Abstracts
Résumé
Les violences sexuelles ont été reconnues comme un problème social au cours des années 1970 et 1980 à la faveur des mobilisations sociales féministes et de leur relais législatifs. Les différentes statistiques françaises sur les violences sexuelles montrent toutes une tendance à l’augmentation depuis le début des années 1980, que ces statistiques proviennent de sources administratives (police, justice), de données d’enquêtes ou des associations d’assistance aux victimes de violences sexuelles. Une analyse détaillée de ces données permet de mettre en évidence le rôle central des violences sexuelles subies par des mineurs, particulièrement au sein de la famille, dans cette augmentation. Ces violences, qui font depuis le milieu des années 1990 l’objet d’une attention croissante de la part des médias et des politiques publiques où elles incarnent souvent le crime absolu, semblent plus fréquemment que les autres formes de violence sexuelles donner lieu à des déclarations, de la part des victimes aussi bien que des divers intervenants de l’enfance. Ainsi, l’augmentation importante des condamnations entre le début des années 1980 et les années 2000 est principalement le résultat de l’augmentation des condamnations pour viols par un ascendant ou une personne ayant autorité sur la victime et pour viols sur mineurs de moins de 15 ans.
Mots-clés :
- violences sexuelles,
- abus sexuels,
- violences intrafamiliales,
- statistiques publiques
Abstract
Sexual violence was recognized as a social problem in the 1970s and 80s thanks to efforts by feminists on social and legal fronts. Various statistics in France on sexual violence—whether from administrative sources (police, courts), from survey data, or from organizations that assist victims of sexual violence—all show an upward rise since the early 1980s. A detailed analysis of these data highlights the central role that sexual abuse of minors, especially within the family, plays in this increase. This type of violence—which, since the mid-1990s, has received increasing attention from both the media and politicians and is often deemed the ultimate crime—seems to be more frequently reported than other forms of sexual violence, both by victims and by various child protection workers. The significant increase in convictions between the early 1980s and the 2000s is therefore primarily due to an increase in convictions for rape by a relative or by a person of authority and for rape in which the victim is under the age of 15.
Keywords:
- sexual violence,
- sexual abuse,
- intrafamily violence,
- government statistics
Article body
Les violences sexuelles sur les enfants constituent de nos jours une forme de crime absolu. Pourtant, les mouvements sociaux féministes des années 1970, qui ont conduit à constituer le viol et les violences sexuelles comme un problème social, ont centré leurs revendications sur les violences subies par les femmes adultes ou adolescentes. Ce n’est qu’au cours des années 1980 que les violences sexuelles sur les enfants, et notamment celles commises au sein de la famille, émergent dans les témoignages de victimes et sont l’objet d’une médiatisation importante. Laurie Boussaguet (2009) a montré le rôle prépondérant joué par les associations et militantes féministes contre le viol dans l’émergence des violences sexuelles sur enfants comme problème social. Des dispositions législatives spécifiques ont été adoptées pour traiter ce problème particulier : la loi de 1989 sur la protection de l’enfance a modifié une première fois la de prescription en cas de viol par ascendant ou par personne ayant autorité : le délai de 10 ans se calcule désormais à partir des 18 ans de la victime et non à partir des faits. En 1992, la première enquête sociodémographique comportant des questions sur les violences sexuelles au cours de la vie, l’Analyse des comportements sexuels en France (ACSF), a montré le poids important des violences sexuelles subies avant 18 ans et des violences commises par une personne connue, notamment appartenant à la famille (Bozon, 1993)
La représentation des violences sexuelles sur enfants, d’abord centrée sur les violences incestueuses, est dominée dans les années 1990 par la question de la « pédophilie », au fur et à mesure que de nouveaux acteurs politiques émergent, notamment les associations de protection de l’enfance, et à la faveur de certaines affaires particulièrement médiatisées, telles que l’affaire Dutroux par exemple (Boussaguet, 2009 ; Doron, 2010). Les années 1990 ont ainsi été marquées sur le plan statistique par la création de l’Observatoire national de l’enfance en danger (ONED) qui publie les statistiques de l’Aide sociale à l’enfance relatives aux maltraitances, dont les violences sexuelles. Parmi les différentes formes de violences sexuelles, les violences sexuelles sur les enfants sont celles qui génèrent le plus d’effroi. Les représentations médiatiques accordent une place importante à la figure du pédophile alors que les enquêtes montrent qu’une grande part des violences se produit au sein de la famille ou dans l’entourage proche. Dans l’ACSF, 59 % des femmes et 67 % des hommes qui déclarent des violences sexuelles disent les avoir subis avant 18 ans (Bajos et Bozon, 2008 : 389). Parmi les femmes ayant déclaré des rapports forcés avant 18 ans dans l’enquête CSF, 20 % des 18-39 ans et 27 % des 40-69 ans ont déclaré que l’auteur des rapports était le père ou le beau-père[1] ou un autre membre de la famille. Les violences sexuelles au sein de la famille sont très fréquemment des violences répétées, si rien ne vient mettre fin aux agissements de l’agresseur, et dans la mesure où il est difficile pour les très jeunes victimes d’en parler.
Progressivement, la cause des violences sexuelles contre les enfants se détache de la cause des violences contre les femmes, notamment quant aux acteurs responsables de sa prise en charge (Delage, 2014). Pourtant, malgré quelques dispositions législatives spécifiques, les deux phénomènes font l’objet d’un même arsenal législatif, et sont traités par les mêmes appareils statistiques. D’ailleurs, la majorité des publications sur les violences sexuelles françaises mêle violences sur mineur(e)s et sur majeur(e)s, contrairement à ce que l’on observe dans d’autres pays où les Child Abuse Studies constituent un champ de recherche autonome.
La « découverte[2] » des violences sexuelles sur enfants se retrouve dans les divers enregistrements statistiques des violences sexuelles mis en place à partir des années 1970 par les institutions qui prennent en charge les victimes (police, justice, associations d’aide aux victimes). Ces divers enregistrements montrent une tendance longue à l’accroissement depuis l’émergence de la problématique des violences sexuelles sur la scène publique au cours des années 1970. Par exemple, le nombre annuel de plaintes pour viol est passé d’environ un millier au début des années 1980 à environ 10 000 au cours des années 2000. L’objet du présent article est d’interroger dans quelle mesure la publicisation différée et la construction comme deux problèmes sociaux distincts des viols sur adultes et des violences sexuelles sur enfants a affecté la mesure par l’État de ces phénomènes, ainsi que leur prise en charge par les services de l’État (police, justice, aide sociale à l’enfance, associations) ? Et en retour, dans quelle mesure l’unicité de la catégorie légale et statistique contribue-t-elle à la visibilité ou à l’invisibilité des différentes formes de violences et de victimes et de leur évolution respective ?
Les analyses statistiques présentées dans cet article s’appuient sur deux types de matériaux : d’une part les données administratives de la police, de la justice et de l’aide sociale à l’enfance, pour lesquelles nous avons collecté les statistiques annuelles dans les différentes publications produites par les administrations ; d’autre part une base de données constituée par nos soins à partir des appels passés au numéro anonyme et gratuit SOS Viols Femmes Informations.
Les données administratives de la police et de la justice font l’objet de publications annuelles dont nous avons extrait les informations relatives aux viols et aux agressions sexuelles, en fonction si possible de l’âge des victimes et du contexte des violences. Nous présentons ces données en détail dans la première partie, avant de discuter des informations disponibles dans les publications statistiques relativement à l’âge des victimes et au caractère intrafamilial des violences. Les analyses de l’évolution des enregistrements des violences sexuelles et de la part des violences intrafamiliales ou sur personnes mineures sont en effet limitées par le choix des catégories qui ventilent les données des plaintes ou des condamnations pour viols ou agressions sexuelles. Dans un second temps, nous procédons à une analyse statistique de l’évolution des enregistrements en fonction des éléments disponibles pour tenir compte de l’âge des victimes et du contexte des violences.
Les données constituées à partir des appels passés à la ligne d’écoute et d’aide aux victimes ont été collectées dans le cadre d’une thèse de sociologie (Debauche, 2011), entre juillet et décembre 2007, dans les locaux du Collectif féministe contre le viol. Le numéro anonyme et gratuit SOS Viols Femmes Informations a été lancé le 8 mars 1986 afin de pallier les lacunes de la loi de 1980 relatives à l’accueil et l’information pour les victimes de viol. Chaque appel fait l’objet d’un enregistrement statistique sous la forme d’une fiche synthétique qui permet aux écoutantes de noter les informations importantes concernant les faits rapportés par l’appelant. L’objectif initial de cette démarche est d’éviter aux personnes qui rappellent le Collectif d’avoir à raconter de nouveau leur histoire. De nombreuses informations concernant la personne qui appelle ; la victime si elle est différente ; les faits et leur contexte ; le ou les agresseurs ; les conséquences à court et long terme ; les suites médicales, policières et judiciaires peuvent ainsi être enregistrées. Cependant, les écoutantes ont pour pratique de poser le moins de questions possible, les informations notées sont donc souvent parcellaires et reflètent les préoccupations de la personne qui appellent.
