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INTRODUCTION

Piloter une organisation scolaire, c’est engager un processus décisionnel dans un contexte où se mêlent diverses singularités de personnes augmentant de fait la pluralité des exigences et des attentes. Comment, dès lors, assurer une dynamique collective au service de la réussite de chacun, élèves comme personnels éducatifs?

Le processus de leadership peut répondre à cette question, car il appréhende, sans les gommer, les dispositions des individus avec leurs tensions et contradictions. Aussi, maîtriser les déterminants structurels et fonctionnels de l’organisation scolaire est nécessaire, mais insuffisant pour être reconnu leader. Le leadership se caractérise, certes, par les attributs de la fonction (ce qu’on lui reconnaît), mais, surtout, par l’activité du leader (ce qu’il fait).

Dans une perspective située des organisations scolaires françaises, notre approche méthodologique pragmatique pose la rencontre comme un analyseur heuristique du leadership pour mobiliser les conduites individuelles dans des contextes professionnels variés. Elle fait confiance dans la capacité des acteurs à éclairer, par leur discours et leur activité, le sens de leur action.

Trois entrées réflexives seront abordées : (i) Créer les proximités, c’est rendre la rencontre possible par la mobilisation des énergies au confluent des proximités géographique, cognitive, sociale, organisationnelle et institutionnelle; (ii) Organiser les conditions du travail collaboratif, c’est faire vivre la rencontre par des synergies conjuguant convention, régulation et qualité reconnue du travail; et (iii) Structurer l’autonomie collective, c’est pérenniser la rencontre en installant une dynamique de gouvernance au coeur de laquelle se situe la démarche d’évaluation.

LE LEADERSHIP, UN ACTE DÉCISIONNEL À L’ÉPREUVE DE LA RENCONTRE

Dans le milieu de l’éducation, où les hiérarchies ne peuvent s’imposer d’elles-mêmes, les recherches empiriques montrent que le leadership est une démarche distributive qui engage un partage des responsabilités (Normand, 2010; Dutercq, et al., 2015) pour répondre aux spécificités du milieu éducatif (Van Wart, 2003; Spillane et al., 2008).

Il est un processus d’influence irréductible aux qualités d’une personne, mais concerne un collectif à mobiliser. Il vise à conjuguer la prévisibilité du contexte avec l’imprévisibilité des significations individuelles et collectives, d’autant plus dans une société moderne, où la tendance est celle d’« une forte implication des individus dans la société, ne serait-ce que parce qu’ils désirent ardemment voir reconnues, en son sein et par les autres, leurs singularités » (Martuccelli, 2010, p. 51). Cette part d’imprévisibilité concerne aussi le leader qui, au contact de la situation, détermine ses procédures d’intervention et ajuste plus ou moins ses décisions.

La complexité des contextes conjugue quatre dimensions décisionnelles : juridique, administrative, politique et pédagogique, chacune soumise à la temporalité de la décision. L’approche juridique répond au temps court de la décision privilégiant une entrée rassurante par les textes juridiques. La prise de risque est minimale et engage une décision relativement pérenne, sans toutefois pouvoir prendre en considération la diversité des spécificités situationnelles. Les organisations publiques à l’image de l’Éducation nationale en France doivent stabiliser leur propre fonctionnement sur le temps long de l’action. Les statuts, les rôles, les programmes d’action et les modalités internes de fonctionnement consolident l’architecture administrative de l’organisation, et installent lisiblement les personnes dans leurs relations aux usagers. À d’autres égards, la décision peut s’inscrire dans un contexte politique plus ou moins prégnant en présence d’élus locaux ou nationaux, d’autres services de l’État ou, encore, avec un réseau associatif fortement implanté. Ce type de sollicitation peut parfois générer un conflit, entre intérêts particuliers et intérêt général, qui fonde le sens et les valeurs du service public. La dimension pédagogique s’inscrit dans un temps long et peut engager une prise de risque maximum dès lors qu’elle investit les pratiques professionnelles. L’inflexion recherchée des pratiques professionnelles ne va pas de soi et peut engendrer des oppositions. Pour autant, il semble difficile de « faire collectif » sans que se pose la question des pratiques individuelles avec l’éventualité d’accepter des consensus.

