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1. Introduction

Le statut de l’embryon et du foetus fait encore largement l’objet de débats au sein des sciences sociales et reste à ce jour non tranché tant dans les domaines éthique, philosophique ou encore juridique. C’est d’ailleurs l’une des questions les plus sensibles de l’actualité et l’une des plus controversées en droit contemporain, suscitant de vastes polémiques. Ces réflexions sont certes relancées par l’émergence de nouvelles techniques, mais l’être prénatal est depuis longtemps un moyen de penser la condition humaine et la notion de personne. Une multitude de propriétés, comme la conscience de soi ou encore l’autonomie, fait encore de nos jours débat pour dater et marquer, entre autres, l’apparition d’une personne. Ainsi, dans le domaine du droit, nous avons assisté en France à l’avènement de l’être prénatal comme une entité légale distincte, bénéficiaire d’un statut juridique qui, en l’absence de consensus, est toutefois marqué d’une certaine indétermination. L’embryon est donc une sorte d’« entité flottante » (Bateman et Salem, 1998), un être ambigu qui fait figure d’hybride face à la traditionnelle distinction entre les choses et les personnes au regard d’un droit ne connaissant pas dans ce domaine de catégorie intermédiaire. C’est pour cette raison que cet inclassable embryon a été désigné par le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) comme une « personne humaine potentielle[1] », notion discutée et ambiguë, mais que le Comité a néanmoins maintenue en tant que concept éthique. Il est donc à ce titre protégé non pas parce qu’il est une personne, mais parce qu’il peut en devenir une.

L’anthropologie a beaucoup analysé l’impact des techniques de visualisation, en particulier l’échographie, sur l’image de l’être prénatal comme « isolat », séparé du corps féminin dans lequel il était autrefois enclos et enfoui. L’AMP et en particulier la FIV (fécondation in vitro) qui a pour conséquence de dissocier physiquement l’embryon de la femme transforment de manière radicale cette situation et accentuent cette représentation de l’embryon « isolé ». Cependant, l’observation ethnographique des pratiques d’AMP révèle que l’embryon est en réalité toujours pris dans des réseaux relationnels (Thompson, 2005). Relations, d’une part, à des professionnels qui ont à un certain moment, du fait de leur statut, le pouvoir de sélectionner, détruire ou conserver cet embryon. D’autre part, et surtout, en référence à la parenté, à l’ensemble des personnes impliquées dans la procréation, l’engendrement et/ou la filiation et qui de ce fait, ont elles aussi un ensemble de pouvoirs et de devoirs à l’égard de cet embryon.

L’objectif de cet article est d’analyser l’embryon en AMP grâce à une « approche relationnelle » inspirée de l’héritage maussien en matière d’analyse du genre et de la parenté (Théry, 2007). Nous nous baserons pour cela sur une enquête par entretiens semi-directifs auprès de 70 professionnels de l’AMP[2]. La première partie, après un bref état des lieux de la recherche sur l’être prénatal, expose l’intérêt d’une telle approche. Elle permet de décrire autrement la scène de l’AMP et de comprendre comment l’embryon alterne entre diverses représentations, entre enfant potentiel et pur matériau organique, selon sa position dans le système de relations instituées. C’est ce que nous exposerons dans une seconde partie en montrant la manière dont les représentations de l’embryon se modifient selon cette position. Notre hypothèse est qu’une telle approche éclaire de façon nouvelle les dilemmes parfois aigus des « parents » confrontés à l’embryon congelé hors projet et aux quatre grandes options prévues par la loi française : garder, donner à la recherche, donner en accueil à un autre couple, détruire. Il s’agit ici d’un article présentant la construction à la fois théorique et empirique d’un objet d’étude, une étape indispensable et centrale pour toute analyse socio-anthropologique (Mauss, Fauconnet; 1901).

1. L’embryon en sciences sociales : état des lieux

L’être prénatal fait l’objet en philosophie, théologie et droit d’une immense littérature, qui s’efforce de définir son statut ontologique. Ces travaux sont orientés à la fois par les controverses sur l’avortement qui, bien que légalisé, fait encore l’objet de vives contestations, et par la problématique croissante de la recherche sur l’embryon. Sans sous-estimer leur importance capitale pour la réflexion socio-anthropologique, nous avons choisi de nous borner ici à un ensemble moins connu de travaux. Ceux des sciences sociales liés au développement des techniques médicales de procréation et qui posent le problème des rapports entre description empirique et enjeux normatifs. En trente ans, des années 1980 à aujourd’hui, les préoccupations et les méthodes des sciences sociales ont nettement évolué en ce domaine.

1.1 L’embryon isolé : les recherches féministes

Les recherches féministes sur la question de la dépossession du corps féminin par les techniques de visualisation constituent le premier grand ensemble de travaux sur l’être prénatal.

Dès les années 1980 et 1990, les travaux dans la littérature féministe montrant la nouvelle prééminence de l’être prénatal dans l’imaginaire public et la société sont en effet nombreux. Avec le développement des nouvelles technologies, en particulier des techniques d’imagerie médicale comme l’échographie qui se développe dès les années 1960, l’image de l’être prénatal est devenue un lieu commun, que cela soit dans les livres, les programmes éducatifs ou encore à la télévision (Duden, 1996; Layne, 2003; Pollack Petchesky, 1987; Taylor, 1992; Hartouni, 1993). En même temps, cet être prénatal tient un rôle de plus en plus important dans le discours légal (Mehl, 1999 ; Daniels, 1993 ; Hartouni, 1991 ; Boling, 1995) et acquiert progressivement un statut juridique, quoique relativement incertain et encore sujet de débat, en France comme aux États-Unis.

Cette littérature féministe américaine et européenne a donné une large part aux approches militantes. L’arrivée de ces nouvelles techniques est en effet perçue principalement à travers ses effets pervers et analysée le plus souvent comme un nouveau pouvoir masculin pour maitriser le pouvoir féminin (Isaacson, 1996; Franklin, 1995; Inhorn, 1996). Ces études ont tendance à isoler l’être prénatal de toutes relations sociales, le comparant à un astronaute flottant dans l’espace, autonome et complètement séparé de la femme enceinte (Pollack Petchesky, 1987). La femme se trouverait donc complètement dépossédée de son corps, aliénée par l’être qui grandit en son sein et disparaitrait peu à peu au profit du foetus. Ces travaux s’inscrivent dans les débats sur l’avortement et ont principalement pour but de lutter contre la personnification d’un foetus qui semble menacer les droits de la femme (Cornell, 1995 ; Purdy, 1990 ; Rothman, 1986).

1.2 L’embryon isolé : le poids de l’idéologie des sociétés individualistes

Un deuxième grand ensemble de recherches appréhende l’embryon et les techniques (échographie, FIV) sous l’angle du contraste entre les systèmes de valeurs et de représentations de l’individu dans les sociétés traditionnelles holistes et les sociétés modernes individualistes.

