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En France, la précarité atteint un nombre croissant de familles. Ainsi, l’INSEE[1] recense en 2013 près de 8,7 millions d’individus vivant en dessous du seuil de pauvreté[2], dont près de 2,5 millions d’enfants de moins de 18 ans. Si de plus en plus de chercheurs s’interrogent sur le « devenir des enfants de familles défavorisées » (CERC, 2004), ce sujet est relativement récent en France. De nouvelles contributions, notamment en statistique, en sociologie et en droit, font leur apparition. En revanche, les travaux en psychologie sur le sujet sont encore rares, même si certains auteurs commencent à s’interroger sur l’influence des conditions de vie défavorisées sur le développement du jeune enfant (Kettani, 2009 ; Kettani et Zaouche-Gaudron, 2012a ; Zaouche-Gaudron, 2005 ; Zaouche-Gaudron et al., 2004).

Ce travail fait suite à un article précédent (Kettani et Zaouche-Gaudron, 2012a) dans lequel nous avons montré que les problèmes intériorisés tels qu’évalués par les pères sont plus importants chez les jeunes enfants en situation de précarité que chez les jeunes enfants de familles plus aisées. L’objectif est ici d’approfondir la compréhension de ceux-ci en interrogeant la part de l’expérience paternelle dans l’explication du lien entre la précarité et les conduites intériorisées des jeunes enfants.

Les conduites intériorisées des enfants en contexte de précarité

Les résultats de travaux notamment britanniques et nord-américains indiquent que même si l’effet direct du revenu est plus important sur les compétences cognitives et la réussite scolaire associée (Duncan et Brooks-Gunn, 1997, 2000 ; Duncan et al., 1998 ; Mistry et al., 2004 ; Yeung et al., 2002), un revenu familial faible est néanmoins associé à un risque plus élevé de problèmes socio-affectifs chez les enfants et les adolescents (Côté et al., 2003 ; Dearing et al., 2001 ; Leblanc, 2007 ; McLoyd, 1998 ; Mistry et al., 2004 ; NICHHD, 2005 ; Pagani et al., 1997 ; Pagani et al., 1999). À ce titre, certains auteurs ont montré que la pauvreté a un impact négatif plus grand sur les conduites socio-affectives lorsqu’elle intervient tôt durant l’enfance (Duncan et al., 1998 ; Duncan et Brooks-Gunn, 2000 ; Pagani et al., 1997). En France, Bruniaux et Galtier (2005) et Zaouche-Gaudron (2005) signalent que le développement des jeunes enfants en situation de pauvreté est de façon générale peu analysé, même si on peut noter un intérêt croissant pour cette période de développement.

Les problèmes socio-affectifs durant l’enfance sont souvent divisés en deux types de troubles du comportement : les problèmes extériorisés, qui sont de nature interpersonnelle, comme l’irritabilité, l’agressivité, les comportements destructeurs, l’hyperactivité, l’égoïsme, l’opposition ou les troubles de l’attention, et les problèmes intériorisés qui sont de nature intrapersonnelle, comme l’anxiété, la dépression, la réactivité émotionnelle, le repli sur soi, les plaintes somatiques ou la dépendance (Achenbach et Edelbrock, 1981 ; Bigras et al., 2001 ; Dumas et al., 1997 ; Eamon, 2000 ; LaFrenière et al., 1992). Le terme « problèmes intériorisés » correspond ainsi à des troubles du comportement à travers lesquels se manifestent une grande détresse intérieure et un niveau élevé de contrôle (Achenbach et Edelbrock, 1981). Si le développement socio-affectif des enfants est de plus en plus étudié en lien avec le revenu familial, l’analyse des problèmes intériorisés est moins approfondie que celle des problèmes extériorisés. Ainsi, certaines études focalisent leurs analyses uniquement sur les problèmes extériorisés des enfants (Scaramella et al., 2008). Par ailleurs, quelques travaux précisent que la pauvreté évaluée à travers le revenu est moins associée aux problèmes intériorisés qu’aux problèmes extériorisés des enfants (Ackerman et al., 2004 ; Dearing et al., 2006).

Dans un article récent (Kettani et Zaouche-Gaudron, 2012a), nous avons confirmé les résultats des recherches nord-américaines sur un échantillon français de 187 enfants en contexte de précarité, dans la mesure où notre étude montre que ces enfants présentent davantage de problèmes d’adaptation (tels qu’évalués par les pères) que les enfants plus aisés. Cependant, ce résultat est significatif uniquement concernant les problèmes intériorisés. Cette conclusion interroge les représentations collectives selon lesquelles les enfants défavorisés sont plus à risque de développer des conduites agressives, d’opposition ou encore des conduites délinquantes. Toutefois, dans la mesure où ces données ont été recueillies uniquement auprès des pères, on ne peut négliger l’hypothèse d’une spécificité de l’évaluation paternelle. En outre, ce résultat pourrait également s’expliquer par une évaluation spécifique de la variable « précarité » qui a été mesurée ici, non seulement à l’aide du revenu familial, mais aussi à travers d’autres indicateurs qui précisent davantage le contexte socio-économique, soit le statut d’emploi du père, les conditions de logement et la perception paternelle de l’aisance financière de la famille. En effet, si l’approche monétaire est très utilisée pour étudier les effets de la pauvreté sur le développement des enfants, elle ne saurait rendre compte de tous les éléments entrant en jeu dans ce phénomène. Une telle approche omet inévitablement d’autres composantes du bien-être, telles que le fait de disposer d’un logement correct pour les familles ou d’un emploi stable pour les parents. C’est pourquoi nous préférons parler de « précarité », dans la mesure où elle exprime une acception plus large que celles de pauvreté ou de revenu, incluant l’aspect psychologique, outre les aspects socio-économique et matériel.

Les approches théoriques du développement de l’enfant en situation de précarité

Les processus par lesquels la pauvreté influe sur le développement des enfants font l’objet de théories diverses. Selon la théorie des investissements parentaux, aussi appelée théorie du capital humain (Becker et Tomes, 1986 ; Foster, 2002), le revenu permet aux parents de pourvoir aux besoins de leurs enfants (nourriture, matériel nécessaire pour un développement sain, etc.), et permet donc aux enfants de vivre dans un environnement plus stimulant, d’avoir accès à de meilleures écoles, à de meilleurs services publics et à une qualité supérieure de soin sanitaire. Ainsi, la quantité d’argent dépensée pour les enfants et le temps que les parents passent en leur compagnie à partager des activités sont des investissements qui peuvent améliorer de façon importante leur qualité de vie, et de ce fait leur développement. Le rôle médiateur de ces investissements parentaux dans le lien entre le revenu et les capacités cognitives a été démontré dans plusieurs études (Gershoff et al., 2007 ; Linver et al., 2002 ; NICHHD, 2005) qui ne concluent pas, en revanche, à un lien avec les habiletés socio-affectives des enfants. Ainsi, améliorer les conditions de vie matérielles des enfants en situation de précarité aurait peu d’effet sur leurs comportements (Mayer, 2002). Une multitude d’explications alternatives sont alors à prendre en considération, car la précarité économique est souvent accompagnée d’autres formes de précarité, notamment matérielles, sociales, familiales ou psychologiques, qui constituent elles-mêmes des facteurs de risque pour le développement des compétences comportementales des enfants.

