage contraints par la nécessité de générer des revenus, la solidarité de leur entourage élargi répond principalement à des besoins immédiats et notamment alimentaires, le réseau social au sein duquel les parents peuvent emprunter de l’argent est moins vaste. La mobilisation de l’argent pour les dépenses de santé est donc problématique dans les familles pauvres, du fait de la faiblesse des revenus, mais aussi indirectement du fait de l’orientation des solidarités dans l’entourage. Cela nous permet de comprendre que l’environnement familial de certains enfants les positionne en situation d’enclavement sanitaire.

Conclusion

Dans le contexte mauritanien, où l’accès aux soins est une gageure pour de nombreux ménages, les contraintes économiques sont au cœur de la gestion familiale de la maladie. À partir de l’étude d’une trentaine de cas d’enfants malades, nous avons montré comment les configurations familiales et la construction sociale des rôles dans l’entourage sont décisives pour l’accès des enfants aux soins. Cela nous a menée à explorer les modèles de genre structurant la mobilisation des ressources, ainsi que l’influence des relations intergénérationnelles, notamment à travers le rôle des grands-mères. Bien que l’entourage se manifestant autour d’un enfant malade soit multiple et les soutiens, nombreux, les parents cherchent à régler de manière autonome les dépenses liées aux soins médicaux, affirmant ainsi leur rôle vis-à-vis de l’enfant. Les propos des enfants ont fait ressortir différentes gestions familiales de la maladie, plus ou moins empathiques et réactives en réponse à l’expression de la douleur. Force est de constater que les enfants nouakchottois, dont la parole reste souvent peu considérée, éprouvent des difficultés à faire entendre leurs maux et à être reconnus comme partenaires de leurs soins. Les enfants ont aussi mis en évidence une certaine inertie de leur entourage pour recourir aux soins médicaux. Compte tenu des contraintes sociales et des stratégies économiques mises en œuvre, les réponses aux maux des enfants s’avèrent tardives et irrégulières, bien qu’il soit douloureux pour leurs parents de le reconnaître.

Ce travail nous autorise à relever des différenciations sociales de l’accompagnement de l’enfant vers les soins, à montrer comment les niveaux de ressources et les modes de solidarité sont intriqués. Le manque de moyens et la précarité inhibent par des voies multiples les recours aux soins de certains enfants. Nos résultats soulignent que les inégalités d’accès aux soins découlent de processus sociaux complexes. Aussi, la compréhension des dynamiques familiales gagnerait à être investie pour l’élaboration des politiques publiques et des programmes d’aide internationale, qui ne devraient pas s’appuyer sur des conceptions naïves implicites de la famille et des solidarités familiales (Vidal, 1994). La prise en compte de la diversité des configurations familiales et des enfances apparaît essentielle pour comprendre les problématiques d’accessibilité des soins et identifier des leviers susceptibles d’y répondre.