Sarah Franklin (1993) et Marylin Strathern (1992), notamment, ont érigé la situation contemporaine en une situation exceptionnelle. Rendu visible par les techniques de visualisation, l’être prénatal serait désormais isolé tant au plan cognitif que social et deviendrait un « pur individu » au sens d’une pure entité biologique. Il serait finalement placé en dehors du faisceau de relations sociales qui caractérisait autrefois l’individu social inséré dans un système de parenté. Franklin (1993) va même jusqu’à affirmer que l’anthropologie classique n’aurait pas les outils nécessaires pour rendre compte de la situation contemporaine. Franklin et Strathern comparent donc la situation contemporaine non seulement au passé, centré uniquement sur le système de parenté, mais aussi aux sociétés « autres » dans lesquelles la personne serait éminemment relationnelle. Cette perspective, malgré ses apports très novateurs, a parfois été critiquée comme venant durcir un lieu commun en anthropologie : le clivage entre « l’Ouest et le reste » (« The West and the rest ») et la séparation radicale entre la modernité et la postmodernité de toutes les autres expériences socioculturelles (Porqueres i Gené, 2009). Le fait de ne pas distinguer clairement l’« idéologie » individualiste et la réalité de la vie sociale dans les sociétés modernes est une démarche aujourd’hui critiquée par de nombreux auteurs (Godelier, 2004 ; Porqueres i Gené, 2004, 2009 ; Théry, 2007) qui montrent que l’être prénatal, mais aussi de manière générale le corps, est toujours déjà inscrit dans un monde humain emprunt de significations (Mauss, 2007).

1.3 L’embryon, réseaux et contexte : la prise en compte croissante des relations

Dès les années 1990, un nouvel ensemble de recherches féministes s’efforce de replacer l’embryon dans un réseau relationnel et se centre sur l’expérience de la grossesse. Nombre de féministes se sont ainsi attachées à étudier l’émergence du « sujet foetal » (fetal subject) dans la société en ne se centrant plus uniquement sur sa dimension biologique (Morgan et Michaels, 1999; Franklin, 1999; Layne, 1999a, 1999b, 2003; Morgan, 1996). Certaines, comme Franklin (1999), reviennent même sur leurs positions antérieures. Leur but est de repenser la reproduction d’une manière qui prenne en compte tous les participants, en reconnaissant que leurs relations sont culturelles, historiques, et donc variables dans le temps et dans l’espace. Il s’agit désormais d’explorer les contours sociaux de l’être prénatal en étudiant les pratiques, les institutions et les discussions qui l’ont placé au centre des politiques reproductives. Elles étudient les processus itératifs par lesquels les individus et leurs réseaux sociaux produisent, ou choisissent de ne pas le faire, de nouveaux membres de la société (Addelson, 1999; Layne, 1999a, 2003). De même, elles se sont attachées à montrer que la réalité, issue de l’expérience de l’utilisation des nouvelles techniques, était beaucoup plus complexe. Les femmes, malgré ces technologies censées les aliéner, les intègrent dans leur expérience et arrivent à faire de leur maternité un événement personnel. Elles utilisent notamment les échographies pour engager les autres dans la construction sociale de leur « bébé » (Jacques, 2007; Rapp, 1997; Taylor, 2000a, 2000b; Mitchell, 1994).

1.4 La question spécifique des techniques de procréation et des embryons congelés

Avec le développement croissant de la FIV, de plus en plus de chercheurs se sont ensuite attachés à étudier l’embryon dans le domaine des techniques médicales de procréation. Ils s’efforcent non seulement d’étudier les changements que produisent la FIV et la congélation des embryons (Bateman, 2009; Thompson, 2005; Collard et Kashmeri, 2011; Roberts, 2007; Franklin et Roberts, 2001; Becker, 2000), mais ils montrent aussi que ces techniques touchent de manière croissante la vie des personnes à travers le monde (Anderson et Hecht, 2002; Arnold, 2000; Hayden, 2003; Inhorn, 2003; Roberts, 2007).

Bateman et Salem (1998), notamment, ont montré que la sortie de l’embryon hors du corps de la femme et la congélation prolongée, non seulement modifiaient le contexte et l’équilibre des relations se construisant autour de cet être, mais entrainaient aussi une augmentation de l’importance de la place des soignants.

En raison de l’augmentation des stocks d’embryons congelés, des chercheurs (Lyerly et al., 2006, 2010; Nachtigall et al., 2009; Provoost et al., 2010; Mohler-Kuo et al., 2009) ont alors étudiés l’expérience et le raisonnement des personnes confrontées à ces embryons hors d’un projet parental. Ces approches essaient pour la plupart de déterminer les facteurs possibles (âge, sexe, origine sociale, religion, etc.) qui influenceraient les représentations de l’embryon et le choix de leur devenir une fois congelés. Les travaux suggèrent que la décision finale ne se résume pas aux seuls points de vue moral ou religieux que ces personnes peuvent avoir sur l’embryon. Elle découle aussi de nombreux paramètres personnels et familiaux (âge, situation financière, état de santé, etc.) ainsi que d’attitudes relatives au milieu médical et scientifique (confiance ou non à l’égard des médecins et des scientifiques, sentiment de devoir contribuer à la recherche ou non, etc.). Ces travaux montrent en particulier que la représentation de l’embryon est le principal élément décisionnel du devenir des embryons congelés et que ces choix peuvent évoluer dans le temps (Lornage et al., 1995).

1.5 Une approche relationnelle maussienne

Il existe, nous l’avons vu, de nombreux travaux replaçant l’embryon dans un contexte de réseaux sociaux. Si notre travail participe de ce mouvement, la particularité d’une approche relationnelle maussienne est la place donnée à l’institution, c’est-à-dire aux systèmes d’institutions auxquels se réfèrent les individus. Une telle approche appréhende donc toujours la réalité sociale sur deux niveaux : ce que font les acteurs et le système implicite auquel ils font référence et qui peut être soumis à de fortes turbulences.

Une société, d’après Mauss (2007 [1924-1925]), est un « tissu concret de relations » dont la plupart sont à un certain degré instituées, inscrites dans la temporalité, référées à des valeurs et des significations communes permettant aux individus d’agir en référence à des règles – qu’ils peuvent d’ailleurs ne pas respecter ou ne connaître que partiellement. Il est donc toujours artificiel de séparer l’individu du « tout » concret qu’est la société dont il participe comme personne, c’est-à-dire comme agent des actes humains, car ses façons d’agir supposent un minimum de sens partagé. Pour résumer, les statuts modalisent des manières d’agir, ils sont « relationnels » et ne sont pas des attributs intrinsèques des individus, même acquis (Théry, 2007).

