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Introduction

L’amélioration de l’espérance de vie ne garantit pas forcément la bonne santé à un âge avancé[1]. Vivre la vieillesse avec une maladie chronique exige une aide quotidienne aux plans familial, social, médical, économique et politique. Si la Corée du Sud est l’un des pays où la population âgée de 65 ans et plus s’accroît le plus proportionnellement à la population totale[2], cela va de pair avec le besoin d’aide. Le fait qu’aucune statistique officielle n’ait relevé le nombre d’aidants qui s’occupent d’un parent âgé dépendant en Corée nous renvoie aux statistiques sur les bénéficiaires de l’Assurance de soins de longue durée (ASLD), équivalente à l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA) en France. Le tableau 1 montre que le nombre de bénéficiaires de l’ASLD augmente d’année en année depuis sa mise en œuvre et qu’en 2014, sa proportion par rapport à la population totale âgée de 65 ans et plus (0,4 million de personnes) a atteint 6,6 %. Compte tenu de la hausse de l’espérance de vie dans ce pays[3] et de celle de la prévalence des maladies chroniques à un âge avancé[4], nous pouvons sans difficulté supposer que la demande de prise en soins par cette population est de plus en plus importante.

Tableau 1. Bénéficiaires de l’ASLD (2009-2014) (nombre de personnes, %)

Tableau 1. Bénéficiaires de l’ASLD (2009-2014) (nombre de personnes, %)

Source : Office du budget de l’Assemblée nationale coréenne (2015).

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La prévalence de la maladie d’Alzheimer et des démences apparentées, qui sont considérées comme des maladies régressives liées au vieillissement ne sont par ailleurs pas négligeables. Le ministère coréen des Affaires sociales et de la Santé indique que la maladie d’Alzheimer touchait, en 2012, 540 755 personnes de 65 ans et plus (soit 9,18 % de la population), et estime que ce chiffre atteindra, en 2030, 1 272 444 (10,03 %) et, en 2050, 2 710 032 (15,06 %).

Les personnes âgées dépendantes sont en général prises en charge par leurs familles à domicile (Baum et Page, 1991). Dans la plupart des cas, la responsabilité des soins repose toutefois entièrement sur un seul membre de la famille. Selon la norme sociale en vigueur, et de manière générale, ce membre est une femme (Clément et al., 2005). La société coréenne est caractérisée par le patriarcat, conforme à l’esprit confucéen qui domine les sphères familiales et sociales. Le stéréotype impose que le travail du care incombe aux femmes. De ce fait, lorsqu’un parent âgé a besoin de soins, ce sont les femmes de la famille qui sont concernées, et une seule femme est finalement amenée à s’occuper des tâches essentielles davantage que les autres membres de la famille. Appelons-la alors aidante principale. Si dans les pays occidentaux, les aidant(e)s sont majoritairement les filles ou les conjointes (Membrado et al., 2005), en Corée du Sud, ce sont plus souvent les belles-filles (38,9 %) devant les conjoint(e)s (28,9 %) et les filles (28,2 %) (Hong et Sohn, 2007). Par ailleurs, les baby-boomers coréens (nés entre 1955 et 1963) sont actuellement des quinquagénaires qui, pour 70,8 % d’entre eux, ont des parents âgés vivant à leur charge (Journal quotidien Kyunghyang, 2014). On peut estimer que cette génération joue un rôle important aujourd’hui dans la prise en charge de leurs proches âgés.

Pour quelles raisons la prise en charge des personnes âgées dépendantes est-elle devenue l’« apanage » des belles-filles en Corée ? Comment s’organisent-elles ? Quel est le système politique des soins de longue durée aux personnes âgées ? L’objet de cette recherche est de répondre à ces questions en analysant le vécu des belles-filles aidantes principales. En nous fondant sur les concepts de « care invisible » et d’« aidante principale », nous décrirons d’abord comment les belles-filles sont devenues aidantes principales. Ensuite, à partir du concept d’« équilibre », nous examinerons le vécu d’aidantes principales qui prodiguent le care à leurs proches âgés dépendants. Nous tenterons enfin de comprendre comment le système de l’ASLD affecte les aidantes principales dans l’exécution des soins, et en particulier comment ses limites les incitent à se professionnaliser en tant qu’aides-soignantes-familiales.

Cadre conceptuel et méthodologie

Le terme anglais de « care », qui peut être le plus souvent traduit en français par « soin » ou « sollicitude », désigne un ensemble d’activités matérielles, techniques, relationnelles et émotionnelles qui répondent aux besoins des autres (Tronto, 2009 ; Molinier et al., 2009). Tronto et Fisher (1991) le définissent comme « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie » (cité dans Tronto, 2009, p. 143). L’activité du care peut s’appliquer à toute la vie humaine. Entre autres, il s’agit du care apporté par un aidant familial à son proche âgé dépendant. Tronto (2009) décrit le care comme un processus de l’action qui se compose de quatre phases : se soucier de (caring about), prendre en charge (taking care of), prendre soin de (care giving) et recevoir le soin (care receiving). Au cours des quatre phases de ce processus, le donneur doit surtout développer le souci de l’autre, c’est à dire la dimension émotionnelle et relationnelle qui relève des sentiments et de l’amour (Cresson, 1995). Le plus souvent, ce rôle est considéré comme une qualité féminine (Cresson, 2011 ; Pulcini, 2012). 

En fait, le genre résulte d’une construction sociale et culturelle. L’attribut biologique n’est qu’un code fondamental, il ne produit pas par soi-même la division des genres mais celle-ci se crée lorsque les interactions et les structures sociales s’élaborent en conformité avec ce code (Goffman, 2002). En ce sens, la division du travail selon le genre entraîne l’assignation des femmes à la sphère domestique, assignation d’autant plus manifeste dans une société patriarcale à l’esprit conservateur (Okin, 2008). S’il est nécessaire de savoir si le care prodigué au bénéficiaire a bien répondu aux besoins de celui-ci, il sera également important de reconnaître le donneur, sujet du care. En effet, la société tend à négliger la question du care prodigué à titre gratuit, le considérant comme une forme de vertu ou d’obligation morale, ce qui le rend invisible. En outre, le care s’associe plus à la sphère privée et à l’émotion qu’à des qualités louables comme la réussite publique, la rationalité ou l’autonomie (Tronto, 2009 ; Neysmith, 1996 ; Butler, 2009 ; Paperman, 2010). Par ailleurs, les femmes sont le plus souvent soumises aux us et coutumes entourant la famille et le mariage. Dans ce cadre culturel, elles deviennent presque naturellement les aidantes principales, s’occupant de presque toutes les tâches domestiques de leur ménage (Okin, 1995). Ainsi, lorsqu’un membre de leur famille a besoin de soins, elles accomplissent cette mission sans rémunération et au détriment d’une partie de leur vie personnelle. Elles doivent mobiliser par ailleurs des ressources pour prodiguer le care à leur proche âgé dépendant et se protéger vis-à-vis des diverses difficultés rencontrées.