Les fiches synthétiques ont été informatisées en 1998, ce qui a permis d’inclure l’intégralité des fiches pour la période 1998-2006, soit près de 22 000. En ce qui concerne la période 1986-1997, les fiches papier ont été saisies dans la base de données pour un cinquième d’entre elles, soit environ 3 000 fiches. Au total, la base de données comprend l’équivalent de 36 266 appels en appliquant la pondération. Les données ont fait l’objet de nombreux retraitements statistiques dans la mesure où elles n’ont pas été constituées dans un objectif de recherche. Par exemple, le lien entre l’agresseur et la victime fait l’objet d’une saisie en clair par les écoutantes, ce qui conduit à près d’une vingtaine de graphies différentes pour qualifier un beau-père, de même que la période de survenue des violences, alors qu’il existe de très nombreuses façons de situer les faits de violences dans le temps (selon la ou les années, l’âge de la victime au moment des faits, leur durée ou leur fréquence). De ce fait, les informations dont on dispose à propos de chaque appel sont souvent incomplètes. Les analyses portent donc rarement sur l’ensemble des fiches, ce qui limite leur représentativité statistique.
La comparaison de ces statistiques permettra de montrer que l’augmentation des plaintes pour viols a sans doute été permise par la « découverte » concomitante des violences sexuelles sur mineur(e)s. Cette « découverte » a en effet eu un écho important dans les sphères politiques et médiatiques qui a pu favoriser une certaine libération de la parole des victimes, y compris des victimes adultes. Après avoir présenté la façon dont le droit français traite les violences sexuelles, nous présentons dans une deuxième partie les différents enregistrements administratifs des violences sexuelles et leur évolution ainsi que la façon dont ils permettent d’appréhender la place des violences sexuelles intrafamiliales ou, à défaut, des violences sexuelles sur enfants. Dans une troisième partie, nous utilisons les données associatives qui permettent de construire une analyse détaillée des liens entre discours publics sur les violences et déclarations individuelles de ces violences.
1. La prise en compte des violences sexuelles en droit français
Relativement délaissée par les sciences sociales, la question des violences sexuelles a cependant fait l’objet d’assez nombreux travaux historiques, souvent centrés sur les violences sexuelles sur enfants (Vigarello, 1998 ; Sohn, 1989 ; Ambroise-Rendu, 2003 et 2009). Ces travaux ont montré que les victimes de viol et plus généralement de violences sexuelles ont longtemps été condamnées au silence. Le viol était en effet plutôt envisagé comme une atteinte aux moeurs ou à l’honneur des familles que comme un crime contre des personnes. Afin d’éviter leur stigmatisation et celle de leur famille, les victimes étaient sommées de taire les violences subies sauf dans certains cas particuliers. Quand les violences faisaient l’objet d’une plainte, les arrangements financiers étaient fréquents pour éviter les procès, et les condamnations très rares (Vigarello, 1998).
Le mouvement féministe des années 1970 a profondément modifié cet état de fait, à la fois en transformant l’image et la place des femmes dans la société française, et en faisant du traitement social du viol et des violences sexuelles un objet spécifique de revendications. Centré sur les questions de l’intime, le mouvement des femmes a permis de mettre sur la place publique des problèmes tels que l’avortement, la sexualité, la maternité, mais aussi les violences subies par les femmes, du harcèlement banal et quotidien dans l’espace public aux formes les plus extrêmes que constituent le viol et les violences conjugales.
Concernant les violences sexuelles, le mouvement féministe a contesté la façon dont les victimes étaient régulièrement mises en cause – accusées d’avoir provoqué les violences ou de ne pas avoir assez résisté –, ce qui conduisait à un faible nombre de plaintes et à un nombre encore plus faible de condamnations. De nombreuses manifestations ont été organisées pour dénoncer le traitement du viol, et l’avocate Gisèle Halimi et l’association Choisir se sont investies dans un procès publicisé comme « le procès du viol » (Choisir, 1978). Sur le plan théorique, la recherche féministe a montré la fonction de contrôle social que joue la violence sexuelle dans les rapports entre hommes et femmes (Hanmer, 1977 ; Guillaumin, 1978). Ces revendications ont été relayées par le législateur dès 1978, avec le dépôt de plusieurs projets de loi visant à réformer les articles du Code pénal traitant du viol et des violences sexuelles.
Jusque-là, le viol était défini par une jurisprudence du XIXe siècle comme « un coït illicite avec une femme qu’on sait ne point consentir ». Cette définition en elle-même posait plusieurs problèmes qu’a résolus en grande partie la définition adoptée dans la loi française du 23 décembre 1980 : « Tout acte de pénétration de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, surprise ou contrainte constitue un viol[3] » (article 222-23 du Code pénal). Ainsi, la loi de 1980 a élargi les actes considérés comme des viols (les autres actes sexuels étant qualifiés d’agressions sexuelles) en abolissant la référence au coït. Elle a permis non seulement la reconnaissance des viols subis par les hommes, mais elle a également défini les circonstances du non-consentement (violence, surprise, contrainte et menace), ainsi qu’elle a autorisé la reconnaissance du viol conjugal (la mention illicite excluait en effet tous les actes commis au sein du mariage)[4].
La nouvelle loi accroît aussi les peines encourues : celles-ci sont de 15 ans dans le cas d’un viol « simple » et de 20 ans dans le cas d’un viol aggravé. De nouvelles circonstances aggravantes ont été envisagées par les législateurs depuis la loi de 1980[5]. La consécration de la prise en compte des violences sexuelles comme des violences interpersonnelles est perceptible dans l’adoption du nouveau Code pénal de 1992 ; de fait, les articles sur les violences sexuelles sont passés du chapitre sur les atteintes aux moeurs au chapitre sur les atteintes aux personnes.
L’arsenal législatif français sur les violences sexuelles se distingue par ailleurs du droit anglo-saxon dans la mesure où le viol désigne aussi bien les actes commis sur des mineur(e)s que sur des majeur(e)s. L’âge de la victime constitue cependant une circonstance aggravante lorsqu’il est inférieur à 15 ans. On peut remarquer que cet âge est différent de l’âge de la majorité légale de 18 ans, ce qui constitue un obstacle à l’analyse statistique du phénomène de la violence contre les enfants sur lequel nous reviendrons. La prise en compte de l’âge des victimes se caractérise également par des délais de prescription différents selon que les violences sexuelles se déroulent avant les 18 ans de la victime ou après. Lorsque la victime est mineure, les délais de prescription sont de 20 à partir de la majorité de la victime ; lorsqu’elle est majeure, ils sont de 10 ans après les faits.
En plus du viol, plusieurs autres qualifications complètent le droit sur les violences sexuelles. Les agressions sexuelles correspondent aux actes de violence sexuelle sans pénétration et sont punies de cinq ans d’emprisonnement. Elles constituent des délits et sont jugées au tribunal correctionnel, alors que le viol est un crime jugé en cour d’assises. Enfin, l’exhibition sexuelle et le harcèlement sexuel constituent d’autres formes de délits sexuels (voir Encadré 1).
2. Quelle visibilité des violences intrafamiliales dans les séries de la statistique publique ?
La loi de 1980 redéfinissant le crime de viol marque la consécration du viol comme problème social et constitue le point de départ d’une statistique sur le viol, au sens d’un enregistrement quantitatif de la prise en charge par l’État du problème (Desrosières, 2005). Les séries statistiques qui se constituent après cette adoption se réfèrent à un objet défini et pris en charge par l’État. C’est d’ailleurs cette prise en charge qui fait l’objet d’un enregistrement, les différentes séries statistiques envisagées ici n’ayant pas pour objet la mesure « objective », « réelle » du phénomène, si tant est qu’elle soit possible. Une grande partie des victimes ne fait pas appel aux différents services assurant la prise en charge des victimes. Les différents travaux sur le sujet estiment ainsi que 80 à 95 % des victimes ne portent pas plainte ni ne font appel à une association (Fougeyrollas-Schwebel et Jaspard, 2002).
