Article body

PROBLÉMATIQUE

Parmi les défis de transformation des organisations éducatives figure celui de la construction d’une école inclusive et respectueuse des diversités. Une telle école tend à regrouper l’ensemble des élèves dans les classes ordinaires dont l’hétérogénéité est ainsi croissante (Gremion, 2022). Les systèmes en place et les pratiques enseignantes liées sont, pourtant, encore souvent centrés sur l’élève et sa capacité à s’adapter à la norme plutôt que sur la capacité du système à l’accueil de toutes et tous (Gremion, 2022). Construire une école inclusive nécessite donc de remettre en question les cadres, les représentations et les pratiques enseignantes. Il s’agit en particulier, pour le personnel enseignant, de parvenir à proposer au quotidien des approches pédagogiques flexibles et diversifiées (Gremion, 2022), et à adapter les pratiques (Bergeron et Prud’homme, 2018) afin de mieux répondre aux besoins variés des élèves (Guillemette et Savoie-Jacq, 2012).

Cette nécessité de prendre en compte l’hétérogénéité n’est pas nouvelle, puisqu’elle apparaît déjà dans les années 2000 dans les textes qui fixent les compétences attendues du corps enseignant : au Québec dans le référentiel de compétences du corps enseignant (Ministère de l’Éducation du Québec [MEQ], 2001), en Suisse dans la Déclaration relative aux finalités et objectifs de l’École publique (Conférence intercantonale de l’instruction publique [CIIP], 2003) ou encore en France, dans la loi pour la refondation de l’école de 2013 (LOI no 2013-595). Pourtant, les pratiques peinent à évoluer, notamment parce que, dans la formation, « le principe de la pédagogie différenciée reste à l’état de concept » (Feyfant, 2016, p. 18). S’il y a chez le corps enseignant « une conviction partagée sur la nécessité de tenir compte de la diversité des élèves pour les faire réussir au mieux, les observations montrent la difficulté à transposer cette conviction en pratiques en classe » (Feyfant, 2016, p. 18). Au début des années 2020, tant en Suisse (Meia et al., 2022a) qu’au Québec (Bergeron et al., 2021), on constate que les pratiques, au secondaire en particulier, sont peu différenciées. Pour Bergeron et al. (2021), « il importe de renforcer la formation initiale et continue, et d’offrir aux enseignants des repères clairs et concrets sur les manières d’opérationnaliser la différenciation pédagogique en classe » (par. 48).

Malgré le renforcement de la thématique de la différenciation pédagogique dans les programmes des formations initiales et continues, ainsi que l’édition d’ouvrages orientés vers la pratique (entre autres Leroux et Paré, 2016; Toullec-Théry, 2020; Meia et al., 2022b), la tâche reste ardue (Meia et al., 2024), d’autant plus que l’on observe une certaine résistance dans les établissements aux propositions des institutions responsables de la formation initiale (Viau-Gay, 2014; Broccolichi et al., 2018). Dans ce contexte, penser le développement professionnel en l’ancrant dans la pratique (Ria, 2019; Viens et al., 2019) et l’envisager sur une base collaborative (Dubé et al., 2019) semble une voie prometteuse pour repenser la formation continue du corps enseignant et offrir une solution de rechange aux modèles traditionnels de cours ou d’ateliers qui, souvent, présentent un contenu informatif décontextualisé des besoins et des pratiques dans les écoles (Filâtre, 2017; Leblanc et al., 2008; Ria, 2019).

