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INTRODUCTION

Les pénuries de personnel enseignant, définies comme une inadéquation entre l’offre et la demande de main-d’oeuvre qualifiée, constituent un phénomène complexe lié à différents facteurs. Outre le nombre d’élèves, et les taux de diplomation d’enseignantes et d’enseignants, les départs du personnel constituent un facteur sur lequel les écoles peuvent véritablement agir (Sutcher et al., 2019). Bien que ces pénuries et départs soient influencés par un ensemble de facteurs individuels, relationnels, organisationnels, socioculturels et politiques, leur gestion repose principalement sur les directions d’établissements scolaires, modifiant la nature de leur rôle (Fenech et al., 2022; McHenry-Sorber et Campbell, 2019). En effet, ils doivent en gérer les conséquences : couts de recrutement (Barnes et al., 2007), déstabilisation de la cohésion des équipes éducatives (Daly et al., 2014; Henry et Redding, 2020), effet sur les performances des élèves (Hanushek et al., 2016; Ronfeldt et al., 2013). Ces taux de départ varient en fonction de différents éléments, notamment l’expérience, avec des taux de départ plus élevés chez le personnel moins expérimenté (Ingersoll, 2001). Ils varient également selon la composition socioéconomique, ethnique ou académique des établissements (Hanushek et al., 2004; Karbownik, 2020; Scafidi et al., 2007). Dans certains pays, les écoles situées en contexte urbain, concentrant précisément ce profil d’élèves – importante diversité[1], besoins spécifiques et issus de milieux défavorisés (Welsh et Swain, 2020) –, font face à des taux de départs du corps enseignant plus élevés (Papay et al., 2017). Ainsi, pour ces écoles, attirer, recruter et maintenir du personnel enseignant constitue un enjeu majeur, particulièrement pour assurer des chances de réussite aux élèves déjà confrontés à des difficultés scolaires. Cet enjeu est particulièrement prononcé en Belgique, où les écoles de Bruxelles, la capitale, peinent à attirer et à maintenir du personnel comparativement au reste du pays (EACEA et al., 2018).

Pour attirer du personnel, les écoles urbaines déploient diverses stratégies, telles que des incitations financières ou des programmes d’accompagnement. Cela s’avère toutefois peu efficaces pour le fidéliser sur le long terme (See et al., 2020). Pourtant, certains individus sont, dès le départ, particulièrement motivés à enseigner dans des écoles urbaines. Des études ont exploré le concept d’engagement urbain (urban commitment), le désir de faire carrière dans des écoles situées en milieu urbain, et caractérisées par une forte diversité et un nombre élevé d’élèves issus de contextes défavorisés (Taylor et Frankenberg, 2009). L’engagement du personnel enseignant étant étroitement lié à leur résilience et à une rétention de qualité (Day, 2019), il apparait pertinent de comprendre la résilience de personnes nouvellement enseignantes témoignant d’engagement urbain, qui constituent des recrues prometteuses pour les écoles urbaines. Les résultats de cette étude permettront aux directions d’écoles urbaines de comprendre ce qui aide ces recrues à faire face à leurs défis, d’autant que le contexte organisationnel joue un rôle central dans la construction de la résilience et de l’engagement (Gu, 2018). Cela permettra de développer des pratiques visant à les attirer et à les maintenir durablement. Cette étude qualitative, menée auprès de sept personnes nouvellement enseignantes au fort engagement urbain exerçant dans des écoles bruxelloises accueillant un public défavorisé, vise à répondre à la question de recherche suivante : quels sont les facteurs qui soutiennent ou entravent leur résilience face aux défis rencontrés dans les écoles urbaines?

CADRE THÉORIQUE

Notre cadre théorique permet de comprendre le lien étroit entre les concepts de résilience et d’engagement, tout en illustrant comment le concept d’engagement urbain ancre cette étude dans une approche fondée sur les atouts.