Notre méthodologie consiste à utiliser l’entretien semi-directif en face-à-face afin de bien comprendre le vécu des aidantes principales rencontrées. Une étude qualitative met l’accent sur une description, un contexte global, et s’intéresse à ce qui se passe (Bryman, 1988). Dans cette optique, nous avons mené une enquête qualitative à Séoul, en Corée du Sud, en juin 2013. Notre échantillon est constitué de belles-filles issues de la génération du baby-boom et ayant en charge depuis plus de deux ans leurs proches âgés de plus de 65 ans, bénéficiaires de l’ASLD (Assurance de soins de longue durée) du niveau 3 au niveau 1[5] ou ayant pris ces personnes en charge jusqu’à leur décès. Dans le cas des personnes dont le proche âgé est décédé, nous avons limité la période à trois ans après la mort du proche âgé pour éviter le risque que la personne ne décrive ces situations anciennes de manière exagérée ou simplifiée, ou qu’elle ne s’en souvienne plus.

En constituant l’échantillon suivant le mode « boule de neige », nous avons mené neuf entretiens semi-directifs avec des belles-filles : quatre s’occupaient de leur belle-mère à domicile, et cinq avaient pris en charge leur belle-mère jusqu’au décès de celle-ci. Concernant le niveau de l’ASLD, sept de ces belles-mères correspondaient au niveau 2, et deux au niveau 3. La durée des entretiens avec les belles-filles était en moyenne de 110 minutes, et les entretiens se sont déroulés dans un café proche de leur maison (dans une ambiance calme), ou dans la salle d’une association d’aide à domicile dirigée par Mme G, (qui est aussi l’une des personnes interrogées), qui nous en a permis l’utilisation. Avec leur autorisation, nous avons enregistré avec un dictaphone les propos des interviewées et leur avons confirmé qu’aucun renseignement sur leurs profils ou sur les détails de l’entretien ne serait utilisé à des fins autres que la présente recherche. Par ailleurs, cette recherche n’ambitionne pas une généralisation des résultats présentés, du fait de la taille réduite de notre échantillon, et de la grande diversité et singularité des vécus. Néanmoins, cette recherche permet une approche compréhensive et de dégager des tendances qui pourraient être vérifiées par une enquête plus large.

Contexte culturel : un familialisme important

L’esprit confucianiste, qui influence depuis longtemps la société coréenne, impose dans la relation familiale des valeurs de patrilinéarité. Dans cette partie, nous nous intéresserons au contexte culturel autour du familialisme patriarcal coréen et à son rapport avec la prise en charge d’un proche âgé.

Génération « sandwich » : les aidantes principales entre société traditionnelle et société moderne

Notre échantillon est constitué de belles-filles appartenant à la génération coréenne du baby-boom[6]. Cette génération représente 14,6 % de la population totale, et elle est considérée comme le pivot de la population coréenne d’aujourd’hui (ministère des Affaires sociales et de la Santé, 2010). Elle se distingue des autres générations par un vécu singulier des expériences sociales et historiques : les conséquences de la guerre de Corée, la transformation de la famille traditionnelle en famille nucléaire, l’industrialisation de la société agricole, un important changement dans la vie socioculturelle (Sohn, 2012). Les expériences vécues selon les modes de vie traditionnel et moderne semblent grandement impacter les normes d’obligation familiale. De fait, la conscience de la nécessité de prendre en charge la génération âgée est fortement présente dans la génération du baby-boom (Im et al., 2011). Dans une enquête menée au niveau national auprès de 4 000 personnes appartenant à cette génération, 69 % ont répondu que la prise en charge des parents âgés devait être assurée par elles-mêmes et leurs familles. Pourtant seulement 3,3 % espéraient le soutien de leurs enfants à leur propre vieillesse (Jung, 2011).

Valeurs confucéennes de piété filiale (hyo) et familialisme traditionnel

La tradition confucéenne fondée par Confucius (551 – 479 av. J.-C.) a influencé la société coréenne et impose toutes les coutumes liées à la famille et à la communauté coréenne, voire les affaires sociopolitiques, l’éthique individuelle et les valeurs (QI et Cho, 2008). Selon le yegi, classique des rites confucianistes[7], trois principes hyo sont enseignés à l’enfant pour qu’il les applique envers ses parents. Il s’agit premièrement de respecter les parents, deuxièmement de ne rien faire qui puisse déshonorer les parents, et troisièmement de prendre en charge les parents d’une façon confortable en leur fournissant de bons repas ainsi que de bons vêtements et une chambre bien chauffée (Choi, 2007b). Imprégnés des principes du hyo depuis l’enfance, les Coréens sont habitués à ce concept, qu’ils considèrent banal (Park et al., 2009). Il est intéressant de constater que nos interviewées ont de la difficulté à le définir précisément. Mme S. : « Je n’ai jamais pensé au hyo à propos de ce que je fais. » À la manière de Bourdieu (1987, p. 80), qui dit que « comme sens du jeu social est le jeu social incorporé, devenu nature », nous supposons que les personnes interrogées considèrent le hyo comme relevant de leur culture et de leur tradition, mais aussi de leur vie quotidienne (Lan et Jeong, 2011).

Domination du familialisme patrilinéaire et place de la belle-fille

La famille traditionnelle coréenne se structure selon des principes d’exogamie stricte, auxquels s’ajoute le principe de primogéniture masculine, sous l’autorité du père de famille, dans le double but de perpétuer la lignée et d’assurer le culte des ancêtres (Son, 2012). Ainsi, les enfants occupent une place inégale selon leur sexe et leur rang dans la fratrie (Yoo, 2006). Traditionnellement, c’est donc au fils (surtout l’aîné) qu’incombe une grande responsabilité à l’égard de sa famille, notamment lorsque ses parents deviennent dépendants. Toutefois, il est intéressant de souligner le paradoxe selon lequel la prise en charge d’un parent dépendant par son fils ne se traduit pas, concrètement, par la prise en charge du parent par le fils lui-même mais par la femme de ce dernier. En effet, si l’on dévoile ce qui est masqué, c’est dans la plupart des cas la belle-fille du parent dépendant qui s’en occupe physiquement et émotionnellement. Les propos de Mme B. révèlent à quel point le care est l’apanage des belles-filles : « La réunion familiale pour s’occuper de ma belle-mère, nous en avons discuté entre belles-filles. » Si son époux occupe le rang d’aîné, la femme joue un rôle « supérieur » à celui des autres belles-filles, à savoir que la responsabilité s’impose davantage à elle qu’aux autres belles-filles. De façon implicite, lorsque l’état de santé des beaux-parents âgés nécessite des soins, ces tâches lui reviendront naturellement. Mme K. précise ainsi : « Comme mon mari est l’aîné… je n’avais pas d’autre choix que de la prendre en charge. »

En Corée, le rôle des femmes étant fortement stéréotypé, toutes les tâches domestiques leur sont attribuées. Selon KOSIS (2015)[8], le temps moyen consacré quotidiennement par les hommes aux tâches domestiques est de 21 minutes en Corée du Sud alors qu’il est de 74 minutes dans les pays de l’OCDE[9]. Ce pays occupe l’un des derniers rangs devant l’Inde et la Turquie. De surcroît, concernant l’inégalité des genres, le Global gender gap report (ou « rapport mondial sur la parité entre hommes et femmes ») publié par le Forum économique mondial (2016) indique que la Corée du Sud occupe la 116ème place sur 144.