Les statistiques étudiées ici relèvent de la statistique publique et plus précisément des données administratives, par opposition aux statistiques d’enquêtes. Les violences sexuelles font l’objet d’enquêtes quantitatives qui permettent d’estimer la proportion de personnes ayant été victimes de violences sexuelles sur une période donnée, le plus souvent au cours de la vie, l’année ou les deux années ayant précédé l’enquête (ACSF, 1992 ; Analyse des comportements sexuels des jeunes, 1995 ; Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France, 2000 ; Baromètre Santé, 2000, 2005, 2010 ; Événements de vie et santé, 2006 ; Contexte de la sexualité en France, 2008 ; Cadre de vie et sécurité, 2007-2013). Ainsi, l’enquête de prévalence la plus récente, CSF, a montré que 20,4 % des femmes et 6,8 % des hommes âgés de 18 à 69 ans déclaraient avoir subi au cours de leur vie une forme de violence sexuelle (attouchements, tentatives de rapports forcés et rapports sexuels forcés) et que les rapports forcés concernent 6,8 % des femmes et 1,6 % des hommes[6] (Bajos et Bozon, 2008). Les auteurs de l’enquête concluent à une augmentation des déclarations de violences sexuelles au cours du temps, signe d’une « libération de la parole » (Bajos et al., 2008), à partir des résultats des données de CSF et de l’Enveff, aux méthodologies proches. Cependant, les nombreuses variations dans la méthodologie des différentes enquêtes interrogeant la survenue des violences sexuelles interdisent une réelle comparaison permettant d’analyser l’évolution des violences sexuelles et des différentes catégories. De plus, les effectifs réduits des personnes déclarant des violences dans les enquêtes limitent les analyses.
2.1. Les statistiques de la police : l’augmentation des plaintes sur le long terme
Le ministère de l’Intérieur a publié chaque année jusqu’en 2006 un recueil statistique intitulé Aspectsdelacriminalitéetdeladélinquanceconstatésen [telle année]. Cette publication a pour but affiché de « fournir les moyens d’une analyse de la criminalité apparente et de doter les services chargés de la lutte contre la délinquance d’un outil leur permettant de situer les problèmes dont ils ont la charge dans le cadre de synthèses territoriales et nationales et, par conséquent, d’orienter leur activité préventive et répressive » (Ministère de l’Intérieur, 2005 : 15). Depuis 2009, c’est l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) qui a pour mission de publier ces données.
Cette source administrative repose sur des critères d’enregistrements identiques depuis 1972 : sont enregistrés tous les faits constatés par procès-verbal transmis au parquet et seulement ceux-là. Les faits qui composent les statistiques policières résultent de la totalisation nationale des états établis par l’ensemble des services de police et des unités de gendarmerie à partir des procès-verbaux. « Il s’agit, en conséquence, de faits bruts retenus en raison des crimes et délits qu’ils sont censés constituer. Ceci explique la différence fondamentale de nature qui existe entre les données ainsi collectées et celles retenues dans les statistiques du Ministère de la Justice » (Ministère de l’Intérieur, 2005 : 16).
Le principal problème posé par la série du nombre de plaintes annuelles pour viol et violences sexuelles réside dans les changements législatifs réguliers intervenus depuis 1972, brisant la continuité statistique, notamment l’adoption de la loi de 1980 qui modifie la définition du viol. Il convient d’analyser l’ensemble des infractions à caractère sexuel que sont les viols et les agressions sexuelles, car « prendre la série des seuls viols comme indicateur des infractions sexuelles commises ou signalées à la police risque […] d’entraîner des erreurs » (Aubusson de Cavarlay, 2003 : 58). Le fait d’intégrer les agressions sexuelles à l’analyse introduit d’autres ruptures dans les catégories. Jusqu’à l’adoption du nouveau Code pénal en 1992, les infractions sexuelles autres que le viol étaient regroupées dans une catégorie « attentat à la pudeur ». Depuis 1995, cette catégorie a été renommée « harcèlement sexuel et autres agressions sexuelles » pour tenir compte à la fois des nouvelles dénominations instaurées par le nouveau Code pénal et de la pénalisation du harcèlement sexuel.
On constate que le nombre de plaintes a fortement augmenté en tendance depuis 1974 (voir Figure 1 : Nombre annuel de plaintes pour viols et agressions sexuelles de 1974 à 2013Figure 1). Le nombre annuel de plaintes pour viol a été multiplié par sept, tandis que le nombre de plaintes pour agressions sexuelles a doublé. Au total, le nombre de plaintes pour violences sexuelles a été multiplié par près de quatre. La tendance à la hausse s’est accentuée à partir de 1987 pour les agressions sexuelles, alors que l’augmentation du nombre de plaintes pour viols était moins marquée. On constate une baisse marquée du nombre de plaintes pour agressions sexuelles à partir de 2004, qui remonte dès 2006, alors que le nombre de plaintes pour viol a plutôt tendance à stagner entre 2002 et 2009 pour se remettre à augmenter légèrement en 2010.
Une baisse similaire a été observée dès la fin des années 1990 à propos des violences sexuelles sur enfants au Canada et aux États-Unis. Les études américaines montrent que cette baisse est observable pour l’ensemble des maltraitances envers les enfants et attribuent cette baisse à une série de facteurs parmi lesquels on retrouve une meilleure identification des violences et une meilleure réponse des services sociaux et judiciaires (Jones et al., 2001 ; Finkelhor et Jones, 2006). Dans le cas du Canada, les analyses des données des services d’aide sociale à l’enfance sont moins concluantes quant à la baisse des cas d’abus sexuels sur enfants, et soulignent le manque de données permettant de mesurer l’évolution des violences (Collin-Vézina etal., 2010). Les processus de déclaration ou d’enregistrement des violences diffèrent toutefois fortement du cas français, ce qui restreint la comparaison.
On constate finalement une augmentation plus rapide des plaintes pour agressions sexuelles dans les années 1990, ainsi qu’une baisse temporaire des crimes et des délits à caractère sexuel au début des années 2000. L’émergence des violences sexuelles sur enfants dans le débat public à la fin des années 1980 a-t-elle conduit à cette augmentation plus rapide des agressions sexuelles, qui concernent plus fréquemment les mineur(e)s que les viols ? La baisse constatée dans les années 2000 touche-t-elle de manière identique les violences sexuelles sur mineur(e)s et sur majeur(e)s ? Et plus généralement, quelle est la place des violences intrafamiliales parmi ces plaintes ?
2.2. L’invisibilité des violences intrafamiliales dans les statistiques des plaintes
Afin de répondre à ces questions, il faudrait pouvoir distinguer les plaintes pour « viols » et pour « harcèlements sexuels et autres agressions sexuelles » selon l’âge des victimes et le contexte dans lequel elles se produisent. Or les statistiques fournies par le ministère de l’Intérieur et par l’ONDRP concernant les plaintes permettent uniquement de les distinguer selon qu’elles concernent des victimes majeur(e)s ou des victimes mineur(e)s. De plus, les discontinuités statistiques ne nous ont permis de reconstituer la série qu’à partir de 1996.
Les violences sexuelles sur mineur(e)s représentent, selon les années, de 57 à 67 % de l’ensemble des plaintes (voir Figure 2). Cette part a d’abord augmenté, pour atteindre un maximum en 1998, avant de diminuer très progressivement au cours des années 2000 et de se stabiliser aux alentours de 60 %. On constate que la part des violences sexuelles sur mineur(e)s est restée élevée tant que le nombre de plaintes augmentait, et qu’elle a sensiblement baissé à partir de 2005, en même temps que le nombre de plaintes diminuait. Globalement, le nombre de plaintes a tendance à évoluer dans le même sens que la part des violences sexuelles sur mineur(e)s, à l’exception de 1998.
Si l’on observe les taux de croissance des violences sur mineur(e)s, sur majeur(e)s et tout âge confondu (voir Figure 6 en annexe), on constate que l’évolution de l’ensemble des violences sexuelles est principalement portée par l’évolution des violences sexuelles sur mineur(e)s, notamment en raison du poids des violences sexuelles sur mineur(e)s parmi l’ensemble des violences. À l’exception des années 2007, 2010 et 2011, où les variations ont été minimes, la tendance de l’évolution des plaintes pour violences sexuelles suit celle des violences sexuelles sur mineur(e)s. On peut ainsi supposer que l’augmentation des plaintes pour violences sexuelle a été portée en partie par l’augmentation des plaintes pour violences sexuelles sur mineurs.