Ainsi, nous avons, en tant que formateurs-chercheurs à la Haute École Pédagogique BEJUNE en Suisse, imaginé un dispositif de recherche-action et formation visant à tester la possibilité d’infuser la différenciation pédagogique au sein des écoles par l’intermédiaire de personnes étudiantes en formation initiale. De manière exploratoire, le dispositif cherchait aussi à déterminer si une personne enseignante novice peut contribuer au développement professionnel des personnes enseignantes titulaires en leur faisant profiter des compétences acquises durant sa formation. En effet, en s’appuyant sur les théories de l’apprentissage social, Marcel et Garcia (2009) ont montré que les personnes enseignantes apprennent notamment par imitation active (Bandura 1976, 2013) ou par conflit sociocognitif (idée défendue par les néo-piagétiens, par exemple Perret-Clermont [1996], ou Doise et Mugny [1997]). Nos activités de formateurs en institution nous conduisent à observer qu’en formation initiale, sur leur lieu de stage, les personnes étudiantes privilégient la modalité d’apprentissage par imitation active. Pour nous, comme pour les directions d’établissement, se pose la question des conditions à mettre en place pour qu’une collaboration entre une personne enseignante débutante et une ou des personnes titulaires expérimentées profite à ces dernières sans pour autant enfermer, comme durant sa formation initiale, la personne novice dans une imitation active favorisant certes son insertion professionnelle (Rey et Gremaud, 2013), mais au prix de l’abandon de la démarche réflexive et de l’analyse critique d’une tâche ou d’un comportement valorisées tout au long de sa formation.

Le dispositif a été testé entre 2019 et 2023 en Suisse, dans les cantons de Berne, du Jura et de Neuchâtel, au secondaire 1 (âge des élèves : 12 à 15 ans). Concrètement, il proposait, dans une perspective de développement professionnel, de soutenir le développement de la capacité d’une personne enseignante titulaire à dispenser un enseignement différencié en lui permettant de collaborer avec une personne étudiante en formation initiale, formée à la différenciation et s’autodéclarant « experte » d’une pratique pédagogique (Meia et al., 2022c), pour concevoir et dispenser une à deux leçons en commun et en faire le bilan. Les cinq paires qui ont pu être constituées (Meia et al., 2024) se sont rencontrées en amont (rencontre pré) et en aval (rencontre post) de l’intervention menée conjointement en classe. Dans le présent texte, nous présentons l’analyse réalisée sur les enregistrements audio des deux rencontres[1]. Les questions de cette recherche exploratoire sont les suivantes :

  • Q1) Quelles sont les motivations des deux catégories de protagonistes, à savoir les personnes en formation (dénommées facilitatrices et facilitateurs dans le dispositif), et les personnes enseignantes titulaires, à s’impliquer dans le dispositif?

  • Q2) Comment les duos de protagonistes ont-ils collaboré?

  • Q3) Quels intérêts les protagonistes associent-ils au dispositif en matière de développement professionnel?

  • Q4) Quelles pistes à l’intention des directions d’établissement peuvent être dégagées de cette expérience, notamment dans la perspective de favoriser l’intégration[2] des personnes enseignantes issues de la formation initiale?

CADRE CONCEPTUEL

La différenciation dans une perspective inclusive

Promu par des déclarations internationales (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture [UNESCO], 2016) reprises aux niveaux nationaux et régionaux, le concept d’inclusion scolaire a pour fondement la volonté de promouvoir l’égalité et la justice sociale et d’assurer l’éducation de toutes et tous (Gremion, 2021). Sa traduction conduit les écoles à renoncer aux solutions séparatives et à accueillir l’ensemble des élèves en contexte régulier (Gremion, 2022). Les personnes enseignantes sont amenées à faire évoluer leurs pensées et leurs pratiques (Bergeron et Prud’homme, 2018) pour s’inscrire dans une visée inclusive, à voir comme « un processus qui aide à surmonter les obstacles qui limitent la présence, la participation et la réussite d’apprenants » (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture [UNESCO], 2017). La différenciation pédagogique apparaît comme l’une des réponses pour favoriser la réussite du plus grand nombre en contexte de diversité (Paré et Prud’homme, 2014). Elle peut être définie comme une

démarche qui consiste à mettre en oeuvre un ensemble diversifié de moyens et de procédures d’enseignement et d’apprentissage afin de permettre à des élèves […] d’aptitudes, de compétences et de savoir-faire hétérogènes d’atteindre par des voies différentes des objectifs communs et, ultimement, la réussite éducative. (Caron, 2003, p. 80)