Dans des contes transmis oralement, les anciens disaient souvent qu’« un fils est mieux que dix filles ». En effet, dès son mariage, la fille n’est, symboliquement, plus considérée comme un membre de sa propre famille, et cette idée est traduite par le terme coréen chulgaoeinne. On pourrait même dire qu’elle se marie en réalité avec la famille de son époux. Le terme sizipsal-i désigne même la vie de la belle-fille sous l’emprise de la famille de son mari, et s’utilise le plus souvent négativement, lorsqu’il y a des tensions entre belle-fille et belle-mère. La réaction de la belle-mère dans le récit ci-dessous d’une belle-fille atteinte d’un cancer du sein est vivement critiquée par les internautes :

[…] je ressens mon cancer du sein comme si toutes mes forces s'étaient évaporées. J’ai passé quelques jours en état de choc. Avant d’aller à l’hôpital, j’ai téléphoné à ma belle-mère pour la tenir au courant de ma situation. “Allô, le médecin m’a annoncé que j’ai le cancer du sein. Je vais à l’hôpital maintenant pour être opérée.” Dès que j’ai eu terminé mon annonce avec des sanglots dans la voix, elle m’a répondu “Alors, qui va faire des repas pour mon fils ?”  (Journal numérique Dailymedipharm, 2012).

Même si ces conditions de vie difficiles pour les belles-filles sont aujourd’hui en train de s’améliorer dans la foulée de l’actuel changement des valeurs coréennes, cette histoire prouve que la position de belle-fille dans la famille reste défavorable. De nombreuses études évoquent le stress des belles-filles dans la prise en charge de leurs beaux-parents dépendants (Kim, 1996 ; Lee, 1997b ; Kim et Kang, 2002 ; Paeng et Park, 2010).

Cohabitation conduisant à désigner l’aidante principale

Si la cohabitation intergénérationnelle est une forme traditionnelle encouragée par le familialisme, l’urbanisation a rendu possible l’élargissement du choix du métier, et a donné l’opportunité aux enfants de quitter la campagne dans laquelle leurs parents résidaient. D’après le rapport de KOSIS (2013), dans les ménages de personnes âgées de 65 ans et plus, le taux de cohabitation avec leurs enfants a radicalement chuté, passant de 75,3 % en 1990 à 30,8 % en 2010. De même, notre échantillon s’inscrit dans cette double tendance, soit traditionnelle, soit moderne. On constate deux temporalités dans la cohabitation : une temporalité longue (cohabitation depuis le mariage), qui s’appuie sur les principes du familialisme patrilinéaire ; et une temporalité courte, d’apparition plus récente, qui découle de la dépendance nouvellement acquise des enfants et beaux-enfants.

Cohabitation depuis le mariage

Dans notre échantillon, la cohabitation avec les beaux-parents depuis le mariage (quatre personnes sur neuf) s’est organisée pour plusieurs raisons : un époux qui est l’aîné, celui qui a une bonne relation avec ses parents, le successeur dans le métier, et la prise en charge du rôle de fils aîné par le cadet (époux de l’interviewée) si ce dernier n’a que des sœurs. Dans ces cas-là, si l’état de santé du ou des beaux-parents était déficient, la prise en charge se faisait alors systématiquement. Pour certaines femmes interrogées, le sentiment de l’obligation est apparu tout naturellement. Mme C. en témoigne : « C’est parce qu’elle est ma belle-mère et parce que je suis sa belle-fille aînée… Je me suis engagée. Et… parce que nous avons cohabité depuis le début. »

Par ailleurs, pour les membres de la famille qui ne cohabitent pas avec leurs proches âgés, le fait qu’un membre de leur parenté le fasse déjà peut les rassurer et servir de prétexte pour éviter la prise en charge de ces proches âgés lorsqu’ils deviennent dépendants. Étudions le cas de Mme B. et de son mari, qui cohabitent avec les parents de celui-ci depuis leur mariage. En effet, lorsque sa belle-mère a été hospitalisée suite à un AVC[10], Mme B. ne s’était pas rendu compte que la maladie de sa belle-mère était assez grave pour engendrer sa prise en charge : « Pour ma part, j’avais seulement pensé à la manière dont elle pourrait retrouver sa vie normale après l’hospitalisation. Je n’avais aucune idée au sujet de sa prise en charge. En fait, mes deux belles-sœurs m’ont proposé d’en parler sérieusement, m’annonçant que cette maladie durerait longtemps. Pour ma part, c’était étrange de parler de ça à cette époque-là, parce que ça faisait seulement quelques jours que ma belle-mère était hospitalisée. » Elle n’avait pas pensé à ce sujet-là tandis que ses deux belles-sœurs devaient avoir déjà réfléchi suffisamment à leurs intentions (sans doute de refuser la prise en charge) : « L’aînée de mes belles-sœurs a refusé de s’occuper d’elle à cause de sa santé, car elle ne s’en sentait pas capable. Ma dernière belle-sœur a également refusé définitivement parce qu’elle avait mal au dos. Je leur ai dit que je n’avais jamais pensé à ça ; et qui allait s’occuper d’elle si tout le monde refusait ? Je leur ai dit que je réfléchirais. » Sans hésiter, ses deux belles-sœurs ont désigné Mme B. comme « aidante principale ». Comme nous l’avons vu dans l’extrait de récit ci-dessus, on se retrouve parfois aidante principale sans que cela soit décidé, tandis que les autres membres de la famille ont déjà prévu qu’ils ne s’occuperaient pas du parent nécessitant de l’aide.

Cohabitation lors de l’aggravation de l’état de santé d’un proche âgé

Dans notre échantillon, les femmes qui n’avaient pas cohabité avec leurs proches âgés depuis le début du mariage (cinq personnes sur neuf) ont commencé à vivre avec eux lorsque ces derniers ont eu besoin de soins de longue durée. Pour Mme D., dont le mari est l’aîné de la fratrie, lorsque son beau-père est décédé et que sa belle-mère est devenue dépendante, les membres de sa famille se sont réunis. Cependant, comme nous l’avons évoqué, la responsabilisation du rôle de fils aîné étant très prégnante, il semble que la réunion familiale ait été seulement un processus « symbolique ». Mme D. explique en effet : « Chez nous, mon mari est l’aîné. C’est pour ça qu’on était tous d’accord pour qu’elle vienne chez nous à l’issue de la réunion familiale. »

Par ailleurs, au fait d’être le fils aîné s’ajoute la proximité géographique. Mme S., dont le mari est également l’aîné, a habité dans une ville proche de celle de ses beaux-parents. Lorsque sa belle-mère a subi un AVC, c’est d’abord son beau-père qui s’est occupé d’elle, mais Mme S. avait le sentiment que c’était à elle de s’impliquer en tant que belle-fille aînée, même si elle était enceinte. Mme S. confie : « Lorsque mon beau-père est devenu de plus en plus malade quelques années plus tard, nous avons commencé à cohabiter et c’est moi qui ai dû entièrement prendre en charge deux personnes en même temps. » Dans un autre cas, un proche âgé qui avait été déjà pris en charge par son fils aîné est venu vivre chez son fils cadet après la mort du fils aîné. Mais en raison de conflits familiaux, c’est ensuite un autre fils, le benjamin, qui a pris le relais. Toutefois, dans notre échantillon, quel que soit le motif initiateur de la prise en charge de leurs proches âgés dépendants, nous pouvons remarquer que les belles-filles tendent à être culturellement désignées dès que leur conjoint décide de prendre en charge ses parents âgés.