L’objet de cet article, et plus largement de notre travail, est d’appliquer pour la première fois à l’embryon l’approche relationnelle des anthropologues maussiens et de contribuer ainsi à l’enrichir et la transformer. Loin d’appréhender l’embryon comme un être « isolé », en ne prenant en compte que ses attributs intrinsèques, ses propriétés ou ses caractères internes, nous étudierons son statut « relationnel », c’est-à-dire les relations que d’autres personnes, possédant elles-mêmes un statut, peuvent entretenir avec lui. Ces relations sont variables, mais sont elles-mêmes référées à des normes et des règles communes, en particulier à l’ensemble des dispositifs juridiques qui peuvent changer et être contradictoires. De même, s’intéresser au statut relationnel de cet être ne signifie pas pour autant oublier le corps, mais signifie que le corps lui-même peut être abordé comme « un ensemble de relations » (Breton et al., 2006). Quant au droit, il n’existe que mis en oeuvre et s’actualise donc toujours dans les relations sociales, comme l’a souvent souligné le civiliste et sociologue du droit, J. Carbonnier. La relation qu’on entretient avec l’embryon est modulée par la manière dont la loi le définit, tout en prenant en compte le fait que le monde social évolue et construit des statuts. De même, la manière dont les soignants, géniteurs et/ou parents perçoivent l’embryon et les qualités qu’ils lui attribuent, déterminent leurs comportements avec lui. Les représentations modalisent les systèmes d’attente, et inversement. Toutes leurs actions (la manière de nommer, de se comporter avec ou encore de se représenter) vont tendre à inscrire l’embryon dans la parenté, la vie sociale et plus largement l’humanité ou, au contraire, ne pas l’y inscrire.

Il est tout particulièrement important de regarder ces relations dans le contexte d’un monde humain, en particulier dans un système où le statut de l’embryon n’est pas réellement déterminé. Juridiquement, il n’est en effet ni une chose ni une personne et il n’y a pas d’unité en droit de la condition humaine avant la naissance : l’embryon et le foetus in utero et l’embryon in vitro ne sont pas égaux devant la loi. Ainsi, si l’article 16 du Code civil dispose que la loi garantit « le respect de l’être humain dès le commencement de la vie », le Conseil constitutionnel a estimé en 1994 que le législateur n’avait pas entendu, en posant ce principe, l’appliquer à l’embryon in vitro. Sa condition juridique est donc actuellement entièrement soumise au seul Code de la santé publique. De plus, la société appréhende de manière assez paradoxale l’embryon in vitro. Si ce dernier est intouchable lorsqu’il est sous-tendu par un projet parental, dès lors qu’il ne l’est plus, il peut être réduit à un simple matériau pour la recherche ou être détruit. Les parents et les soignants possèdent donc une certaine marge de manoeuvre vis-à-vis de l’embryon, toutefois beaucoup plus grande lorsqu’il est in vitro qu’une fois implanté. De même, la marge de manoeuvre est beaucoup plus grande au début de la conception qu’à la fin du processus de gestation avec le foetus près de naître. On s’aperçoit en outre que ce n’est pas la réalité biologique qui détermine la norme, car on peut donner des qualités très différentes à un même substrat, à un même être[3]. Comment en effet expliquer autrement qu’un même embryon in vitro puisse être considéré aussi bien comme un futur enfant potentiel que comme un pur matériau organique destiné à la recherche ou à être détruit? S’il existe des institutions qui fixent des règles et des statuts pour qualifier cet être, ce qui change et continue de changer, ce sont bien l’ensemble des relations et le contexte. C’est en effet le sens que nous donnons à la relation avec lui qui est déterminant.

1.6 L’embryon et les seuils : agir et encadrer

L’être prénatal est donc socialement institué à travers un ensemble de statuts relationnels créés par les relations qu’entretiennent divers acteurs avec lui, mais aussi par les institutions de la société dans laquelle il se situe. Ces actions et représentations diffèrent selon les propriétés que nous attribuons au corps et selon ses phases de développement. Les quelques cellules que forment un embryon sont en effet très différentes d’un foetus prêt de naître. Cependant que l’être prénatal change, le comportement des autres à son égard change également. Selon sa phase de développement et les qualités qu’ils lui attribuent, ils ne peuvent en effet entretenir le même rapport avec lui. D’ailleurs, à l’heure actuelle, les débats sur l’être prénatal portent essentiellement sur la détermination de seuils biologiques. La fin du stade embryonnaire a par exemple été fixée à 10 semaines d’aménorrhée (sa) ou 8 semaines de grossesse. L’embryon est défini comme le stade de développement qui marque le passage d’une cellule unique, l’oeuf, à un ensemble complexe de cellules, le foetus, étant lui-même le stade de développement à partir duquel tous les principaux organes sont constitués. Ainsi, au-delà du stade embryonnaire et jusqu'au terme de la grossesse, on parle de foetus. Tous ces seuils, notamment en raison du caractère continu du processus de développement humain, sont à quelques degrés arbitraires.

Douglas (2004 [1984]) a montré que toutes les sociétés ont tendance à naturaliser leurs conventions, et en particulier les seuils qui régulent la vie sociale, afin de leur donner plus de poids. Mais ce n’est pas parce que ces seuils sont arbitraires et conventionnels que nous pouvons nous en passer. En effet, comme Douglas l’a fortement souligné, un seuil ne sert pas d’abord à classer, mais à agir. À chaque seuil des statuts différents et à chaque statut des attentes différentes. Ces seuils organisent les relations. Autrement dit, classer l’embryon permet de répondre à la question : « Que pouvons-nous en faire? Qu’est-ce qui est permis ou pas? » En Grande-Bretagne, par exemple, le seuil de pré-embryon[4] sert uniquement de limite à la recherche sur les embryons.

La création de seuils permet également d’affronter ce qui pourrait apparaître aux yeux de la société comme une « contradiction » entre l’embryon pouvant être destiné à la recherche et celui qui ne l’est pas, mais aussi et surtout entre le foetus que l’on peut avorter et le foetus intouchable[5]. De même, en matière de congélation, l’enquête socio-anthropologique doit souligner l’importance des qualificatifs employés. Si en France la congélation de tous les embryons est permise, d’autres pays pensent autrement le rapport entre la règle et l’exception. En Allemagne, la congélation des embryons est interdite, mais celle des zygotes, c’est-à-dire des embryons d’un jour au stade d’une cellule, est autorisée. Il en est de même en Suisse où la loi autorise uniquement la congélation d’« ovocytes imprégnés », juste avant la fusion des noyaux, et donc de la qualification d’embryon. La catégorie d’embryon se subdivise ainsi en diverses sous-catégories qui ont simultanément une dimension et des usages biologiques, techniques, moraux et politiques, en un mot : sociaux.

Les systèmes de classification sont par conséquent des réponses que les sociétés apportent à un moment « t » de leur histoire, aux questions éthiques et politiques soulevées par la recherche, la congélation ou encore l’avortement. Les seuils permettent d’établir des frontières relativement stables et d’inscrire l’embryon et le foetus dans des catégories juridiques. En découlent des « luttes de classement » très intenses, essayant de démontrer par exemple le caractère continu ou discontinu de l’évolution de l’être prénatal. Ainsi, si le droit français considère le processus de développement humain comme un continuum, il attache tout de même des effets juridiques particuliers aux franchissements de certains seuils de la grossesse. Les techniques médicales de reproduction sont cependant venues perturber les nouvelles classifications en cours de constitution en créant des êtres inclassables aux yeux de la société et de la loi, par exemple l’embryon in vitro, mais aussi et surtout les embryons congelés.

C’est donc pour agir et encadrer que des normes et des seuils sont fabriqués, en particulier lorsqu’une activité sociale est transgressive. Les institutions se doivent alors de trouver de nouvelles normes. Ainsi en est-il des soignants qui visent l’efficacité dans leur recherche de fondements, très souvent dépendante de leurs urgences.