Cette mise en oeuvre de moyens et de procédures diversifiés peut être envisagée soit de manière simultanée, soit de manière successive (Meia, 2022). La différenciation simultanée consiste à proposer plusieurs chemins d’apprentissage aux élèves qui choisissent ou se voient attribuer des activités différentes en fonction de leurs besoins et/ou de leurs préférences. La différenciation successive, ou diversification des pratiques, est le fait d’utiliser, les unes après les autres, une variété de situations d’apprentissage, d’interactions, d’outils et de soutiens en postulant qu’en fin de compte, on aura maximisé les chances de toucher l’ensemble des profils d’élèves présents dans la classe. Dans la différenciation successive, les situations sont pensées par la personne enseignante pour l’ensemble de la classe. Ce mode de différenciation est donc moins abouti que la différenciation simultanée, mais, comme il représente une rupture moins grande avec le modèle traditionnel, il peut constituer une première étape vers des pratiques plus inclusives (Meia et Stumpf, 2024).

Développement professionnel

Si, pour les élèves, notre recherche vise un plus large usage de la pédagogie différenciée, du côté du duo personne formatrice en établissement (FEE) – personne facilitatrice, un enjeu fort cible leur développement professionnel. Celui-ci peut être compris comme « un processus de changement, de transformation, par lequel les enseignants parviennent peu à peu à améliorer leur pratique, à maîtriser leur travail et à se sentir à l’aise dans leur pratique » (Uwamariya et Mukamurera, 2005, p. 148). C’est à la fois un processus d’apprentissages (savoirs, habiletés et attitudes professionnelles) et un processus de transformations identitaires touchant l’engagement professionnel, le sentiment d’efficacité ou la conception de son rôle de personne enseignante (Berger, 2021).

Selon de nombreux auteurs recensés par Viens et al. (2019), « le développement professionnel gagne à être mis en oeuvre dans une perspective intégrée à l’emploi, et ce, à travers une vision différenciée de l’accompagnement de l’activité éducative en milieu scolaire » (p. 85). Pour y parvenir, différents dispositifs ont été éprouvés avec succès, notamment : (1) la recherche-action (Waitoller et Artiles, 2013) dans laquelle une personne chercheuse s’associe à une personne enseignante afin de résoudre ensemble un problème pratique (Guillemette et Savoie-Zajc, 2012); (2) la recherche-action-formation (Charlier, 2005) qui s’assimile à une action de formation qui pourra même être reconnue comme telle (p. ex. : attestation, crédits de formation) parce que la résolution du problème vise le développement de compétences professionnelles ciblées; (3) l’accompagnement pédagogique défini comme « un savoir-agir professionnel centré sur une position relationnelle égalitaire entre un agent, l’AP, et un sujet, le praticien accompagné » (Viens et al., 2019, p. 87).

Engager la communauté enseignante dans une pratique réflexive commune, porteuse d’un développement professionnel, reste une action difficile. Letor et Périsset Bagnoud (2010) soulignent que « le travail collaboratif de qualité, c’est-à-dire celui qui conduit aux bénéfices escomptés en termes d’apprentissage individuel, collectif, voire organisationnel et en termes de développement professionnel, n’est pas évident » (p. 168).