Care comme un travail du sens

Le concept du fardeau supporté par les aidants familiaux commence à être reconnu dans les recherches sur la maladie mentale. Caradec (2009) indique que « sur le plan des relations interindividuelles, il semble acquis que le vieillissement d’un proche devient, lorsque celui-ci connaît des déficiences physiques ou psychiques, un “fardeau” difficile à supporter » (p. 111). Pourtant, plusieurs auteurs ont critiqué la tendance à associer le care principalement au concept de « fardeau », qui pourrait en influencer la représentation. Ils considèrent que le care peut au contraire être une expérience significative et satisfaisante pour les aidants familiaux (Membrado et al., 2005 ; Motenko, 1989 ; Caradec, 2009). Pearlin (1989) indique qu’un même facteur de stress, par exemple la prise en charge d’un proche âgé dépendant, n’a pas la même répercussion sur tous les aidants, selon la mobilisation des ressources.

Effectivement, lorsqu’on subit une tension dans une situation contraignante, on peut considérer cette expérience comme potentiellement valorisante, et mener consciemment ou inconsciemment une série d’actions pour l’améliorer (Lazarus et Folkman, 1984). Il s’agit du coping (faire face), lequel nous renvoie à la notion d’« action » chez Parsons (1953), en tant que recherche d’équilibre ne nécessitant presque jamais de réajustement ou de changement permanent. En effet, l’équilibre se trouve déjà perturbé au moment même où il paraît s’établir (Rocher, 1972). De ce fait, nous considérons l’action du coping comme une recherche d’équilibre pouvant s’opérer par la mobilisation des ressources d’un individu ou en dehors de l’individu, c’est-à-dire une mobilisation individuelle, sociale et politique. Nous prendrons donc le care en tant que « travail du sens, cherchant à en dégager ce qu’il peut y avoir de bon à y vivre pour soi et pour autrui », comme l’a proposé Rigaux (2009, p. 60) en n’en voyant pas simplement les aspects opposés, positifs ou négatifs, mais la forme complexe.

En état de déséquilibre

Le fait que les aidants familiaux aient à effectuer toutes ces tâches en même temps peut les conduire à rencontrer plusieurs difficultés. L’étude coréenne de Han et ses collègues (2015)[11], menée autour de 1 827 aidants familiaux et de leur fardeau familial, montre que le niveau de difficulté est assez élevé[12]. Parmi six aspects examinés, la relation négative entre l’aidant et l’aidé, la limitation de l’activité sociale ainsi que la pression financière et les soucis de santé sont les difficultés les plus exprimées (les aspects ayant reçu la cotation supérieure aux moyennes dans leur analyse). Ces résultats sont similaires à ceux de notre étude : la surcharge des tâches, les conflits entre personne aidée et personne aidante, la difficulté face aux symptômes des maladies, le manque de reconnaissance et d’aide.

Nous aborderons premièrement la surcharge des tâches. La quasi-totalité des personnes interrogées a exprimé une impression de surcharge de ses tâches. En effet, les tâches nécessaires pour leurs proches âgés deviennent quotidiennement de plus en plus contraignantes et lourdes à mesure que l’état de santé de leurs proches âgés dépendants se dégrade. D’ailleurs, jouer plusieurs rôles en même temps (belle-fille prodiguant des soins, épouse et mère, pour certaines également employée) rend la vie difficile à supporter. Les stress cumulés peuvent se manifester de façon tangible sur le plan physique. Les aidantes principales sont alors « des malades potentielles » (Fengler et Goodrich, 1979). De même, le fait que les aidantes tombent malades ne les dispense pas de continuer à prodiguer des soins à leur proche âgé. C’est notamment le cas de Mme B., qui a aussi fait l’expérience de la prise en charge de sa belle-grand-mère (la belle-mère de sa belle-mère), ce qui nous montre à quel point le rôle de la belle-fille (surtout aînée) est intériorisé en Corée du Sud, notamment dans les familles traditionnelles. Mme B. : 

 Quand ma belle-grand-mère était au dernier stade du cancer, on l’a gardée à la maison, pas à l’hôpital. C’est moi qui ai pris en charge tout ce dont elle avait besoin parce que mon mari est l’aîné. J’étais atteinte d’une toxoplasmose de grossesse. Mon visage était gonflé et je ressemblais à un monstre. 

Deuxièmement, nous verrons que des conflits naissent entre personne aidée et personne aidante. La prise en charge d’un proche âgé consiste avant tout en une relation entre deux personnes, la personne aidante et la personne aidée. Si la relation n’était pas bonne avant la prise en charge, non seulement la qualité des soins pourrait s’en voir dégradée mais le sentiment de fardeau sera considérablement augmenté (Horowitz et Shindelman, 1983). Si nous examinons le cas de Mme E., l’attachement de sa belle-mère à son fils semble rendre la charge des soins plus difficile pour elle. En fait, Brubaker (1990) a indiqué que le stress dû à la prise en charge d’un proche âgé dépendant peut résulter de la mauvaise relation entre deux personnes avant la dépendance de la personne âgée, et non pas de la prise en charge elle-même. Mme E. : 

 Elle m’a toujours fait mal depuis mon mariage. Je ne voulais franchement pas rester avec elle. Elle m’a détestée. Elle m’a considérée comme la garce qui a volé son fils. Quand mon mari était au travail, il ne pouvait pas savoir comment elle m’avait traitée dans la journée, il ne savait rien du tout. Chaque fois que je racontais précisément ce qui s’était passé avec elle, il ne le croyait pas du tout parce que son dévouement à sa mère était terriblement profond. Il n’y avait personne à mes côtés, ce qui fait que j’étais terriblement stressée…

Troisièmement, nous évoquerons la difficulté face aux symptômes des maladies. Si l’état de la santé d’un proche âgé est très dégradé, les symptômes de maladie pèsent lourdement sur les aidantes principales. En cas de maladie psychique, il semble qu’elles doivent fournir davantage d’efforts. Mme C. raconte : « Son comportement était insupportable parce que je suis aussi un être humain. À un moment donné, elle s’est entêtée à croire que j’avais caché son argent. J’ai fermé la porte mais elle tapait sans cesse du pied contre la porte de ma chambre pour me demander de le lui rendre. Mais je n’ai pas ouvert, sinon ça serait devenu une sorte de bagarre. J’en avais trop marre. » En outre, il faut envisager la possibilité que la maladie impacte la santé d’autres membres de la famille. Mme C. poursuit : « On n’arrive pas à se coucher parce qu’elle délire toute la nuit. Mes enfants travaillent mais ils n’arrivent pas à dormir facilement… »

Quatrièmement, nous aborderons le manque de reconnaissance des aidantes principales et le manque d’aide qui leur est impartie. La répartition inégale des rôles crée des tensions et du stress chez les aidantes principales (Lerner et al., 1991). Dans cette situation, un appui ou le manque de reconnaissance par la personne aidée ou d’autres membres de la famille impacte les aidantes principales (Hwang et Kim, 2000). Les propos de Mme B. soulignent l’importance de la reconnaissance pendant la mise en œuvre du care, de la part de l’aidée mais aussi des autres membres de la famille à l’égard de l’aidante :

 Chaque fois que mes belles-sœurs ou beaux-frères viennent, ils ne font rien pour leur mère mais se plaignent de la manière dont je la prends en charge. Ils souhaitent que je fasse mieux de telle ou telle façon alors qu’ils ne touchent à rien du tout. Que des paroles. […] Je ne les ai jamais entendus dire « merci », […] personne ne me reconnaît ni n’apprécie ce que je fais. On est toujours blessée à cause de la personne. 