Tous ces actes (nommer, classer, attribuer des qualités, etc.) sont donc des actes performatifs. Ils inscrivent l’embryon et le foetus dans un tissu complexe de relations sociales, dans un système de parenté et d’humanité et dans un statut relationnel, un statut inscrit lui-même dans un monde institué. Mais les institutions ne sont pas immobiles, elles connaissent de véritables métamorphoses. Alors, les questionnements soulevés ne touchent pas simplement l’application des règles ou le respect des normes. Les questions, les incertitudes et les conflits portent sur les règles elles-mêmes. Avec l’embryon et l’AMP, nous vivons actuellement une telle phase de métamorphoses.

Le but de notre travail est donc d’étudier l’embryon en AMP, de rendre compte de la diversité des situations selon ses phases de développement et ses caractéristiques (in vitro ou in utero, congelé ou non, dans ou hors projet parental, etc.). Il s’agit aussi de décrire toute la palette morale des attitudes observées chez les « parents » et les soignants. Tirant les leçons de travaux récents, nous formulons l’hypothèse que les représentations de l’embryon ne sont pas, ou pas principalement liées aux diverses « variables » distinguant en catégories les personnes concernées (âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle, etc.), mais aux situations relationnelles dans lesquelles elles se trouvent.

Cette première enquête menée auprès de professionnels de l’AMP nous a éclairée sur les représentations que ceux-ci se font de l’embryon et sur ce qu’ils nous ont dit être le point de vue des patients. Dans un deuxième temps, nous réaliserons une enquête directement auprès des patients. Il est en effet indispensable de distinguer nettement patients et professionnels, car l’existence d’une réelle autonomie et d’un véritable décalage entre ces deux mondes est avérée, chacun possédant ses représentations propres (Memmi, 1996, 2003, 2011).

2. L’embryon : entre pur matériau organique et enfant potentiel

2.1 Des représentations complexes de l’embryon in vitro

Il ressort de notre enquête que patients et soignants ont des représentations de l’embryon beaucoup plus complexes que ne le laisse penser un débat social très binaire, centré sur deux visions extrêmes et opposées de l’embryon, « chose » ou « personne ».

Grâce à la FIV, l’embryon peut désormais être conçu et conservé en dehors du ventre de la femme, et ce, parfois pendant plusieurs années, ce qui était inconcevable jusque dans les années 1970. De même, la FIV a rendu l’embryon plus accessible à l’expérience pour les couples en AMP. L’embryon est en effet très présent tout au long du parcours de FIV et en constitue le centre (Franklin et Roberts, 2001). Les occasions de le visualiser sont nombreuses, les couples étant sans cesse sollicités pour s’en informer et le voir. Tout est fait pour concrétiser sa présence. Ainsi, dès les premières consultations gynécologiques et biologiques, les soignants nous expliquent qu’ils montrent aux patients des images de l’embryon afin qu’ils sachent à quoi cela ressemble. Cette démarche est ensuite répétée lors des réunions d’information mensuelles. De même, avant le transfert lors de la phase de fécondation, le laboratoire appelle quotidiennement les couples pour les tenir informés du développement de leurs embryons. Si l’initiative de leur procurer des photos avait été lancée dans un des deux hôpitaux enquêtés, elle a été ensuite abandonnée principalement pour des raisons financières. Le biologiste à l’origine de l’initiative explique qu’il s’agissait d’une forme d’encouragement pour les couples, qui avaient ainsi la possibilité de voir le résultat de leurs efforts. C’est une démarche qui semble d’ailleurs perdurer dans d’autres hôpitaux (Becker, 2000 : 161).

Les couples sont donc en permanence confrontés à l’existence de cet embryon. Il s’impose à eux par les images, les informations qui leur sont dispensées, les nouvelles quotidiennes de son développement après la fécondation. S’agissant des embryons congelés, il leur est en outre demandé chaque année de décider de leur devenir. Ils se trouvent donc dans l’obligation pendant toute une partie du processus d’AMP, et parfois bien après, de se focaliser sur l’embryon, son développement, sa croissance, sa bonne tenue dans l’endomètre, voire son devenir. Tout cela les amène à se focaliser sur un être normalement invisible et que l’immense majorité des couples ne voit que très tard, lors de la première échographie à 11 ou 12 sa. Ainsi, rendu visible dès les premiers stades, l’embryon passe de l’abstraction à la réalité (ibid. : 160). L’ensemble de ces techniques crée donc une grande conscience de la vie au niveau embryonnaire, notamment en obligeant les couples à prendre des décisions très tôt dans le processus de reproduction (Collard et Kashmeri, 2011 : 313-314).

L’anticipation est d’ailleurs parfois telle, nous explique une gynécologue, que certains couples s’imaginent l’embryon comme une sorte de petit bébé, « un petit truc avec deux bras, deux jambes et une tête », et ce, en dépit des efforts des soignants pour ne le montrer que sous forme de quelques cellules. Les patients viennent pour avoir un enfant et l’embryon incarne cette volonté. Tous ces facteurs les amènent à placer leurs espoirs dans un être qui n’est pas encore implanté dans l’utérus maternel et qui peut-être ne tiendra pas.

Patients et soignants ne partageraient donc pas les mêmes représentations de l’embryon. Et c’est là, selon une gynécologue, l’une des principales divergences entre les deux. Contrairement aux patients pour qui l’embryon serait un futur bébé, il ne serait pour les soignants que « quelques cellules ». Et heureusement, continue-t-elle, car ils voient au quotidien des embryons qui ne se développent pas et qui ne s’implantent pas. Il s’agit en fait de la représentation la moins problématique pour des personnes amenées à travailler sur les embryons, les manipuler et parfois les détruire (Ehrich et al., 2008). Néanmoins les représentations que les soignants se font de l’embryon sont beaucoup plus complexes, ambivalentes et parfois contradictoires que ne le laisse penser cette gynécologue. Ainsi, nombre de soignants interrogés utilisent le terme « bébé » pour désigner l’embryon, un terme également observé chez des praticiens et des chercheurs travaillant sur la FIV et le DPI (diagnostic préimplantatoire) en Grande-Bretagne (Ehrich et al., 2008 : 779). Becker (2000 : 163) relève quant à elle le terme « famille » et Thompson (2005 : 113) rapporte les propos de laborantins faisant référence aux embryons comme de bébés à materner. De même, selon les situations auxquelles les couples doivent faire face, les professionnels leur présentent l’embryon tantôt comme un « bébé », tantôt comme un amas de cellules afin de les inciter à ménager deux issues contradictoires. En montrant l’embryon sous forme de quelques cellules, les soignants les incitent à ne pas trop investir l’embryon afin de les préparer à l’échec et leur permettre d’y faire face. L’emploi du terme « bébé » est quant à lui une incitation à l’investir suffisamment pour continuer à se mobiliser en vue de la réussite du projet. D’ailleurs, cette projection de l’embryon comme futur enfant est parfois tellement forte, qu’en cas d’échec, certaines patientes préfèrent d’elles-mêmes attendre que leur grossesse soit suffisamment avancée avant d’envisager un avenir avec cet enfant.