La résilience

La résilience du personnel enseignant est un processus dynamique, multidimensionnel, résultant d’interactions entre l’individu et le contexte, qui permet une adaptation positive malgré des conditions difficiles (Beltman et al., 2011; Crosswell et al., 2018; Mansfield et al., 2014). Étant donné qu’exercer dans des écoles urbaines présente de multiples défis, particulièrement pour les personnes nouvellement enseignantes, se pencher sur la résilience de ces dernières facilite la compréhension de la façon dont certaines parviennent à les gérer (Day, 2008 ; Patterson et al., 2004). Caractérisée comme évolutive, la résilience permet de maintenir un engagement, un sens d’agentivité et un sentiment d’efficacité, se retrouvant ainsi liée à une « rétention de qualité » (Gu et Day, 2007, p. 1314). Longtemps considérée comme une caractéristique individuelle (Beltman, 2020), la résilience est aujourd’hui examinée en adoptant une perspective systémique au travers de l’approche écologique du développement (Bronfenbrenner et Morris, 2007). Les caractéristiques qui la déterminent peuvent être évaluées à différents niveaux (micro-, méso-, exo-, macro-, et chronosystème) qui interagissent (Kangas-Dick et O’Shaughnessy, 2020; Oldfield et Ainsworth, 2022). Cette approche permet de concevoir la résilience comme un processus collectif, élargissant ainsi la responsabilité de la résilience au-delà de l’individu pour inclure les contextes sociaux, culturels et politiques dans lesquels évolue le corps enseignant (Beltman, 2020; Ebersöhn, 2012; Johnson et Down, 2013).

Fluctuant selon des interactions entre facteurs individuels et contextuels (Gu, 2018; Wosnitza et Peixoto, 2018), la résilience peut être enrichie. Certains facteurs favorisent la résilience de personnes nouvellement enseignantes, comme la vocation, les compétences professionnelles, les valeurs morales ou encore l’engagement (Gu, 2018; Leroux, 2018). Pour créer les conditions soutenant leur résilience, le rôle de l’organisation éducative est central, particulièrement celui des directions : offrir soutien et reconnaissance, instaurer une culture d’école collégiale et collaborative, ou encourager la construction de réseaux professionnels prospères (Ainsworth et Oldfield, 2019; Gu et Day, 2013). À l’inverse, dans une école moins bien dirigée, la capacité du personnel à maintenir sa résilience, et par conséquent son engagement, est considérablement réduite (Gu, 2018). Ainsi, l’engagement et la résilience sont étroitement liés : manifester de l’engagement contribue à développer la résilience, influençant elle-même la pérennisation d’un engagement à long terme (Beltman et Mansfield, 2018; Day, 2019).

L’engagement pour les contextes urbains

Dérivé des objets de l’engagement professionnel, l’engagement urbain est lié à la rétention et à l’efficacité du personnel enseignant. En effet, il prédit tant l’intention que la décision de s’insérer et de se maintenir dans des écoles urbaines au cours des premières années de carrière (Frankenberg et al., 2010; Whipp et Geronime, 2017). Combiné à la volonté de développer des relations authentiques avec les élèves, l’engagement urbain est également crucial pour l’efficacité du personnel enseignant (Brunetti, 2006; Nieto, 2001). Les motivations à enseigner dans des écoles urbaines sont influencées par les images de ces contextes, particulièrement celles diffusées dans les médias (Castro, 2014). Ces images, souvent stéréotypées, combinées aux objectifs de standardisation promulgués dans l’enseignement, renforcent une vision axée sur les déficits des élèves et des communautés urbaines, en soulignant des écarts par rapport à un « idéal » défini selon une perspective ethnocentrique (Flint et Jaggers, 2021; Milner, 2011; Steimel, 2010). Les recherches sur l’enseignement en contexte urbain ont également été longtemps dominées par des perspectives négatives, mêlant des caractéristiques de l’urbanisation à des questions d’équité et de réussite scolaire (Gadsden et Dixon-Román, 2017). En réaction, de nombreux scientifiques ont appelé à mener des recherches adoptant une approche fondée sur les atouts (asset-based) qui tend à reconnaitre, valoriser, et construire à partir de forces et talents de systèmes (Garven et al., 2016). Depuis une dizaine d’années, davantage de recherches sur l’enseignement en contexte urbain promeuvent le potentiel des élèves et des communautés, exposant leurs ressources pour faire de ces écoles des lieux de démocratie culturelle (Bartolome, 1994; Flint et Jaggers, 2021; Viesca et Gray, 2021). Mobiliser le concept d’engagement urbain ancre notre étude dans cette approche, en présentant des récits de personnes participantes qui dressent une image plus positive des écoles urbaines.