Collaboration

Comme ailleurs, la formation des personnes enseignantes à la Haute École Pédagogique BEJUNE vise une alternance intégrative (Malglaive, 1994) entre, d’une part, l’établissement de stage dans lequel une personne formatrice en établissement accueille une personne stagiaire, et, d’autre part, l’institution HEP. Sur le lieu du stage, la personne stagiaire réalise « une prise en main progressive de la classe [qui] s’effectue en étroite collaboration avec la ou le FEE » (Haute École Pédagogique BEJUNE [HEP-BEJUNE], 2023, p. 8). Le concept de collaboration est défini de nombreuses manières, regroupant tantôt de manière générale « toutes formes d’échanges professionnels » (Rey et Gremaud, 2013, p. 68), mais aussi de manière plus spécifique aux situations lors desquelles les personnes enseignantes s’engagent volontairement et à égalité dans une prise de décisions partagée en vue d’atteindre un objectif commun (Friend et Cook, 1992). À partir des objets de collaboration, Rey et Gremaud (2013) identifient empiriquement trois types de collaboration entre personnes enseignantes novices et titulaires, sous-tendant des degrés d’implication des protagonistes dans la collaboration : au niveau 1, la collaboration de coordination – portant sur la logistique et l’organisation –, au niveau 2, la collaboration au niveau des dispositifs d’enseignement-apprentissage – relatif au partage de matériel ou de séquences didactiques – et, au niveau 3, niveau le plus profond et « le plus favorable » en termes de développement professionnel par Rey et Gremaud (2013, p. 74), la collaboration portant sur les pratiques pédagogiques et leurs effets, la gestion des émotions et/ou les conceptions pédagogiques et éthiques.

Dans le modèle de formation de la Haute École Pédagogique BEJUNE, nous constatons que ni le niveau de collaboration attendue ni l’égalité dans la prise de décision partagée ne sont spécifiés, si bien que la collaboration renvoie à des réalités bien différentes d’un duo « personne formatrice en établissement – stagiaire » à l’autre. Certes, la collaboration entre ces deux types de protagonistes a ceci de particulier qu’elle s’inscrit dans un cadre de formation et non d’accompagnement. Perrenoud (2002) distingue les deux concepts en précisant que, dans un dispositif de formation (initiale), le formé accepte un statut d’étudiant stagiaire, des exigences, un contrat, donc une forme d’asymétrie, qu’il ne faut pas penser comme subordination à des formateurs, mais comme inscription dans un dispositif de formation. […] La personne en formation accepte, volontairement, d’aliéner une partie de son autonomie.

Les personnes stagiaires de notre institution, en formation, évoquent une relation hiérarchique[3] vécue sur leur lieu de stage avec leur personne formatrice en établissement, laquelle a tendance à leur imposer ses vues et ses exigences pédagogiques.

L’accompagnement, déjà défini supra, procède d’une logique un peu différente, puisqu’il répond à une demande. Toujours selon Perrenoud (2002), l’accompagnateur est avant tout au service de celui qu’il accompagne […]. L’accompagnateur a le droit de donner son avis et d’exercer une influence, mais en dernière instance, « le client a toujours raison ».

Dans le dispositif de recherche-action et formation dont découle cet article, la participation des personnes facilitatrices se fait à la marge de leur formation, si bien qu’elles interviennent en tant que personnes accompagnantes. Il nous intéressait, de manière exploratoire comme nous l’avons écrit, de voir l’influence de ce changement de statut sur la collaboration et le type de relation dans les duos formés.

MÉTHODOLOGIE

Présentation des protagonistes

Nous nous intéressons à cinq duos formés d’une personne enseignante au degré secondaire 1 et d’une personne étudiante se destinant au même degré d’enseignement, et amenée à faciliter la mise en oeuvre d’une pratique pédagogique travaillée dans la formation initiale. Chaque protagoniste s’est annoncé de façon volontaire. Les personnes facilitatrices ont été rémunérées pour leur accompagnement. Les duos ont été formés en faisant, si possible, coïncider la demande d’accompagnement pour une pratique pédagogique spécifique de la personne titulaire avec l’offre proposée par les personnes en formation. Cette offre correspond aux pratiques d’enseignement, parmi celles vues en cours[4], pour lesquelles les personnes facilitatrices se sentaient suffisamment expertes pour fournir un appui théorique. Les caractéristiques des duos formés sont présentées dans le Tableau 1.

Tableau 1

Présentation des duos

Présentation des duos

-> See the list of tables

Déroulement des échanges

Deux rencontres se sont déroulées dans l’établissement scolaire de la personne enseignante, en présence d’un des chercheurs : l’une en amont de l’intervention, pour faire connaissance et organiser l’intervention en classe, l’autre après celle-ci pour une réunion-bilan.