Il semblerait par conséquent que patients et soignants aient des représentations complexes et parfois contradictoires du même embryon in vitro, qu’ils modulent selon les situations auxquelles ils sont confrontés. Le choix de l’embryon comme chose ou personne proposée dans le débat social par certaines idéologies extrêmes est donc très éloignée du discours des individus. Nous assisterions en effet chez les mêmes personnes à des allers-retours entre des visions opposées de l’embryon, tantôt pur matériau organique, tantôt enfant potentiel. Ces représentations peuvent coexister, mais aussi évoluer dans le temps et selon les situations.

2.2 La sélection des embryons : une hiérarchisation entre les êtres

Abordons maintenant le cas précis de la sélection des embryons in vitro. Avant le transfert des embryons et avant que certains soient congelés, les biologistes et techniciens de laboratoire opèrent une sélection entre les embryons susceptibles de se développer et les autres. Les embryons bien développés sont qualifiés de « beaux » ou « jolis », deux termes utilisés par l’ensemble des soignants interrogés, et sont transférés ou congelés. Les autres, qualifiés de « mauvais » ou « pas beaux », sont jetés. Thompson (2005 : 113-116) observe une classification similaire (« good », « pretty », « not good ») dans son étude sur les cliniques de FIV. Ces qualificatifs qui ne relèvent pas du vocabulaire scientifique et semblent subjectifs recouvrent en fait des critères de sélection techniques et très complexes, des critères de développement cellulaires. L’égalité des cellules, la similarité de leur taille, la présence d’irrégularités sont autant de critères visuels permettant le classement et la sélection des embryons.

Nous sommes donc ici en présence de plusieurs idées fortes. Tout d’abord, la classification des embryons comme « beaux » ou « pas beaux » reproduit in vitro la sélection naturelle. Une grossesse « ordinaire » implique en effet que des embryons conçus ne se développent pas forcément, contrairement à l’image véhiculée par les débats d’une idéalisation de l’embryon comme personne en devenir, toujours vouée à se réaliser. Il faut toutefois noter que la réaction des soignants aux questions sur l’emploi de ces termes, permettant de justifier la destruction de certains embryons in vitro, laisse apparaître en filigrane la peur d’accusation d’eugénisme et de sélection.

Ensuite, soulignons que cette enquête auprès de professionnels a également permis de mettre en lumière quelque chose de moins perceptible à la première approche, ne faisant pas même l’objet de débat, mais qui est pourtant capitale : la sélection et la congélation changent radicalement le statut des embryons in vitro. La sélection et les critères visuels sur lesquels elle repose construisent en effet les normes de traitements de l’embryon. Dès lors que les embryons sont sélectionnés, ils sont investis d’un sens différent et traités de manière différente. Le « bel » embryon est traité comme un être de qualité destiné à devenir potentiellement un enfant. L’embryon de mauvaise qualité est un déchet éliminé sans même qu’il soit nécessaire d’en informer le couple. Il en est de même pour la congélation. Si jeter les embryons les moins « beaux » est couramment accepté avant la congélation et à la seule discrétion des soignants, après la phase de congélation, l’accord formel des deux membres du couple est impératif pour les détruire[6].

Enfin, dernière idée forte, certaines techniciennes de laboratoire laissent se détériorer dans l’étuve les embryons qui n’ont été ni implantés ni congelés, une pratique marginale, d’après un médecin biologiste. Ces embryons non fécondés qui n’ont pas été transférés et ceux « qui n’avaient pas un critère de beauté » se détériorent donc tout seuls au bout de quelques jours et sont ensuite jetés. Ces techniciennes ne veulent pas faire le choix de les détruire bien qu’elles sachent qu’ils ne se développeront pas. La destruction des embryons, que cela soit dans le cadre d’une FIV ou de la recherche, pose d’ailleurs problème à de nombreux soignants (Ehrich et al., 2008; Wainwright et al., 2006). Ces pratiques semblent correspondre à ce que Wainwright et al. (2006) ont appelé un « ethical boundary-work ». Cela consiste, dans le contexte d’un cadre légal, à élaborer des stratégies et à aménager ses pratiques de manière à ce qu’elles soient éthiquement et moralement acceptables pour la personne qui le fait, ici les soignants. Nous sommes donc bien loin de l’image du scientifique essayant sans cesse de repousser les frontières éthiques de sa pratique.

Roberts (2007 : 189) fait état d’une pratique similaire dans un laboratoire en Équateur. Une biologiste incapable de les jeter place dans une boite de pétri tous les embryons non implantés venant de couples différents, mais aussi les ovocytes qui n’ont pas été fécondés. Elle les laisse ensuite dans l’incubateur jusqu’à ce que le laboratoire soit stérilisé, tous les ans. C’est un acte qui ne semble pas si différent de la « culture prolongée » des embryons, consistant à les laisser se développer pendant quelques jours. La culture peut être prolongée jusqu’au stade de blastocyte, soit cinq jours après la fécondation. Cela laisse aux embryons la possibilité de s’autoréguler « naturellement » et permet d’identifier ceux qui présentent des problèmes de développement. Outre l’aspect purement technique de la culture prolongée – plus on attend, plus il y aura de critères de choix et meilleurs seront les résultats –, il y a aussi l’idée non seulement d’accorder aux embryons la possibilité de vivre, mais également celle du « laisser mourir » des techniciennes de laboratoire qui attendent, elles, que les embryons se détériorent tout seul. Cette tactique morale permet de ne pas avoir à décider de détruire ces embryons et de se décharger ainsi d’une telle responsabilité. Elle s’inscrit dans l’esprit d’un des plus grands changements du 20e siècle selon Foucault (1976), qui consiste à ne plus faire mourir et laisser vivre, mais au contraire à faire vivre et laisser mourir. Elle indique que pour certains soignants, l’embryon n’est pas qu’un simple amas de cellules et qu’il peut leur être difficile de prendre la responsabilité de sa destruction. Il serait évidemment important de savoir, à partir d’une enquête quantitative représentative, si de telles « tactiques morales » sont répandues ou au contraire exceptionnelles chez les biologistes et les techniciennes et techniciens de laboratoire.

2.3 La congélation : peurs, temporalité et « date de péremption »

Une fois la sélection opérée, certains embryons peuvent ensuite être congelés. Les soignants présentent aux couples la congélation de manière très « pragmatique ». Elle permet de conserver des embryons en vue d’un transfert ultérieur, soit en cas d’échec du premier transfert, soit si le couple veut éventuellement un autre enfant, sans avoir à réaliser de nouvelles hyperstimulations hormonales et de nouveaux prélèvements d’ovocytes. Bien que pratique, ce procédé ne va pas sans soulever certaines interrogations chez les patients. Les soignants nous rapportent ainsi que certains couples ont peur de la congélation en elle-même tandis que d’autres s’interrogent plutôt sur ses conséquences. Parfois, cette peur peut porter sur l’état de l’enfant à venir, mais le plus souvent, elle porte sur l’embryon lui-même. C’est ainsi que certains ne veulent pas congeler leurs embryons de peur que ce procédé ne les détériore et soit un frein à la grossesse. Ces craintes sont identiques à celles inspirées par toutes les techniques trop « intrusives » sur l’embryon, par exemple celle du laser, consistant à faire des trous dans la zone pellucide autour des embryons afin de favoriser leur implantation. D’autres couples refusent l’implantation d’embryons devenus trop « vieux », provoquant l’incompréhension de cette secrétaire : « Des fois je les appelle pour leur dire : vous avez des embryons de l’année 2005. “Ne me parlez pas des embryons, ils sont vieux!”, répondent-ils […] Mais ce sont les mêmes, on les congèle. » Ils ne veulent donc pas utiliser ces « vieux » embryons, comme s’ils avaient dépassé la « date de péremption ». Un rapprochement semble être fait entre la congélation alimentaire et la cryoconservation des embryons.