Le leadership est un processus guidé par deux intentions : maintenir/réguler le fonctionnement existant avec l’enjeu de stabilisation et/ou exploiter/explorer de nouvelles voies, de nouveaux mécanismes avec l’enjeu de transformation. Si la stabilité garantit une forme de confiance et consolide les repères, la flexibilité confère une certaine forme de dévolution renvoyant à l’acteur sa responsabilité décisionnelle.

Notre approche pose la rencontre comme paradigme du leadership, car « plus qu’une somme de concepts, [elle est] l’image de base à partir de laquelle s’imagine une interprétation de la réalité » (Rémy et al., 1978, p. 87). La rencontre est un construit social, un analyseur qui interroge tant les dynamiques individuelles que collectives, car chacun, dans sa propre pluralité, participe au « vivre ensemble » et donne toute la mesure et l’efficacité de l’organisation scolaire au sein de laquelle il oeuvre. « Telle est la véritable force de la rencontre : une puissance du changement » (Pépin, 2021, p. 71).

Le quotidien des organisations scolaires est un composé d’interactions sensibles, culturelles et sociales qui se présentent comme autant d’occasions de vivre l’acte de rencontrer avec sa faculté de décaler, de décentrer, et de provoquer les émotions et les ressentis. Pratique sociale, elle est aussi une expérience sociale en ce qu’il s’agit de construire le sens des pratiques en situation d’hétérogénéité (Dubet, 2016).

La rencontre est une affaire de relations à soi, aux autres et à l’environnement. Elle est le terrain où s’expriment des perceptions sensorielles diverses, et donc des identités multiples (Lahire, 1998). La direction ne peut faire totalement fi des subjectivités, interprétations et émotions exprimées, car il existe souvent des écarts entre les données objectives tirées des indicateurs et les ressentis des acteurs (Rosanvallon, 2023).

MÉTHODOLOGIE D’UNE APPROCHE PRAGMATIQUE

Comment mener un groupe de personnes dans une direction voulue et permettre, de surcroît, d’atteindre des résultats avec l’efficacité attendue? Pour investir cette question, la volonté est d’aller voir derrière ce qui est donné à voir en accédant à des données de première main, inédites parce que saisies dans l’instant de l’échange. C’est un parti pris que de placer la parole de l’acteur en première position. Notre démarche privilégie une observation participante en s’immergeant in situ dans l’actualité de ce qu’est la direction des organisations scolaires. Les entretiens menés depuis neuf ans (une soixantaine par an lors de rendez-vous consacrés à l’entretien professionnel individuel ou, de façon plus informelle, lors de réunions collectives entre directeurs ou au sein de structures scolaires avec les équipes pédagogiques) montrent la permanence du sujet de la guidance d’un collectif et de la difficulté à faire « tenir l’ensemble ». Les directions rencontrées le sont dans le cadre professionnel avec l’objectif de comprendre comment la mobilisation collective est appréhendée, peu importe que l’on dirige une quinzaine de personnes ou plus de trois cents. Bien entendu, notre positionnement hiérarchique nous impose quelques précautions pour s’assurer de la libération de la parole. Partir du vécu et de l’analyse des acteurs sans jamais mettre leur propos en perspective d’une performance, ni même de l’application stricto sensu d’orientations prescrites, est posé d’emblée en préambule de l’entretien. Par ailleurs, les questions posées n’ont jamais vocation à positionner les interlocuteurs en situation de se justifier, mais bien de les inscrire en réflexivité sur leur pratique, laquelle les confronte à des mises à l’épreuve au quotidien qu’ils cherchent à surmonter, et, pour nous, de comprendre la dimension interactionnelle d’un monde en train de se faire. Enfin, le choix de la méthode de l’entretien compréhensif (Kaufmann, 2004) vise à mieux appréhender le rapport que les responsables entretiennent avec leur fonction en investissant, par une méthode d’altéro-centrage, les arcanes de la réflexion et du raisonnement. Il s’agit d’aborder différents objets de questionnement tels que la proximité dans la gestion des ressources humaines, la collaboration de l’acte de pilotage, l’autonomie dans la conduite générale de l’organisation scolaire. Ces objets réflexifs et leur déclinaison seront discutés ci-après.

QUESTIONS AUTOUR DE L’ACTIVITÉ DU LEADER POUR ASSURER UN ACTE PRODUCTIF COLLECTIF

Si la dénomination de leader est une reconnaissance sociale, par ses capacités à induire les comportements et à élever les compétences de chacun, l’acte collectif est qualifié de « productif » en ce qu’il permet aux individus et au collectif de s’inscrire dans une dynamique d’amélioration continue.