MÉTHODOLOGIE

Pour comprendre la résilience de personnes nouvellement enseignantes à l’engagement urbain élevé qui exercent dans des écoles en contexte urbain défavorisé, nous recourons à la recherche qualitative pragmatique (Savin-Baden et Howell Major, 2013). Répandue dans le champ de l’éducation, cette approche se fie aux méthodes disponibles les plus pertinentes pour répondre à une question de recherche visant à interpréter une expérience décrite (Sandelowski, 2000). Le choix de cette méthode, jugée flexible, correspond au souhait d’une approche plus pratique pour appréhender un phénomène (Caelli et al., 2003).

Contexte de l’étude

Bruxelles est le principal centre urbain de Belgique, caractérisé par une population croissante au profil international et socioéconomiquement polarisé (Marissal et al., 2016). La ségrégation scolaire y est particulièrement visible et s’accompagne d’une importante dualisation du marché du travail de l’enseignement (Delvaux et Serhadlioglu, 2014; Marissal et al., 2016). Les écoles de la région[2] font face à un déficit d’encadrement, surtout celles défavorisées concentrant un personnel très mobile sur le marché du travail, et celles du niveau d’enseignement primaire présentant les plus hauts taux de départs du personnel enseignant (Danhier, 2016; Delvaux et al., 2013; Dumay, 2014). Pour égaliser les chances de réussite, le décret « encadrement différencié » octroie des subsides additionnels aux écoles accueillant un public défavorisé, identifiées par un indice socioéconomique faible[3] (Desmet et al., 2017).

Sélection de l’échantillon

Nous avons procédé par échantillonnage dirigé en recourant à deux stratégies : celle de variation maximale, diversifiant certaines caractéristiques des personnes participantes vis-à-vis des résultats de la littérature (réseau d’enseignement[4], âge, origine, lieu de scolarisation et de formation initiale) et celle d’échantillonnage par critère, requérant des caractéristiques communes (début de carrière, insertion dans des écoles bruxelloises à l’indice socioéconomique faible du niveau primaire, engagement urbain élevé; Creswell, 2007). Douze personnes nouvellement enseignantes ont répondu à une annonce diffusée au personnel et aux directions des établissements ciblés. Parmi elles, sept ont donné suite aux échanges avec la chercheuse principale concernant les conditions de participation, puis ont participé à un préentretien visant à évaluer leur engagement urbain (cf. Annexe 1). Leurs réponses ont été analysées au regard d’indicateurs d’engagement urbain identifiés dans la littérature (Savoie-Zajc, 2007), tels que le choix délibéré en fonction de la localisation urbaine, du public, de leur idéologie, ainsi que l’importance accordée aux élèves et à la qualité d’enseignement. Toutes correspondaient au profil recherché et ont pu participer à la recherche; leurs caractéristiques sont présentées dans le Tableau 1.

Tableau 1

Caractéristiques de l’échantillon[5][6]

Caractéristiques de l’échantillon56

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Collecte des données

Nous avons réalisé sept entretiens semi-directifs, cette méthode accordant de l’importance aux perceptions et interprétations des personnes participantes, tout en suscitant précision et ouverture (Kaufmann, 2016; Quivy et Van Campenhoudt, 2011). Le guide d’entretien, fondé sur la littérature, est axé sur leurs représentations de l’enseignement en milieu urbain et leur résilience (cf. Annexe 2). Menés de février à mai 2021, en distanciel, dans le respect des mesures sanitaires liées à la crise de la COVID-19, les entretiens ont duré entre une heure et deux heures, et ont été enregistrés puis transcrits[7]. Dans un souci éthique, nous avons informé les personnes participantes des objectifs de la recherche, leur avons explicité les modalités de participation et avons sollicité leur consentement. La possibilité de se retirer de l’étude à tout moment leur a été proposée, et la confidentialité de leur identité et l’anonymat des données ont été certifiés (McCleary, 2007).