À ce sujet, certaines études suggèrent que les processus familiaux auraient une importance particulière dans l’explication du lien entre pauvreté et développement socio-affectif des enfants. (Gershoff et al., 2007 ; Linver et al., 2002 ; Mistry et al., 2002, 2004 ; NICHHD, 2005 ; Yeung et al., 2002). Il semble en effet que les parents ont une place et un rôle primordial à jouer puisqu’ils constituent les figures les plus prégnantes dans la vie du jeune enfant et les deux premiers « autrui » avec lesquels il interagit. Les parents faisant l’expérience de la pauvreté seraient sujets au stress dans la mesure où ils éprouvent des difficultés à subvenir aux besoins de leur famille et sont susceptibles de vivre des évènements de vie difficiles (McLoyd, 1990). Le stress inhérent à cette situation peut alors se répercuter sur le bien-être psychologique des parents (Downey et Cown, 1990 ; NICHHD 1999). Les enfants dont les parents sont en détresse psychologique présenteraient davantage de risques de développer des problèmes sociaux, affectifs et comportementaux, en grande partie parce que la détresse psychologique des parents aurait tendance à affecter leurs conduites (Eamon, 2000 ; Gershoff et al., 2007 ; Mistry et al., 2004 ; NICHHD, 1999, 2005 ; Scaramella et al., 2008). Dans la même perspective, le modèle du stress familial (family stress model) (Conger et al., 1992, 1994) suppose que les difficultés matérielles ont un impact négatif sur la santé psychologique des parents, qui ensuite affecte les pratiques parentales. De cette façon, des études mettent en évidence des liens médiateurs partant du faible revenu familial en passant par la privation matérielle, le stress parental, les pratiques parentales et débouchant sur une augmentation des problèmes de comportement des enfants (Gershoff et al., 2007 ; Mistry et al., 2002 ; Yeung et al., 2002). Ainsi, la pauvreté influencerait le développement de l’enfant en empruntant à la fois des voies directes et des voies indirectes relatives à de multiples processus.

Si les conduites parentales sont de plus en plus interrogées dans l’étude du développement des enfants qui vivent en situation de pauvreté, les pères sont quasiment absents des travaux. Or de nombreux écrits ont permis de mettre en évidence l’importance du rôle actif du père dans le développement affectif et social de son enfant (Lamb, 1997a, 1997b, 2002 ; Le Camus, 1997, 2000 ; Lewis, 1997 ; Tamis-LeMonda et Cabrera, 2002 ; Zaouche-Gaudron, 2002). Il constitue une des principales figures d’attachement très tôt dans la vie de l’enfant, contribuant à la construction de son affectivité (Caldera, 2004 ; Dubeau et Moss, 1998 ; Grossmann et Grossmann, 1998 ; Lamb, 2002 ; Lewis et Lamb, 2003 ; Miljkovitch et al., 1998 ; Paquette, 2004a, 2004b ; Parke et al., 2002), et ouvre l’enfant sur le monde extérieur, participant ainsi au processus de socialisation (Bourçois, 1997 ; Le Camus, 1997 ; Ricaud-Droisy et Zaouche-Gaudron, 2003 ; Zaouche-Gaudron, 2002). Le père influence l’adaptation socio-affective des enfants à travers son degré d’engagement dans les interactions directes avec l’enfant (Howard et al., 2006 ; Pleck, 1997), mais aussi à travers son engagement dans différentes dimensions du parentage. À ce sujet, certains auteurs soulignent les bénéfices que peut tirer l’enfant de l’engagement paternel, notamment dans les domaines des soins physiques (Caldera, 2004 ; Frascarolo, 2004) ou du jeu (Le Camus, 1997 ; MacDonald et Parke, 1984 ; Paquette, 2004a, 2004b ; Paquette et al., 2003 ; Roggman et al., 2004). Une discipline paternelle sensible et mesurée peut également être bénéfique pour l’adaptation socio-affective des enfants (Burbach et al., 2004 ; Marsiglio, 1991 ; Marsiglio et Cohan, 1997 ; Paquette, 2004a, 2004b, 2005 ; Paquette et al., 2000). Néanmoins, l’influence du père sur le développement de l’enfant ne se joue pas uniquement à travers les interactions observables, mais relève aussi des conditions psychologiques du père, qui peuvent agir sur la qualité de son engagement (Lacharité, 2004 ; Le Camus et Zaouche-Gaudron, 1998 ; Palkovitz, 2002 ; Roggman et al., 2002 ; Schoppe-Sullivan et al., 2004) et, par voie de conséquence, sur le développement socio-affectif de l’enfant.

En effet, outre sa dimension comportementale, l’engagement paternel comprend une composante intrapsychique qui renvoie à la nature affective de la relation à l’enfant et aux sentiments qu’elle implique, tels que les sentiments de stress ou de compétence que le père peut ressentir dans l’exercice de son rôle (Lacharité, 2004). De plus en plus d’auteurs soulignent l’importance de prendre en considération le vécu psychologique de la paternité, qui peut agir sur la qualité de l’engagement paternel (Le Camus et Zaouche-Gaudron, 1998 ; Palkovitz, 2002 ; Roggman et al., 2002 ; Schoppe-Sullivan et al., 2004). Le concept d’« expérience paternelle » (Lacharité, 2004 ; Zaouche-Gaudron et al., 2005), qui rajoute à l’engagement paternel une dimension subjective, conduit à appréhender la paternité à travers le rapport de l’homme à sa propre expérience de père. Celle-ci permet de concevoir le père non plus comme un objet, mais comme un sujet, et la paternité non plus comme un rôle à jouer ou des tâches à accomplir, mais comme une expérience personnelle. Elle est « constituée de l’ensemble des pratiques, mentales et comportementales, que l’homme dirige vers lui-même dans le but d’agir en conformité avec la conception qu’il se fait d’un père » (Lacharité, 2004 : 30).

L’expérience paternelle en situation de précarité

Si la maternité en situation de précarité est un sujet bien documenté, la paternité, malgré un plus grand nombre de travaux nord-américains, est de manière générale peu étudiée dans ce contexte. Or, bien qu’aujourd’hui la responsabilité de subvenir aux besoins de la famille soit de plus en plus partagée entre les deux parents, elle demeure une dimension essentielle pour les pères. Beaucoup d’entre eux semblent, encore de nos jours, considérer que c’est le père qui doit le premier s’en assurer, même si certains reconnaissent que les mères apportent une contribution significative dans ce domaine (Williams, 2008). Ainsi, le rôle de pourvoyeur de revenu semble être un aspect fondamental de l’identité paternelle (Allard et Binet, 2002 ; Asdih et Gez, 2001 ; Devault et Gratton, 2003 ; Devault et al., 2008 ; Williams, 2008 ; Zaouche-Gaudron et al., 2005 ; Zaouche-Gaudron et al., 2007).