L’évolution des plaintes n’est pas directement liée à celle du nombre de violences sexuelles. La démarche de la plainte n’est pas toujours immédiatement consécutive à la survenue des violences : d’autres facteurs et motivations interviennent dans la décision de porter plainte. Dans le cas des violences sur mineur(e)s, et plus particulièrement encore dans le cas des violences intrafamiliales, la relation qui lie les victimes aux agresseurs fait peser un poids supplémentaire sur la victime dans la décision de porter plainte, puisqu’il s’agit de dénoncer un proche. La honte et la culpabilité, exprimées par les victimes ainsi que le caractère indicible des violences qu’elles ont subies et la peur de ne pas être crues restreignent également chez elles les capacités de dénonciations des violences (Clarac et Bonnin, 1985). Au-delà des déterminants individuels que seule l’analyse biographique des trajectoires de victimes permettrait de dégager, il semble que la dicibilité accrue des violences (Lagrange, 2002), une certaine « libération de la parole » (Bajos et Bozon, 2008), contribue à l’augmentation des enregistrements de violences sexuelles. On peut donc supposer que la grande place accordée par les médias aux affaires de violences sexuelles sur enfants a pu avoir pour effet une plus grande place de celles-ci dans les affaires pénales, ainsi que l’ont dénoncé certains magistrats, notamment au sein du syndicat de la magistrature, qui s’inquiétaient de la place disproportionnée des crimes sexuels au sein des procès d’assises (Alt, 2006).
2.3. Des affaires plus souvent élucidées quand la victime est mineure
Dans une analyse systématique des statistiques institutionnelles relatives aux violences sexuelles, Aubusson de Cavarlay notait : « En 2001, près des deux tiers des infractions sexuelles comptabilisées concernent des victimes de moins de 18 ans. Entre 1995 et 1998, cette proportion a augmenté d’environ 10 points, ceci provenant surtout de la croissance de la part des agressions sexuelles sur mineures de 18 ans » (2003 : 61). Il attribue cette progression à l’augmentation des violences sexuelles intrafamiliales.
Les données publiées par le ministère de l’Intérieur permettent également de connaître la part des faits élucidés, c’est-à-dire des faits pour lesquels le ou les auteurs ont été identifiés. Les faits non élucidés correspondent essentiellement à des viols commis par des personnes inconnues ou très peu connues de la victime, des rencontres récentes, par exemple. Il peut également s’agir d’auteurs ayant pris la fuite et qui ne sont pas retrouvés. Aubusson de Cavarlay a montré que les faits non élucidés représentaient annuellement environ 2 000 plaintes jusqu’à la fin des années 1980, avant d’augmenter lentement jusqu’à 4 000 plaintes annuelles en 1998 et de connaître une croissance plus rapide entre 1999 et 2001, où ils représentaient près de 7 000 plaintes. En 2009, les faits non élucidés ont été au nombre de 2 254, soit un taux d’élucidation de 77,1 %. Le taux d’élucidation est plus important pour les viols commis sur des mineur(e)s : 81,6 %, contre 71,9 % pour les viols commis sur des majeur(e)s. Les plaintes déposées par des mineur(e)s concerneraient ainsi moins souvent des personnes non identifiées que celles déposées par des majeur(e)s. Le poids des violences intrafamiliales parmi les violences sur mineur(e)s explique notamment cette différence, les agresseurs étant de fait plus facilement identifiables par les services de police ou de gendarmerie.
Les plaintes déposées par des mineur(e)s constituent la majorité des plaintes pour violences sexuelles et sont aussi celles qui sont le plus souvent élucidées. Les violences sexuelles sur mineur(e)s représentent ainsi une part croissante des faits transmis à la justice à la suite d’une plainte. L’autre moyen par lequel les faits sont transmis à la justice est celui des signalements par les services sociaux d’aide à l’enfance, qui concernent par définition des violences sexuelles sur mineur(e)s, principalement dans le contexte familial.
2.4. Les données de l’aide sociale à l’enfance : l’augmentation des signalements ?
Les données publiées par les services de la protection de l’enfance permettent de connaître le nombre d’enfants ou d’adolescents confrontés à des violences sexuelles parmi les enfants ou les adolescents maltraités. Les violences sexuelles concernent selon les années de 23,5 % (2005) à 32,8 % (2001) des enfants maltraités pris en charge par les services.
Le nombre d’enfants pris en charge ayant subi des violences sexuelles a fortement augmenté entre 1994 et 1997, passant de 4 500 à 6 800, soit une augmentation de près de 50 %. Ce nombre a ensuite diminué de nouveau en 1998 et 1999, pour redescendre à 4 800. Une nouvelle augmentation a eu lieu au début des années 2000 où il a atteint 5 900, avant de connaître une nouvelle baisse particulièrement marquée depuis 2005. Il a atteint son niveau le plus bas en 2006 avec 4 300 enfants victimes de violences sexuelles.
On peut donc conclure à une relative stagnation entre 1994 et 2006 du nombre d’enfants victimes de violences sexuelles pris en charge au titre de la protection de l’enfance. Malgré des évolutions annuelles parfois importantes, la prise en charge par les services de la protection de l’enfance en raison de violences sexuelles représente environ 5 000 dossiers par an depuis 1994.
Ces éléments ne permettent pas d’estimer le nombre de signalements à la justice pour violences sexuelles. Toutefois, les publications mettent en évidence une augmentation régulière du nombre global de signalements depuis la mise en place des statistiques centralisées en 1994. De plus, la récente recherche sur les dossiers d’assises menée par Le Goaziou montre que malgré la baisse du nombre annuel de plaintes depuis 2006, le nombre de dossiers transmis aux tribunaux continue d’augmenter, confirmant ainsi l’hypothèse d’un accroissement du nombre de dossiers instruits suite à des signalements et échappant ainsi aux statistiques de la police et de la gendarmerie (2011 : 17). En toute logique, ce résultat tendrait même à signifier une proportion croissante de faits portés à la connaissance de la justice au moyen des signalements depuis 2006, ce que les données ne nous permettent pas d’établir.
L’augmentation globale des signalements peut être attribuée à une série de facteurs non exclusifs. Le développement des politiques publiques en faveur de l’enfance maltraitée, attestée notamment par le renforcement du dispositif de détection de la maltraitance, a permis une prise de conscience des acteurs impliqués, notamment les travailleurs sociaux qui, malgré certaines réticences à mettre en action l’appareil judiciaire, ont intégré dans leurs formations et leurs pratiques ces dispositifs (Chapponnais, 2006 : 37). Certaines affaires d’enfants maltraités ont par ailleurs bénéficié d’importantes couvertures médiatiques, dont il a été montré qu’elles avaient une incidence sur le nombre de signalements (Saint-Jacques et al., 2009).
2.5. Les données de la justice : un compte-rendu détaillé de l’activité des tribunaux
Les données émanant des tribunaux et concernant les condamnations ont été centralisées et publiées dès les années 1820. Les Comptes annuels de la justice permettent ainsi de reconstituer le nombre de condamnations pour viols depuis 1825. Les modifications importantes des qualifications pénales et de l’organisation même de la justice au cours du XXe siècle rendent toutefois complexe cette analyse de très long terme. Nous nous limiterons donc à l’étude des condamnations pour viol depuis 1984, année où le Ministère a de nouveau procédé à la publication centralisée des informations émanant des différents tribunaux. Les données des condamnations pour viol et agressions sexuelles sont soumises aux mêmes limites que celles de la police et de la gendarmerie, auxquelles s’ajoute l’opacité du travail judiciaire de qualification et d’instruction :
[…] la statistique des condamnations ne vise pas à donner une image de la criminalité ou de la délinquance : non seulement toutes les infractions à la loi pénale ne sont pas élucidées, mais parmi celles qui le sont, certaines sont classées sans suite et ne sont pas sanctionnées par un jugement. […] Enfin le casier judiciaire obéit à une logique gestionnaire et non à une logique statistique.
Ministère de la Justice, 2011 : 11
Les arguments en faveur d’une analyse conjointe des plaintes pour viols et des plaintes pour agressions sexuelles s’appuient notamment sur la redéfinition des catégories juridiques au cours du temps. La loi de 1980, en particulier, a élargi la définition du viol à des actes, auparavant considérés comme des agressions sexuelles. Ces arguments reposent aussi sur le fait que les qualifications utilisées dans les procès-verbaux transmis à la justice ne sont que des qualifications temporaires, l’instruction ayant pour but de préciser les actes et leurs circonstances afin de qualifier correctement les faits mis en cause. Ainsi, des actes initialement qualifiés d’agressions sexuelles suite aux premières déclarations des victimes peuvent être requalifiés en viols au cours de l’instruction, et réciproquement. Les études semblent montrer que la pratique de la déqualification de viols en agressions sexuelles ne s’appuie pas uniquement sur la nature des faits et l’interprétation stricte de la loi, mais repose également sur certaines représentations des violences sexuelles et du processus judiciaire (Bordeaux et al., 1990 ; Iff et Brachet, 2000). Les qualifications lors des procès ne sont donc pas nécessairement identiques à celles portées sur les procès-verbaux et servant à constituer les statistiques du ministère de l’Intérieur.