Analyse des données

Une analyse thématique a été menée, facilitant ainsi l’identification, l’analyse et l’interprétation de tendances et caractéristiques clés dans un corpus de données qualitatives (Clarke et Braun, 2017; Paillé et Mucchielli, 2012). Les phases détaillées par Braun et Clarke (2006) ont été respectées : familiarisation avec les données, formation de codes initiaux, recherche, révision et définition de thèmes, et rédaction du rapport final. Pour en garantir la qualité, nous avons d’abord réalisé une récapitulation entre collègues (peer debriefing) afin d’en attester la crédibilité, la seconde auteure contrôlant le processus de recherche et confrontant les résultats aux données brutes. Une vérification des personnes participantes (member checking) a ensuite été assurée, validant nos interprétations. Enfin, l’explication du processus d’analyse, l’accès au canevas de sélection et au guide d’entretien renforcent la fiabilité (dependability) et la confirmation (confirmability) de l’analyse (Nowell et al., 2017).

RÉSULTATS

Pour faire face aux défis rencontrés, les personnes nouvellement enseignantes interrogées mobilisent ou développent des ressources individuelles qui sont soutenues ou entravées par des éléments propres à leur école. Leur résilience, colorée par leur engagement, révèle quatre aspects résultant systématiquement de l’interaction entre l’individu et son contexte.

L’engagement

Le premier aspect concerne les valeurs sous-tendant leur engagement pour le contexte urbain : lorsque leur école partage ces valeurs, les personnes participantes ressentent un alignement, favorisant leur rétention. Deux conceptions centrales façonnent leur attachement aux caractéristiques urbaines. La première est la perception des richesses des contextes urbains : elles font preuve de tolérance et bienveillance envers les communautés rencontrées, s’opposent aux discours les stigmatisant et mentionnent les apports d’une relation avec les élèves et familles. La deuxième conception concerne la place particulière qu’occupe Bruxelles dans leur identité professionnelle : certaines y ont grandi, d’autres s’y sont installées pour leur emploi, mais toutes s’y sentent bien et y sont profondément attachées. Le choix d’enseigner aux élèves bruxellois, public résolument hétérogène, est d’ailleurs une ambition professionnelle de longue date. Ces deux conceptions s’articulent aux valeurs, convictions et principes pédagogiques au coeur de leur engagement.

Ces convictions nourrissent leur identité et les incitent à chercher un alignement avec leur école, notamment au travers d’une forte cohésion d’équipe : des collègues et une direction qui partagent leurs valeurs et poursuivent des objectifs communs, tout en se laissant une certaine liberté. Cette cohésion est un facteur central dans le choix de postuler, de rester dans une école, ou de la quitter :

J’ai un super bon contact avec les directions. […] Mais dans cette école-là, vraiment, c’était rebutant pour moi : je n’avais pas envie d’aller là, parce que cette direction était complètement en dehors de ma manière de penser. (Achille, 140-150)

Certaines personnes participantes soulèvent la difficulté de leur direction à engager du personnel au profil adéquat, en raison de la pénurie du corps enseignant qui frappe Bruxelles, ce qui affaiblit davantage la cohésion d’équipe. Elles cherchent un alignement avec leurs deux conceptions fondatrices. Premièrement, travailler avec une équipe partageant leur vision des richesses des contextes urbains leur semble essentiel pour développer des « relations saines de travail » (Capucine, 728), contrairement au malaise, à la colère ou à l’impossibilité de collaboration rapportés quand ces visions entrent en conflit :

Je pense que, pour nous tous [l’équipe], cette multiculturalité, ce n’est pas du tout un obstacle. […] C’était plutôt ressorti comme une richesse : on a plein d’origines différentes au sein des élèves, mais c’est génial! […] Je n’accepterais pas qu’un enseignant dise : « Celui-là, il est comme ça, c’est parce qu’il vient de tel endroit. » […] Ça n’a tellement pas lieu d’être dans la société et encore moins dans une école. (Fanny, 786-808)