Enfin, d’autres patients se demandent si la chaine du froid ne va pas être rompue, rendant de ce fait les embryons impropres à l’implantation.

Nous sommes donc bien loin de l’image de la congélation préservant des attaques du temps. Nous pouvons d’ailleurs considérer que ces inquiétudes sont justifiées, car le législateur français lui-même avait prévu en 1994 de ne pas utiliser ces embryons au-delà de cinq ans[7], comme en Suisse (Molher-Kuo et al., 2009). Ce refus d’utiliser de « vieux » embryons ne va cependant pas sans poser de problèmes, car à ce jour un couple ne peut retenter une FIV s’il possède encore des embryons congelés.

De manière générale, nous l’avons vu, la majorité des couples tendrait à se représenter leurs embryons, congelés ou non, déjà comme des « enfants ». Ceci serait particulièrement vrai, nous explique un biologiste, lorsque ceux qui possèdent des embryons congelés sont déjà devenus parents après l’implantation d’autres embryons :

Tous les embryons dans l’azote liquide sont les petits frères et les petites soeurs. Ce qui était des embryons à un moment donné où ils arrivaient à peu près à faire la part entre un oeuf fécondé et un enfant, s’ils ont eu un enfant et qu’il y en a dans l’azote liquide, l’embryon congelé se rapproche plus de l’enfant. L’embryon est devenu différent du fait qu’il y a eu déjà un enfant par ce genre de technique.

Le statut de ces embryons semble avoir changé dès lors que les termes de la relation ont été modifiés. Les membres du couple sont devenus des « parents » et le ou les embryons implantés, des enfants. Les embryons congelés deviendraient alors les frères et soeurs de ces enfants. Ainsi, si les relations et les représentations qu’a le couple de ces embryons ont été modifiées, c’est parce que les relations dont ils sont le produit ont été totalement reconfigurées. Le système relationnel dans lequel ils sont inscrits ayant changé, ces embryons ont de fait acquis une certaine matérialité. De cellules pouvant potentiellementdevenir un enfant, ils sontdevenus des enfants.

Certains couples, selon des soignants, refuseraient donc la congélation pour ces mêmes raisons ou du moins s’interrogeraient sur les conséquences de cette technique. Ils ne veulent pas réutiliser ces embryons pour un deuxième enfant, car ils auraient été conçus le même jour, mais seraient nés à des dates différentes, comme des « frères et soeurs de ce jour-là », nous rapporte une technicienne de laboratoire relatant les propos d’un couple. Ils se questionnent donc sur l’âge réel de ces enfants à naître, une thématique très présente, semble-t-il, chez les patients. Certains, nous explique une gynécologue, parlent même de « faux jumeaux à temps distant » comme des sortes de soeurs et frères décalés dans le temps. C’est ce que Collard et Kashmeri (2011) ont appelé des « germains d’étuves » (« batch siblings »), désignant des enfants conçus avec les mêmes gamètes au même moment grâce à la FIV et nés de manière simultanée comme des jumeaux ou nés de manière successive grâce à la congélation. La FIV produit par conséquent une autre base de calcul de l’âge et de l’ordre des germains au côté de la date de naissance habituelle : la date de conception, désormais précisément connue. Ceci contrarie finalement une compréhension linéaire de l’âge et de l’ordre des naissances (ibid.).

Bien que la congélation soit présentée comme un « non-temps » par les soignants, le système relationnel dans lequel sont inscrits les embryons continue de changer durant toute cette période. La congélation crée un décalage temporel et modifie l’espace-temps, les repères usuels de la temporalité et de la parentalité s’en trouvant bouleversés. Malgré tout, les couples essaient de trouver des explications « naturelles » comme la gémellité, tout en faisant intervenir un autre ordre du monde, celui de la temporalité. Toutes ces questions concentrent sur la temporalité le sentiment d’un écart par rapport aux normes habituelles de la pensée, rapportées au processus naturel de la conception dans le ventre maternel. La FIV et la congélation ont pour entre autres conséquences que l’âge de l’embryon n’est pas l’âge de l’embryon activé comme foetus potentiel dans le cadre de la grossesse. Ce qui a été défait, c’est la simultanéité entre la conception de l’embryon et le début de la grossesse, condition pour que cet embryon se développe comme futur foetus. Ce qui est présenté comme un problème de propriétés intrinsèques de l’embryon (quel âge a-t-il?) repose en réalité sur un changement relationnel, celui de l’embryon au corps gestationnel. C’est d’ailleurs pour ces raisons que le CCNE se demandait si les embryons qui avaient été conçus pour un enfant déjà né devaient servir pour d’autres enfants (avis no 8, 1986). Il proposait que la congélation soit limitée dans le temps en raison d’un projet actuel et précis d’enfant et non d’un programme parental indéterminé. Toutefois, en dépit de ces réticences, très peu de couples désireux d’avoir un enfant, et ce, le plus rapidement possible, refusent la congélation. Il arrive également que si certains la refusent au départ pour des raisons éthiques ou religieuses, ils changent ensuite d’avis dans une logique de moindre mal, principalement en raison de la lourdeur du traitement.

2.4 Embryons congelés et projet parental : un principe cardinal

Si la conséquence de la pratique de la FIV est de créer des embryons hors du ventre de la femme, celle de la congélation est de pouvoir les conserver hors de son ventre et de créer ainsi des embryons qualifiés de « surnuméraires ». Ce terme couramment utilisé recouvre en fait des situations extrêmement différentes. Nous pouvons ainsi distinguer plusieurs cas.

Le premier désigne les embryons inscrits dans le cadre d’un projet d’enfant et que le CCNE qualifie de « surnuméraires “en plus” » (avis no 112, 2010). Ces embryons congelés sont en attente d’un transfert tant que le projet parental, qui est à l’origine de leur création, n’a pas été accompli.

Le deuxième cas que le CCNE qualifie d’embryons « surnuméraires “en trop” » (ibid.) désigne les embryons congelés qui cessent d’être inscrits dans le projet parental à l’origine de leur création. Ils peuvent être désinscrits d’un projet, mais peuvent aussi y être réinscrits, par exemple lorsqu’un couple désire avoir un autre enfant. Ce sont ces embryons congelés détachés de tout projet qui posent des problèmes d’éthique, car ils n’ont plus de raisons d’être. Ces deux cas sont nettement distingués par le CCNE.