À la recherche d’équilibre

Pearlin et Schooler (1978) ont proposé deux concepts : celui de « coping » face au stress et celui de support social en la personne de médiateurs. Le premier renvoie aux ressources mobilisées par l’individu lui-même. Le deuxième prévaut dans presque tous les contextes institutionnels et sociaux : la religion, la profession, la famille, le voisinage, les associations, le système de soins médicaux, etc. En nous référant à ces concepts, nous avons classé les ressources en trois catégories : individuelle, relationnelle et politique.

Ressources individuelles

Le terme ressources individuelles renvoie à celles puisées à l’intérieur de l’individu lui-même et consistent en son caractère, sa morale ainsi que ses émotions et ses propres actions, etc. Il s’agit de sa propre manière de les gérer. Nous comptons cinq ressources individuelles : le sentiment positif d’efficacité personnelle, la religion qui renforce la morale, la retenue et l’expression des émotions, la distanciation, l’aménagement du quotidien qui réduit les activités contraignantes.

En premier lieu, il existe un sentiment positif d’efficacité personnelle. Le coping actif se situe dans la dimension individuelle, et inclut donc toutes les réactions personnelles d’une personne aidante : gestes ou pensées, etc. Il s’agit d’être optimiste. En fait, certaines aidantes tendent à rester positives face aux difficultés (Funk et Stajduhar, 2009). Dans le cas de Mme B., quand sa belle-mère manifeste une plainte sur son état de dépendance, c’est Mme B. qui cherche à la minimiser en évoquant un avantage : « Chaque fois que ma mère [belle-mère] se plaint que son symptôme ne disparaît pas, je lui dis que c’est tant mieux que le symptôme ne s’aggrave pas. Je pense que la façon de penser à la situation est importante… si on met en valeur le côté positif. » Il s’agit exactement de l’action qui contribue à faire du care un « travail du sens », selon les termes de Rigaux (2009), où l’on « cherche à en dégager ce qu’il peut y avoir de bon à y vivre pour soi et pour autrui ».

Par ailleurs, l’aidante principale peut être reconnue par les autres personnes et éprouver de la fierté à faire ce que les autres pensent ne pas pouvoir faire comme elle. C’est là qu’intervient le sentiment d’efficacité personnelle (Briggs, 1998 ; Semiatin et O’Connor, 2012), comme dans le cas de Mme S. : 

 On me demande souvent comment je la prends en charge alors que c’est une tâche pas facile du tout. Chaque fois qu’on me demande ça, je me trouve très courageuse en me rappelant ce que j’ai fait jusqu’à maintenant pour elle. Ça fait déjà 21 ans que je la prends en charge à la maison. 21 ans ! Vous pouvez imaginer ? 

En deuxième lieu, nous observons que la religion renforce la morale. On applique les croyances spirituelles et religieuses aux circonstances quotidiennes, et on essaie de trouver une signification personnelle à ses propres efforts, ou à ses principes sur le sens de la vie (Folkman, 2007). Si la prise en charge d’un proche âgé exige de son aidant une force morale autant que physique, plusieurs recherches mettent en lumière l’efficacité de la religion comme ressource face à la contrainte de la prise en charge d’un proche âgé dépendant (Chadiha et al., 2003 ; Lee et al., 2010a, Sun et al., 2010). En ce sens, Weber (2006) souligne que « le pouvoir des religions éthiques sur les masses, notamment, s’accroît au fur et à mesure que la cure des âmes se développe » (p. 197-198). Nous avons constaté que parmi les aidantes interrogées, les croyantes (protestantes) étaient attachées à leur religion, assistant au culte à l’église et priant régulièrement. Pleurant et exprimant leur douleur par la prière, ne la gardant pas pour elles, elles allégeaient efficacement leur stress et recevaient ainsi un soutien moral. Par ailleurs, de nombreuses recherches indiquent l’influence de la religion sur les femmes dans la société patriarcale (Woodhead, 1997). Mme B. a indiqué qu’elle appliquait de façon profonde les paroles de la Bible dans sa vie quotidienne :

 Ce qui est prôné dans la Bible, c’est l’amour. On dit qu’il faut aimer même notre ennemi. Mais ce n’est pas possible d’aimer l’ennemi. C’est pour ça qu’on doit prier. Parfois, je remarque que ma famille devient mon ennemi. Je me demande pourquoi je fais ça toute seule. Mais chaque fois que je pense comme ça, je me rends compte que je juge quelqu’un. C’est quoi, ça ? Je prie pour ne pas être hypocrite dans cette situation parce que c’est moi qui serai jugée devant Lui. Il sait tout ce que je fais, si je prends soin de ma belle-mère par amour ou à contrecœur.

En troisième lieu, le soin est question de retenue et d’expression des émotions. Nous avons constaté que la majorité des personnes aidantes ne peuvent pas manifester auprès des membres de leur famille leurs émotions quant aux difficultés rencontrées dans la prise en charge. Certaines personnes interrogées ont tendance à les contenir pendant quelque temps, et à ne les exprimer qu’à certains moments. Mme D. explique sa modalité : « J’ai partagé mes histoires avec mes clients réguliers quand mon époux n’était pas là. J’ai beaucoup pleuré dans le magasin. Quand on m’a demandé pourquoi je pleurais, je leur ai dit que j’avais de la peine. » Si nous admettons que montrer ses émotions à son mari est considéré par elle comme inapproprié (Hochschild, 2003), et qu’elle a fait le choix de révéler ses difficultés aux personnes étrangères plutôt que de les inhiber, cela suggère qu’il serait nécessaire de mettre à la disposition des aidants familiaux des personnes « ressources » privées ou publiques pour les écouter.

En quatrième lieu, certaines personnes interrogées ont choisi la stratégie de la distanciation, qui consiste à savoir échapper à des situations contrariantes, surtout à des colères contre la personne aidée, afin de ne pas créer de drame. Si Castra (2013) souligne qu’établir une distance est essentiel pour maintenir la proximité entre les soignants et les patients, cette condition est également valable entre les aidants familiaux et les aidés. Dans la même ligne émotionnelle, cette stratégie contribue à essayer de réduire, apaiser ou faire disparaître un sentiment jugé indésirable par l’aidant ainsi que par l’aidé (Ekman et Hochschild, cité dans Drulhe, 2000 p. 18). Mme C. dit : « J’évite la situation quand je rencontre des difficultés avec elle. Quand elle est en colère, j’évite tout de suite le lieu où elle se trouve […]. En fait, mon caractère est aussi ardent que le sien. C’est mieux de réagir comme ça. Il ne faut pas répliquer dans cette situation. »