Pour la rencontre pré, un protocole organisé autour de quatre thématiques a été mis à disposition : (1) Présentation des personnes et de leur rôle; (2) Présentation des motivations et des besoins; (3) Esquisse du dispositif de différenciation, choix d’une thématique adaptée, discussion du type de collaboration; et (4) Calendrier des échéances.

La rencontre post a été structurée par un guide d’entretien en deux parties, proposé par les chercheurs : (1) Regard critique sur la leçon (librement entre les deux protagonistes, puis portant sur la pratique différenciée); (2) Regard critique sur la collaboration.

Chacune des 10 rencontres a fait l’objet d’un enregistrement audio retranscrit ensuite dans son intégralité. Les verbatim ont été traités manuellement au moyen d’une analyse de contenu thématique (Paillé et Mucchielli, 2021) combinant approche déductive et approche inductive. La grille de lecture utilisée, constituée à partir des questions de recherche, est présentée dans le Tableau 2. L’analyse a été menée par deux des chercheurs qui ont réalisé individuellement le codage primaire et la sélection d’extraits de verbatim, significatifs par leur fréquence d’apparition ou par l’originalité de leur apport. Un codage de second niveau a été réalisé en commun par les deux chercheurs en vue de développer des catégories plus conceptuelles qui ont été examinées en fonction des questions de recherche, du contexte propre à chacune des cinq situations et des éléments issus de la revue de la littérature pour aboutir à une synthèse pour chacune des questions. Les extraits choisis pour figurer dans cet article ont fait l’objet d’une transcription épurée afin d’en faciliter la lecture.

Tableau 2

Grille de lecture pour l’analyse

Grille de lecture pour l’analyse

-> See the list of tables

RÉSULTATS ET DISCUSSION

Q1) Motivation des protagonistes à entrer dans le dispositif

Du côté des personnes enseignantes titulaires, deux éléments ressortent de leur discours sur leur motivation à entrer dans le dispositif de recherche : d’une part l’intérêt à expérimenter de nouvelles pistes didactiques et, d’autre part, le besoin d’améliorer leur pratique du travail coopératif en classe (chez E2 et E5, les deux motivations apparaissent conjointement).

E1 : Je suis plutôt ouvert à expérimenter, à essayer quelque chose de nouveau. C’est un peu ce que j’aime, les trucs nouveaux, les nouvelles idées, des petites astuces à utiliser dans mon enseignement, plutôt que de rien changer. […] J’utilise un petit peu tout, mais peut-être que je ne vais pas au fond des choses.

E2 : J’aime bien changer, diversifier, essayer. […] Je m’étais projeté dans l’apprentissage coopératif en me disant que ce serait intéressant, la conception que j’en ai, de la confronter à la conception d’autres personnes.

E5 : Je trouve toujours intéressant de voir des nouveaux trucs […]. Les travaux de groupe, c’est un peu toujours le gros problème, comment ça fonctionne ou pas, pourquoi ça dysfonctionne à certains moments.

Si, au début de leur discours, les personnes enseignantes mettent en avant l’envie de tester des choses nouvelles, nous constatons au fil de la discussion que cette envie ne se concrétise pas. L’enjeu semble être de perfectionner des pratiques déjà utilisées régulièrement (E1, E2) ou d’améliorer un dispositif avec lequel un manque d’assurance est ressenti (E4, E5).

Les propos tenus révèlent également que les personnes enseignantes sont entrées dans ce dispositif davantage motivées par un intérêt personnel plutôt que par celui de leurs élèves. À l’exception de E4 qui mentionne une fois les élèves (« comment pouvoir leur offrir un suivi »), ce sont bien leurs intérêts propres qu’elles privilégient (ce qui me motive, ce que j’aime faire, me confronter à d’autres, je perds la maîtrise). Nous relevons également l’absence, dans leur propos, de toute motivation relative au meilleur apprentissage des élèves, à la gestion de l’hétérogénéité, à la différenciation de l’enseignement ou encore à l’inclusion scolaire. Ce constat nous rappelle le propos de Feyfant (2016) relatif à l’absence d’une pédagogie différenciée dans les classes.