Il semble cependant, d’après les propos recueillis auprès des soignants interrogés et de textes de l’Agence de biomédecine, qu’il existe un troisième cas d’embryons qualifiés de « surnuméraires ». Contrairement aux deux premiers, ce terme ne désigne pas ici des embryons congelés, mais des embryons excédentaires qui n’ont pas encore été congelés, qui peuvent l’être, mais aussi ne pas l’être si le couple ne le désire pas.

Pour notre part, nous n’utiliserons pas le terme « surnuméraire », car trop ambigu et ne présentant aucun intérêt analytique. Nous parlerons uniquement d’embryons congelés inscrits ou désinscrits d’un projet parental. Notons d’ailleurs au passage une ambigüité dans l’usage de ce terme, parce qu’il interroge la définition d’un « projet parental » qui peut vouloir dire aussi bien « projet d’avoir un enfant » que « projet d’avoir des enfants ». L’enjeu n’est donc pas simplement de ne pas avoir à stimuler la femme pour un seul projet, mais pour éventuellement plusieurs.

En France à l’heure actuelle, les couples ayant recours à l’AMP – couples n’étant pas forcément les géniteurs comme dans le cas précis de l’accueil d’embryons ou d’une procédure avec tiers donneur –, sont confrontés par courrier annuel à quatre choix possibles pour le devenir de ces embryons hors projet. Ils peuvent prolonger leur conservation, les détruire, les donner à un autre couple dans le cadre d’une procédure d’accueil ou encore les donner à la recherche[8]. Nous n’avons à ce jour pas encore exploité les réponses des patients aux lettres qui leur sont adressées sur ce sujet, mais aux dires des soignants interrogés, les couples préfèrent conserver en priorité leurs embryons même s’ils n’ont plus de projet parental. Viendraient ensuite par ordre de préférence, la destruction, très rarement le don à un autre couple et la recherche en tout dernier choix. En France cependant, la poursuite de la cryoconservation est proposée uniquement dans le cadre d’un projet parental. Est donc exclue la possibilité de la maintenir dans le cas où il n’y en aurait plus, ce qui est possible dans certains pays, et ce, sans limite temporelle, comme aux États-Unis, en Espagne (Luna et al., 2009) ou encore en Belgique (Provoost et al., 2010).

Nous percevons ainsi à travers le cas des embryons congelés l’importance de la notion de « projet parental » qui joue le rôle de clé de voûte dans la législation française. La qualification juridique de l’embryon in vitro dépend en effet principalement et essentiellement de cette notion qui, une fois disparue, modifie son statut juridique et son appréhension par la société. Ce projet détermine donc aussi bien le devenir de l’embryon comme futur enfant à naître que comme matériau possible pour la recherche. Mais surtout, la conception originelle d’un embryon doit impérativement s’inscrire dans le cadre d’un projet parental, la loi en fait un principe cardinal (CSP, art. L.2141-3). Nous pouvons pour cette raison légitimement nous demander si cette notion de projet parental influence tout autant les couples et la représentation qu’ils se font de leurs embryons, ou au contraire si cette représentation reste immuable, comme le laissent penser certaines idéologies pour lesquelles l’embryon est toujours soit une chose, soit une personne.

2.5 Le cas des embryons congelés détachés d’un projet : des choix difficiles

La congélation, nous l’avons vu, est présentée par les soignants aux patients de manière très « pragmatique ». C’est également ainsi qu’elle est présentée par le CCNE. Mais le souci de préserver au mieux la santé de la femme, une réponse aux problèmes initiaux que posait l’AMP, a eu pour conséquence de soulever un problème éthique majeur, celui du devenir des embryons congelés, de ces potentialités d’enfants hors de tout projet parental. Une même procédure technique, ici la congélation, a donc des conséquences très différentes. Lorsque les embryons sont inscrits dans un projet d’enfant, nous savons quel va être l’usage des embryons restants. Lorsqu’ils sont désinscrits d’un projet, nous ne le savons pas. C’est pour cette raison que le CCNE, même s’il recommande la congélation dans une logique de moindre mal, s’y oppose, et ce, dès les débuts de la mise en oeuvre de la technique. Depuis le début des années 1980, il souhaite en effet mettre fin à la congélation des embryons dès que la science en donnera la possibilité. La vitrification des ovocytes serait une solution alternative permettant de ne produire que les embryons nécessaires au transfert.

Avant la révision en 2004 des lois dites de bioéthique de 1994, la question qui préoccupait la société – outre bien sûr les divers problèmes éthiques que soulève la congélation – était l’augmentation croissante des stocks d’embryons congelés détachés d’un projet et dont on ne savait que faire, en particulier lorsque les couples étaient dits « perdus de vue » (pour cause de séparation, de déménagement, ou de volonté de ne pas répondre). C’était une situation inédite et artificielle, créant de véritables difficultés, car non seulement on ne pouvait envisager un embryon hors du corps de la mère, mais encore moins hors de tout projet. Se posait alors chaque fois la question de leur statut et de qui était en droit de décider de leur sort, la Loi[9] ne prévoyant rien pour les embryons au-delà des cinq années prévues pour la réalisation du projet parental du couple.

La question du devenir de ces embryons était en premier lieu problématique pour les soignants. Les banques d’embryons sont en effet très difficiles à gérer tant administrativement que techniquement. De plus, les nombreuses incertitudes affectant le devenir de ces embryons congelés les conduisirent à une extrême prudence, car même dans le cas d’embryons « abandonnés » depuis plus de cinq ans et sans perspective d’accueil, ils n’osaient pas les détruire. Cette responsabilité incombait uniquement aux couples alors même que certains étaient dits « perdus de vue ». Les embryons hors projet ont donc continué à s’accumuler dans les cuves pendant près de dix ans, et ce, malgré les tentatives des professionnels pour concrétiser l’arrêt de conservation (ex. : lettre de la fédération des BLEFCO[10] au ministre de la Santé en 2001). La révision des lois de bioéthique en 2004 a clarifié leur devenir. Les embryons congelés détachés de tout projet sont désormais détruits au-delà de cinq ans si le couple consulté à plusieurs reprises ne répond pas, s’il est en désaccord ou si les embryons donnés dans le cadre d’une procédure d’accueil n’ont pas été accueillis durant ce délai. Les soignants interrogés responsables de la gestion de ces banques d’embryons s’empressèrent alors d’écrire « aux parents des vieux embryons » afin de désengorger les cuves.

Cette situation était également difficile pour les couples, car comme le soulignent nombre de soignants, ils étaient alors placés devant un choix difficile – et ils le sont encore – : décider du sort de ces embryons.