En cinquième lieu, l’aménagement du quotidien peut réduire les activités contraignantes. Mme K. s’est retirée du marché du travail parce qu’il n’était pas facile de concilier la prise en charge de sa belle-mère avec son activité professionnelle. « J’ai arrêté complètement mon travail ; j’étais femme de ménage, mais quand même. Je n’arrivais pas à tout faire : m’occuper de ma mère [belle-mère] et de mon travail. En fait, s’occuper d’une personne âgée comme ça, c’est un grand souci et beaucoup de temps si on ne la place pas en établissement. J’ai appris à faire les soins pour elle. » Effectivement, plusieurs études montrent que prodiguer des soins à un parent âgé dépendant contraint l’aidant, s’il exerce déjà une activité professionnelle, à réduire son temps du travail ou même à démissionner pour se consacrer entièrement au care (Arber et Ginn, 1990 ; Henz, 2004 ; Choi et Sim, 2014c). En Corée, l’étude de Choi et Sim (2014c) montre que les aidantes familiales[13] qui prodiguent le care à leur proche âgé pendant plus de quatre heures par jour ont moins la possibilité de chercher un travail que celles qui le font moins longtemps. Dans le même idées, le plus intéressant est que Mme K. soit devenue aide-soignante familiale au lieu de quitter son travail. Nous y reviendrons dans la partie sur l’aide-soignante familiale. À la lumière de notre étude ainsi que d’autres études existantes, où, d’une part, Mme K. a choisi de se concentrer sur les soins à sa belle-mère au détriment de son propre travail et, d’autre part, la tendance actuelle limite nettement les femmes (notamment entre 50 et 60 ans) au travail du care (ou du moins aux tâches domestiques), nous sommes portés à questionner l’idée que leur choix émane vraiment de leur volonté propre.

Ressources relationnelles

Si les ressources individuelles doivent être trouvées par l’individu en lui-même, les ressources relationnelles peuvent être apportées à travers la relation avec une ou plusieurs personnes. Ici, nous nous focalisons sur le soutien des aidants secondaires d’une part et sur la relation entre aidante et aidée d’autre part.

Au cours de nos entretiens, nous avons constaté qu’il existait pour la majorité des aidantes au moins un membre de la famille (conjoint, enfant) qui les soutenait physiquement ou moralement dans la vie quotidienne. Selon de nombreuses études, non seulement ce soutien renforcerait la relation familiale, mais de plus l’aidante principale se sentirait moins isolée et plus courageuse (Greenberg et al., 1997). Nous parlons alors d’aidant secondaire. Bocquet et al. (1996) désignent les aidants secondaires comme « ceux qui soutiennent l’aidante principale et qui la remplacent lorsque celle-ci a besoin de repos » (cité dans Membrado et al., 2005, p. 98). Mme S. parle de son beau-frère : « Mon beau-frère m’aide vraiment beaucoup. Sans lui, je ne pourrais pas sortir pour danser. Il s’occupe d’elle chaque soir après son travail. » De nombreuses recherches mettent l’accent sur le fait que dans la plupart des cas, les aidants principaux sont des femmes tandis que les aidants secondaires sont des hommes (Membrado et al., 2005). Et parmi les enfants, le statut de célibataire influence la propension à s’occuper de son proche âgé (Attias-Donfut, 1997). Effectivement, le beau-frère de Mme S. n’est pas encore marié et vit chez elle.

Par ailleurs, selon les propos de Mme K., le niveau d’aide apportée par l’aidant secondaire peut être adapté selon le niveau de disponibilité de l’aidante principale :

 Quand j’ai commencé à m’occuper d’elle, il n’y avait pas encore l’ASLD. Donc toutes les tâches étaient effectuées par ma famille. À cette époque-là, je travaillais, je ne pouvais rentrer à la maison que le week-end. Mais mon mari ne travaillait pas. Il changeait donc les draps, ma fille s’occupait des tâches domestiques, et moi, je prenais soin d’elle les week-ends, par exemple pour faire sa toilette. Après quelque temps, j’ai arrêté mon travail pour m’occuper d’elle. 

En apparence, les membres de la famille de Mme K. montrent leur solidarité en se répartissant les tâches, mais à notre question « Même après que vous avez quitté votre travail, votre famille vous a toujours aidée pour la prise en charge de votre belle-mère ? », Mme K. a répondu : « Oui, mais on peut dire oui et non. Puisque j’étais désormais à la maison, je m’en suis davantage occupée par rapport au passé. C’est surtout mon mari qui en a fait de moins en moins. Par contre, ma fille m’a aidée chaque soir. » Ce qui est intéressant, c’est que pendant son absence, les membres de la famille de Mme K. étaient censés agir à titre d’aidants principaux. Pourtant, chaque week-end où elle revenait de son travail, c’est elle qui a pris « soin » de sa belle-mère en termes de soins corporels, alors que les autres réalisaient plutôt les tâches ménagères. De surcroît, au bout d’un moment, Mme K. a fini par quitter son travail de sorte que l’intervention des autres s’en trouve réduite. D’après nous, même absente cinq jours sur sept, c’est Mme K. qui était vue, par sa famille et par elle-même (peut-être aussi par sa belle-mère), comme l’aidante principale. Nous en déduisons que le rôle d’aidante principale consiste non seulement à s’occuper de nombreuses tâches, mais surtout à remplir celles où l’interaction est à teneur hautement émotive. C’est la raison pour laquelle nous pouvons dire que le care est en grande partie un travail émotionnel. Toutefois, une affirmation telle que « c’est surtout mon mari qui en a fait de moins en moins [;] ma fille m’a aidée chaque soir » reflète à nos yeux la division sexuée du travail en Corée.

D’autre part, il convient de traiter de la relation entre personne aidante et personne aidée. Le conflit entre deux personnes n’entraîne pas la rupture de la relation d’aide. Leur relation les amène à être ensemble en tant que « vraie famille ». En effet, du point de vue de la belle-fille, la relation familiale fondée sur un lien juridique devient désormais une relation familiale empreinte d’affection et d’amour. Il s’agirait d’une forme d’« intimisation » de la rencontre, selon le terme de Déchaux (2000, cité dans Castra, 2013, p. 133). Dans notre recherche, la majorité des répondantes (huit sur neuf) a choisi l’affection comme principal motif pour continuer à prendre en charge la belle-mère malgré les difficultés rencontrées (Horowitz et Shindelman, 1983). Les propos de Mme S. illustrent à quel point l’affection est un facteur puissant qui l’a conduite à continuer le care malgré l’adversité : « Le sentiment de responsabilité représente 99 % et l’affection 1 %. C’est ce que je vous affirme. Je suis gentille ? Non… pas du tout. Comme nous vivons ensemble depuis longtemps… l’affection, c’est ce qui m’empêche de l’envoyer ailleurs. Je considère ma belle-mère comme ma propre mère. Peut-être plus proche que ma propre mère. Franchement, ça fait déjà longtemps que nous vivons ensemble. »

Par ailleurs, voir sa belle-mère (ou sa « mère ») souffrir d’un état de dépendance peinerait la belle-fille (ou « fille »). Si « l’empathie est la conséquence du lien du soignant avec la personne en situation de dépendance » (Andrieu et Gérardin, 2013, p. 147) et si le soignant d’une personne âgée dépendante est membre de sa famille, l’empathie apparaîtra plus fortement que dans le cas où le soignant est un professionnel. Lorsqu’une belle-fille remarque les mines découragées d’un (ou d’une) proche âgé(e) contraint(e) à la dépendance, des sentiments d’empathie et de désolation l’interpellent. En ce sens, prendre soin de la belle-mère malade peut permettre à sa belle-fille de se rendre compte d’un état de choses jamais envisagé auparavant. Mme C. dit à ce propos : « Naturellement, dans la mesure où je vois ma belle-mère, ma vieillesse m’est apparue comme un problème. On ne sait jamais. Ça peut m’arriver comme à elle. »

L’affirmation « Ça peut m’arriver comme à elle » renvoie au fait que nous sommes tous vulnérables (Tronto, 2009). De ce point de vue, parmi les personnes interrogées, certaines dont les belles-mères étaient déjà décédées au moment de nos entretiens ont manifesté que la relation avait été bénéfique malgré les difficultés rencontrées au cours de la prise en charge. Mme D. : « Nous ne nous sommes pas beaucoup disputés avec mon mari. Comment dire… sa présence m’a fait contrôler mes émotions négatives comme la colère, etc. » Ainsi, la relation aidant-aidé n’est pas immuable : nous sommes tout à la fois aidant et aidé, en termes d’interdépendance. À ce propos, Morin (1990) décrit bien comment « toute vie humaine est un tissu de dépendances incroyables. […] le concept d’autonomie est un concept non substantiel mais relatif et relationnel. […] on ne peut concevoir d’autonomie sans dépendance » (p. 261). Ainsi, l’autonomie ne peut être obtenue qu’une fois le besoin satisfait. Avec cette perspective, on tirera de l’activité du care les notions de partage du sens de la vie et de dignité, voire de véritable solidarité.

Ressources publiques, ASLD : l’apparition du nouveau métier d’aide-soignante familiale est-elle la manifestation visible du care ?

Les ressources publiques consistent en l’intervention de services extérieurs à la famille dans le cadre de l’Assurance de soins de longue durée (ASLD)[14]. Les bénéficiaires peuvent recevoir trois types d’aide : services à domicile, soins en établissement ou allocation particulière versée en espèces. Les prestations à domicile peuvent être des soins effectués par une aide-soignante, un service de toilette, des soins infirmiers, une surveillance de jour et de nuit, une surveillance temporaire, une prestation exceptionnelle pour le retour à domicile après une hospitalisation ou l’équipement pour les soins. Les prestations en établissement consistent en des logements-foyers et des établissements de soins de longue durée (comme les CHSLD au Québec), à l’exception des hôpitaux de soins réservés aux personnes âgées. Quant à l’allocation particulière, elle est versée s’il n’existe pas de service d’aide à domicile (dans une région isolée), ou lorsque la personne est considérée par le ministre des Affaires sociales et de la Santé comme un cas particulier pour des raisons physiques et psychiques. Mais ces cas s’avèrent rares et le montant versé est symbolique, soit 150 000 wons (170 dollars canadiens) (Seon et al., 2016). Dans notre propre échantillon, sept personnes interrogées sur neuf utilisent (ou ont utilisé) des services extérieurs (centre de jour, service d’aide à domicile, service de toilette).

Or, à part l’allocation particulière, bien que l’ASLD consiste en des prestations en nature, elle permet l’apparition de prestations en espèces, mais de façon inattendue et sous une forme assez unique et « anormale » par rapport à ce qui existe dans d’autres pays : il s’agit de l’aide-soignante familiale. Dans notre échantillon, quatre répondantes étaient concernées. Ce point mérite que nous nous y attardions. À quoi ressemble cette forme de prestation ? Pour quelles raisons est-elle « anormale » ?

Enjeux politiques : forme douteuse

Dans le système de soins de longue durée de certains pays comme les Pays-Bas, la France, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne, il existe un système d’allocation pouvant permettre aux aidants familiaux d’être rémunérés en compensation des soins prodigués aux proches âgés dépendants. Pfau-Effinger (2009, cité dans Le Bihan, 2013, p. 22) a décrit ce type de prestation comme une « aide semi-formelle » et une « commodification of care » (marchandisation du care). Il s’agit de l’effet constitué des formes hybrides du travail et du care (Ungerson, 2005).

Cependant, contrairement aux systèmes des pays énumérés ci-dessus, l’ASLD de la Corée du Sud amène insidieusement les aidantes principales à devenir les aidantes « officielles », faisant partie désormais du marché du travail de soins. Leur fonction porte le nom d’« aide-soignante familiale » (Yang, 2013a). Plus précisément, un membre de la famille dont le proche âgé est bénéficiaire de l’ASLD peut obtenir le titre d’aide-soignant après avoir suivi une formation et avoir réussi un examen. Puis, cette personne s’inscrit en tant qu’aide-soignante professionnelle dans une association d’aide à domicile, par laquelle elle est rémunérée pour la prise en charge de son proche âgé, sous forme de « rémunération d’aide à domicile familiale » dans le système de l’ASLD.

Selon les statistiques du ministre des Affaires sociales et de la Santé coréen, le nombre des aides-soignantes familiales en février 2012 était de 46 392, soit 38,4 % de la totalité des aides-soignantes. Ces chiffres sont remarquables parce que la demande de la rémunération d’aide-soignante familiale était de seulement 1,6 % au début de la mise en œuvre de l’ASLD en 2008 (Yang, 2013a). Face à cette augmentation, l’État coréen a commencé à réduire de plus en plus le temps d’intervention rémunéré par aide-soignante familiale, le limitant à 120 minutes au maximum par jour et à 31 jours par mois en 2008, puis à 60 minutes par jour et 20 jours par mois depuis 2011, et à 90 minutes exceptionnellement dans le cas où l’aide-soignante familiale était le(a) conjoint(e) âgé(e) de plus de 65 ans ou quand le problème de comportement de l’aidé(e) était attribuable à de la démence ou à une maladie apparentée (Service national de l’assurance et de la santé). Pour le montant versé, si une aide-soignante familiale est reconnue pour des soins de 60 minutes par jour et 20 jours par mois, elle peut toucher environ 200 000 à 250 000 wons (225 à 285 dollars canadiens) dans les cas normaux et entre 400 000 et 450 000 wons (450 à 510 dollars canadiens) dans les cas exceptionnels.

Ce qui est paradoxal, c’est qu’une personne n’ayant pas le titre d’aide-soignante familiale, habitant une région isolée où le service d’aide à domicile n’existe pas, et prenant soin de son parent âgé atteint de la maladie d’Alzheimer, ne reçoit que 150 000 wons à titre d’allocation particulière, alors qu’une aide-soignante familiale diplômée reçoit entre 400 000 et 450 000 wons pour les mêmes soins (Seon et al., 2016). Comment peut-on expliquer un tel fossé ? L’étude récente de Seon et de ses collègues (2016) insiste sur la nécessité de réformer l’allocation particulière sous forme de prestation officielle en espèces en supprimant le système « anormal ». Toutefois, compte tenu des craintes quant à un mauvais usage éventuel de la prestation en espèces par la population et des répercussions envisagées après la réforme, il ne sera pas simple d’ajuster le système.

Enjeux financiers

Les recherches traitant de ce sujet sont encore peu nombreuses puisque la mise en œuvre de l’ASLD est récente. Néanmoins, elles se focalisent sur les raisons de choisir de devenir aide-soignante familiale, et indiquent que le motif est avant tout financier (Yang et Choi, 2013b ; Choi et Kim, 2013a). En effet, la majorité des ménages des aides-soignantes familiales se trouvent dans une situation financière défavorable. Effectivement, quatre des aidantes rencontrées ont indiqué que la reconnaissance officielle de leur statut d’aide-soignante familiale répondait avant tout à des besoins de revenus financiers. Yang (2013a) a identifié trois ensembles de raisons pour lesquelles les aidantes principales deviennent des aides-soignantes familiales. C’est en référence à cette étude que nous aborderons les cas de notre échantillon.

En premier lieu, pour le ménage composé d’une personne âgée et des membres de sa famille sans ressources, sans travail ou en situation instable au regard de l’emploi, l’accession à ce statut était un moyen de résoudre un problème à la fois de subsistance et de prise en charge de leur proche âgé. Mme M. : « Dans ma famille, c’est seulement mon mari qui gagne sa vie, et ce n’est pas suffisant. Moi, il me faut surveiller ma belle-mère tout le temps. Le problème financier s’est sérieusement posé pour nous. La charge du bénéficiaire[15]… aussi… c’est un peu difficile à payer. » En deuxième lieu, il y a le cas du ménage dans lequel il existe une personne pilier, c’est-à-dire capable de subvenir plus ou moins suffisamment aux besoins de sa famille. Mme J. : « Ça sert effectivement d’argent de poche. J’ai pu acheter quelques choses nécessaires pour elle, sans hésiter. » En troisième lieu, on trouve le cas où les personnes aidées et leur famille veulent aller au-delà des services actuels. Pour eux, le choix d’être aide-soignante familiale vient en grande partie résoudre en même temps le problème des tâches domestiques et la question du coût des produits nécessaires. Mme K. : « Si une aide-soignante vient chez nous, elle ne s’occupe pas des tâches ménagères [qui ne concernent pas la personne âgée]. On m’a dit qu’il est interdit de demander ça. »

En fait, comme nous l’avons déjà évoqué dans la partie précédente, Mme K. a quitté son travail (comme femme de ménage) pour se consacrer à la prise en charge de sa belle-mère, mais il semble qu’elle préfère remplir elle-même certaines tâches auxquelles elle est habituée par son travail précédent. En outre, la possibilité d’être rémunérée en même temps serait un choix « naturel » pour Mme K. En fait, si la difficulté de l’accès au travail à temps complet ou CDI(contrat de travail à durée indéterminée) conduit les femmes aidantes familiales d’âge moyen (cinquantaine ou soixantaine) à remplacer un travail rémunéré par un travail non rémunéré à la maison (Choi et Sim, 2014c), nous pensons que rémunérer ce dernier devrait être une solution possible. Si leur rôle d’aide-soignante familiale permet aux aidantes familiales de rester dans le monde du travail, cela ne permet-il pas de consolider nettement et de façon permanente – quoique invisible – une forme du continuum de la division sexuée du travail ?

Enjeux familiaux

Nous avons pu remarquer les avantages qu’il y a à prodiguer les soins en tant qu’aide-soignante familiale : les connaissances pratiques sur les soins permettent aux aidantes principales d’alléger la difficulté physique de la prise en charge de leur proche âgé ; cela leur donne un sentiment de responsabilité professionnelle envers leur proche âgé (Keigher et Murphy, 1992). Cette manière d’assumer les tâches semble être préférée à la fois par la personne aidante et la personne aidée, du fait que la prise en charge peut se faire dans la famille, sans intervention d’inconnus. Mme J. : « […] alors, j’ai pu continuer à m’occuper de ma [belle-]mère jusqu’à sa mort à la maison. Ce qui était bien, c’est que je pouvais m’occuper d’elle en tant que [belle-]fille et à la fois en tant que professionnelle. Elle aussi a aimé ça. » Néanmoins, ce dispositif présente également des désavantages. Plusieurs études (Yang, 2013a ; Grootegoed et al., 2010 ; Ungerson, 2004 ; Kremer, 2006 ; Choi et Kim, 2013a) ont montré que chez les aidants rémunérés (ou dans le cas de l’allocation versée en espèces), le fardeau économique tend à être diminué alors qu’augmente la surcharge psychique due au sentiment d’obligation. De plus, cette rémunération pourrait ultimement réduire le soutien familial reçu par les aides-soignantes familiales.

Par ailleurs, pour les personnes interviewées, l’idée de la rémunération des soins prodigués à son parent âgé semble contradictoire à l’esprit du hyo. Mme K. nous a ainsi confié : « Ma voisine m’a dit ça. Je me disais que ce ne serait pas mal mais j’avais un doute, au début […] c’est parce que ça faisait bizarre d’être rémunérée pour la prise en charge de la famille. » Yang (2013a) indique que les personnes aidées et les personnes aidantes tendent toutes aujourd’hui à considérer la rémunération des aides-soignantes familiales comme une allocation de prise en charge des personnes âgées, c’est-à-dire une sorte de récompense. Mme C. dit à ce sujet : « Si je m’attendais à quelque chose de sa part, je ne la prendrais pas en charge comme ça. Si je pensais à ça… Mais non, ce n’est pas possible. Si on s’attendait à quelque chose, ce ne serait pas la relation de parent et enfant. Nous faisons ce qu’il faut, c’est tout. » Au contraire, Lee (2010) a indiqué que cette forme de rémunération n’est pas un système de compensation des aidants familiaux pour la prise en charge de leurs proches âgés, mais qu’il s’agit du prix d’un travail en tant qu’aide-soignante professionnelle. Mais dans ce cas-là, les valeurs du hyo risquent-elles de s’effondrer, elles qui permettaient à la relation parent-enfant en Corée d’être basée sur la solidarité ? S’agirait-il alors encore d’une relation familiale ?

Conclusion

À travers le vécu des belles-filles coréennes qui, en tant qu’aidantes principales, prodiguent (ou ont prodigué) le care à leurs proches âgés (principalement à leur belle-mère), nous avons pu comprendre notamment à quel point leurs efforts sont considérés comme naturels, sans valeur et donc occultés par le poids de la culture patrilinéaire. En perpétuel déséquilibre, leur expérience est marquée en grande partie par des contraintes de trois types, soit psychique, physique et financière. Pour se libérer des oppressions psychiques et émotionnelles, les aidantes principales ont tendance à s’appuyer fortement sur la religion, ce qui rationalise leur rôle. Pour alléger les conséquences physiques de la fourniture de soins, nous avons constaté que la présence d’aidants secondaires est efficace. En l’absence de ce type d’aidant, les belles-filles ont recours aux services publics. Toutefois, pour certaines, le problème financier restreint la mobilisation des services publics, ce qui a contribué à faire apparaître la catégorie des aides-soignantes familiales.

À la lumière des divers aspects de la mobilisation des ressources par les aidantes principales, nous ne pouvons pas négliger l’influence de l’intervention publique dans la société coréenne contemporaine, qui s’oriente vers l’État-providence. En effet, n’est-ce pas cette intervention qui transforme le care invisible dans la société patriarcale en care visible (soit le care gratuit en care rémunéré) ? En Corée du Sud, la définition de ce type de rémunération crée une tension entre ses deux aspects – celui d’employé qui prodigue des soins par contrat, et celui d’aidant familial qui les donne par bonté. Mais quelle que soit la manière dont cette rémunération est conçue, elle ne cesse de susciter chez nous une série de questions : le care visible (rémunéré) ne sert-il pas à renforcer le care invisible ? N’est-ce pas la politique qui contribue aujourd’hui à rationaliser l’assignation des femmes au domaine du care ? Cette critique étant faite, faudrait-il supprimer la rémunération de l’aide-soignante familiale ? Au demeurant, comment le care invisible d’aujourd’hui peut-il devenir un véritable care visible ?