Du côté des personnes facilitatrices, les motivations qui émergent des propos tenus sont peu aisées à analyser. Elles sont, d’abord, probablement moins authentiques que celles des personnes enseignantes, puisque ni l’intérêt financier ni l’intérêt d’établir un premier contact en vue de faciliter une future insertion professionnelle n’ont été mentionnés en entretien. Or, un recueil quantitatif de données réalisé auprès de l’ensemble de la communauté étudiante[5] susceptible d’intégrer notre dispositif faisait, pourtant, fortement ressortir ces deux motifs d’intérêts. De plus, deux des cinq protagonistes étudiants ont été directement sollicités par l’un des chercheurs.

Deux motivations ont néanmoins été évoquées. La première est liée à une forme de circulation des savoirs(-faire). F1 veut voir comment ce qui marche « naturellement » en théâtre, sa branche d’enseignement, peut fonctionner dans d’autres branches, alors que F2 veut voir comment, sur le terrain, une approche vue en formation peut être mise en pratique. La seconde motivation est à rapprocher d’une volonté de voir à l’oeuvre et d’écouter des personnes engagées, quelque chose de « toujours formateur » pour F1 et « d’intéressant » pour F2.

F2 : Je voulais confronter ce que je vois à la HEP avec ce qui se fait sur le terrain, voir à quel point on peut mettre en place les dispositifs qui nous sont proposés, voir à quel point cela peut fonctionner en classe et à quel point cela peut avoir un impact, voilà, c’est ce qui m’intéresse : confronter ces deux réalités-là. [...] Et puis, pas prendre de l’expérience de ta part, mais écouter ton avis, avec ton expérience sur les choses, ça m’intéresse aussi.

Les élèves, les apprentissages, la différenciation ou l’inclusion scolaire sont également absents des propos des personnes facilitatrices.

Q2) Manières dont les protagonistes ont collaboré

L’analyse des verbatim entre protagonistes durant les rencontres pré et post nous amène au constat qu’il ne va pas de soi, pour les personnes facilitatrices, d’habiter leur rôle, ceci pour diverses raisons.

D’une part, alors que le dispositif faisait d’elles des personnes accompagnantes (Perrenoud, 2002) et qu’on les introduisait auprès des personnes enseignantes titulaires en tant qu’expertes de la pratique d’enseignement choisie, leur maîtrise théorique réelle nous est finalement apparue insuffisante dans deux appairages. F1, par exemple, n’insiste que sur l’une des sept caractéristiques de l’apprentissage par projet vues en cours. F2, pour sa part, ne parvient pas à aider E2 à mieux comprendre les spécificités du travail coopératif par rapport au travail de groupe :

E2 : En partant, dans ce type, le coopératif, les élèves doivent chacun apporter leur pierre à l’édifice, c’est ça? F2 : hun, hun […].

E2 : Ça correspond à ça, le coopératif, hein, parce qu’ils ne font pas le même travail, on est bien d’accord?

F2 : [silence]

D’autre part, dans le duo 3, la relation hiérarchique, commune et acceptée par les personnes étudiantes en situation de formation, a perduré en situation d’accompagnement, puisque E3 a chargé F3 de préparer et animer les deux cours, lui-même se contentant d’assister aux deux leçons dispensées par F3. Dans les deux derniers duos (4 et 5), l’expertise des personnes facilitatrices a néanmoins été acceptée par les personnes du terrain, qui les ont tantôt sollicitées pour valider leur travail (E4), tantôt les ont relancées jusqu’à l’obtention d’une pratique satisfaisante (E5). Il semble donc que la diversité des situations et des personnalités composant les duos conduise à des niveaux de collaboration différents. L’échantillon restreint de cette étude ne permet pas d’en déterminer les variables, mais, à titre d’hypothèse interprétative, mentionnons que Rey et Gremaud (2013) indiquaient déjà les degrés d’affinité interpersonnelle et professionnelle comme des variables contribuant à l’approfondissement de la collaboration.