Deuxièmement, retrouver chez leurs collègues et directions un même attachement pour Bruxelles les réjouit. À l’inverse, les discours de certains souhaitant quitter Bruxelles les dérangent :

Parfois j’ai l’impression qu’il y a une partie des profs, […] ils sont un peu : […] « Je viens ici, je fais mes années pour, après, pouvoir partir. » Ça arrive que ce soient beaucoup des jeunes profs de passage et que, leur but, après, c’est de trouver une place dans une meilleure école. Et ça aussi, c’est un problème, parce que : comment tu veux créer un truc d’équipe si les profs attendent juste de partir? (Célia, 97-104)

L’alignement concernant cette deuxième conception renvoie également à la cohésion d’équipe tant recherchée.

Les ressources

La création et la mobilisation de ressources constituent un second aspect de la résilience des personnes participantes. Celles-ci rapportent une importante proactivité pour surmonter leurs défis; un climat de disponibilité et de soutien dans leur école facilite la construction de réseaux pour accéder aux ressources qui leur manquent. Face aux défis, elles savent discerner quand les résoudre de manière autonome et quand solliciter de l’aide. Flexibles, créatives et débrouillardes, elles expérimentent continuellement et font preuve d’une grande réflexivité pour développer les compétences spécifiques à l’enseignement en contexte urbain :

Quand je rentre chez moi, je me dis : « Oh ben ça, ça a bien fonctionné, tiens aujourd’hui, avec untel. C’était une bonne idée! » Puis après, le soir, je me dis : « Oh, là il n’a toujours pas compris, il faut que je trouve encore autre chose, parce que ça ne fonctionne pas. » Et voilà, c’est comme ça tout le temps dans ma tête. (Anna, 559-563)

Les situations familiales complexes des élèves représentent un défi fréquemment mentionné. Pour y faire face, les personnes participantes adoptent un rôle qui dépasse stricto sensu leurs tâches d’enseignement et nécessite « plus de casquettes » (Capucine, 12). Par exemple, elles accompagnent les familles peu accoutumées aux codes ou à la langue française dans la gestion de démarches administratives bénéfiques aux élèves, comme l’accès à des services extrascolaires ou à des soins de santé.

Quand les ressources leur manquent pour lever certains obstacles, elles mobilisent leur réseau. Construire ce réseau leur permet d’y accéder, par exemple en discutant collégialement pour former leur opinion, en observant et en analysant des pratiques d’enseignement ou de gestion de groupes afin d’en tirer des pistes de réflexion. Elles s’appuient sur leurs collègues, leur direction, mais également sur les éducateurs et éducatrices, psychologues ou assistantes et assistants sociaux, les aidant à accompagner les élèves et leur famille. Deux éléments de leur école facilitent la mobilisation de leur réseau. D’une part, un climat de soutien et de disponibilité dans l’organisation favorise les échanges et la mobilisation de ressources au sein du réseau, grâce notamment à toute forme d’étayage qui les rassure et enrichit leurs réflexions (p. ex. : accompagnement formalisé, soutien de collègues expérimentés). En revanche, les critiques, le manque de guidance ou l’absence de partage de matériel ébranlent la confiance en soi, freinant ainsi le développement des réseaux et la mobilisation de ressources. D’autre part, la direction joue un rôle crucial :

La porte de son bureau [du directeur] est toujours ouverte, donc c’est très facile. […] Il est hyper-disponible, hyper-présent, et je ne me suis jamais sentie jugée. […] Il est hyper-chouette, il prend les choses avec philosophie et avec humour : on a beaucoup de chance. (Fanny, 1189-1229)

En se montrant disponible, en leur laissant l’occasion de discuter de problèmes rencontrés, en offrant soutien et guidance, elle permet aux personnes nouvellement enseignantes de développer certaines ressources.