Créer les proximités pour engendrer la rencontre

La présence d’un collectif ne suffit pas pour rendre la rencontre possible, car être ensemble suppose la convergence des engagements individuels en direction d’objectifs partagés et d’une réciprocité des actions. En ce sens, les interviewés admettent que la mobilisation d’un groupe dépend moins d’un positionnement hiérarchique que de la capacité à décider. C’est parce que les personnes acceptent de « faire ensemble » que le sens de l’action collective se construit. À cet égard, Laurent Karsenty (2015) montre la relation de réciprocité entre une confiance nécessaire pour construire collectivement le sens de l’action et, en retour, une construction collective de sens pour maintenir la confiance.

Le rapprochement entre les personnels au sein d’une même organisation scolaire n’est pas évident tant il peut exister une ligne de partage entre les subjectivités individuelles et l’engagement collectif. L’analyse des entretiens approche la pluralité du concept de proximité (Boschma, 2004) pour appréhender la complexité des relations sociales au sein d’une même organisation scolaire.

Créer la rencontre suppose de dépasser une conception univoque de l’espace et des interactions. La proximité est une notion plus vaste « avec de nombreuses implications sociales, politiques et économiques, qui rend compte des degrés de similitudes et d’appartenance entre acteurs, et influence la façon dont les personnes ou les organisations entrent en contact, communiquent et interagissent » (Boschma, 2004, p. 8). Elle est une notion moderne, dépendante de la perception des individus dans la mesure où elle participe de la logique du lieu, de son appartenance et des relations qui opèrent. Il semble que ce soit sur la base de cette pluralité des proximités que prend appui la rencontre.

La proximité géographique « se réfère à la distance spatiale entre acteurs économiques, dans un sens à la fois absolu et relatif » (Boschma, 2004, p8). La situation de la crise sanitaire à l’échelle internationale (COVID-19) a montré au sein des organisations professionnelles et familiales le besoin physiologique et psychologique de la présence physique de l’autre pour vivre les relations sociales. Le risque de vivre à une distance trop importante se confrontait aussi au risque d’une trop grande promiscuité entre les mêmes personnes. Comme si la qualité des relations sociales dépendait d’une forme d’actualisation régulière. Il est important, aux yeux des directions, d’articuler des temps et des lieux de rencontres, et ainsi de ne pas réduire le collectif aux habitudes installées. Les réunions en plénière, en groupes restreints, et en présence ou à distance sont autant de leviers pour varier les formes de groupement et impliquer chacun et tous à la fois. Sur ce point, une question reste toujours d’actualité : exerçons-nous réellement au sein de la même organisation?

Les relations de confiance entre les personnels, relations qui « sont socialement encastrées lorsqu’elles impliquent une confiance fondée sur l’amitié, les liens familiaux et l’expérience » (Boschma, 2004, p. 15), témoignent de la proximité sociale. Exprimons-nous un intérêt à travailler ensemble? Cette question est d’autant plus importante que les affectations sont décidées administrativement. C’est dans la nature et l’intensité des interactions que se construisent la communauté éducative et le sentiment d’appartenance. Pour ce faire, diriger suppose, pour les acteurs, de prendre appui sur la démarche de projets, une condition pour la dynamique collective. La difficulté à structurer les groupes est souvent liée à des désaccords, voire, parfois, des scissions qui peuvent fragiliser l’unité du groupe. Celui-ci apparaît clairement comme un levier de pilotage, mais une vigilance s’impose quant à la taille, car « plus le groupe est grand, plus les relations entre les individus appartenant à ce genre de groupe sont de courte durée » (Papilloud, 2004, p. 68).

« On entend que les personnes partageant la même base de connaissances et de compétences peuvent apprendre les unes des autres » (Boschma, 2004, p. 10). Installer une proximité cognitive facilite donc la rapidité de traitement et de transmission de l’information. Ce rapprochement cognitif autour d’un cursus de connaissances reconnu et accepté doit être régulièrement actualisé. La formation est principalement évoquée lorsqu’il s’agit d’éviter que s’installent des habitudes professionnelles, reproduites au fil du temps pour ce qu’elles sont en s’écartant progressivement du contexte et des besoins. Les chefs d’établissement expriment leur difficulté pour positionner la compétence au coeur des pratiques d’autant plus au regard de la diversité conceptuelle entre les disciplines d’enseignement. Pour créer la rencontre, l’accord autour de concepts partagés paraît indispensable.