Si les personnes facilitatrices ont inégalement pu habiter leur rôle de personne accompagnant la conception et la mise en oeuvre d’une pratique d’enseignement, la relation hiérarchique qui prévaut en formation initiale semble néanmoins avoir été atténuée par le dispositif. En effet, à l’exception du duo 3, les relations peuvent être qualifiées de symétriques ou asymétriques complémentaires. Ainsi, les protagonistes se sont déclarés « collègues » (duos 1, 2) ou ont respecté leur rôle dans le dispositif sans y adosser une hiérarchie (duos 4 et 5).

Q3) Intérêts vus au dispositif par les protagonistes en termes de développement professionnel

Globalement, le dispositif de facilitation est considéré comme porteur par l’ensemble des protagonistes. La collaboration et son intérêt sont les éléments les plus mentionnés par les deux catégories de protagonistes, à l’image de ces deux extraits de verbatim :

E5 : Il [F5] m’a apporté vraiment énormément d’idées, avec justement toutes ces activités, et comme je l’ai dit avant, ce n’est pas quelque chose que par moi-même j’aurais fait. Je n’aurais pas pensé à ça.

F2 : Travailler à deux sur une leçon, finalement, c’est quelque chose qui, dans ma formation, ne m’est jamais arrivé. […] Je prends ça aussi en bagage, aussi pour mon futur enseignement, qu’on ne démarre pas tout seul dans un collège, on a aussi des collègues avec lesquels on peut coconstruire.

Nous identifions dans les verbatim de notre échantillon des indices de collaboration de niveau 3 (Rey et Gremaud, 2013), puisqu’une pratique d’enseignement et sa maîtrise personnelle suscitent des interrogations :

E4 : Je me suis annoncée pour les travaux de groupe, parce que j’ai beaucoup de peine à en faire, j’ai de la peine à les démarrer, j’ai de la peine… parce que je perds la maîtrise, en fait. J’aimerais bien avoir des outils. […] Comment mettre cela en place, pour que je n’aie pas l’impression de devoir être partout?

Toutefois, sans l’intervention du chercheur, l’interrogation de E4 n’aurait pas trouvé de réponse, F4 n’ayant pas été en mesure de s’extraire de la situation particulière de la leçon conçue et dispensée pour proposer une expertise éclairée. Ainsi, les effets de ce type de collaboration sur le développement professionnel des enseignantes et enseignants participants restent difficiles à évaluer globalement. Au niveau personnel, l’expérience semble avoir des conséquences s’étalant sur un spectre allant du superficiel (E3) aux questionnements, voire à la remise en question (E1, E4) :

E1 : [La pédagogie par projet], c’est quelque chose que je n’utilisais pas et que j’utiliserai, donc ça m’a transformé.

E4 : Je ne me suis jamais dit que je pouvais avoir une autre position que celle de l’enseignante, je pense qu’il faut que je travaille là-dessus.

Factuellement, une reprise ultérieure de la pratique testée est incertaine pour l’une des personnes (E3) et envisagée pour deux autres (E4, E5). La reprise est certaine pour E1 qui l’a déjà fait dans une classe parallèle entre le moment de l’intervention en classe et la tenue de la rencontre post. Pour E2, l’expérience a conduit à se sentir conforté dans une pratique qu’il menait déjà.

Du côté des personnes facilitatrices, l’intérêt en termes de développement professionnel apparaît peu dans les verbatim. Les motivations ayant conduit les membres de la communauté étudiante à s’engager dans le dispositif (voir plus haut) expliquent probablement cette situation. Seul F5 évoque l’intérêt à découvrir un milieu professionnel inconnu : « De mon côté, c’était une chouette expérience de pouvoir venir déjà dans une autre école, dans une autre classe et puis de pouvoir proposer quelque chose qui fonctionne. »