La place dans l’équipe et le rôle organisationnel

Le troisième aspect concerne la place et les rôles organisationnels que les personnes participantes peuvent prendre au sein de l’équipe d’une école : lorsqu’une atmosphère positive et collaborative y règne, elles se sentent encouragées à y contribuer. Celles parvenant à s’investir dans leur école l’expliquent par une atmosphère d’équipe positive : une bonne entente et un contexte de solidarité qui favorisent une collaboration naturelle, et des témoignages de reconnaissance à leur égard qui renforcent leur sentiment de confiance et d’appartenance.

Enfin, dès que je suis arrivée, on m’a bien accueillie. J’ai donné mes idées, […] les personnes m’ont donné leurs idées. Après, je prends, je ne prends pas, c’est propre à chacun. (Zohra, 662-665)

Lorsque cette dynamique collaborative est soutenue par une direction au style de leadership démocratique et bienveillant, qui valorise leur proactivité et leurs compétences, elles sentent que leur opinion a de l’importance :

Il [le directeur] faisait partie de l’équipe. Ça veut dire que c’est lui qui prenait les décisions, mais il nous consultait. Il nous demandait aussi à nous de l’aide ou des conseils, notre avis : « Est-ce que c’est mieux ça ou c’est mieux ça? Qu’est-ce que vous en pensez? » C’était vraiment un travail collaboratif entre l’équipe et le directeur. (Capucine, 906-910)

La direction joue un rôle fondamental dans la création de cette atmosphère positive et de cette dynamique collaborative à travers la structure organisationnelle implantée dans l’établissement. Cela inclut des pratiques collaboratives ou des aménagements soutenant cette dynamique, tels que l’utilisation d’outils collaboratifs stimulant les échanges, la planification d’évènements pour renforcer la cohésion d’équipe, ou encore l’aménagement spatial de l’école facilitant les interactions.

En revanche, les personnes participantes qui intègrent une école marquée par la compétition ou les tensions, où les différences de statut et d’importance entre collègues sont accentuées, décrivent leur environnement de travail comme « malsain » (Achille, 218) et voient leurs contributions moins bien accueillies. Elles soulignent certaines pratiques ou attitudes de la direction qui nuisent à établir une atmosphère positive : un manque d’impartialité ou de transparence, un pouvoir décisionnel trop centralisé, des horaires mal coordonnés complexifiant le travail collaboratif, ou encore des cultures d’école « portes fermées » suscitant un sentiment d’isolement et de solitude.

Lorsque règnent dans l’équipe une atmosphère positive et une dynamique collaborative, les personnes participantes sentent qu’elles peuvent être des ressources pour leur équipe en participant activement au changement, ou en assumant des rôles au niveau organisationnel :

Je pense à mes forces […] : moi j’aime bien aller voir un peu des profs qui disent que « c’est pourri » [la collaboration]. J’aime bien travailler avec eux pour leur montrer qu’on peut jouer le jeu […]. J’ai adoré ça, et je pense que je suis assez performant d’emmener les gens avec moi dans les projets, alors que j’avais l’impression qu’ils étaient […] plutôt dans le clan de ceux qui sont « Oh, c’était mieux avant! ». (Achille, 1354-1366)

Cultiver soigneusement ces collaborations leur permet de contribuer en apportant une « fraicheur » (Achille, 1386)

Le « prendre soin »

Concernant le quatrième aspect, nous empruntons le terme du « prendre soin » (le care) pour illustrer l’attention portée aux personnes participantes afin de soutenir leur bienêtre et leur engagement. Les soins constants qu’elles prodiguent à leurs élèves, dont le vécu les touche profondément, combinés à leur forte implication professionnelle et aux multiples rôles pris en charge, exigent un investissement considérable qui envahit leur vie privée :

Enfin, moi, le soir, je pense à mes élèves [rires]. […] Quand je sais qu’un de mes élèves, c’est un petit peu difficile à la maison, ça me suit beaucoup dans mon temps en dehors de l’école. (Capucine, 173-176)

Prendre soin d’elles-mêmes devient alors essentiel pour concilier vie privée et professionnelle. Bien que cela leur semble complexe, elles apprennent à s’imposer des limites, à « garder des frontières » (Fanny, 1551-1552) dans les relations avec les élèves et les familles.