La fin du projet parental, c'est-à-dire un projet parental enfin abouti dans le cadre d’une procédure d’AMP, se matérialise en effet dans le choix du devenir des embryons congelés restants. Alors que normalement la fin d’un projet parental se fait plus ou moins « naturellement » – le couple ayant obtenu satisfaction ou décidant qu’il ne veut plus d’enfant – dans le cadre d’une AMP, le couple doit prendre une décision : que faire des embryons dont ils ne veulent plus et qui ne s’intègrent plus dans leur projet parental? Ce qu’il découvre alors est la complexité et l’artifice de la situation dans laquelle il se trouve et qui n’a pas vraiment de mots pour la nommer tant elle est inhabituelle. En effet, les personnes qui entreprennent un parcours en AMP se représentent difficilement leurs embryons comme autre chose que la réalisation possible de leur désir d’enfant. Elles s’inscrivent dans l’optique et la logique d’avoir un enfant, et ce n’est qu’une fois ce parcours terminé qu’elles sont confrontées à l’idée que certains embryons n’ont plus de finalité immédiate pour elles. Ces couples sont alors obligés de penser autrement le devenir de ces embryons, ce qu’ils n’envisageaient initialement pas selon l’ensemble des soignants interrogés. Ces derniers en déduisent que les couples ne mesurent pas précisément toutes les conséquences et les implications de la congélation. Ils évoquent d’ailleurs la difficulté d’aborder avec eux le devenir de ces embryons au début du parcours. Une possible confusion dans les priorités, mais aussi une sorte de catapultage de temporalité incitent donc les soignants à éviter le conflit entre l’enjeu actuel – obtenir une grossesse – et un autre « possible » qui serait plus tard, par exemple, la destruction des embryons hors projet.

2.6 Puissance du projet parental

La difficulté du choix quant au devenir de ces embryons hors projet réside dans le fait que, contrairement à une IVG où la prise de décision est urgente et que le fait même de ne pas prendre de décision correspond à un consentement de la grossesse, avec la congélation, le temps est suspendu et c’est la décision sur leur devenir qui initie l’action. Avant 2004, le choix du « devenir » des embryons incombait uniquement aux couples. De plus, il n’existait pas de dispositions autorisant l’arrêt de la conservation des embryons. La révision des lois de bioéthique en 2004 a changé la donne. La destruction de ces embryons est une approche pragmatique qui permet aux couples de se décharger d’une part de responsabilité en leur laissant la possibilité de l’inaction. Nous pouvons appeler cela une « action par l’inaction ».

Toutefois, des soignants nous rapportent que pour certains patients, l’idée d’« abandonner » ces embryons serait insupportable. De même, déclare un médecin, certains ne pourraient se résoudre à détruire leurs embryons, car il s’agit pour eux d’une « petite IVG ». Certains affirmeraient alors avoir toujours un projet sans pour autant venir chercher leurs embryons. Ils demanderaient à prolonger leur conservation en prétextant la poursuite du projet parental, tout en sachant qu’ils ne souhaitent plus avoir d’enfants : « Ils voudraient que l’on garde à vie leurs embryons », témoigne un médecin. « Ils tiennent à la conservation pendant des années », rapporte un autre. Un biologiste nous explique que dans certains cas, c’est alors lui qui prend la décision :

Il y a aussi des couples qui ont des embryons congelés qui disent qu’ils ont toujours un projet parental. En fait, ils ne viennent jamais parce qu’ils ont déjà construit leur famille et que globalement, deux, trois enfants, c’est bon. Mais ils ne peuvent pas se résoudre à détruire leurs embryons, c’est trop dur pour eux. Ça m’arrive de les voir en consultation, de percevoir tout cela et de le leur dire. Je prends la décision et on arrête, parce qu’ils ne viendront pas les chercher. Et quelquefois, il y a un soulagement. Ce n’est pas eux qui ont décidé.

C’est pour cette même raison, selon une gynécologue, que certains couples reviendraient se faire transférer ces embryons hors des cycles de traitements dans l’espoir qu’ils ne s’implantent pas. Ils ne supporteraient pas l’idée de les détruire ou de les abandonner. Ils accordent alors à leurs embryons la possibilité de vivre, se replaçant ainsi dans une situation relevant de l’ordre naturel avec des possibilités de fausses-couches.

Nous formulons l’hypothèse, nous basant uniquement sur les propos des soignants, qu’en ne répondant pas aux courriers qu’ils leur sont envoyés ou en implantant ces embryons dans l’espoir qu’ils ne se développent pas, ces couples se rapprochent de l’ordinaire. En temps normal, en effet, ils n’auraient pas eu à se confronter à un « non-projet parental ». Ils essaieraient donc de se replacer dans l’ordre naturel qui ne relève pas de l’ordre de la responsabilité, mais de celui du monde. C’est une hypothèse qu’il faudra vérifier lors de notre enquête auprès des patients.

En tout dernier point, il est enfin important de noter que, comme l’a souligné Bateman (2009), la congélation des embryons et les embryons hors du ventre de la femme offrent aussi une perspective totalement inédite pour ces embryons : leur emploi pour la recherche. Dans les trois premières options proposées, c’est-à-dire la poursuite du projet, la destruction ou l’accueil d’embryon, l’embryon est toujours inscrit dans cette réalisation possible ou non d’un projet d’enfant. Dans le cas de la recherche, les couples doivent au contraire se représenter leurs embryons en objet possible de recherche, une difficulté supplémentaire.

Conclusion

Cette étude qualitative menée auprès de professionnels en AMP nous a permis d’appréhender les profondes divisions qui pèsent sur les pratiques d’AMP comme la congélation, mais aussi et surtout sur le statut encore ambigu de l’embryon humain, en particulier in vitro. Si certains soignants refusent catégoriquement de voir dans l’embryon in vitro un enfant, d’autres ont une position plus nuancée. La manière de se représenter cet être dépend en fait principalement des situations particulières auxquelles ils doivent faire face. La création de la catégorie du « pré-embryon » pour la recherche est particulièrement représentative de la dimension performative des classements proposés. Sur le plan des représentations, l’embryon oscille du statut de « cellules » à celui de « bébé », et fait de manière générale l’objet d’attentions particulières chez les soignants qui les différencient de simples gamètes.

Selon les témoignages des professionnels que nous avons interrogés, les couples sont très indécis sur le statut de l’embryon, sur la manière de se le représenter et sur ce qu’ils doivent en faire, en particulier lorsqu’il est détaché de tout projet parental. Ce qui était au départ une potentialité d’enfant devient un véritable problème auquel il faut trouver une solution dès lors que le projet est enfin abouti. La question du sort de ces embryons est une question d’autant plus délicate que sa réponse ressort d’un choix personnel, lié à des personnes particulières – c’est au couple de prendre une décision – et non d’une règle générale. Notre enquête ne prétendait pas élucider les motivations réelles des couples. Ce sera l’objet d’un futur travail. L’enquête réalisée auprès des soignants permet cependant d’ores et déjà d’émettre deux hypothèses fortes. D’une part, la notion de « personne humaine potentielle » avancée par le CCNE ne rend pas compte de la variabilité des attitudes des personnes à l’égard de leurs embryons surnuméraires, et en particulier de comprendre pourquoi « détruire » ou « donner à la recherche » semble à la plupart moins douloureux que « donner en accueil » à d’autres parents. D’autre part, appréhender l’embryon simultanément selon sa place dans tel ou tel système de relations et selon le contexte sociohistorique dans lequel il se trouve (contexte juridique, social, etc.), permettra de mieux décrire et analyser non seulement tout le spectre de la palette morale d’attitudes observées chez les patients et les soignants, mais aussi de mieux comprendre les variations des représentations que chacun se fait de l’embryon selon l’axe majeur de la temporalité.