Les publications du ministère de la Justice relatives aux condamnations criminelles ne font pas figurer la qualification initiale des faits, il est donc impossible de mettre en relation la série des plaintes pour viols et les condamnations pour viols, et il en va de même pour les agressions sexuelles. Ceci implique qu’il est aussi impossible de calculer avec précision la proportion de plaintes pour viol donnant lieu à des procès aux assises, pas plus que celle des abandons des poursuites, que les plaintes soient classées sans suite ou que l’instruction se clôture par un non-lieu. Le suivi systématique des plaintes pour viols et agressions sexuelles permettrait de tels calculs, complexifiés par les pratiques de déqualification, mais à l’exception de la recherche de Bordeaux, Hazo et Lorvellec menée sur des plaintes déposées entre 1976 et 1984, un tel travail n’a pas été réalisé.
L’observation de l’évolution des condamnations pour viols depuis 1984 montre l’augmentation très importante de celles-ci entre 1984 et 1999 : le nombre de condamnations a été multiplié par 3,3 en 15 ans, passant de 563 en 1984 à 1845 en 1999 (voir Figure 3). On assiste ensuite à une stagnation du nombre de condamnations pour viol à partir de 1999, voire à une baisse tendancielle. En ce qui concerne les agressions sexuelles, on constate une augmentation très marquée jusqu’en 1999, pendant laquelle les condamnations ont été multipliées par 3, passant de 1 845 à 5 596. Les condamnations pour agressions sexuelles ont de nouveau augmenté entre 2001 et 2005, avant de baisser sensiblement jusqu’en 2010, où elles retrouvent leur niveau de 2000.
2.6. Le poids des violences intrafamiliales parmi les condamnations
Les statistiques publiées chaque année par le ministère de la Justice indiquent le nombre de condamnations pour viols et ventilent cette statistique selon le type de viol dont il s’agit. Les types de viols distingués par le Ministère correspondent partiellement aux différentes circonstances aggravantes (CA) prévues par la loi, sans toutefois reprendre l’intégralité de celles-ci. La publication se fonde en effet sur une nomenclature des infractions qui comporte deux cents éléments. Seuls les catégories ou groupements de catégories ayant une fréquence suffisante sont présentés dans les publications. Les catégories utilisées pour les viols ont été modifiées en 1997, afin de tenir compte de l’augmentation des condamnations pour violences intrafamiliales. Jusque-là, les viols étaient ventilés en quatre catégories : les viols « simples », c’est-à-dire sans circonstances aggravantes; les viols commis par plusieurs personnes; les viols sur mineur(e)s de 15 ans ; les viols avec circonstances aggravantes, autres que l’âge de la victime et les viols collectifs. À partir de 1997, une cinquième catégorie est apparue qui isole les viols commis par un ascendant ou une personne ayant autorité des autres viols avec CA. Il faut noter que les catégories utilisées dans ces publications étant exclusives les unes des autres, la catégorie des viols commis par ascendant ou personnes ayant autorité n’inclut pas ceux commis sur mineur(e)s de 15 ans qui font l’objet d’une catégorie spécifique. Ces deux circonstances aggravantes sont toutefois très souvent associées, les condamnations pour viol par ascendant étant en fait pour la plupart comptabilisées avec les viols sur mineur(e)s de 15 ans. En ce qui concerne les agressions sexuelles, les statistiques du ministère de la Justice ne permettent pas d’identifier les violences sexuelles intrafamiliales. Seule apparaît la catégorie des violences sexuelles sur mineur(e)s de 18 ans, créant ainsi une nouvelle rupture par rapport aux statistiques du viol. Cependant, on peut supposer que les violences sexuelles sur personnes mineures de 18 ans intègrent une grande partie, voire la totalité, des violences sexuelles intrafamiliales. La figure 3 indique la part des viols sur mineur(e)s de 15 ans et celle des viols par ascendant et personnes ayant autorité, et la part des agressions sexuelles sur mineur(e)s de 18 ans.
L’augmentation des condamnations pour viol a été principalement portée par l’augmentation des condamnations pour viols sur mineur(e)s de 15 ans, passées de 46 en 1984 à 478 en 1999, et de celles pour viols avec circonstances aggravantes incluant les viols par ascendant ou personne ayant autorité qui sont passées de 150 en 1984 à 947 en 1999. Les condamnations pour viols sur personnes mineures ne représentaient que 8,2 % des condamnations en 1984, alors qu’elles représentent depuis 1993 environ 30 % de l’ensemble. La catégorie des viols commis par un ascendant ou une personne ayant autorité représentaient 17 % de l’ensemble des condamnations en 1997, 10 % en 1998 et oscillent entre 5,5 et 6,5 % depuis. En ce qui concerne les agressions sexuelles, la part des condamnations pour violences sur mineur(e)s de 18 ans a fortement augmenté sur l’ensemble de la période, passant d’un peu plus de 30 % à plus de la moitié des condamnations pour agressions sexuelles. Cette évolution générale masque d’importantes variations : la part des agressions sexuelles sur personnes mineures a fortement augmenté jusqu’en 1992, où elle représentait 50 %, avant de baisser pendant 3 ans ; elle a ensuite connu une forte augmentation pour représenter environ 60 % des condamnations entre 1999 et 2004 ; elle baisse depuis, mais semble s’être stabilisée à un peu moins de 55 % des condamnations.
De façon générale, les périodes pendant lesquelles le nombre de condamnations pour viols et agressions sexuelles augmente coïncident avec des périodes pendant lesquelles la part des actes sur personnes mineures ou par personnes ayant autorité augmente également ou se situe à un niveau élevé. On peut ainsi supposer que l’augmentation des condamnations pour violences sexuelles dans les années 1980 et 1990 a été portée par l’émergence des violences par ascendant ou personne ayant autorité et des violences sur mineur(e)s. Il n’est cependant pas possible d’établir la part réelle des condamnations pour des violences sexuelles subies au sein de la famille. Les données semblent toutefois confirmer les constats des magistrats qui évoquaient au début des années 2000 l’importance prise par les violences intrafamiliales dans les tribunaux, notamment des cours d’assises. L’augmentation très importante des condamnations pour viols d’une part, et d’autre part des viols par ascendant et sur mineur(e)s de 15 ans traduisant l’émergence des viols intrafamiliaux au sein des tribunaux d’assises.
3. Pallier les lacunes de la statistique publique : les statistiques associatives
Les sources quantitatives classiques que constituent les données administratives et les enquêtes nationales comportent d’importantes limites qui restreignent les possibilités d’analyse des formes de violences sexuelles et de leur évolution au cours du temps. Or la cause des violences envers les femmes a été fortement investie depuis les années 1970 par les mouvements associatifs qui ont cherché à pallier les manques des pouvoirs publics en termes d’accueil et d’assistance aux victimes. Les foyers pour femmes battues se sont ainsi développés sous l’impulsion de militantes qui cherchaient des solutions locales et à petite échelle pour venir en aide aux femmes. Les débats ayant précédé l’adoption de la loi de 1980 sur le viol avaient mis en avant la question de l’accueil et de l’assistance aux victimes, mais ce thème avait finalement disparu du texte de loi adopté. Aux États-Unis, l’aide aux femmes victimes de viols s’était concrétisée sous la forme de centres d’accueil pour les victimes, les Rape Crisis Centers, qui allient entraide féministe et soutien psychologique et social, avec un ancrage le plus souvent local et communautaire (Delage, 2014). En France, le dispositif de l’entraide féministe adressé aux victimes de violences sexuelles s’est organisé de façon centralisée (Boussaguet, 2009).
Créé en 1986, le numéro anonyme et gratuit SOS Viols Femmes Informations, du Collectif féministe contre le viol (CFCV), est financé intégralement par l’État. Il enregistre chaque année quelques milliers d’appels. Depuis le lancement du numéro, les appels font l’objet d’un enregistrement. Dans la mesure où le numéro d’aide aux victimes est financé par l’État, le CFCV se doit de publier un rapport d’activité. Elle a produit des bilans statistiques annuels des appels. Les données du collectif constituent ainsi une forme particulière de statistiques administratives, dans la mesure où la ligne téléphonique d’aide aux victimes de viols constitue un service public délégué.