Beaucoup soulignent l’importance de leur école dans ce processus. En effet, leurs réseaux jouent un rôle crucial en leur offrant un soutien affectif. Prodigué par des collègues, la direction, ou des réseaux externes, ce soutien est perçu comme « inestimable » (Achille, 1151), car il leur permet de partager leurs doutes, leurs questions et de se décharger émotionnellement :

Surtout dans un milieu scolaire comme ici, où l’on va rencontrer des choses qui ne sont pas faciles, je crois qu’il faut savoir en parler avec ses collègues, savoir se confier. C’est vraiment super important, parce qu’avancer seul ici, wouah, c’est impossible! (Inès, 797-800)

La direction participe activement au « prendre soin » des personnes nouvellement enseignantes, en façonnant une culture d’école favorable au bienêtre. Cela se manifeste par l’organisation de moments informels : repas d’équipe pour faciliter leur intégration, petites attentions pour remercier les suppléantes et suppléants en fin de contrat, etc. En revanche, une direction n’étant pas à l’écoute de leurs besoins et difficultés, ou manquant de bienveillance à leur égard, les empêche de poser ces limites, ce qui nuit à leur bienêtre.

DISCUSSION

Deux axes majeurs se dégagent de notre étude qui visait à comprendre la résilience de personnes nouvellement enseignantes fortement engagées dans des écoles primaires bruxelloises en milieu défavorisé.

La résilience : un processus dynamique, marqué par l’engagement

Premièrement, nous observons une interaction entre les facteurs de résilience individuels et contextuels. Les ressources individuelles déployées pour faire face aux défis rencontrés illustrent le rôle actif joué par ces individus. Leur proactivité, leur projet social et leurs apports à l’école en ce qui concerne l’expertise et l’enthousiasme sont saillants dans cette étude, mettant en avant leur capacité à agir comme des « agents constructeurs de sens[8] » (Kelchtermans, 2019, p. 94), enrichissant ainsi la littérature promulguant une vision non déficitaire des personnes nouvellement enseignantes (Correa et al., 2015). Leurs habiletés à construire des réseaux de soutien (Fox et Wilson, 2015; März et Kelchtermans, 2020) et l’attention portée au développement professionnel (Castro et al., 2010; Huisman et al., 2010) sont largement reconnues dans la littérature.

Ces ressources sont influencées par leur contexte, incluant le climat et la dynamique d’équipe, la culture d’école, ou le style de leadership. Les personnes participantes soulignent l’importance de l’école dans le processus de résilience, notamment en ce qui concerne l’alignement des valeurs avec l’équipe et la direction, identifiée comme un élément clé de leur rétention (Miller et Youngs, 2021). Le soutien de l’équipe et la direction, en les aidant à équilibrer vie professionnelle et privée, est également crucial; il s’agit d’ailleurs d’une habileté maitrisée par le personnel plus expérimenté des écoles urbaines (Patterson et al., 2004). Le climat de l’équipe supporte la résilience des personnes nouvellement enseignantes : un climat de soutien facilite la mobilisation des ressources, tandis qu’un climat collaboratif leur permet de contribuer activement à l’école. Ce climat positif dans l’équipe a déjà été identifié comme central dans la décision des personnes nouvellement enseignantes de quitter ou se maintenir dans une école (Kelchtermans et Ballet, 2002; Li et Yao, 2022). Ces éléments rejoignent les travaux soulignant l’influence déterminante de l’environnement sur la résilience du personnel enseignant (Ainsworth et Oldfield, 2019; Beltman, 2020; Flores, 2018; Gu et Day, 2013; Johnson et Down, 2013).

Deuxièmement, nous constatons que leur engagement urbain teinte leur résilience. Les personnes participantes expriment un fort attachement au contexte urbain défavorisé, aux élèves, aux familles et à Bruxelles. Towers (2017) identifie des résultats similaires dans sa recherche sur la rétention du personnel expérimenté dans des écoles londoniennes défavorisées, où l’affection pour les élèves et pour la ville joue un rôle central, contribuant à développer une « identité londonienne » (p. 327). L’engagement urbain des personnes participantes façonne leur identité et leur résilience; leurs visions positives des contextes urbains défavorisés, similaires à celles des « visionnaires » et « réformateurs » identifiées par Castro (2014), en font des recrues idéales pour les écoles urbaines. Notre étude enrichit la littérature fondée sur les atouts des contextes urbains en nuançant les portraits qui en sont habituellement dressés, notamment en soulignant le caractère stimulant d’y enseigner. Elle s’inscrit dans une démarche visant à redéfinir l’enseignement en contexte urbain, comme le suggèrent Welsh et Swain (2020).