Connaissons-nous le rôle et la fonction de chacun au sein de notre organisation? Cette question induit la proximité organisationnelle entre tous les acteurs visant à dépasser un fonctionnement de « côte-à-côte ». Elle est « la mesure dans laquelle les relations sont partagées au sein d’un agencement organisationnel (à l’intérieur d’une organisation ou entre des organisations) » (Boschma, 2004, p. 13). Ce type de proximité a une double fonction de pilotage : celle d’accorder les interactions pour maîtriser au mieux les incertitudes; celle de libérer les possibilités créatrices des initiatives individuelles. Que l’on soit engagé dans une action significative pour l’accompagnement des élèves, investi dans des missions diverses (responsable du suivi d’une classe, représentant ses collègues dans une instance officielle tel le conseil d’administration, participant aux discussions relatives aux contenus éducatifs et pédagogiques au sein du conseil pédagogique), l’efficacité, mais aussi la créativité de chacun, dépendra de sa visibilité et de sa lisibilité par l’ensemble de la communauté éducative. Se rencontrer suppose de se connaître et de se reconnaître par notre action et nos missions.

La proximité institutionnelle interroge la maîtrise du sens de l’institution. « Elle est un concept large recouvrant à la fois l’idée d’acteurs économiques encastrés dans les règles du jeu institutionnel (par exemple, les structures, les lois et règles décisionnelles politiques) et les ensembles de valeurs communes (valeurs ethniques et religieuses, par exemple) » (Boschma, 2004, p. 17-18). Le cadrage institutionnel par les programmes disciplinaires entre autres consolide l’organisation, mais ne peut faire fi des caractéristiques locales au risque de positionner les personnels dans une posture d’exécution et non de création. Le leadership tient dans cette capacité à engager le collectif dans une réflexion créatrice et un exercice décisionnel pour intégrer les besoins locaux aux orientations et enjeux nationaux.

Les temps d’échanges professionnels formels ou informels (proximité géographique), l’objet ou les objets qui lie(nt) les individus (proximité sociale), le partage des connaissances et compétences (proximité cognitive), la maîtrise des rôles et des fonctions de chacun (proximité organisationnelle) et le sens partagé de l’institution (proximité institutionnelle) représentent des enjeux fondamentaux pour la conduite d’une organisation scolaire. Elles apparaissent comme de réelles préoccupations des directeurs pour permettre aux personnels de « se rencontrer », et elles témoignent du processus de leadership.

Créer les conditions du travail collaboratif pour faire vivre la rencontre

Créer les synergies pour faire vivre la rencontre est essentiel. L’enjeu est de mettre en cohérence les pratiques individuelles et amorcer des convergences en faveur d’une dynamique collective. Pour ce faire, valoriser « ce qui est » est privilégié sur « ce qui doit être ».

Trois caractéristiques sont identifiées comme nécessaires pour engager les personnels dans une dynamique de travail collaboratif. La première cible l’objet du conventionnement pour accorder les acteurs autour d’un centre d’intérêt commun. La seconde est un levier, celui de la régulation, car l’engagement est par définition instable. La dernière caractéristique relève de la démarche de reconnaissance pour rendre compte de la qualité du travail accompli (Clot, 2015).

Un accord des volontés est incontournable pour partager collectivement un projet. C’est dans ce sens commun que la logique de convention est appréhendée. Les conventions sont des savoirs partagés qui ont pour fonction première de réduire les incertitudes, et de faciliter la coordination et la coopération. Pour Thuderoz (2011), elles sont des « moyens pratiques de se coordonner et d’anticiper les actions d’autrui, [et] sont aussi l’objet du jeu d’une autre convention : celle de bousculer, modifier ou remplacer des conventions existantes » (p. 66).

Le projet d’établissement, bien qu’obligatoire[1], constitue un exemple concret de convention collective pour créer cette synergie entre les acteurs. Le projet occupe une place centrale dans et pour la rencontre, car il permet de limiter les incertitudes. En effet, « l’adoption collective et l’usage commun d’une convention règlent […] deux problèmes majeurs : l’incertitude de l’action d’autrui et l’incertitude de l’environnement où nous et cet autrui devons agir » (Thuderoz, 2011, p. 65). Le conventionnement explicite ou implicite renforce le pragmatisme des actions, atténue la crainte de l’erreur et, in fine, libère la faculté d’autonomie. Les chefs d’établissement y font systématiquement référence pour démontrer un premier signe d’efficacité de leur pilotage.