Le nombre annuel de premiers appels augmente tendanciellement depuis la création du collectif (voir Figure 4). Il est passé d’environ 500 en 1986 à plus de 2 500 en 2006, avec des variations annuelles très importantes. Les baisses spectaculaires enregistrées en 2002 et 2004 sont liées à des défaillances informatiques dans l’enregistrement des fiches et ne reflètent pas la réalité des appels.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette augmentation. L’augmentation des plaintes pourrait être à l’origine d’une augmentation de la demande d’information, notamment juridique, et de différentes modifications de la législation. Cette augmentation peut aussi être attribuée à la médiatisation du viol et à une meilleure diffusion du numéro. La médiatisation du viol a été identifiée par les écoutantes comme conduisant à une augmentation immédiate du nombre d’appels (CFCV, 1994et 1995).
3.1. La « découverte » des violences sexuelles incestueuses dans les appels à SOS Viols Femmes Informations
Le silence qui a longtemps prévalu pour les victimes se dissipe peu à peu, ainsi que les résultats des enquêtes en population générale le démontrent (Bozon, Bajos, 2008), mais ce phénomène ne touche pas l’ensemble des victimes et varie selon le type de violences qu’elles ont subies. Des phases de mobilisation des victimes qui correspondent à des périodes de reconnaissance de chaque type de violences sexuelles se dessinent à l’étude des variations temporelles des parts respectives des appels de chaque type. Le mouvement féministe contre le viol des années 1970 ciblait ce que l’on pensait alors être le viol : les viols par des inconnus ou des rencontres, collectifs ou non, et le viol par des hommes connus (« amis », collègues de travail, voisins...). Le mouvement réclamait d’ailleurs principalement le droit pour les femmes de reconquérir l’espace public, la nuit, la rue.
La Figure 4 représente la part des appels pour des violences sexuelles commises par des pères ou beaux-pères et celles des appels pour des violences sexuelles commises par un autre membre de la famille. On constate que la part des appels pour des violences intrafamiliales se situe entre 23 et 67 % des appels selon les années. Cette part a connu des variations importantes, avec notamment une baisse entre 1992 et 1994, mais a tendanciellement augmenté jusqu’en 2002. Entre 2003 et 2006, la part s’est stabilisée à un peu moins de 40 % des appels.
La création du CFCV en 1985 et l’ouverture du numéro gratuit en mars 1986 s’accompagnent d’une découverte imprévue pour les bénévoles du collectif : celles des violences sexuelles intrafamiliales et des viols incestueux (Boussaguet, 2009). Ce type d’appel n’était pas attendu, les bénévoles imaginaient plutôt des viols de femmes, adolescentes ou adultes, commis par un inconnu ou un homme de l’entourage. Au même moment les premiers témoignages de victimes de viols incestueux ont été publiés (Clarac et Bonnin, 1985 ; Thomas, 1986), et les médias se sont emparés de cette thématique, avec une Marche du siècle consacrée aux viols en 1993 et un Bas les masques en 1995. Les appels pour ce type de violences ont augmenté fortement à partir du milieu des années 1990 et représentent depuis environ un tiers des appels. Le pic constaté en 2002 correspond probablement à l’adoption de la loi « Perben II » qui porte à vingt ans le délai de prescription à partir de la majorité de la victime pour les viols subis avant 18 ans et à dix ans pour les agressions sexuelles. L’adoption de cette loi a conduit un grand nombre de personnes ayant subi des violences sexuelles familiales dans l’enfance ou l’adolescence et qui ne pouvaient plus porter plainte en raison du délai de prescription, à appeler pour savoir si cette loi leur permettait désormais de porter plainte[7].
Il n’est pas possible d’établir un lien direct entre les phénomènes qui sous-tendent la démarche d’appeler une association d’aide aux victimes et celle de déposer une plainte à la police ou la gendarmerie. Les conséquences induites par la démarche pénale, sur la victime mais aussi sur l’agresseur, quand celui-ci est un proche, peuvent constituer des freins qui ne se retrouvent pas dans la démarche de se faire connaître en tant que victime auprès du collectif. Cependant, on peut considérer que la visibilité accrue des violences sexuelles a pu contribuer à l’augmentation des enregistrements de violences sexuelles, au moyen des plaintes, mais aussi des signalements. L’attention et la réprobation sociale accrues vis-à-vis des violences sur mineur(e)s, parmi lesquelles les violences intrafamiliales, constitueraient ainsi un levier pour la place croissante de ces violences dans les enregistrements statistiques.
3.2. Médiatisation des violences et augmentation des appels
L’analyse des différentes données administratives concernant les violences sexuelles conduit à un constat global d’une augmentation importante de ces enregistrements. Plaintes, appels aux associations et condamnations sont bien plus nombreux aujourd’hui que dans les années 1980. L’augmentation des condamnations ne peut être analysée de la même façon que l’augmentation des déclarations de violences faites à la police ou la gendarmerie ou aux associations, puisqu’elles sont tributaires du nombre de plaintes transmises aux tribunaux. Il pourrait en effet s’agir d’une simple réplication de l’augmentation du nombre de plaintes.
En revanche, les plaintes comme les appels aux associations relèvent d’une démarche des victimes qui prennent la peine de se faire connaître en tant que telles par ces moyens. Il s’agit donc d’enregistrements de déclarations des victimes dont l’augmentation peut être expliquée de plusieurs façons, non nécessairement exclusives les unes des autres.
L’augmentation des déclarations ne peut être simplement liée à une augmentation des faits commis, puisque les délais existant entre les viols et les plaintes semblent contradictoires avec cette hypothèse. Des études menées à partir de dossiers judiciaires ont signalé les délais éventuels importants entre ces deux événements dans le cas des violences sexuelles faisant l’objet d’un procès (Bordeaux et al., 1990 ; Iff et Brachet, 2000 ; Le Goaziou, 2011). Les violences sexuelles, notamment sur mineur(e)s ou intrafamiliales, ont la particularité de faire l’objet de déclarations tardives, qu’il s’agisse d’une plainte ou du recours à une association d’aide aux victimes. C’est d’ailleurs pour tenir compte de ce phénomène que la loi prévoit des délais de prescription accrus quand les victimes sont mineures.
L’analyse des appels passés à SOS Viols Femmes Informations permet ainsi de montrer l’importance des délais qui peuvent exister entre les violences sexuelles et les plaintes. Une plainte est mentionnée dans 27 % des appels reçus. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas eu de plaintes dans les autres cas, mais que le sujet de la plainte n’a pas été abordé au cours de l’appel. Lorsque qu’une plainte est rapportée, on n’en connaît pas toujours la date, même approximative. Inversement, on ne connaît pas toujours la date des violences, bien que ce soit moins souvent le cas. Il a été possible de calculer le délai entre les violences et la plainte concernant 1 492 appels pour des viols et violences uniques et concernant seulement 232 appels relatant des violences sexuelles répétées, dont l’enregistrement complexe des dates limite les possibilités de mesure des délais. Parmi les 1 492 appels pour des violences uniques, on constate des différences importantes entre les violences impliquant des victimes mineures et les autres. En effet, 88 % des victimes majeures rapportent avoir porté plainte moins d’un an après les faits, alors que ce n’est le cas que de 62,7 % des victimes mineures. À l’opposé, près de 18 % des victimes mineures ont porté plainte plus de 5 ans après les faits, contre moins de 2 % des victimes majeures (voir le Tableau 1 en annexe). Les plaintes pour des violences répétées, majoritairement des violences intrafamiliales sur mineur(e)s interviennent encore plus de temps après les faits. Si près de 6 % des plaintes sont déposées avant que les violences prennent fin, plus de 30 % sont déposées plus de 10 ans après la fin des violences. Malgré les limites de l’analyse qui porte sur des données partielles, force est de constater l’importante désynchronisation qui peut exister entre les violences sexuelles et une plainte pénale, en particulier dans les cas de violences répétées et sur mineur(e)s.
Il pourrait donc s’agir d’un accroissementdes révélations de faits anciens. L’augmentation des plaintes serait l’effet d’un rattrapage des viols les plus anciens. La visibilisation du viol et de l’inceste au cours des années 1970 et 1980 aurait provoqué une augmentation rapide des déclarations dont les effets se poursuivraient sur plus de vingt ans en raison de la longueur des délais de prescription et de la proportion importante de violences sexuelles intrafamiliales sur mineur(e)s. La stagnation, voire la baisse, du nombre de plaintes annuelles depuis le début des années 2000 peut être envisagée dans cette perspective.