Limites et perspectives

Notre étude présente plusieurs limites. La première concerne la mesure de l’engagement urbain, concept américain peu exploré : bien que fondés sur la littérature, les indicateurs utilisés pour l’évaluer auprès des personnes participantes constituent une mesure inédite. Nous gardons à l’esprit que les dispositions structurelles et les conditions d’emploi varient selon les pays, influençant les formes d’engagement (Abd Razak et al., 2010). Des recherches qualitatives supplémentaires pourraient approfondir le concept d’engagement urbain, ses formes, origines et effets afin d’en développer un outil de mesure rigoureux. Une seconde limite relève de l’approche transversale, ne permettant pas d’explorer pleinement la perspective non déficitaire décrite par Malo (2006). Une approche longitudinale faciliterait l’analyse des processus de changements en comparant les discours d’un même individu à différents moments (Hermanowicz, 2013) pour relever l’évolution de leur résilience. Enfin, notre étude repose sur les perspectives de personnes nouvellement enseignantes, fondées sur leurs pratiques déclarées. Des recherches supplémentaires pourraient, à l’instar de Vause (2010), intégrer une analyse de pratiques réelles au moyen d’observations, et considérer les perspectives d’autres individus impliqués dans l’insertion des personnes nouvellement enseignantes (p. ex. : direction, personne référente) afin d’étudier la résilience dans des contextes plus spécifiques.

Cette étude met toutefois en lumière une représentation peu explorée des personnes nouvellement enseignantes dans la littérature sur l’enseignement en contexte urbain : des individus qui, par leur capacité d’action, peuvent être des atouts pour les écoles urbaines lorsque le contexte organisationnel les soutient. Elle répond également au besoin d’étude des milieux urbains en Europe, souligné par Gaikhorst et al. (2017).

Des implications pratiques émergent également, notamment pour attirer, recruter et maintenir du personnel enseignant témoignant d’engagement urbain. Les directions d’écoles en contexte urbain défavorisé, souvent peu armées pour relever ces défis, jouent pourtant un rôle central (Darling-Hammond, 2003; Gu et Day, 2013; Johnson et al., 2019; Podolsky et al., 2019). Pour attirer ce personnel enseignant, des partenariats avec les institutions de formation initiale pourraient être développés pour rendre visibles les richesses des écoles urbaines aux personnes étudiantes (p. ex. : au travers de stages dans ces écoles; Bleicher, 2011). Lors du recrutement, l’alignement de leurs valeurs avec celles de l’équipe pourrait être un critère clé, avec une transparence quant aux valeurs partagées. Pour les maintenir, les directions pourraient déployer des dispositifs d’accompagnement soutenant leur résilience et leur engagement qui, élaborés dans une perspective non déficitaire, reconnaitraient leur expertise tout en répondant à leurs besoins de soutien (p. ex. : gestion des limites, développement professionnel; Kvam et al., 2023). Une attention pourrait aussi être portée aux facteurs organisationnels soutenant leur résilience et leur engagement : les impliquer dans le processus décisionnel (Hulpia et al., 2009), développer des réseaux riches d’échanges de ressources dans l’école (Fox et Wilson, 2015; Johnson et al., 2015), construire un climat de cohésion, de confiance, de disponibilité, de reconnaissance, et une dynamique d’équipe collaborative propice à leur intégration et leur bienêtre (Ainsworth et Oldfield, 2019; Castro et al., 2010; Gu, 2018; Gu et Day, 2013; Hascher et al., 2021; Towers, 2022). Ces conditions permettront à ces « recrues prometteuses » de s’épanouir et de devenir de véritables atouts pour les écoles urbaines.