DISCUSSION CONCLUSIVE

L’analyse des verbatim met en évidence une grande variété d’appropriations du dispositif par les protagonistes. Si elle permet de constater que, dans l’ensemble, les personnes participantes ressortent satisfaites et enrichies de cette expérience, elle pointe également la difficulté tant pour le personnel enseignant que la communauté étudiante à porter un regard critique et porteur de développement professionnel sur leurs actes. Les protagonistes peinent à sortir de la situation particulière d’enseignement dans laquelle la pratique différenciée a été conduite, à prendre conscience du potentiel de la démarche amorcée en termes de développement professionnel au-delà d’une prochaine reprise de la séquence menée en classe. La maîtrise théorique approximative des pratiques différenciées par certaines des personnes facilitatrices a été proposée plus haut comme variable explicative. Il s’agit aussi de se rappeler les difficultés d’un travail collaboratif porteur de développement professionnel évoquées par Letor et Périsset Bagnoud (2010). Mais, plus globalement, ce qui nous interroge, c’est la capacité à mener et à conserver, ailleurs qu’en institut de formation et au-delà du temps de la formation initiale, la démarche réflexive.

Il ne va pas de soi, via des personnes étudiantes, d’imprégner le milieu scolaire avec des pratiques d’enseignement nouvelles. Dans les stages de la formation initiale, cela semble inhérent au statut des personnes en formation (Perrenoud, 2002). En leur conférant le statut de personne accompagnatrice de la personne titulaire, notre dispositif semble avoir du potentiel pour redéfinir à la fois le type de relation et le niveau de collaboration entre personnes enseignantes novices et personnes enseignantes expérimentées. Alors que dans leur recherche, Pidoux et al. (2016) ont constaté que la collaboration conduit surtout les personnes débutantes à privilégier, par imitation active, les collaborations des niveaux 1 et 2 de Rey et Gremaud (2013), notre dispositif a permis à quatre de nos cinq personnes facilitatrices d’être soit tenues pour personnes-ressources (relation asymétrique complémentaire dans la collaboration) soit considérées comme collègues (relation symétrique dans la collaboration).

Notre dispositif ne prévoyait pas d’impliquer la direction d’établissement dans le processus collaboratif entre les différents protagonistes. Or, dans une visée générale de développement professionnel, lorsqu’on cherche à faire collaborer des personnes enseignantes novices avec des personnes plus expérimentées, sa participation nous semble aujourd’hui requise. Nous pensons que c’est notamment parce que nous, formateurs en institution, avons introduit la personne en formation en tant qu’experte dans une pratique pédagogique, accompagnatrice en matière de différenciation pédagogique, que la collaboration entre les deux protagonistes a pu se déployer au niveau 3. Dans une perspective plus large, il nous semble que ce rôle de « caution des compétences pédagogiques » des personnes enseignantes novices devrait revenir aux directions d’établissement, si leur ambition est de permettre à l’ensemble de leur personnel enseignant de collaborer profondément, en matière d’inclusion scolaire comme dans d’autres domaines de la pratique professionnelle. Du fait de leur position stratégique dans le système, le leadership et les actions des directions d’établissement en faveur d’un climat axé sur la collaboration et sur la formation ont été identifiés comme décisifs par la recherche (Malet et Mincu, 2019). Dans ces domaines, elles peuvent agir pour favoriser la réussite des élèves (IsaBelle et Labelle, 2017). L’instauration d’un leadership pédagogique partagé et participatif est d’ailleurs considérée comme l’une des conditions permettant à une école de s’adapter avec succès à la diversité des élèves (Conseil supérieur de l’éducation [CSE], 2017) ou de se développer en communauté d’apprentissage (IsaBelle et Martineau Vachon, 2017). Et les personnes enseignantes semblent preneuses de telles perspectives :

E4 : Il n’y a rien de plus riche que de pouvoir échanger sur ce qu’on fait. D’avoir des regards extérieurs, des apports théoriques, de quelqu’un qui finit sa HEP, douze ans après moi. Il y a quand même des choses qui se sont passées depuis ma HEP. Moi je trouve que ça, ce sont des moments, enfin, c’est génial!