Une première génération de travaux, majoritairement américains et canadiens, observe ainsi un effet négatif de la pauvreté sur les comportements des pères (Burbach et al., 2004 ; Elder et al., 1992 ; McLoyd, 1990 ; Simons et al., 1990). McLoyd (1990) explique que la pression inhérente à une situation financière fragile peut influer négativement sur la qualité des interactions père-enfant par le biais des sentiments de stress qu’elle est susceptible d’engendrer. Les pères en situation de précarité auraient tendance à être moins soutenants, moins cohérents et moins impliqués dans l’éducation de leurs enfants. Ainsi, sur un échantillon de 136 pères de jeunes enfants, Burbach et al. (2004) indiquent un niveau de stress parental plus élevé lorsque le revenu est faible. Ils estiment que leurs enfants ne répondent pas à leurs attentes et qu’ils ne parviennent pas à interagir avec eux comme ils le souhaitent. Même si quelques études indiquent que les pères sans emploi s’impliquent davantage dans le caregiving que les pères qui en ont un (Cabrera et al., 2004 ; Radin et Harold-Goldsmith, 1989), Johnson et Abramovitch (1985) notent qu’ils trouvent peu de valorisation dans ce rôle pour lequel ils se sentent peu compétents. Si certains pères sont quantitativement plus disponibles, cet avantage ne semble pas amoindrir les difficultés de rester à la maison sans travail. À ce propos, Jones (2001) ajoute que cette disponibilité potentielle serait minimisée par le stress de la perte d’emploi, surtout lorsque le chômage se prolonge. Les pères auraient alors tendance à avoir une image négative de leurs enfants (Simons et al., 1990), qu’ils perçoivent comme moins obéissants et moins respectueux envers eux (Devault et Gratton, 2003). Leur autorité remise en cause, ils se sentent dévalorisés, sont moins patients et ressentent de la frustration (Elder et al., 1992 ; McLoyd, 1990). Nait alors un sentiment de dépossession de leur rôle de père qui peut générer en eux un sentiment d’incompétence les rendant plus à risque de se désengager (Allen et Dally, 2002, cité dans Devault et Gratton, 2003).

Si cette première génération de recherches conclut le plus souvent à une paternité « déficiente » en contexte de précarité, peu d’entre elles s’interrogent sur la façon dont les pères vivant en milieu défavorisé vivent leur paternité. Quelques recherches se sont alors employées, depuis les années 2000, à préciser le vécu de la paternité pour les pères en situation de précarité (Allard et Binet, 2002 ; Asdih et Gez, 2001 ; Devault et Gratton, 2003 ; Devault et al., 2008 ; Ouellet et al., 2006 ; Zaouche-Gaudron et al., 2005 ; Zaouche-Gaudron et al., 2007). Cette nouvelle génération d’études tente de comprendre et d’analyser comment se construit l’identité paternelle quand le père n’occupe pas cette place de pourvoyeur de revenu, quand les liens sociaux sont affaiblis et quand il n’existe pas ou peu de ressources ou de liens professionnels. Donnant la parole aux pères, elles mettent en évidence une problématique paternelle spécifique en situation de précarité. En effet, certaines études (Zaouche-Gaudron et al., 2005 ; Zaouche-Gaudron et al., 2007) émettent l’hypothèse selon laquelle les pères « précaires » n’ont pas nécessairement la même conception du rôle paternel que les pères « tout-venant ». En effet, la dimension identitaire correspondant au rôle de pourvoyeur de revenu serait renforcée chez les pères malmenés par leurs conditions de vie. Ceci apparaît comme une particularité de la paternité en situation de précarité. Dans ces études, on ne note pas de dysfonctionnement majeur chez les pères en situation de précarité quant à leur place, leur statut et leur rôle auprès de l’enfant. La paternité semble être une dimension constitutive de l’identité de la plupart des hommes en situation de précarité. Beaucoup sont très engagés dans la vie de leurs enfants, les éduquent, préparent leur avenir et se sentent pleinement responsables de leur bien-être éducatif et matériel (Devault et al., 2008 ; Ouellet et al., 2006 ; Zaouche-Gaudron et al., 2005 ; Zaouche-Gaudron et al., 2007). Lorsqu’ils éprouvent de la difficulté à y arriver, dans l’ensemble, ils préfèrent se « débrouiller » seuls et limitent volontairement l’aide provenant de la sphère relationnelle. Malgré leur situation difficile, peu font appel aux institutions sociales, le fait de réclamer de l’aide étant associé à un sentiment d’indignité et de honte (Devault et Gratton, 2003 ; Zaouche-Gaudron et al., 2007).

Bien que de plus en plus de recherches s’intéressent aux comportements et au vécu des pères en situation de précarité, elles n’analysent pas l’impact éventuel de ceux-ci sur le développement des enfants. Or, le père jouant un rôle fondamental dans le développement socio-affectif de son enfant, on peut émettre l’hypothèse suivante : les pères se sentent plus stressés et moins compétents dans leur rôle paternel lorsqu’ils éprouvent des difficultés à subvenir aux besoins de leur famille, ce qui expliquerait, au moins en partie, le lien entre la précarité socio-économique et les problèmes intériorisés des jeunes enfants.

Méthodologie

Procédure

Le recueil des données a été effectué par questionnaire auto-administré auprès de pères « tout-venant ». La plupart d’entre eux ont été rencontrés à travers différents Lieux d’Accueil Enfants-Parents (LAEP), d’une halte-garderie, d’écoles maternelles, de maisons de chômeurs et du Secours Populaire, beaucoup de ces structures se situant dans des quartiers classés zones urbaines sensibles (ZUS) de Toulouse (région Midi-Pyrénées). Par ailleurs, nous avons encouragé le bouche-à-oreille en demandant aux familles avec lesquelles nous étions en contact de faire connaître notre étude aux familles de leurs connaissances. En outre, une version électronique du questionnaire a été conçue et transmise via le Web à destination des pères qui étaient d’accord pour participer à la recherche mais que la distance géographique ne permettait pas de rencontrer[3]. Ainsi, si la majorité des pères participant à l’étude vivent en Midi-Pyrénées (n = 137), le « bouche-à-oreille » et l’usage de la version électronique du questionnaire nous ont également permis de recruter des pères dans d’autres régions de France (n = 50).

Population

Cent quatre-vingt-sept pères de familles ayant au moins un enfant âgé de 2 à 6 ans ont répondu au questionnaire. Seules les familles biparentales (dans lesquelles les parents vivent en couple dans le même foyer avec l’enfant) ayant au moins un enfant âgé de 2 à 6 ans ont été incluses dans l’échantillon, les familles monoparentales ayant été exclues afin de contrôler l’impact du stress socio-économique spécifique à ce type de configuration familiale. Quatre-vingts pour cent des familles (n = 149) résident en zone urbaine, dont plus de la moitié (n = 77) dans des villes de plus de 100 000 habitants.

L’échantillon se divise en deux groupes : le « groupe précaire » (G1) et le « groupe témoin » (G2). Le groupe précaire est composé de 82 pères âgés de 19 à 54 ans (moyenne (m) = 37,04, écart-type (σ) = 7,44) et leurs enfants (41 filles et 41 garçons) âgés de 24 à 79 mois (m = 45,30, σ = 15,16). Le groupe témoin est constitué de 105 pères âgés de 27 à 57 ans (m = 37,64, σ = 5,87) et leurs enfants (50 filles et 55 garçons) âgés de 22 à 78 mois (m = 45,76, σ = 14,77). Il faut noter que le groupe précaire comprend une forte proportion de pères originaires de pays hors de l’Union Européenne. En effet, la moitié d’entre eux (49 %, n = 40) sont originaires d’un pays hors de l’UE (contre 9 %, n = 10, dans le groupe témoin), dont près des trois quarts (70 %, n = 28) sont d’origine maghrébine.

Instruments de mesure

La précarité

Selon Loisy, la précarité est « un ensemble de facteurs de risques et d’incertitude sur l’emploi et les ressources qui conduirait à la pauvreté […] notamment dans les domaines du travail ou les conditions de logement. […] Ces fragilités sont susceptibles de toucher à toutes les dimensions explicatives de la pauvreté » (2000 : 40). Si la précarité peut atteindre de nombreux domaines de vie, il n’existe pas à proprement parler d’indicateurs de précarité. Deux facteurs sont pourtant associés de façon récurrente au revenu : l’emploi et le logement. En outre, certains écrits suggèrent de prendre en compte la dimension subjective du phénomène (Zaouche-Gaudron et Sanchou, 2005) qui est sans doute indispensable à la compréhension de l’adaptation des familles et des enfants socio-économiquement défavorisés.

Aussi, quatre indicateurs ont été retenus pour la construction de cette variable :

– Le revenu familial[4] par unités de consommation (UC)[5] est inférieur au seuil de pauvreté[6] s’il ne dépasse pas 10 560 euros annuels (INSEE, 2006).

– Le statut d’emploi du père est évalué sur la base du statut d’activité du père (sans emploi, travail à temps partiel, travail à temps complet) et de son type de contrat de travail (contrat à durée indéterminée, à durée déterminée, emploi intérimaire). Le statut d’emploi du père est reporté dans trois catégories ordinales cotées de 1 à 3 : 1 = sans emploi ; 2 = emploi précaire[7] ; 3 = contrat à durée indéterminée à temps plein. Le statut d’emploi du père est dit précaire lorsque le père est sans emploi ou occupe un emploi précaire.

– Les conditions de logement ont été évaluées à partir de la surface du logement par habitant et du nombre de pièces par habitant. Le logement de la famille est insuffisant s’il ne présente pas le minimum d’une pièce de séjour pour le ménage, une pièce par couple ou adulte seul, une pièce par enfant (ou une pièce pour deux enfants s’ils sont de même sexe ou ont moins de 7 ans) et au moins 18 m² par personne (Insee-Dros-Région Paca, 2008).

– La perception de l’aisance financière est évaluée à travers la réponse du père à la question « Comment percevez-vous votre situation économique ? » La réponse est cotée sur une échelle de 1 à 4 : 1 = se considère à l’aise financièrement ; 2 = considère les revenus suffisants pour répondre aux besoins fondamentaux de la famille ; 3 = se considère pauvre ; 4 = se considère très pauvre. Un score de 3 ou 4 correspond à une précarité perçue, contrairement à un score de 1 ou 2.

Le groupe précaire regroupe les familles qui présentent au moins un indice de précarité, alors que les familles du groupe témoin ne sont concernées par aucun indice de précarité.

Les problèmes intériorisés des enfants

Les conduites intériorisées des enfants ont été évaluées à travers les réponses des pères à l’échelle « problèmes intériorisés » du Child Behavior CheckList 1,5-5 ans (CBCL ; Achenbach et Rescorla, 2000). L’objectif est de décrire l’adaptation des jeunes enfants en déterminant, à travers leurs tendances affectives, la présence de problèmes intériorisés. L’échelle se présente sous la forme d’un questionnaire composé de 36 items répartis en quatre types de conduites : la réactivité émotionnelle, l’anxiété ou la dépression, les plaintes somatiques et le repli sur soi.

Pour chaque item, le parent doit répondre sur une échelle à trois choix si l’enfant présente le comportement décrit : 0 = pas vrai ; 1 = un peu ou quelques fois vrai ; 2 = très vrai ou souvent vrai. Les scores bruts obtenus à l’échelle « problèmes intériorisés » sont convertis en scores T (normalisés) grâce aux étalonnages, ceci permettant de situer les individus par rapport à la distribution normale. Les scores T peuvent varier entre 28 et 100 et plus le score est élevé, plus l’enfant présente des problèmes intériorisés.

L’engagement paternel

Le Questionnaire d’Engagement Paternel (QEP), élaboré par l’équipe québécoise ProsPère (Dubeau et al., 2009), vise à évaluer l’engagement du père envers son enfant. Tous les outils préexistants se sont essentiellement inspirés d’instruments développés auprès des mères en procédant à de légères adaptations pour prendre en compte les réalités paternelles. Pour pallier cette lacune, l’équipe ProsPère a développé le QEP en s’appuyant sur les réalités spécifiques vécues par les pères dans leur rôle.

L’instrument est composé de 47 items répartis en six échelles d’engagement paternel : soutien affectif, discipline, ouverture au monde, soins physiques, jeux physiques et évocation. Afin de compléter le questionnaire, les pères doivent estimer la fréquence à laquelle ils réalisent les activités énoncées sur deux types d’échelles de cotation : une échelle absolue (de 1 = jamais à 6 = chaque jour) et une échelle relative pour les activités occasionnelles ou difficilement quantifiables (de 1 = jamais à 5 = très souvent). Un score élevé indique un niveau élevé d’engagement paternel. Les auteurs (Dubeau et al., 2009) ont validé le questionnaire auprès d’un échantillon de plus de 800 pères de jeunes enfants âgés de 1 à 5 ans. Les six échelles de l’engagement paternel présentent une excellente consistance interne (α de Cronbach variant de 0,72 à 0,86).

Le sentiment de compétence paternelle

Afin de mesurer le sentiment de compétence paternelle, nous avons utilisé le Parenting Sense Of Competence scale (PSOC) élaboré par Johnston et Mash (1989). Il s’agit d’un questionnaire auto-administré qui comporte 16 énoncés recouvrant deux dimensions de l’exercice du rôle parental : la satisfaction et le sentiment d’efficacité. L’échelle satisfaction (9 items) évalue la frustration parentale, l’anxiété et la motivation, alors que l’échelle sentiment d’efficacité (7 items) mesure les aptitudes, la capacité à résoudre les problèmes et les compétences. Les items sont évalués sur une échelle de Lickert en 6 points allant de « tout à fait d’accord » à « pas du tout d’accord ». Les scores de l’échelle sentiment d’efficacité sont inversés de manière à ce que pour tous les items, un score élevé indique une meilleure estime de soi parentale. Un score élevé indique un sentiment de compétence paternelle élevée.

Les auteurs de la version originale ont validé l’instrument auprès d’une population de 297 mères et 215 pères d’enfants de 4 à 9 ans[8]. Des analyses de consistance interne ont permis d’obtenir des résultats satisfaisants, avec un coefficient α de Cronbach de 0,79 pour l’ensemble de l’instrument (Johnston et Mash, 1989).

Le stress paternel

Afin d’évaluer le stress paternel, nous avons utilisé la version courte de l’Indice de Stress Parental (ISP, Lacharité et al. 1992), version française du Parenting Stress Index Short Form (PSI-SF, Abidin, 1995). L’ISP est un instrument de mesure utilisé dans l’évaluation du stress parental en lien avec les caractéristiques de l’enfant, du parent et certaines dimensions de la relation parent-enfant. Le stress parental défini à l’instar d’Abidin (1995) est un état de malaise psychologique relié au domaine spécifique de l’éducation de l’enfant, soit le stress que le parent vit lorsqu’il élève son enfant. Cet instrument se fonde sur l’hypothèse que le stress intégral ressenti par le parent dépend de certaines caractéristiques de l’enfant, du parent et des situations reliées au rôle de parent.

Le PSI-SF peut être administré à des parents d’enfants âgés de 1 à 12 ans. Il s’agit d’un questionnaire composé de 36 items que le parent complète en fournissant des réponses sur une échelle de type Likert en 5 points, qui représente le degré d’accord ou de désaccord du répondant avec chacune des propositions énoncées. Le questionnaire livre un score total de stress parental à partir de trois échelles : détresse parentale, dysfonctionnement des interactions parent-enfant et enfant difficile, chacune étant composée de 12 items. Le score total de stress paternel résulte de la somme des scores aux trois sous-échelles du questionnaire. Il varie entre 36 et 180. Un score élevé indique un haut niveau de stress parental.

L’ISP a été validé notamment par Lacharité et al. (1992) sur un échantillon québécois de 122 mères de jeunes enfants. La version abrégée a également été validée : Reitman et al. (2002) ont analysé les propriétés psychométriques du PSI-SF sur un échantillon de 196 mères d’enfants âgés de 3 à 5 ans en situation de pauvreté, et montrent une excellente consistance interne de l’instrument (α de Cronbach = 0,95).

Résultats

L’analyse de la situation socio-économique des familles du groupe précaire révèle que 63 % (n = 52) perçoivent un revenu inférieur au seuil de pauvreté et que le logement est insuffisant pour 37 % (n = 30) d’entre elles. Le statut d’emploi est instable pour 57 % (n = 47) des pères (soit 27 % de pères sans emploi et 30 % de pères en emploi précaire), et 36 % (n = 29) d’entre eux se perçoivent en situation de précarité.

Afin d’étudier l’effet de la précarité sur les pères et les enfants, nous avons comparé les problèmes intériorisés, l’engagement paternel, le sentiment de compétence paternelle et le stress paternel dans le groupe précaire et dans le groupe témoin. Pour cela, les moyennes des scores obtenus par les deux groupes à l’échelle « problèmes intériorisés » du CBCL, ainsi qu’aux questionnaires PSOC, QEP et PSI-SF ont été comparées (tableau 1). Dans notre échantillon, les enfants du groupe précaire présentent, en moyenne, davantage de problèmes intériorisés (m = 52,72, σ = 11,08) que les enfants du groupe témoin (m = 45,81, σ = 11,23). Un test de Student pour deux groupes indépendants confirme que la différence de moyenne de problèmes intériorisés entre les deux groupes est significative (t(185) = 4,20,  p < 0,001). De leur côté, les pères du groupe précaire présentent un score d’engagement paternel en moyenne aussi élevé (m = 186,02, σ = 28,37), voire un peu plus élevé, que les pères du groupe témoin (m = 183,86, σ = 24,21). Néanmoins, le test de Student ne permet pas de conclure à une différence significative entre les deux groupes (t(185) = 0,563, p = 0,574). Les scores de sentiment de compétence paternelle sont en moyenne moins importants dans le groupe précaire (m = 68,73, σ = 10,04) que dans le groupe témoin (m = 71,78, σ = 8,88). La différence observée entre les moyennes des deux groupes est significative (t(185) = -2,20, p < 0,05). Enfin, les pères du groupe précaire se sentent en moyenne plus stressés dans leur rôle paternel (m = 74,01, σ = 15,77) que les pères du groupe témoin (m = 66,94, σ = 14,59), cette différence de moyenne étant significative (t(184) = 3,16, p < 0,01).

Tableau 1. Comparaison des moyennes entre le groupe précaire et le groupe témoin.

Tableau 1. Comparaison des moyennes entre le groupe précaire et le groupe témoin.

Niveau de signification : * p < 0,05 ** p < 0,01  ***p < 0,001

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Le tableau 2 présente la matrice des corrélations entre l’ensemble des variables d’études. Notons avant tout que les liens entre les indicateurs de précarité pris deux à deux sont tous significatifs, mais faibles, voire moyens (0,20 < r < 0,57). S’agissant des quatre indicateurs de la même variable, ceci confirme que chacun éclaire un aspect différent de la précarité, et conforte l’hypothèse d’une approche multidimensionnelle de ce phénomène. Concernant le lien entre la précarité et les problèmes intériorisés, ces derniers sont corrélés de façon faible mais significative avec les quatre indicateurs de précarité (- 0,20 < r < 0,31), la corrélation la plus forte étant celle avec la précarité subjective. Ainsi, le risque de problèmes intériorisés augmente légèrement avec la précarité. En outre, les problèmes intériorisés ne sont pas corrélés à l’engagement paternel (= - 0,09, = ns). Ils sont en revanche liés au sentiment de compétence paternelle (= - 0,51, < 0,001) et au stress paternel (= 0,37, < 0,001). Ainsi, les problèmes intériorisés des enfants augmentent avec le stress paternel et diminuent avec le sentiment de compétence paternelle.

Tableau 2. Matrice des corrélations entre l’ensemble des variables d’étude

Tableau 2. Matrice des corrélations entre l’ensemble des variables d’étude

Niveau de signification : * p < 0,05 ; ** p < 0,01 ; *** p < 0,001

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La matrice des corrélations révèle, par ailleurs, que parmi les quatre indicateurs de précarité l’engagement paternel n’est significativement lié qu’au statut d’emploi du père (= -0,18, < 0,05), bien que cette corrélation soit faible. À noter ici que la corrélation est négative, ce qui indique que l’engagement paternel augmente légèrement avec la précarité vis-à-vis de l’emploi (temps partiel, chômage, etc.). Le sentiment de compétence paternelle, quant à lui, est uniquement lié à la précarité subjective (r = - 0,19, p < 0,05) et ce de façon faible, les corrélations avec les indicateurs objectifs de précarité étant non significatives. Ainsi, le sentiment de compétence paternelle diminue légèrement avec la précarité subjective. Enfin, le stress paternel est significativement lié aux quatre indicateurs de précarité de façon faible, soit au revenu familial (r = - 0,21, < 0,01), aux conditions de logement (r = - 0,19, p < 0,05), au statut d’emploi du père (r = - 0,18, p < 0,05) ainsi qu’à la précarité subjective (= 0,29, < 0,01). Ainsi, le stress paternel augmente légèrement avec la précarité subjective et diminue légèrement avec la stabilité du statut de l’emploi, le confort du logement et l’augmentation du revenu familial.

Enfin, nous avons réalisé trois modèles de régressions linéaires multiples forcées (Dancey et Reidy, 2007) sur l’ensemble de l’échantillon visant à expliquer les problèmes intériorisés des jeunes enfants (tableau 3). Le premier modèle présente la régression des scores de problèmes intériorisés sur les quatre indicateurs de précarité (conditions de logement, emploi du père, revenu familial et perception de l’aisance financière) afin de déterminer la force de prédiction relative de chacun d’entre eux. On peut noter que les indicateurs de précarité (modèle 1) expliquent globalement 13 % de la variance des problèmes intériorisés (R²ajusté = 0,13). Alors que chacun des quatre indicateurs est corrélé linéairement aux problèmes intériorisés des enfants (voir tableau 2), seule la perception paternelle de l’aisance financière prédit les problèmes intériorisés des enfants (p < 0,05). Ainsi, les liens entre les problèmes intériorisés et le revenu familial, les conditions de logement et le statut d’emploi du père sont entièrement expliqués par la précarité subjective. Lorsque celle-ci augmente d’un écart-type, les problèmes intériorisés augmentent de 0,22 écart-type.

Tableau 3. Régressions linéaires multiples expliquant les problèmes intériorisés des enfants

Tableau 3. Régressions linéaires multiples expliquant les problèmes intériorisés des enfants

Niveau de signification : * p < 0,05 ; *** p < 0,001

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Le modèle 2 intègre la variable sentiment de compétence paternelle. Il présente ainsi la régression des problèmes intériorisés sur les quatre indicateurs de précarité et le sentiment de compétence paternelle. Lorsque le sentiment de compétence paternelle est ajouté au modèle, celui-ci explique la variance des problèmes intériorisés à hauteur de 21 %. Dans ce modèle, seul le sentiment de compétence paternelle prédit les problèmes intériorisés des enfants (p < 0,001), annulant ainsi l’effet de la précarité subjective. Lorsque le sentiment de compétence paternelle augmente d’un écart-type, les problèmes intériorisés diminuent de 0,30 écart-type.

Le modèle 3 intègre la variable stress paternel. Il présente ainsi la régression des problèmes intériorisés sur les quatre indicateurs de précarité, le sentiment de compétence paternelle et le stress paternel. Lorsque le stress paternel est ajouté au modèle, celui-ci explique d’autant mieux la variance des problèmes intériorisés, et ce, à hauteur de 29 %. Dans ce modèle, seul le stress paternel prédit les problèmes intériorisés des enfants (p < 0,001), l’effet du sentiment de compétence paternelle n’étant plus significatif. Lorsque le stress paternel augmente d’un écart-type, les problèmes intériorisés augmentent de 0,37 écart-type.

Discussion

Dans notre échantillon, nous observons très peu de différences entre les pères du groupe précaire et les pères du groupe témoin en termes d’engagement paternel, les premiers étant autant engagés que les seconds. Nos résultats s’opposent ainsi à la théorie de McLoyd (1990) selon laquelle les pères en situation de précarité seraient moins engagés auprès de leurs enfants du fait du stress lié à leur situation. De plus, l’analyse des associations de l’engagement paternel avec chacun des quatre indicateurs de précarité indique qu’il est corrélé au statut d’emploi du père (et uniquement à cet indicateur) de façon négative : plus le statut d’emploi des pères est défavorable, plus ils sont engagés auprès de leurs enfants. On peut considérer que les pères au chômage ou les pères qui travaillent à temps partiel sont plus disponibles pour s’occuper de leurs enfants que ceux employés à temps plein. Certains auteurs ont d’ailleurs souligné qu’ils s’impliquent davantage auprès de leurs enfants et que certains voient le chômage comme une occasion de passer plus de temps avec leurs enfants et de mieux les connaître (Devault et Gratton, 2003 ; Radin et Harold-Goldsmith, 1989 ; Turcotte et al., 2001). Zaouche-Gaudron et ses collaborateurs (2007) expliquent que ces pères, privés d’une activité professionnelle stable et structurante, se sentiraient utiles par le rôle et la place qu’ils occupent auprès de leurs enfants. Le fait d’investir leur identité paternelle conforte, en quelque sorte, leur identité personnelle quelque peu malmenée sur le plan professionnel. Nos résultats rejoignent ainsi ceux d’études (Allard et Binet, 2002 ; Devault et al., 2008 ; Ouellet et al., 2006 ; Zaouche-Gaudron et al., 2005 ; Zaouche-Gaudron et al., 2006 ; Zaouche-Gaudron et al., 2007) ayant montré, à travers les récits de pères dans ce contexte, que la plupart d’entre eux accordent une valeur importante à leur paternité, témoignent de leur fierté d’être père et du fait que leurs enfants donnent un sens à leur vie, manifestant leur envie de donner de l’affection à leurs enfants et de s’engager auprès d’eux. Selon Gershoff et son équipe (2007), les parents peuvent compenser les difficultés économiques et le stress inhérent à leur situation par un parentage de qualité. Cependant, la corrélation entre l’engagement paternel et le statut d’emploi du père étant faible, elle invite à interroger les conditions pour qu’un père soit engagé auprès de ses enfants lorsqu’il est sans emploi ou a un emploi précaire. Pour exemple, des facteurs tels que la durée du chômage, le fait que le statut de l’emploi précaire (sans emploi ou travail à temps partiel) soit choisi ou subi par le père, le statut d’emploi de la conjointe, l’aisance financière, et d’autres facteurs pourraient expliquer qu’un père soit plus ou moins engagé lorsque le statut de l’emploi est précaire.

Si les pères en situation de précarité sont autant engagés envers leurs enfants que les pères plus aisés, ils se sentent, en moyenne, plus stressés et moins compétents dans leur rôle de père. Ces résultats semblent en accord avec les données de la littérature. En effet, plusieurs écrits ont déjà souligné le stress inhérent à une situation financière fragile et la présence d’un stress parental plus élevé dans ce contexte (Burbach et al., 2004 ; Gershoff et al., 2007 ; McLoyd, 1990). Les résultats de Burbach et ses collègues (2004) indiquent un niveau de stress paternel plus élevé lorsque le revenu est faible, qui se manifesterait particulièrement dans les interactions parent-enfant. Certaines études expliquent que le fait de pourvoir aux besoins des enfants représente une dimension fondamentale de l’identité paternelle, exacerbée chez les pères en situation de précarité dans la mesure où ils éprouvent des difficultés à subvenir aux besoins de base de leurs enfants (Allard et Binet, 2002 ; Asdih et Gez, 2001 ; Devault et Gratton, 2003 ; Williams, 2008 ; Zaouche-Gaudron et al., 2003 ; Zaouche-Gaudron et al., 2005 ; Zaouche-Gaudron et al., 2007). Certains pères se sentiraient alors moins compétents dans leur rôle paternel en raison de leur incapacité à répondre aux besoins familiaux (Kettani et Zaouche-Gaudron, 2012b ; Kettani et al., 2010 ; Williams, 2008).

Par ailleurs, nos résultats indiquent que les enfants en contexte de précarité présentent en moyenne plus de problèmes intériorisés que les enfants de familles plus aisées. Cependant, si les quatre indicateurs de précarité sont corrélés aux problèmes intériorisés des enfants, seule la précarité subjective est significativement associée à ceux-ci lorsque le modèle multivarié intègre les quatre facteurs, annulant ainsi les liens avec le revenu familial, les conditions de logement et le statut d’emploi du père. Aussi, le fait d’être en situation de précarité socio-économique ne doit pas être confondu avec le fait de se sentir dans cette situation. En effet, nos résultats suggèrent que la précarité subjective constitue une entité conceptuellement distincte des indicateurs objectifs de précarité. Ils confirment la pertinence d’une approche multidimensionnelle de la précarité intégrant l’aspect psychologique, afin d’étudier les effets différenciés des diverses dimensions qui constituent le phénomène. Nos résultats concordent donc avec ceux d’autres recherches qui soulignent qu’il n’est pas suffisant de conclure que le revenu a un impact sur le développement des enfants (Gershoff et al., 2007). Son effet dépend de la façon dont les difficultés financières sont perçues par les parents, tout au moins par les pères. Ainsi, nos résultats rejoignent les conclusions de Mistry et ses collaborateurs (2004) qui proposent que la perception de la contrainte financière joue un rôle plus important dans l’étude de l’impact de la précarité sur le bien-être des familles et les processus familiaux que des mesures plus objectives de pauvreté. Ici, les liens entre les différentes dimensions objectives (économique, matérielle et professionnelle) de la précarité et les problèmes socio-affectifs des enfants peuvent être envisagés comme étant médiatisés par la manière dont les pères se perçoivent et se représentent leur situation socio-économique. Le fait de devoir élever une famille avec peu d’argent, avec un statut d’emploi instable et dans un logement insuffisant, serait associé à une perception paternelle plus négative de la situation socio-économique familiale, cette dernière étant plus directement liée aux problèmes intériorisés des jeunes enfants.

En outre, le sentiment de compétence paternelle et le stress paternel semblent être associés de façon d’autant plus importante aux problèmes intériorisés des enfants. En effet, notre étude montre que les problèmes intériorisés ne sont pas liés à l’engagement paternel, mais plutôt au sentiment de compétence paternelle et au stress paternel. Ainsi, les problèmes intériorisés de l’enfant sont davantage associés aux variables affectives et cognitives qu’aux variables comportementales liées à l’exercice du rôle paternel. De plus, les modèles multivariés précisent que le sentiment de compétence paternelle et le stress paternel sont les variables qui expliquent le mieux les problèmes intériorisés des enfants, annulant ainsi le lien avec la précarité subjective. Ces résultats concordent avec ceux d’autres auteurs qui concluent que les difficultés financières influencent les comportements de l’enfant essentiellement à travers leur impact sur la santé mentale des parents, rejoignant ainsi la théorie du stress familial (Conger et al., 1992 ; Conger et al., 2002 ; McLoyd, 1990 ; Mistry et al., 2004 ; Yeung et al., 2002).

Cependant, le devis transversal utilisé ici ne permet pas d’écarter l’hypothèse inverse, à savoir que les problèmes intériorisés des enfants, probablement en lien avec le contexte de précarité, inquiètent davantage les pères, qui rapportent alors un niveau de stress plus élevé et un sentiment de compétence plus faible. Par ailleurs, nos résultats étant issus d’une évaluation paternelle des problèmes intériorisés, on ne peut écarter non plus l’éventualité que la détresse psychologique liée à la situation de précarité pourrait amener les pères à avoir une perception plus pessimiste des difficultés de leurs enfants. Un père stressé et se sentant peu compétent dans son rôle paternel pourrait avoir tendance à être plus sensible aux comportements difficiles de son enfant et par conséquent à les surestimer. Toutefois, nous avons déjà montré ailleurs (Kettani et Zaouche-Gaudron, 2012a) que si les problèmes intériorisés sont évalués par les pères comme étant en moyenne plus importants en contexte de précarité, ce n’est pas le cas des problèmes extériorisés, pour lesquels on n’observe pas de différence significative avec les enfants de familles plus aisées. Pourtant, d’autres travaux relèvent que la pauvreté évaluée à travers le revenu est moins associée aux problèmes intériorisés qu’aux problèmes extériorisés des enfants (Ackerman et al., 2004 ; Dearing et al., 2006). Néanmoins, dans la plupart des travaux, les évaluations parentales des problèmes de comportement des enfants qui vivent en situation de pauvreté sont recueillies soit uniquement ou majoritairement auprès des mères (Eamon, 2000 ; Gershoff et al., 2007), soit auprès des deux parents, mais sans différencier les effets des évaluations maternelles et paternelles (Scaramella et al., 2008). On ne sait donc quasiment rien de l’évaluation paternelle du développement des enfants en situation de pauvreté. Il est souvent admis que les mères sont de meilleures évaluatrices des problèmes affectifs et comportementaux de leurs enfants que les pères. Cependant, certains résultats indiquent que ce n’est pas le cas (Stanger et Lewis, 1993), même si la documentation concernant les jeunes enfants est trop rare pour conclure. En revanche, plusieurs travaux indiquent une correspondance modérée entre les informations recueillies auprès des mères et des pères (Achenbach et al., 1987 ; Grietens et al., 2004 ; Hay et al., 1999 ; Stanger et Lewis, 1993). Ceci peut s’expliquer par le fait que les relations père-enfant et mère-enfant donnent lieu à des interactions de natures différentes au sein desquelles les comportements de l’enfant ne sont pas identiques (Le Camus, 2000 ; Zaouche-Gaudron, 2002). Ainsi, il est possible que les mères et les pères ne soient pas sensibles de la même façon à différentes dimensions des comportements de l’enfant et qu’une même caractéristique comportementale puisse être perçue et évaluée différemment par les deux parents (Christensen et al., 1992 ; Hay et al., 1999). Il se pourrait alors que les pères soient moins réactifs aux problèmes extériorisés qu’aux problèmes intériorisés de leurs enfants. Il est également possible que les enfants ajustent leurs comportements selon les situations (Stanger et Lewis, 1993) et le parent avec lequel ils interagissent. Ainsi, les comportements extériorisés seraient plus perceptibles par les mères et les comportements intériorisés davantage par les pères. Aussi, si les pères semblent être d’aussi bons évaluateurs des problèmes affectifs et comportementaux de leurs enfants que les mères, l’accord inter-parental modéré (Hay et al., 1999) suggère que les informations recueillies auprès des deux parents ne sont pas interchangeables, chacun d’entre eux apportant une contribution spécifique.

Mentionnons que les résultats issus de notre recherche n’échappent pas à certaines limites, les premières étant liées à la méthodologie de la recherche. Tout d’abord, si l’évaluation paternelle constitue une contribution intéressante à la compréhension des comportements des enfants en situation de précarité, il est difficile d’opérer des comparaisons avec d’autres études dans lesquelles le point de vue maternel est généralement privilégié. En outre, dans la mesure où nos résultats ne sont pas issus de l’observation directe des comportements des enfants, les résultats concernant leurs problèmes intériorisés sont à nuancer. Par ailleurs, le devis transversal utilisé ici ne permet pas d’affirmer des relations de cause à effet entre les variables étudiées.

Une autre limite réside dans le fait que notre étude ne prenne pas en compte la dimension temporelle de la précarité. Or, la mesure instantanée de la situation socio-économique des familles, en particulier du revenu, ne rend compte du niveau de vie réel des familles et de ses effets qu’imparfaitement. En effet, il est possible que des pères vivant dans une pauvreté persistante présentent une expérience paternelle plus fragile que celle de pères connaissant une pauvreté transitoire. Certaines études suggèrent par ailleurs que les enfants qui vivent dans une pauvreté chronique ont de moins bons résultats dans divers domaines de développement dans la mesure où la qualité de leur environnement est plus sévèrement affectée (Duncan et Brooks-Gunn, 1997 ; Linver et al., 2002 ; NICHHD, 2005).

Il est également à noter que beaucoup de pères en situation de grande pauvreté n’étaient pas aptes à remplir le questionnaire du fait de difficultés face à l’écrit. Par conséquent, notre étude ne prend pas en compte les pères les moins instruits, et les familles les plus démunies sont, de fait, sous-représentées dans notre échantillon, d’où un risque de sous-estimation du phénomène de précarité.

Enfin, étant donné la forte proportion de familles d’origine étrangère issues de groupes ethniques différents dans la population précaire, il s’avère essentiel que des recherches s’intéressent aux spécificités de ces pères et de ces enfants et de leurs expériences, inévitablement teintées de la culture qui leur est propre. Ce travail semble nécessaire si nous souhaitons mieux comprendre la problématique des pères défavorisés et adapter les interventions auprès des familles d’origine étrangère (Bizot et Forget, 2009 ; Kettani, 2015).

Conclusion

Ce travail se situe dans le prolongement d’un article précédent (Kettani et Zaouche-Gaudron, 2012a) qui soulignait le risque plus important de problèmes intériorisés chez les enfants en contexte de précarité, avec pour objectif d’analyser la part de l’expérience paternelle dans l’explication du lien entre la précarité et les conduites intériorisées des jeunes enfants. Notre recherche permet de conclure que la perception paternelle de la situation socio-économique ainsi que le vécu de la paternité évalué à travers le sentiment de compétence et le stress paternel dans ce contexte comptent plus que la situation en elle-même.

Cette étude contribue à la documentation existante sur plusieurs points : 1 – en examinant le lien entre l’expérience paternelle et le comportement des enfants en contexte de précarité ; 2 – en produisant et en étudiant des données spécifiques à la situation française sur les problèmes intériorisés des jeunes enfants ainsi que sur l’expérience paternelle en situation de précarité ; 3 – en analysant les problèmes de comportement de jeunes enfants à travers une perspective paternelle ; 4 – en examinant le rôle de la précarité subjective comme un médiateur important du lien entre la précarité et les problèmes de comportement des enfants.