Les instances institutionnelles[2] qui rythment une année scolaire illustrent cette dynamique relationnelle pour rechercher le consensus. Elles sont des moments clés de la vie d’un établissement scolaire durant lesquels des personnes appartenant à la communauté éducative (enseignants, parents, élèves, personnalités extérieures…) développent diverses argumentations et concrétisent avec plus ou moins de succès leur pouvoir de conviction. Ce temps de concertation procède au rapprochement entre les professionnels et les usagers en menant un processus d’élucidation via la clarification des orientations éducatives choisies et l’explicitation des modalités d’accompagnement des usagers. Ainsi, « l’enjeu, pour les acteurs, n’est pas seulement de s’exprimer ou d’échanger, ou encore de passer des compromis; il n’est pas seulement de réagir, mais de construire » (Callon et al., 2001, p. 59). Ces temps d’explicitation pour convaincre sont des moments clés pour les chefs d’établissement. Ils peuvent être parfois la première source de difficultés.

Dans les faits, la dynamique de projet s’apparente à la logique de contrat psychologique (Gerrero, 2005). Une fois rédigé et adopté par la communauté éducative, il participe d’une meilleure lisibilité de l’action commune. Mais les personnels de direction ont bien conscience que l’enjeu est de rassembler les acteurs autour d’un projet commun tout en s’accommodant des divergences. Leur activité ne cherche pas à lutter contre, ni à nier les différences, mais de convenir « d’accommodements raisonnables » (Bouchard et Taylor, 2008); autrement dit, d’opter pour un compromis, même temporaire, convenu entre les parties pour mener collectivement un projet sur le temps imparti. De fait, des assouplissements (ordre des priorités, durée d’engagement des acteurs, choix des indicateurs…) sont indispensables pour assurer l’engagement de chacun, sans que le projet n’emporte toutefois l’adhésion totale.

Mais la dynamique collective conserve toujours une part d’imprévisibilité pour deux raisons. Les interactions humaines sont sous l’influence des individus, et de leurs trajectoires personnelle et professionnelle, sans compter leurs affects qui s’expriment différemment. La régulation permet de concilier les différences et, parfois, de réconcilier les divergences. Aussi, la régulation se pose d’abord comme un principe d’intervention pour dépasser les différences et engager chacun dans le processus décisionnel.

Dans sa théorie de la régulation sociale, Jean-Daniel Reynaud (1997) fait le constat de l’existence d’une pluralité de ressources en termes de régulation et, surtout, défend la persistance d’une tension entre les règles et les décisions individuelles. La démarche de régulation conjuguerait alors trois logiques : de contrôle (en déterminant des principes généraux de fonctionnement), d’autonomie (en considérant les interprétations comme des forces productives), d’activité conjointe (au bénéfice d’une démarche de coconstruction). Elles participent de la reconnaissance des autres, mais aussi de soi, et s’attachent à considérer les conditions de l’exercice professionnel et le ressenti exprimé par les acteurs comme des préoccupations majeures sans lesquelles la dynamique d’amélioration continue ne peut être envisagée. La régulation conjointe semble être majoritairement recherchée par les personnels de direction. Elle est aussi un moyen de reconnaître ce que peut apporter chaque acteur à la mise en oeuvre du projet et de ses évolutions dans le cours d’action.

Consubstantiellement à la régulation, la reconnaissance maintient la dynamique collective de la rencontre. Elle possède la faculté de préserver ou de réimpulser l’estime de soi (Honnett, 2002). Elle permet également d’influencer l’appréciation sur la qualité du travail produit et place l’individu dans une relation qui le sort d’une forme d’isolement dès lors qu’il bénéficie de ce type de reconnaissance. Le processus de reconnaissance est complètement intégré à l’acte de pilotage et à la construction par la personne du sens de son action. Ce sujet est systématiquement abordé par les personnels de direction, tant dans leur relation avec les personnels placés sous leur hiérarchie que pour eux-mêmes avec leur propre hiérarchie.

Maintenir une dynamique d’engagement dépendra de l’estime que porte l’acteur sur la qualité de son travail. La formule d’Yves Clot (2015) « le travail à coeur » est sans ambiguïté. