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Introduction

Les sièges d’auto pour enfants sont sous-utilisés par les Autochtones[1] canadiens voyageant en automobile, ce qui contribue à augmenter l’incidence de blessures chez ces populations (Banerji, 2012). Il serait possible d’interpréter cet état de fait en avançant que les parents autochtones ont peu à cœur la sécurité de leurs enfants. Nous remettons en question cette idée et suggérons que les aptitudes parentales des Autochtones ne sont pas le facteur principal permettant d’expliquer leur sous-utilisation de ce dispositif de sécurité. En effet, des facteurs sociaux – la pauvreté et le faible revenu des ménages – doivent être pris en compte dans l’explication de cette situation.

Bien qu’il s’agisse d’une problématique qui touche l’ensemble des populations autochtones, nous nous intéresserons particulièrement à cette question chez le peuple anicinabe[2]. Plus particulièrement, nous travaillerons à partir de données issues d’une étude visant à réduire les risques de blessures causées par des accidents de véhicules motorisés dans deux communautés appartenant à cette nation et situées au Québec : Kitcisakik et Lac-Simon. Notre démarche, qui sera présentée en détail plus loin, se voulait positive. Pour ce faire, nous avons mis l’accent sur l’éducation plutôt sur que la répression. Il s’agissait donc de sensibiliser les adultes aux impacts potentiels d’un manque de sécurité sur la vie de leurs enfants. À partir de la description des programmes d’intervention développés avec les communautés et du processus de recherche, les préoccupations des parents et de l’ensemble des membres des communautés en matière de sécurité routière seront examinées dans cet article. L’importance accordée à la sécurité des enfants sera mise de l’avant. Les résultats de l’analyse reflètent une conception particulière de l’éducation et de la famille que nous présenterons.

Notre démonstration débutera par une discussion concernant certains éléments distinctifs concernant l’organisation sociale et le milieu familial qui sont généralement observés chez les Anicinabek. Nous présenterons ensuite la recherche ainsi que l’approche et la méthodologie adoptée. En laissant le pouvoir décisionnel aux membres de ces communautés par une méthodologie de recherche-action participative centrée sur l’empowerment et l’autonomie des acteurs impliqués, notre recherche visait à valoriser le rôle parental et l’entraide collective plutôt que d’agir de manière punitive en sanctionnant les comportements non sécuritaires observés. Finalement, en présentant les programmes d’intervention développés dans chacune des deux communautés, nous analyserons l’espace symbolique occupé par les enfants. Nous verrons aussi que les méthodes sélectionnées pour réduire les risques de blessures ne sont pas sans rappeler des éléments caractéristiques des modes d’apprentissage privilégiés par les Anicinabek. Enfin, nous proposerons une piste d’explication à la sous-utilisation des sièges d’auto pour enfants. Mais, avant tout, il est de mise de présenter les deux communautés en question.

Les Anicinabek de Lac-Simon et de Kitcisakik

Les Anicinabek sont dispersés dans neuf communautés – qui ont le statut de réserve ou d’établissement[3] – dans les régions de l’Outaouais et de l’Abitibi-Témiscamingue au Québec (Observatoire de l’Abitibi-Témiscamingue, 2009). Lac-Simon et Kitcisakik se trouvent à proximité de Val-d’Or, une ville située en Abitibi-Témiscamingue. Lac-Simon se trouve à 32 kilomètres de celle-ci et Kitcisakik à 90 kilomètres. Bien qu’elles appartiennent à la même nation et qu’elles soient relativement rapprochées, les deux communautés ont des caractéristiques différentes. Lac-Simon est une réserve depuis 1962 (Leroux et al., 2004 : 56-58), alors que Kitcisakik n’a jamais eu ce statut qui permet, entre autres, l’accès à différents services et financements. Ainsi, contrairement à Lac-Simon, les habitants de Kitcisakik n’ont pas d’électricité (quelques maisons ont une petite génératrice) et d’eau courante dans les habitations. De plus, les routes de cette communauté sont en terre battue, alors qu’elles sont asphaltées à Lac-Simon. Cette dernière compte quelques trottoirs alors que Kitcisakik n’en compte aucun. Ces caractéristiques doivent être prises en compte dans le cadre d’une étude portant sur la sécurité routière puisque l’environnement routier influence le type d’intervention à développer. Il en va de même pour le profil sociodémographique des communautés. La population de Lac-Simon est beaucoup plus nombreuse : 2105 habitants, soit 1706 vivant sur la réserve et 399 vivant hors réserve (AADNC, 2015b) tandis que Kitcisakik compte 483 habitants, dont 98 non-résidents (AADNC, 2015c). Les deux communautés comptent un nombre important d’enfants et donc leur population est très jeune. Par exemple, à Lac-Simon, en 2011, l’âge médian était de 18,6 ans et sur un total de 1390 habitants, 1025 étaient âgés de moins de 25 ans, ce qui représente 74 % de la population (Statistique Canada, 2011).

L’éducation en milieu amérindien : l’école et la famille

Une meilleure connaissance de la forme que prend l’éducation, de certaines valeurs sociales, de la conception de la famille ainsi que de l’espace symbolique occupé par les enfants chez les Anicinabek permettra une analyse plus juste des programmes d’intervention développées à Lac-Simon et à Kitcisakik. Les communautés anicinabek partagent une conception de l’éducation qui repose sur la responsabilité collective de l’ensemble des membres de la communauté. Le dicton africain, « ça prend toute une communauté pour élever un enfant », inscrit sur un panneau extérieur dans les deux communautés où nous avons conduit notre étude, traduit cette conception. C’est dire que les parents ne sont pas les seuls responsables des enfants. Des membres de la famille élargie, de l’entourage ou de la communauté peuvent intervenir dans leur éducation.

En fait, il semble que ce soit commun à plusieurs cultures autochtones puisque cette description de la prise en charge des enfants se retrouve dans plusieurs travaux traitant des Autochtones. À titre d’exemple, Christiane Guay et Sébastien Grammond (2010) discutent de l’importance du rôle occupé par la famille élargie et la communauté dans l’éducation des enfants chez les Autochtones. Au sujet des placements des enfants autochtones à l’extérieur des communautés, les auteurs soulignent le manque de connaissance concernant le rôle de ces deux entités (Guay et Grammond, 2010 : 107). Selon eux, les travailleurs sociaux seraient trop peu informés sur le rôle que peuvent jouer ces deux instances dans la vie des enfants autochtones, ce qui aurait des impacts sur leurs interventions. Dans la même logique, Loiselle et al. (2008 : 15), qui ont mené une étude à Kitcisakik, notent que la famille et la communauté ont la responsabilité de l’éducation des enfants. Le rôle important de la famille étendue est, encore une fois, souligné.

Cela traduit l’idée selon laquelle les Autochtones auraient des conceptions de la famille particulières par rapport à la culture dominante. C’est du moins ce que proposent Guay et Grammond (2012) dans un article qui traite de l’adoption coutumière dans les communautés autochtones. Selon eux, la famille « doit être considérée comme l’institution centrale » dans les sociétés autochtones (Guay et Grammond, 2012 : 70). Ils ne sont pas les seuls à aller dans ce sens. Sylvie Poirier (2009 : 23) énumère des constantes qui sont observées au sein de communautés autochtones : « le sens de la communauté, le sens de l’appartenance, de la solidarité et de la responsabilité face à la famille élargie imprègnent encore souvent l’univers de l’enfant et du jeune autochtone ». De son côté, Marie-Pierre Bousquet explique que « les valeurs d’entraide et de coopération continuent à jouer un grand rôle dans la reproduction du corps social, dans l’éducation des enfants et dans la prise en charge des personnes incapables » (2002 : 245). Il semble que donc les propos du dicton africain affiché à Kitcisakik et à Lac-Simon soient toujours d’actualité.

La scolarisation des enfants autochtones dans des pensionnats au cours du XIXe siècle a participé à transformer les modes d’éducation et les types de comportements privilégiés pour l’acquisition des connaissances. Il s’agit d’un phénomène somme toute récent dans l’histoire canadienne. En fait, Gilles Ottawa (2010 : 15) explique que les tentatives d’« institutionnalisation » des Amérindiens par le gouvernement fédéral et les Églises remontent au XVIIe siècle avec notamment l’ouverture d’un couvent à Sillery par Marie de l’Incarnation et la congrégation des Ursulines. Au Québec, l’ouverture du premier pensionnat a été plus tardive qu’ailleurs au pays. Les premiers à ouvrir leurs portes dans la province datent des années 1930 et les derniers ont fermé dans les années 1990 (Ottawa, 2010 : 19). Cette scolarisation était faite à l’aide du mode d’apprentissage privilégié par les instances officielles non autochtones.

Sans analyser le programme éducationnel dans ces écoles, soulignons que leurs objectifs étaient d’offrir aux enfants autochtones une éducation de type européen et de participer à l’assimilation culturelle des Autochtones. La Commission de vérité et réconciliation du Canada a d’ailleurs reconnu ce fait historique comme un génocide culturel (Truth and Reconciliation Commission of Canada, 2015). La plupart des enfants résidaient dix mois par année dans ces institutions. Ils étaient donc séparés de leur famille et par le fait même de leur culture (langue, coutume, mode de vie, etc.). Avant ce processus de scolarisation obligatoire, les Autochtones n’étaient pas dépourvus de mode d’apprentissage. Nous aimerions mettre de l’avant les particularismes liés au mode d’acquisition des connaissances chez les Anicinabek qui ont été documentés par l’anthropologue Marie-Pierre Bousquet. Elle explique que la « pédagogie algonquine aurait été fondée sur l’écoute, l’observation et l’expérience » (Bousquet, 2002 : 175). Cette pédagogie est différente de celle proposée dans les écoles où la pédagogie est plus théorique et rigide ; la scolarisation des Anicinabek aurait contribué à modifier leur conception de l’apprentissage. Bousquet fait référence au processus de scolarisation obligatoire qui a d’abord été imposé aux Autochtones via les pensionnats indiens et par la suite via les écoles de bandes. Elle explique aussi que « l’école a imposé un nouveau processus de connaissance en contradiction avec l’éducation algonquine » (Bousquet, 2002 : 175). Avec le temps, ce nouveau mode d’apprentissage scolaire serait progressivement devenu familier aux plus jeunes générations, alors que, pour les aînés, il apparait toujours comme étant contradictoire avec le mode de transmission des connaissances jadis utilisé.

Dans une étude sur le type d’apprentissage privilégié conduite dans la communauté de Lac-Simon au début des années 1990, François Larose (1993 : 320) explique que l’apprentissage est fait par observation et par essai-erreur. Dans un article plus récent, Bousquet (2012a : 221) souligne que les enfants ont une grande liberté et que généralement les parents n’agissent pas avec eux de manière interventionniste. L’enfant est encouragé à expérimenter et à faire ses propres erreurs. De ce fait, dès leur jeune âge, les enfants anicinabek ont une grande autonomie. Les punitions corporelles sont rares et l’apprentissage se fait largement par l’observation et l’imitation (Bousquet, 2012b)[4]. Ces deux auteurs décrivent une éducation anicinabe traditionnelle[5], mais Bousquet est d’avis que « les façons d’être algonquines restent, de manière générale, d’actualité » (2012b : 191). Il est donc possible de conclure qu’encore aujourd’hui l’éducation anicinabe traditionnelle, qui se fait notamment par l’observation, est privilégiée.

Nous ne reviendrons pas davantage sur la structure du système scolaire des pensionnats indiens et sur l’ensemble des conséquences que cette scolarisation a pu avoir sur les Autochtones[6]. Nous voulions souligner que les Anicinabek avaient et ont toujours une forme d’éducation ainsi que des pratiques parentales différentes de celles généralement admises dans la société québécoise ou canadienne allochtone. Les conséquences des pensionnats sont nombreuses et elles se font toujours sentir de nos jours. L’une d’entre elles, la perte des aptitudes parentales, nous intéresse particulièrement.

L’apprentissage de la parentalité

À l’époque des pensionnats indiens, les enfants autochtones y passaient la majorité de l’année. De ce fait, les parents n’ont pu que rarement ou occasionnellement jouer leur rôle parental. La transmission des habiletés parentales entre les générations a été affectée. Ainsi, quand la jeunesse autochtone a commencé à être scolarisée dans des écoles de bandes, soit des écoles situées et administrées dans les réserves, certains parents ont dû faire l’apprentissage de la parentalité qui ne leur avait pas été transmise par leurs parents qui avaient été privés de leur rôle.

La transition amenant les enfants à être scolarisés au sein même de leur communauté date de quelques décennies. Dans les années 1970, au Québec, mais aussi ailleurs au Canada, les Autochtones ont réclamé davantage de pouvoir concernant l’éducation de leurs enfants (Hot, 2010 : 1). Avec son manifeste La maîtrise indienne de l’éducation indienne, publié en 1972, la Fraternité nationale des Indiens (maintenant l’Assemblée des Premières Nations) a participé au processus de réappropriation des écoles (Charest, 1992 : 58). L’administration et le contrôle de celles-ci ainsi que les programmes scolaires ont progressivement été transférés aux bandes autochtones. Une certaine forme d’« autochtonisation » du cursus scolaire est maintenant observable dans les écoles au sein des communautés. Certaines écoles offrent des cours de langue, de culture, etc. C’est d’ailleurs le cas dans la communauté de Kitcisakik où les élèves de l’école primaire ont des cours de culture anicinabe.

Il faut dire qu’en matière d’éducation, Kitcisakik est un cas particulier. Jusqu’à tout récemment, la communauté n’avait aucune école. Les enfants devaient se rendre à Lac-Simon et ensuite à Val-d’Or. En 2005, un projet visant à établir une école primaire a été mis en place. Une étude portant sur ce projet (Bourdaleix-Manin et Loiselle, 2011 ; Loiselle et al., 2008, etc.) montre l’enthousiasme des parents vis-à-vis le fait que leurs enfants soient scolarisés dans la communauté. Celle-ci démontre aussi que, pour certaines familles, le lien parent-enfant a été fragilisé au cours des années passées, ce qui nécessite une démarche de réappropriation et de renforcement. Les habiletés parentales n’étaient pas considérées comme étant perdues par les chercheurs impliqués, mais plutôt mises à l’écart. De ce fait, leur actualisation était considérée comme possible. De plus, le désir de développer des compétences parentales était perceptible. Avec la venue d’une école primaire dans la communauté, les parents de Kitcisakik ont dû relever un défi que d’autres communautés autochtones avaient affronté beaucoup plus tôt.

Aussi, il faut savoir que la fermeture des pensionnats indiens ne s’est pas traduite par un retour massif des enfants dans les communautés. Beaucoup d’enfants restaient éloignés de leur famille et, qui plus est, de leur culture étant donné le nombre élevé des placements d’enfants autochtones dans des familles d’accueil allochtones par les autorités provinciales, et ce, partout au Canada. Dans les années 1960, le nombre de placements a été très élevé. Certains auteurs se réfèrent à cette époque comme à celle du « grand ramassage des années soixante » (Brant Castelleno, 2002 : 17) ou la « rafle des années 1960 »(Guay et Grammond 2010 : 103). Ces mêmes auteurs montrent que, de nos jours, la situation est encore très préoccupante. Il apparait donc que la réappropriation de la parentalité ne se fait pas sans difficulté. Le manque de volonté semble ici moins important que le manque de compétences et d’habiletés. Au Québec, les interventions de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) sont nombreuses, mais elles ne sont pas toutes liées aux manques d’habileté parentale. La situation peut aussi en partie s’expliquer par le manque de sensibilité de la part des intervenants sociaux au type de parentalité et aux formes d’éducation privilégiées par les Autochtones. Évaluer la parentalité des Autochtones avec des normes allochtones, c’est procéder de façon ethnocentrique. Cette situation n’est pas sans rappeler l’importance de tenir compte des particularismes culturels et contextuels lorsque l’on travaille avec les communautés autochtones, peu importe la discipline.

Dans une logique similaire à celle de la démarche entreprise en éducation, les Autochtones ont réclamé davantage de pouvoirs décisionnels dans les recherches les concernant. L’idée de décoloniser la recherche s’est développée, ce à quoi participent certaines méthodologies et approches. C’est dans cette tendance que s’inscrit notre recherche-action sur la sécurité routière dans les communautés autochtones.

Travailler sur la sécurité routière en milieu autochtone

La recherche : l’équipe et les objectifs

Les blessures, les décès et les hospitalisations engendrés par des collisions de véhicules motorisés sont deux fois plus élevés chez les populations autochtones[7] que chez le reste de la population canadienne (George et al., 2015 ; Short et al., 2014). Une disparité entre les risques encourus par la population majoritaire (allochtone) et les populations autochtones est observable. En fait, ces accidents sont la cause principale de décès chez les Autochtones de moins de 25 ans (Pike et al., 2010). Cette situation a motivé le développement d’une recherche ayant pour objectif la réduction des blessures causées par des accidents de véhicules motorisés chez les populations autochtones. Une équipe composée de plusieurs chercheurs affiliés à des universités canadiennes[8] et plusieurs assistants de recherches diplômés participent à la recherche. Celle-ci est financée par Auto21[9], un réseau de centres d’excellence qui met en commun plusieurs recherches portant sur des questions liées au secteur de l’automobile canadien. Quinze communautés[10] autochtones situées dans plusieurs provinces canadiennes – Ontario, Québec, Colombie-Britannique, Nouveau-Brunswick et Nouvelle-Écosse – sont actuellement impliquées dans l’étude. La recherche, en plus de créer des collaborations entre des universités et des communautés autochtones, a favorisé la collaboration avec d’autres instances comme le Regroupement des centres d’amitié autochtones, l’industrie (magasins, banques, etc.), les polices communautaires autochtones[11] et des corps de police provinciale (ex. : Sureté du Québec).

La sécurité routière est la thématique générale sur laquelle porte la recherche, mais le thème principal est l’utilisation des sièges d’auto pour enfants. L’utilisation adéquate de ce dispositif a un grand potentiel. Bien attacher un enfant, avec la ceinture de sécurité ou dans un siège d’auto adapté, peut réduire les risques de décès causés par des accidents de véhicules motorisés de 71 % et les risques de blessures graves de 67 % (Transport Canada, 2011). En plus du partage de connaissances avec les membres des communautés,des sièges d’appoint ont été distribués gratuitement dans chacune d’entre elles. Le jumelage d’une approche éducationnelle et de mesures incitatives comme la distribution gratuite de dispositifs de sécurité augmente leur taux d’utilisation (Ehiri et al., 2006). Au cours de notre recherche, les Autochtones étaient donc invités à développer leurs compétences en matière de conduite sécuritaire et à augmenter leurs connaissances des risques encourus lors de la conduite de véhicules motorisés.

Chaque communauté avec laquelle nous sommes engagés dans une collaboration constitue une étude de cas dont l’objectif principal est de développer un programme d’intervention visant la sensibilisation à la sécurité routière. Les membres des communautés ont été encouragés à proposer des idées d’intervention qui ciblaient des aspects qu’ils considéraient comme importants. Certaines communautés ont choisi de mettre l’accent sur la réduction de la vitesse, d’autres se sont penchées sur la sécurité des jeunes. Un angle d’intervention local a été privilégié. L’action au cœur de chaque étude de cas devait être portée par les membres de la communauté. Cela a permis la conception de programmes adaptés aux particularismes culturels et contextuels des communautés. Nous présupposions que cela permettrait de maximiser le potentiel d’efficacité des programmes. Une recension de programmes de sensibilisation à la sécurité routière avec les populations autochtones au Canada et ailleurs dans le monde (Short et al., 2014) montre que tous ceux ayant connu du succès sont ceux qui ont pris en compte l’aspect culturel et le contexte local. L’action devait donc être porteuse de sens pour les Anicinabek, et l’adaptation culturelle du programme était primordiale. En d’autres mots, les activités devaient être en mesure d’éveiller l’intérêt des participants et être signifiantes pour eux.

Nous voulions également être en mesure d’évaluer l’efficacité des programmes. Pour ce faire, dans chacune des communautés, deux évaluations ont été faites : l’une avant la phase action (intervention) et l’autre après. Les évaluations consistaient en un questionnaire composé de questions à choix multiples remplis par les membres des communautés. Les données récoltées nous ont permis de dresser un portrait des comportements des populations ciblées en matière de conduite de véhicules motorisés (automobile, motoneiges, VTT, etc.). Par exemple, des questions avaient pour objectif d’identifier les particularismes liés à la conduite à l’intérieur et à l’extérieur de la communauté. À partir de cette série d’études de cas, notre recherche vise à développer des pratiques d’intervention créatives et prometteuses qui pourraient éventuellement être reproduites dans les autres communautés autochtones du Canada. Ainsi, il s’agit d’une première étape d’un programme plus large.

La méthodologie : une recherche-action participative

Des intellectuels autochtones, des organismes autochtones[12] et plus largement les peuples autochtones insistent de plus en plus pour que les recherches les concernant soient faites dans une optique de décolonisation[13]. Il s’agit d’effectuer des recherches où les peuples autochtones ne sont pas que de simples objets de recherche, mais plutôt des sujets pensants qui participent activement au processus de recherche. Ils ont aussi réclamé que les recherches les concernant puissent leur être utiles (Bartlett et al., 2007 : 2372). L’idée de la décolonisation de la recherche ne fait pas l’unanimité et ce processus n’est pas défini de manière identique par tous. Nous exposerons donc seulement quelques caractéristiques générales, de manière à situer le lecteur. Certains auteurs ont identifié des méthodes visant à participer à cette décolonisation de la recherche. Lincoln et Gonzalez (2008 : 785) proposent l’utilisation de données dans la langue vernaculaire de la communauté ciblée en plus de la langue majoritaire, la considération de traditions non occidentales propres aux communautés, la production de textes présentant les multiples voix des acteurs engagés dans la recherche ainsi que différents efforts pour favoriser l’accès aux données et aux résultats de recherche. Selon Swadener et Mutua (2008 : 33), la décolonisation de la recherche n’est pas qu’une méthodologie. Pour eux, la decolonizing research est une performance au sens où elle est liée à l’activisme[14]. Ce type de recherche reconnaît que les savoirs, les épistémologies et les paradigmes non occidentaux sont ignorés ; elle reconnaît que la colonisation participe à cette ignorance et à la légitimation de l’oppression. La decolonizing research veut contribuer à mettre fin à l’oppression à laquelle font face les non-Occidentaux en transformant des structures de pouvoirs existantes.

Étant donné la vaste littérature portant sur les questions entourant le processus de décolonisation de la recherche, nous nous limiterons à cette brève entrée en matière qui permet de situer la vague de recherches dans laquelle nous nous inscrivons. Plus particulièrement, notre équipe a adopté une méthodologie et une approche de recherche-action participative (RAP). Celle-ci soutient des valeurs (empowerment, autonomie, justice sociale etc.) et est porteuse d’une idéologie qui s’apparente aux éléments caractéristiques de la recherche décolonisée.

La RAP a été développée vers le début du siècle dernier aux États-Unis (Lavoie et al., 1996 ; Mayer et al., 2000 ; Goyette et Lessard-Hébert, 1987). Un désir de réunir ce qui est généralement séparé par la recherche traditionnelle – la théorie et l’action – (Mayer et al., 2000) ont motivé son développement. Elle est donc née d’une confrontation entre deux perspectives de recherche : l’une technocratique et l’autre militante ou engagée. Nous retiendrons la définition de Rhéaume qui définit la RAP comme

une modalité de recherche qui rend l’acteur chercheur et qui amène l’action vers des considérations de recherche. Elle est différente de la recherche fondamentale qui ne fonde pas sa dynamique sur l’action et de la recherche appliquée qui ne considère les acteurs que comme des objets de recherche et non comme des sujets participants. (Mayer et al., 2000 : 289)

La RAP réfute l’affirmation de la non-pertinence des variables définissant le chercheur comme sujet sociohistorique (Goyette et Lessard-Hébert, 1987), entrainant ainsi un rapprochement entre les chercheurs et leur objet d’étude, qui se transforme en sujet, en plus de favoriser des méthodes de recherche plus souples. À travers la RAP, la recherche peut se faire autrement, à savoir de manière moins codifiée et ritualisée que la recherche classique (Mayer et al., 2000 : 288). En développant des solutions innovantes et des connaissances nouvelles, elle vise l’alimentation de la pratique, mais elle se nourrit aussi de cette dernière en considérant les acteurs, les logiques, les dynamiques et les conséquences dans son processus. La RAP offre aux intervenants en prévention une démarche réflexive sur leur travail, les amenant à mieux l’orienter et le transformer.

La RAP met l’accent sur des valeurs et des principes comme la justice sociale, l’empowerment et l’autonomie. Dans ce sens, elle se rapproche d’une philosophie de recherche. Concrètement, l’un de ses objectifs est de « donner le pouvoir aux communautés à travers la mobilisation et l’utilisation de leur propre expertise » (Blangy et al., 2010 : 72). Les savoirs locaux et universitaires sont considérés comme étant complémentaires. Pour Fals-Borda (1987 : 332), la combinaison des types de savoir académique et expérientiel ou populaire permet une description de la réalité plus fidèle – et potentiellement la création d’une nouvelle forme de savoir qui n’est pas le monopole d’une classe d’individus. Selon Evans et al. (2009 : 4), une RAP implique des engagements : un engagement visant la transformation sociale, un engagement à prendre en compte et à honorer l’expérience vécue ainsi que les savoirs des gens concernés par la recherche, un engagement à la collaboration et à la remise en question des structures de pouvoir. Le pouvoir décisionnel au cœur du processus de recherche n’est pas entre les mains des chercheurs universitaires. Il est partagé avec la communauté impliquée. Ainsi, la RAP a pour objectif de remettre en question les structures de pouvoir traditionnel et les structures sociales oppressives. De plus, la recherche est entendue comme étant un bénéfice partagé entre la communauté et les chercheurs (Brydon-Miller, 2001 ; Roberts et Dick, 2003).Ces quelques caractéristiques de la RAP permettent de constater les objectifs sociaux inclus dans la démarche. Compte tenu des valeurs qui la sous-tendent et de ses objectifs, cette approche nous apparait tout à fait adaptée dans le cadre de recherches menées avec des populations oppressées.

Dans le cadre de notre étude, la RAP nous a permis d’effectuer une étude visant la prévention de la sécurité routière autrement qu’en vase clos, c’est-à-dire en traitant les populations cibles comme de simples objets d’étude. Nous voulions mettre sur pied des initiatives en collaboration avec les acteurs concernés et, par le fait même, en faire des sujets participants activement au processus de recherche. La recherche devait avoir des impacts concrets sur la réalité vécue par les membres des communautés ciblées. Il était donc primordial que celles-ci soient impliquées. Indirectement, une telle démarche visait à développer et à renforcer des partenariats respectueux entre les universités et les communautés autochtones, favorisant ainsi le partage des connaissances.

Généralement, les techniques de cueillette de données quantitatives ne sont pas préconisées dans les RAP, mais on retrouve quelques exemples de recherches qui ont utilisé une approche quantitative (Goyette et Lessard-Hébert, 1987 ; Lavoie et al., 1996). Pour notre part, nous avons choisi un processus méthodologique à la fois quantitatif et qualitatif. La plupart de nos choix ont été motivés par le désir de faire participer au maximum les communautés autochtones ciblées. Les deux études de cas sélectionnées (Lac-Simon et Kitcisakik) se sont déroulées en trois temps : une première phase quantitative avec la distribution d’un questionnaire, une deuxième phase qualitative consistant en la mise sur pied d’un programme d’intervention développé avec les membres des communautés et une troisième phase quantitative où le questionnaire de la phase initiale a été redistribué afin de savoir si les changements comportementaux étaient observables à la suite du programme d’intervention. Cette double approche (quantitative et qualitative) a été sélectionnée puisqu’elle nous permettait d’évaluer l’efficacité du programme d’intervention, mais aussi de construire une base de données offrant un portrait des habitudes de conduite des membres des communautés autochtones sélectionnées. Les différentes phases de la recherche ne sont pas nécessairement séparées : des données qualitatives ont aussi été récoltées lors des phases quantitatives puisqu’en distribuant les questionnaires nous avons eu des conversations avec les participants. Dans le cadre de cet article, nous allons nous concentrer sur la deuxième phase de la recherche, soit celle avec une approche qualitative. Plus particulièrement, nous analyserons les choix faits par les communautés au cours du processus de création de leur programme d’intervention.

Il faut noter que malgré le fait que notre méthode se voulait des plus inclusives, la communauté a surtout participé à l’étape « action » de la recherche, soit au moment de développer et de mettre en place un programme d’intervention. Nous avons collaboré avec un membre de la communauté pour la deuxième récolte de données à Kitcisakik et l’un des assistants de recherche (étudiant diplômé) pour l’étude à Lac-Simon était membre de la communauté, mais ce sont aussi des assistants de recherche allochtones qui ont effectué la collecte. Quant aux analyses des résultats de recherche, elles ont été faites par les assistants allochtones et les chercheurs[15].

Considérations éthiques

Les lignes directrices canadiennes qui régissent l’éthique de la recherche avec des êtres humains sont contenues dans l’Énoncé de politique des trois Conseils (EPTC, mis à jour en 2010 à EPTC 2), un document de politique publié par les trois organismes scientifiques subventionnaires fédéraux (CRSNG, IRSC, CRSH). Les établissements universitaires qui reçoivent un financement fédéral acceptent de respecter ces directives, qui englobent toutes les recherches menées par les professeurs, le personnel et les étudiants, peu importe où la recherche a lieu. La dernière version des directives de l’EPTC 2 précise également les attentes spécifiques de recherches menées avec les Premières Nations. Les lignes directrices prient notamment les chercheurs qui ont l’intention de s’engager dans la recherche sur ou avec les Premières Nations de développer une relation formelle avec chaque communauté concernée par la recherche. Ces chercheurs doivent aussi veiller à ce que toutes les composantes de l’étude soient menées de manière collaborative, respectueuse et bénéfique pour les Premières Nations.

Pour veiller à ce que notre étude nationale approche toutes les communautés des Premières Nations concernées d’une manière respectueuse et que chaque équipe de recherche locale soit sensible à la communauté spécifique qui a accepté de s’engager dans le projet, un protocole de recherche a été mis au point. Ce dernier pouvait être modifié afin de répondre aux attentes convenues entre les chercheurs et chaque communauté ciblée. Le protocole de recherche décrit la relation entre les chercheurs et la communauté, la nature du projet ainsi que les attentes de bénéfices tangibles pour la communauté. Chaque protocole de recherche a été signé par le chercheur et la communauté, ce qui représentait l’établissement d’une relation et un accord de confiance formel entre le chercheur et la communauté. Les protocoles de recherches signés ont été soumis à la fois au comité d’éthique de la recherche de l’Université de Windsor, qui était le comité principal pour l’ensemble du projet national, et au comité d’éthique de la recherche de l’université de chaque équipe de recherche locale.

Pour le cas particulier de la recherche à Kitcisakik, le projet de recherche a d’abord été présenté aux membres du conseil de bande de la communauté. Celui-ci a été approuvé et une autorisation formelle a été formulée par la communauté, ce qui nous a permis d’obtenir un certificat d’éthique de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue. Par la suite, chaque individu remplissant un questionnaire acceptait par sa participation de prendre part à l’étude. La première feuille de chaque questionnaire expliquait le projet, les considérations éthiques (possibilités de retrait, anonymat, etc.) et offrait aux participants les moyens d’entrer en contact (courriel, adresse, téléphone) avec l’un ou l’autre des responsables de l’étude. Les participants pouvaient garder cette feuille.

Les jeunes : une préoccupation au cœur des programmes d’intervention[16]

Les programmes d’intervention

Pour chaque programme d’intervention, la participation des membres de la communauté autochtone était primordiale puisqu’ils sont les mieux placés pour identifier les enjeux de leur communauté, pour déterminer les comportements à cibler et pour proposer des idées d’activités de prévention pertinentes et significatives pour leurs pairs. Ils ont donc été considérés comme des experts de leur réalité. La présentation des deux démarches développées à Kitcisakik et à Lac-Simon permet de constater que bien que les moyens d’intervention envisagés ont été différents selon la communauté, un intérêt commun est observable : la sécurité des enfants.

À Lac-Simon, plusieurs rencontres avec une demi-douzaine d’Anicinabek membres de la communauté ont eu lieu entre décembre 2013 et mars 2014. Très tôt dans le processus, ces collaborateurs ont manifesté leur désir de travailler principalement avec les jeunes et donc de cibler la réduction des blessures chez ces derniers. De ce fait, nous avons ajouté des questions concernant la sécurité à vélo au programme d’intervention visant à la sensibilisation à la sécurité routière en général. Nous avons aussi mis l’accent sur les dispositifs de sécurité pour enfants (siège d’auto, siège d’appoint, ceinture de sécurité et casque de vélo). Durant la semaine de sensibilisation à la sécurité routière qui a été organisée en mars 2014, les activités ont principalement été organisées à l’intention des enfants. Des assistants de recherche allochtones et des parents anicinabek volontaires ont animé les ateliers. Nous avons collaboré avec l’école primaire de la communauté. Avec chaque groupe de jeunes, une période de temps a été consacrée au transfert d’informations en lien avec la sécurité routière et une activité interactive a suivi. Cela avait pour objectif d’impliquer les jeunes dans le processus d’apprentissage. Les plus jeunes, ceux de la maternelle à la deuxième année, ont été invités à effectuer un dessin de leur choix en lien avec la sécurité routière sur la forme découpée de leur main. Quant aux plus vieux, ceux de la troisième à la sixième année, ils ont confectionné de fausses contraventions. Sur celles-ci, ils devaient dessiner un comportement de conduite dangereuse (ne pas attacher sa ceinture, conduire trop rapidement, etc.). Ils étaient ensuite encouragés à remettre cette contravention à une personne de leur entourage qu’ils verraient faire ce comportement dangereux. L’objectif était que les jeunes transfèrent les connaissances acquises à leur entourage. Ils devenaient ainsi des acteurs centraux dans la diffusion des connaissances. La semaine de sensibilisation s’est terminée par une grande marche dans la communauté. Environ une centaine de personnes y ont participé. Cette marche visait à sensibiliser la communauté aux risques de blessures. Les enfants participants avaient d’ailleurs préparé des slogans en lien avec ce sujet. Toujours dans l’objectif d’augmenter la sécurité des enfants dans la communauté, les parents ont pu assister à une démonstration de la police communautaire qui a montré la bonne façon d’installer un siège d’auto. Pendant cette semaine, 100 casques de vélo et 26 sièges d’appoint pour enfants ont été gratuitement distribués.

À Kitcisakik, le processus visant à déterminer les besoins et les intérêts de la communauté a été plus informel. À plusieurs reprises, notre équipe s’est rendue dans la communauté afin de consulter les habitants rencontrés au hasard dans la rue, au centre de santé, au dépanneur et dans d’autres lieux communs fréquentés par la population. Il faut noter qu’en raison de la distance géographique séparant la communauté de la ville, il ne nous était pas possible d’y être aussi souvent qu’à Lac-Simon. Par ailleurs, les membres de la communauté de Kitcisakik ont plus de facilité à s’engager dans des activités informelles que formelles. L’étude de cas à Lac-Simon ayant eu lieu avant celle à Kitcisakik, nous avions l’intention de proposer à cette dernière communauté de travailler avec les jeunes, un peu comme ce fut le cas à Lac-Simon. Le désir d’accroître la sécurité des enfants était aussi très vif à Kitcisakik, mais, lorsque l’on proposa des activités pour les enfants aux habitants, ces derniers trouvaient la cible des interventions trop restreinte. Ils nous ont proposé de développer un programme qui ciblerait les jeunes, mais où l’ensemble des générations serait impliqué. L’idée d’organiser une soirée communautaire pendant laquelle le jeu serait central nous a aussi été proposée[17]. Deux journées d’activités ont finalement été prévues. La première s’adressait principalement aux adultes. En avant-midi et en après-midi, les parents ont été rencontrés à l’entrée de l’école primaire et de la garderie. Avec l’aide de la Sûreté du Québec, nous avons abordé les parents afin de vérifier l’installation de leur siège d’auto. La façon sécuritaire d’installer ce dispositif leur a été enseignée lorsque nécessaire. Il était également possible de mesurer les enfants afin de déterminer s’ils devaient toujours utiliser un siège d’appoint. Au cours de la journée, une cinquantaine d’enfants ont été mesurés et environ une trentaine de sièges d’auto ont été vérifiés. Cette même journée, à l’heure du dîner, un jeu-questionnaire portant sur la sécurité routière a été animé par le personnel de la Sûreté du Québec. Les participants anicinabek pouvaient répondre aux questions à l’aide d’une manette électronique. Un tirage a permis d’offrir une vingtaine de sièges d’appoint à des parents de la communauté ayant participé aux activités du programme d’intervention. Lors de la deuxième journée du programme d’intervention, les activités visaient directement les enfants de l’école primaire. Dans chacune des classes, des activités interactives ont eu lieu. Comme à Lac-Simon, chaque groupe participait à une période de transfert des connaissances faite de manière ludique (vrai ou faux, etc.) et à une période d’action. Les plus jeunes ont effectué du bricolage en lien avec la sécurité à vélo et les plus âgés (troisième année et plus) ont confectionné de fausses contraventions, un peu comme à Lac-Simon. Dans chacune des classes, des casques de vélo ont été distribués suite à un tirage (une vingtaine au total).

Ce que nous disent les programmes d’intervention

La sécurité des enfants était l’enjeu principal dans les deux communautés. Les participants de Lac-Simon interrogé à propos des méthodes qu’ils voulaient adopter ont suggéré que la communauté travaille collectivement à sensibiliser les enfants en développant principalement des activités qui leur étaient destinées. De plus, des adultes anicinabek se sont impliqués dans l’animation des ateliers, ce qui témoigne d’un engagement communautaire à l’égard de la sécurité routière. À Kitcisakik, les participants questionnés sur le type d’intervention qu’ils préféraient nous ont dit vouloir mettre à profit la communauté et faire collaborer toutes les générations pour atteindre son objectif. Malgré les différences dans les approches, ces choix nous révèlent un mode d’éducation particulier : les enfants ainsi que leur éducation sont une responsabilité collective. Cela rejoint la description de l’éducation chez les Anicinabek faite précédemment.

Dans les deux communautés, les plus âgés avaient à cœur la sécurité des jeunes, ce qui renvoie à une valeur décrite plus tôt : la responsabilité collective des enfants. Nous avons aussi observé le désir de développer les compétences parentales documentées par Bourdelaix-Manin et Loiselle (2011) à Kitcisakik durant la participation des parents aux activités de sensibilisation sur l’utilisation sécuritaire des sièges d’auto pour enfants. Certains parents de Kitcisakik voulaient apprendre à attacher de manière sécuritaire les sièges d’auto de leurs enfants. Leur participation au jeu-questionnaire peut aussi aller dans ce sens. En effet, on peut penser que les participants avaient le désir d’acquérir de nouvelles connaissances notamment afin de garantir une plus grande sécurité à leurs enfants.

L’analyse du déroulement des activités de prévention est également révélatrice. Les parents ont manifesté le désir de vérifier la nécessité d’utiliser un siège d’appoint pour leurs enfants afin de leur garantir une meilleure sécurité. Il est possible de percevoir chez les participants à l’étude une forme d’apprentissage par essais-erreurs. Pensons à la vérification du respect des standards de sécurité pour les sièges d’auto ainsi que la manière dont les parents les avaient installés dans leur voiture. Ces parents avaient tous fait une première tentative en ayant choisi un siège d’auto et en l’ayant installé. Suite à des conseils et à des explications concernant la pertinence d’immobiliser complètement le siège, par exemple, ils ont été appelés à effectuer une deuxième tentative lorsque leur siège n’était pas installé de manière sécuritaire.

Maintenant que l’argument du manque d’intérêt pour la sécurité des jeunes enfants anicinabek a été réfuté comme cause de la sous-utilisation des sièges d’auto pour enfants, nous aimerions aborder une autre piste explicative qui nous apparait plus pertinente et qui regroupe divers facteurs sociaux.

La pauvreté : un enjeu important pour la sécurité routière

La faible utilisation des sièges d’auto par les Autochtones est un phénomène qui semble attribuable à des situations contingentes plutôt qu’à des comportements intentionnels associés à de la négligence. Par exemple, le faible revenu des ménages semble avoir des impacts sur l’utilisation de ce dispositif de sécurité. Pendant notre recherche, il nous a été confié à plusieurs reprises dans les deux communautés que les familles anicinabek n’avaient simplement pas de siège d’auto à leur disposition. Certaines d’entre elles s’échangent donc occasionnellement un siège d’auto selon les besoins de chacun. La police communautaire de Lac-Simon nous a également expliqué que plusieurs des sièges d’auto utilisés par les membres de la communauté ne respectaient plus les standards de sécurité actuels, ce dont nous avons été témoins à Kitcisakik lors de la vérification des sièges. On peut supposer que l’utilisation d’un siège usagé reçu d’une connaissance est due à un faible revenu. Il est aussi possible que certains parents achètent des sièges d’auto d’occasion afin de réduire les coûts d’achat[18]. Bien que ces choix ne soient pas sous-tendus par de mauvaises intentions, l’utilisation d’un siège d’auto pour enfants datant de quelques années, qui, par exemple, n’a pas d’ancrage permettant de le fixer à l’un des sièges arrière de l’automobile, réduit grandement l’efficacité du dispositif de sécurité. Bien que la pauvreté ne soit pas le seul facteur explicatif de la sous-utilisation des sièges d’auto pour enfants, il s’agit probablement d’un des principaux éléments qui influence le choix, voire la possibilité, de les utiliser.

Considérant que Lac-Simon et Kitcisakik ne sont pas situées dans des environnements urbains, la sous-utilisation des sièges d’auto pour enfants est d’autant plus risquée. Les Anicinabek résidant dans ces deux communautés doivent faire des allers-retours constants dans les villes environnantes pour se procurer la plupart de leurs biens de consommation et divers services. Lac-Simon a depuis peu une épicerie sur son territoire, mais ce n’est pas le cas de Kitcisakik. Les déplacements quotidiens sont également inévitables pour ceux qui ont un emploi hors de la communauté. Quant à l’éducation, dès le secondaire les jeunes de Kitcisakik doivent sortir de la communauté pour poursuivre leur cursus scolaire. À Lac-Simon, il y a une école secondaire, mais les jeunes désirant poursuivre des études postsecondaires doivent se rendre en ville. Ainsi, on peut supposer que la fréquence des déplacements augmente les risques de blessures causées par des collisions de véhicules motorisés. La pauvreté, en tant que facteur influençant le taux d’utilisation des sièges d’auto pour enfants, est donc encore plus problématique pour les communautés autochtones isolées. Les familles n’ayant pas de voiture ou de siège d’auto pour enfants doivent compter sur le bon vouloir de leur entourage pour se déplacer. Trop souvent, des parents font le choix de ne pas utiliser de siège d’auto, préférant aller chercher de la nourriture en ville plutôt que d’attendre une autre possibilité de covoiturage qui leur permettrait d’utiliser un siège d’auto.

Il faut dire que le lien entre la pauvreté et le risque de blessures n’est pas souligné seulement dans le cadre d’études portant sur la sécurité routière. Par exemple, le World Report on Child Injury Prevention (Peden et al., 2008) fait ce lien et montre que le fait de vivre dans un contexte de pauvreté amène souvent les enfants à courir un plus grand risque de subir des blessures non intentionnelles, notamment parce qu’ils ont moins tendance à bénéficier des mesures de protection. Marmot et al. (2008) expliquent que les individus les plus pauvres, même s’ils ne sont pas les seuls à avoir une santé à risque, ont des taux plus élevés de maladies et de mort prématurée. Cet article ne traite pas particulièrement des populations autochtones, mais il met de l’avant le rapport entre le statut socioéconomique des individus et leur santé. Dans un article datant de 2008, Sarche et Spicer traitent de cette même problématique chez les Autochtones en particulier. Selon eux, les Autochtones des États-Unis et de l’Alaska sont plus susceptibles d’être pauvres que la population en général. Ils sont aussi plus à risque d’avoir une mauvaise santé et de subir divers types de blessures. Plus précisément, en comparaison avec les enfants noirs et blancs (traduction de « black and white »), les enfants Autochtones sont plus à risque de subir des blessures mortelles causées par des accidents de véhicules motorisés, des accidents de piétons et des suicides (Sarche et Spicer, 2008 : 128). Bref, ces études appuient notre démonstration. Tout comme d’autres déterminants sociaux de la santé, tel l’accès aux services de santé, la pauvreté fait en sorte que les enfants des deux communautés avec qui nous avons travaillé n’ont pas nécessairement accès en tout temps à une bonne sécurité lors de déplacements routiers.

De la parentalité à la sécurité routière

En faisant l’analyse de notre démarche de recherche sous un angle nouveau, soit celui de la conception de la famille chez les Anicinabek, nous avons abordé des enjeux comme l’apprentissage des habiletés parentales, le type d’éducation privilégié, l’espace symbolique occupé par les enfants, et nous avons démontré la pertinence des recherches engagées ainsi que la participative active des communautés dans une telle démarche. Nous avons exploré une conception partagée de l’éducation dans les deux communautés ciblées, soit celle de la responsabilité collective des enfants. La place importante accordée aux enfants ainsi que le fait que ce ne soient pas seulement les parents des enfants qui en aient la responsabilité ont pu être respectés et être mis à profit dans le cadre de notre recherche. En adoptant une approche et une méthodologie de recherche-action participative, nous mettions entre les mains des communautés les pouvoirs décisionnels ; elles avaient ainsi le potentiel de choisir le mode de transmission des connaissances qui était mieux adapté à leur réalité. Positionner les enfants au cœur des programmes d’intervention et mobiliser l’ensemble de la communauté dans l’objectif de réduire les blessures causées par des accidents de véhicules motorisés respecte le principe voulant que les enfants aient une place importante dans les communautés et que celles-ci se doivent de se mobiliser pour leur garantir un milieu de vie plus sécuritaire.

Nous avons choisi une approche éducative plutôt que punitive, adoptant une attitude valorisante afin de promouvoir les capacités parentales ainsi que les compétences individuelles de chacun. La recherche n’avait pas pour objectif de réprimander les Anicinabek et de leur dicter les comportements à adopter, mais plutôt de les amener à constater l’importance de la sécurité routière, notamment en mettant l’accent sur l’impact qu’elle peut avoir sur la vie de leurs jeunes. L’autonomie de chacun a ainsi été respectée. Tous, par l’acquisition de connaissances, devaient être à même de changer leurs habitudes de conduite et leur façon d’utiliser les dispositifs de sécurité pour leurs enfants lorsque nécessaire. La participation volontaire des individus nous permettait aussi de respecter la valeur de non-ingérence dans la vie d’autrui généralement respectée par les Anicinabek et qui va de pair avec la valeur de l’autonomie.

Même si ce type de démarche demande une plus grande implication de la part des chercheurs et qu’elle nécessite l’établissement d’une relation de confiance entre l’équipe de recherche extérieure et la communauté, le processus permet de se dégager d’une attitude paternaliste. Cela apparait aussi dans le fait que les communautés ainsi que leurs membres étaient considérés comme des composantes essentielles dans la recherche et que leurs savoirs étaient valorisés. En tenant compte des savoirs locaux et des particularismes culturels, le type d’éducation privilégié par la recherche se distancie du type d’éducation privilégié par les pensionnats indiens ainsi que par un certain nombre d’intervenants sociaux. Les compétences des participants autochtones ont été mises à profit et leurs caractéristiques culturelles comme l’usage de l’humour ont été utilisées afin d’ancrer les programmes d’intervention dans l’environnement des personnes touchées. En respectant aussi les modes de transfert de connaissances (collectif et interactif) et d’acquisition des connaissances (observation et essais-erreurs), la démarche se voulait positive.

Conclusion

En passant par la présentation d’un bref historique de la scolarisation des enfants autochtones et plus précisément celle des Anicinabek de Lac-Simon et de Kitcisakik, il a été question des modes d’acquisition des connaissances ainsi que des façons de concevoir la famille en milieu anicinabe. Dans le cadre de l’étude sur l’implantation d’une école primaire dans la communauté de Kitcisakik citée plus tôt, les chercheurs ont observé la volonté des adultes à développer leurs aptitudes parentales. Notre recherche permet elle aussi de mettre de l’avant cette volonté. Notre recherche et la démarche adoptée à travers les études de cas canadiennes ont ensuite été présentées. Bien qu’elle se déroule dans plusieurs communautés amérindiennes, nous avons présenté seulement les études de cas s’étant déroulées au Québec. La méthodologie privilégiée, soit la recherche-action participative, a été exposée et nous avons mis l’accent sur la façon dont les interventions ont été construites. Bien que le programme d’intervention varie d’une étude de cas à l’autre vu que les modalités sont choisies par les communautés, les trois étapes de recherche sont les mêmes : une phase qualitative caractérisée par l’action qui est précédée et suivie d’une phase quantitative visant à mesurer l’efficacité des programmes d’intervention co-constitués.

La comparaison des deux études de cas sélectionnées pour cet article a permis de souligner certains éléments communs qui nous ont amenés à une conclusion générale : ce n’est pas par manque d’intérêt pour la sécurité de leurs enfants que certains parents anicinabek, et plus largement autochtones, n’utilisent pas de siège d’auto ou utilisent des sièges non adéquats. Au contraire, la sécurité des jeunes dans les communautés anicinabek était une préoccupation importante et tous avaient à cœur d’améliorer cet aspect de leur environnement de vie. L’analyse des choix faits par les collaborateurs locaux dans le processus de création des programmes d’intervention a permis de mettre en lumière certains éléments, notamment que la jeunesse est une composante centrale des communautés de Lac-Simon et de Kitcisakik. Les jeunes anicinabek semblent être un moteur de changement amenant les plus âgés à acquérir des connaissances et à modifier certaines habitudes comportementales. Nous avons vu que les parents démontraient une volonté de mieux connaître les risques de blessures encourues lors de la conduite de véhicules motorisés et qu’ils voulaient développer des moyens pour les réduire, comme l’utilisation adéquate des sièges d’auto pour enfants.

L’implication de la jeunesse ainsi que la mobilisation des rapports intergénérationnels au sein du processus visant la transformation sociale individuelle et collective en ce qui a trait à la sécurité routière ont été privilégiées par les communautés auxquelles nous nous sommes attardées. Ainsi, il semble juste d’affirmer qu’encore aujourd’hui la responsabilité des enfants est collective. De plus, à partir de nos résultats de recherche dans les communautés de Kitcisakik et de Lac-Simon, mais aussi de ceux obtenus dans d’autres études de cas incluses dans l’étude canadienne, nous avons montré que le faible revenu apparait comme une piste pouvant expliquer la sous-utilisation des sièges d’auto pour enfants chez les Autochtones. Il s’agit d’une situation où plusieurs facteurs sont impliqués. Il serait intéressant de se pencher sur les relations que les Autochtones entretiennent avec le système étatique, c’est-à-dire voir si dans certains cas la non-utilisation des dispositifs de sécurité lors de la conduite de véhicules motorisés peut être interprétée comme une forme de résistance face à un système de lois imposé.