Sur le plan de la recherche, afin de mieux rendre compte de ce qui relève des perceptions spécifiques de chaque parent dans ce contexte, il serait intéressant de comparer les évaluations paternelles et maternelles des problèmes de comportement des enfants. Il est aussi important de rappeler qu’on ne peut garantir que les réponses des parents rapportent fidèlement les conduites des enfants. En effet, leur point de vue se reflète inévitablement à travers les mesures. Il serait donc pertinent de développer des mesures moins sensibles aux représentations des parents, qui recueillent directement les comportements des enfants, et de prendre en compte le point de vue de ces derniers, qui constitue sans doute la source centrale pour la compréhension des processus par lesquels la précarité affecte leurs comportements. Ceci permettrait d’affiner notre compréhension des problèmes comportementaux des enfants en différenciant ce qui relève de l’évaluation parentale, spécifiquement maternelle ou paternelle, de ce qui relève de l’observation directe des comportements de l’enfant.

Par ailleurs, nos résultats rejoignent la théorie du stress familial selon laquelle le revenu impacte le développement des enfants à travers le bien-être psychologique des parents. Mais alors qu’à ce sujet, les mères sont souvent interrogées pour comprendre les résultats des enfants, les pères ne le sont presque jamais. D’un autre côté, les travaux portant sur les pères en situation de précarité n’interrogent pas le lien entre les résultats des pères et le développement des enfants. Ainsi, les recherches sur les pères et celles sur les enfants dans ce contexte sont menées de façon indépendante alors que nous connaissons l’importance du rôle du père dans le développement de l’enfant. Nos résultats indiquent qu’il serait important d’approfondir l’étude du lien entre l’expérience paternelle et le développement des enfants en contexte de précarité afin d’identifier les facteurs psychologiques, sociaux ou familiaux qui protègent les enfants des effets de la précarité.

Dans le cadre des interventions sociales et psychoéducatives auprès des jeunes enfants de familles socio-économiquement défavorisées, cette recherche invite les professionnels à porter une attention particulière à la présence éventuelle de difficultés affectives intériorisées (telles que le repli sur soi, l’anxiété ou la dépression, la réactivité émotionnelle ou les plaintes somatiques) qui sont moins facilement repérables que les problèmes extériorisés (tels que les comportements agressifs, l’hyperactivité ou l’opposition). Il s’agit aussi d’analyser les processus à travers lesquels la précarité est liée aux troubles du comportement des enfants, de façon à pouvoir mettre en œuvre des moyens appropriés de prévention ou de soutien. Les résultats de cette recherche indiquent qu’il n’est pas suffisant d’apporter une aide financière ou sociale aux familles pour que leurs enfants se développent dans de bonnes conditions. Ils révèlent l’importance d’explorer le vécu parental de la situation socio-économique, en portant un intérêt particulier aux pères.

Pour cela, il s’avère important d’inclure les pères dans le cadre des interventions auprès des enfants présentant des problèmes intériorisés en contexte de précarité (Kettani et Euillet, 2012). Ainsi, il serait bénéfique que les pères puissent disposer d’écoute et de soutien dans le vécu de leur paternité. Or, nous savons que les pères (et les hommes de façon plus générale) en situation de précarité ont peu tendance à recourir aux aides institutionnelles (Zaouche-Gaudron et al., 2005, 2006, 2007). En effet, la plupart refusent d’aller chercher de l’aide de peur d’être jugés et préfèrent se débrouiller seuls. À noter aussi que les codes sociaux des quartiers défavorisés concernant les images du père et de l’homme peuvent freiner ces derniers à se rendre dans les services d’aide aux familles, souvent considérés comme réservés aux femmes et aux mères. La crainte du jugement social peut ainsi pousser les pères à se replier sur eux-mêmes. Il pourrait alors être pertinent de rejoindre les pères en leur proposant un soutien à domicile. Ce type d’interventions pourrait ainsi constituer une forme de prévention pour que la précarité ne se prolonge pas dans l’exclusion sociale, ce qui rendrait plus difficile l’exercice de la paternité. Elles pourraient également être l’occasion de faire connaître aux pères le fonctionnement des lieux d’accueil aux familles et les diverses activités qu’ils proposent pour les pères.

Afin d’encourager les pères à faire appel aux services d’aide aux familles, il est important qu’ils puissent sentir qu’ils ont leur place dans ces lieux d’accueil et qu’ils y sont considérés dans leurs spécificités. Pour cela, il faudrait ouvrir davantage ces lieux aux pères, en leur proposant des espaces et des activités dans lesquelles ils peuvent se reconnaître et se réaliser. Ainsi, il serait intéressant de repenser l’aménagement des espaces et leurs couleurs, en proposant par exemple des espaces extérieurs dans lesquels les pères se sentent généralement plus à l’aise, en exposant des illustrations de pères avec leur(s) enfant(s) sous forme de photos, de dessins d’enfants ou de tableaux par exemple. Il est également possible de proposer des activités pères-enfants telles que des ateliers bricolage, jardinage ou des rencontres sportives. En outre, ces programmes donneraient l’occasion aux pères d’être en contact avec d’autres pères dans leur situation et de nouer un lien social. Allard et Binet (2002) soulignent d’ailleurs le bénéfice que peut apporter le soutien d’un parent de même sexe en contexte de précarité : les conseils d’autres pères en qui ils ont confiance sont en faveur d’un engagement paternel, dans la mesure où ils permettraient de diminuer le stress et de mobiliser les compétences du père. Il serait pertinent d’accorder à ces pères une attention particulière en les sollicitant dans ce qu’ils savent faire, en mettant en valeur leurs compétences et en les aidant à les développer. Le fait de s’intégrer dans leur milieu pour y jouer un rôle actif leur permettrait non seulement d’en retirer une valorisation et un certain statut, mais également une image positive d’eux-mêmes et aux regards de leurs enfants, ce qui pourrait diminuer le stress lié à leur rôle paternel.

Enfin, notre étude souligne que la dimension subjective de la précarité joue un rôle plus important dans le lien entre la précarité et les problèmes intériorisés des enfants que des mesures plus objectives. C’est dire l’importance de prendre en considération l’aspect psychologique de la précarité dans les interventions auprès des familles défavorisées. Ce résultat souligne ainsi le danger de projeter une problématique présumée et des schémas généraux de pensée sur les pères en contexte de précarité alors que chacun, selon son histoire personnelle, ses choix de vie, ses valeurs, sa culture ou l’importance qu’il accorde aux aspects matériels et économiques aura une conception particulière de sa situation. Il suggère qu’il est essentiel de recueillir la perception propre qu’ont les pères de leur situation socio-économique afin de mieux examiner leur problématique spécifique. Il serait alors bénéfique d’interroger les pères, individuellement ou en groupe, à propos de leurs besoins et de leurs attentes en termes de soutien et d’accompagnement.

Somme toute, il est essentiel que les professionnels de l’enfance et de la famille, les travailleurs sociaux et les institutions remettent en question les représentations produites par le système social à l’égard des pères en situation de précarité, et qui peuvent constituer des messages implicites disqualifiants à leur encontre. Cette prise de recul semble nécessaire afin de pouvoir repérer ce qui est mobilisable par les sujets et renouveler les pratiques professionnelles et institutionnelles (Zaouche-Gaudron et al., 2006).