On peut attribuer l’augmentation des plaintes et des appels à une plus grande dicibilité des faits. L’augmentation des plaintes serait due à une plus grande propension des victimes à révéler les faits à la police, sous l’effet des mobilisations féministes sur le viol et les violences sexuelles et des politiques publiques de lutte contre ces violences. Autrement dit, une proportion de plus en plus grande de viols et d’agressions sexuelles ferait l’objet d’une plainte et parviendrait à la connaissance de la police.
Enfin, l’augmentation des enregistrements de violence pourrait être attribuée à une modification des perceptions qui se traduirait par un abaissement des seuils de tolérance à la violence, en particulier sexuelle. Les jeunes générations qualifieraient ainsi des actes de violences sexuelles qui n’étaient pas perçus comme tels par les générations précédentes. De nouveaux actes seraient inclus dans les déclarations auprès de la police et feraient augmenter le nombre de plaintes. On peut ainsi penser que les campagnes sur les violences et les viols conjugaux ont permis qu’une partie d’entre eux fassent désormais l’objet de plaintes, de même que certains actes de violences sexuelles impliquant des personnes mineures.
Ces hypothèses ne sont pas exclusives les unes des autres, et il est probable qu’une combinaison de plusieurs d’entre elles ait conduit à cette augmentation des plaintes. En particulier, cette augmentation est probablement liée à une meilleure prise en charge des victimes par les services de l’État concernés ainsi qu’à une plus grande visibilité du viol traduite notamment par la place de plus en plus importante des violences sexuelles dans les médias.
La Figure 5 présente l’évolution mensuelle du nombre d’appels à SOS Viols Femmes Informations pour laquelle on a associé les pics d’appels survenant certains mois avec des évènements médiatiques tels que des émissions de télévision ou des débats publics liés à des réformes législatives. Cette mise en relation des appels au numéro anonyme et gratuit SOS Viols Femmes Informations avec des émissions de télévision consacrées au viol montre qu’il existe un lien étroit entre la diffusion d’une parole, d’un discours sur le viol et le fait que certaines victimes se déclarent comme telles. On peut supposer un effet semblable sur les plaintes, bien que limité par le problème des délais de prescription[8].
Si l’on regarde dans le détail le contenu de ces évènements médiatiques, on constate que la plupart d’entre eux traitent de violences sexuelles sur enfants. Le débat sur la prescription avait pour objectif d’accroître les délais dans le cas de violences sexuelles subies par des mineur(e)s, en faisant courir le délai à partir de la majorité de la victime et non plus à partir de la survenue des faits. La Marche du siècle s’intéressait aux conséquences sociales du viol, tandis que :
L’émission « Bas les masques » du 27 avril, diffusée à une heure de grande écoute, accueillait ce soir-là des victimes qui, enfants, adolescents ou adolescentes, avaient subi durant des mois ou des années des viols dont ils n’avaient pu parler, ou s’ils l’avaient fait, n’avaient trouvé ni écoute ni aide dans leur entourage. Leurs témoignages reflètent bien ce que les écoutantes de la permanence entendent chaque jour au téléphone depuis des années.
Le numéro vert de l’association ayant été diffusé sur les ondes simultanément à ces témoignages, nous avons reçu le mois suivant 296 appels pour viols et agressions sexuelles, représentant 329 victimes (sans compter les appels pour information ou autres problèmes) soit en moyenne 17 viols révélés par jour. Ceci représente 4 fois plus d’appels qu’habituellement et montre l’ampleur de la demande lorsque le public est informé de l’existence des structures d’aide et d’accueil.
CFCV, 1995 : 1
L’émission Envoyé spécial du 12 octobre 2000 proposait un reportage intitulé « Viol : une vie en miette », alors que l’émission Vie privée, vie publique du 16 octobre 2002 diffusait un entretien avec Samira Bellil, auteure du témoignage Dans l’enfer des tournantes (2002) où elle relate les viols collectifs qu’elle a subis pendant son adolescence. Ces différents événements ont directement contribué à l’augmentation des appels reçus au numéro SOS Viols Femmes Informations. La majorité d’entre eux traite de violences sur les enfants ou les adolescent(e)s. Ceci montre le poids d’un discours public sur les violences sexuelles et les effets de la médiatisation de ces violences sur leur déclaration par les victimes. On peut donc supposer que l’augmentation commune des différents enregistrements du viol relève d’une visibilité croissante des violences sexuelles dans le débat public et d’une réprobation sociale de plus en plus importante à leur égard. Toutefois, visibilité et réprobation sont d’autant plus forte que la victime est jeune, et il semble ainsi logique que l’augmentation de la prise en charge sociale des violences ait été plus importante pour les violences sexuelles subies par des mineur(e)s.
4. Conclusion
La loi de 1980 constitue une forme de consécration du viol comme crime contre les femmes. Elle représente aussi le point de départ d’une série d’enregistrements de ce fait social, au sein des différents dispositifs de la statistique publique. Ces dispositifs se sont progressivement élargis et complexifiés et tendent à saisir de mieux en mieux les différentes facettes du phénomène. Lors de l’adoption de la loi, les seules données existantes provenaient des services de police et de gendarmerie. La mesure du traitement répressif du viol s’est ensuite enrichie des sources judiciaires en 1984 et depuis 1994, des données de l’aide sociale à l’enfance. L’aide aux victimes, second volet du traitement étatique du viol, produit quant à lui des enregistrements depuis la création de la ligne téléphonique nationale, anonyme et gratuite, destinées aux victimes en 1986.
L’ensemble de ces enregistrements, qui s’inscrivent dans une logique gestionnaire de mesure de l’activité des services de l’État, témoigne d’une augmentation de la place prise par les violences sexuelles au sein des institutions de contrôle social et d’une augmentation de l’activité des services dédiés au traitement du viol. Pourtant, on ne peut en déduire une augmentation des faits de violence sexuelle dans la société. Il semblerait plutôt que les violences sexuelles font de plus en plus souvent l’objet de recours auprès de la police ou des associations, à mesure que s’accentue la réprobation sociale de ces violences. Ces dénonciations croissantes concernent en premier lieu les violences sexuelles exercées sur les enfants, qui échappent de moins en moins à l’action judiciaire, quelle qu’en soit l’issue.
La place importante des violences sexuelles sur mineur(e)s parmi les enregistrements des violences sexuelles peut être analysée sous l’angle de la définition des violences sexuelles comme problème social. En effet, ces violences ont d’abord été dénoncées comme des violences sexistes contre les femmes – participant au contrôle social des femmes et au maintien des inégalités entre les hommes les femmes – par les mouvements féministes des années 1970. La prise en charge du problème par l’État au moyen de la législation et de l’aide sociale aux victimes a conduit progressivement à une redéfinition des termes du problème. La définition juridique du viol de 1980 a par exemple permis la prise en charge du viol des hommes en supprimant la définition de la victime en tant que femme, ce qui a d’ailleurs été salué par les mouvements féministes. Les débats récurrents sur les délais de prescription ont pour leur part mis l’accent sur les violences subies par les enfants, dont les médias se sont emparés afin d’en faire la figure par excellence de l’intolérable. Les émissions télévisées de faits divers ou de société sont régulièrement consacrées aux violences sexuelles subies par les enfants. Les téléfilms et les séries télévisées font eux aussi la part belle aux violences sur enfants, au sein ou en dehors de la famille. Globalement, le traitement médiatique des violences sexuelles se fait sous l’angle de l’émotionnel, du sensationnel et de la vulnérabilité. C’est d’ailleurs cette notion de vulnérabilité qui semble avoir pris le pas sur celle de rapports sociaux inégalitaires – mise en avant par les mouvements féministes – dans la prise en charge des violences sexuelles. Ainsi, la lecture des diverses circonstances aggravantes du viol (voir note 3) montre le souci croissant de la part du législateur de condamner plus fermement les auteurs de violences sexuelles envers des personnes dont la vulnérabilité est établie ou probable (enfants, personnes handicapées ou malades, etc.). Ces circonstances aggravantes tendent à indiquer le lieu de la réprobation sociale la plus marquée : les violences sexuelles seraient ainsi plus graves si elles sont commises sur des personnes particulièrement vulnérables, pour lesquelles il y a peu de doutes possibles sur la nature du consentement.
Appendices
Annexe
Notes
-
[1]
Les rapports forcés par le père ou le beau-père représentent 6,8 % des rapports forcés avant 18 ans déclarés par les femmes de 18 à 69 ans et 12 % de ceux déclarés par les femmes de 40 à 69 ans.
-
[2]
Il faudrait plutôt parler de redécouverte, puisque le sujet des agressions sexuelles sur enfants avait fait l’objet d’une publicité importante à la fin du XIXe siècle, notamment dans la presse populaire (Ambroise-Rendu, 2003 et 2009).
-
[3]
La menace a été ajoutée comme circonstance constitutive par la suite.
-
[4]
Bien que la reconnaissance de principe du viol conjugal corresponde à l’adoption de la loi de 1980, la première condamnation pour le viol d’une femme par son conjoint n’a été prononcée qu’en 1994. La loi reconnaît le viol par un conjoint comme une circonstance aggravante depuis 2006.
-
[5]
Les circonstances aggravantes sont les suivantes :
lorsque le viol a entraîné une mutilation ou une infirmité permanente (1992) ;
lorsqu’il est commis sur un mineur de quinze ans (1980) ;
lorsqu’il est commis sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de l’auteur (1980) ;
lorsqu’il est commis par un ascendant légitime, naturel ou adoptif, ou par toute autre personne ayant autorité sur la victime (1980) ;
lorsqu’il est commis par une personne qui abuse de l’autorité que lui confèrent ses fonctions (1980) ;
lorsqu’il est commis par plusieurs personnes agissant en qualité d’auteurs ou de complices (1980);
lorsqu’il est commis avec usage ou menace d’une arme (1980);
lorsque la victime a été mise en contact avec l’auteur des faits grâce à l’utilisation, pour la diffusion de messages à destination d’un public non déterminé, d’un réseau de télécommunications (1998);
lorsqu’il a été commis en raison de l’orientation sexuelle de la victime (2003);
lorsqu’il est commis en concours avec un ou plusieurs autres viols commis sur d’autres victimes (2005) ;
lorsqu’il est commis par le conjoint ou le concubin de la victime ou le partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité (2006) ;
lorsqu’il est commis par une personne agissant en état d’ivresse manifeste ou sous l’emprise manifeste de produits stupéfiants (2006).
-
[6]
La méthodologie des enquêtes quantitatives sur les violences sexuelles s’appuie sur l’idée qu’il ne faut pas directement utiliser les termes « viol » ou « violences sexuelles » dans les questions (et de même à propos des autres types de « violences », que les questionnaires s’efforcent d’appréhender plutôt par des formulations factuelles). En effet, la référence à des catégories juridiques suppose que tout le monde en a la même définition, ce qui n’est pas le cas. Les enquêtes interrogent donc la survenue d’« attouchements », de « tentatives de rapports sexuels forcés ou de rapports forcés » (Jaspard, 2005).
-
[7]
Ce que la non-rétroactivité des lois interdit.
-
[8]
Les appels au CFCV surviennent bien souvent des années, voir des dizaines d’années après les faits ou leur début lorsqu’ils sont répétés.
Bibliographie
- Alt, C. (dir.). 2006. Le sexe et ses juges, Paris, Syllepse.
- Ambroise-Rendu, A.-C. 2003. « Un siècle de pédophilie dans la presse (1880-2000) : accusation, plaidoirie, condamnation », Le temps des médias, no 1, p. 31-41.
- Ambroise-Rendu, A.-C. 2009. « Enfants violés, quels enjeux pour la presse populaire fin de siècle ? », A contrario, no 12, p. 13-25.
- Aubusson de Cavarlay, B. 2003. « Statistiques institutionnelles et violences sexuelles », dans Genre, violences sexuelles et justice, sous la dir. de M. Jaspard et S. Condon, Paris, documents de travail de l’INED, p. 56-80.
- Bajos, N. et M. Bozon (dir.). 2008. Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, la Découverte.
- Bajos, N., M. Bozon et l’équipe CSF . 2008. « Les violences sexuelles en France, quand la parole se libère », Population et sociétés, no 445.
- Bordeaux, M., B.Hazo, S. Lorvellec. 1990. Qualifié viol. Genève/Paris, Éditions Médecineet Hygiène/Méridiens Klincksieck.
- Boussaguet, L. 2009. « Les "faiseuses" d’agenda. Les militantes féministes et l’émergence des abus sexuels sur enfants en Europe », Revue française de sciences politiques, vol.59, no 2, p. 221-246.
- Bozon, M. 1993. « Comprendre la violence sexuelle », dans Les comportements sexuels en France sous la dir. de A. Spira, N. Bajos et le groupe ACSF, Paris, La Documentation française, p. 214-220.
- Chapponnais, M. 2006. « Le signalement, parcours et obstacles », Empan, vol. 62, no 2, p. 34-38.
- Choisir – La cause des femmes. 1978. Le procès d’Aix. Paris, Gallimard.
- Clarac V. et N. Bonnin. 1985. De la honte à la colère. Poitiers, Les éditions anonymes.
- CFCV. 1994. Viols Femmes Informations 1993, Spécial « La Marche du siècle ». Paris, CFCV.
- CFCV. 1995. Viols Femmes Informations 1986-1994, « 8 ans d’écoute 8000 appels ». Paris, CFCV.
- Collin-Vézina, D., S. Hélie, N. Trocmé. 2010. « Is Child Sexual Abuse Declining in Canada? An Analysis of Child Welfare Data », Child Abuse & Neglect, vol. 34, no 11, p. 807-812.
- Debauche A. 2011. Viol et rapports de genre. Émergence, enregistrements et contestations d’un crime contre la personne, thèse de doctorat en sociologie dirigée par Michel Bozon, Paris, Sciences-Po, 481 pages.
- Delage P. 2014. Violence conjugale / Domestic Violence. Sociologie comparée d’une cause féministe (France/États-Unis, 1970-2013), thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS.
- Desrosières A. 2005. « Décrire l’État ou explorer la société, les deux sources de la statistique publique », Genèses, vol. 58, no 1, p. 4-27
- Doron C.-O. 2010. « France. D’une victime à l’autre, le problème de la pédophilie de l’affaire Dutroux à l’affaire d’Outreau », dans Les jeunes et la sexualité. Initiations, interdits, identités (XIXe et XXIesiècle), sous le dir. de V. Blanchard, R. Revenin et J.-J. Yvorel, Paris, Autrement, p. 265-279.
- Équipe Enveff. 2003. Les violences envers les femmes en France. Une enquête nationale. Paris, La Documentation Française.
- Finkelhor, D. et L. M. Jones. 2006. « Why have child maltreatment and child victimization declined? », Journal of Social Issues, no 62, p.685-716.
- Fougeyrollas-Shweibel, D. et M. Jaspard. 2002. « Violences envers les femmes, démarches et recours des victimes. Les apports de l’enquête Enveff », Archives de politique criminelle. vol. 1, no 24, p. 123-146.
- Guillaumin C. 1978. « Pratique du pouvoir et idée de nature, l’appropriation des femmes. Première partie », Questions féministes, no 2, p. 5-30.
- Hanmer J. 1977. « Violence et contrôle social des femmes », Questions féministes, no 1, p. 69-88.
- Iff S. et M.-C. Brachet. 2000. Viols et agressions sexuelles. Le devenir des plaintes. Paris, CFCV.
- Jaspard M. 2005. Les violences contre les femmes. Paris, La Découverte.
- Jones, L. M., D. Finkelhor et K. Kopiec. 2001. « Why is Sexual Abuse Declining? A Survey of State Child Protection Administrators », Child Abuse & Neglect, vol. 25, no 9, p. 1139-1158.
- Lagrange H. 2002. « Les délinquances sexuelles », dans Crime et sécurité. L’état des savoirs, sous la dir. de L. Mucchielli et P. Robert, Paris, La Découverte, p. 168-177.
- Le Goaziou V. 2011. Viol, aspects sociologiques d’un crime. Paris, La Découverte.
- Ministère de l’Intérieur. 2005. Aspects de la criminalité et de la délinquance constatées en France en 2004. Paris, Ministère de l’Intérieur.
- Ministère de la Justice. 2011. Les condamnations en 2009. Paris, La Documentation française.
- Saint-Jacques M.-C., D. Turcotte, S. Drapeau, P. Villeneuve et H. Invers. 2009. « Signalement d’enfants aux services de protection de la jeunesse, quels acteurs sont influencés par la couverture journalistique de la maltraitance ? », Déviance et société, vol. 33, no 4, p. 501-518
- Sohn A.-M. 1989. « Les attentats à la pudeur sur les fillettes en France (1870-1939) et la sexualité quotidienne », dans Violences sexuelles sous la dir. de A. Corbin, Paris, Imago, p. 71-111.
- Thomas E. 1986. Le viol du silence. Paris, Aubier.
- Vigarello G. 1998. Histoire du viol. XVIe-XXe siècles. Paris, Seuil.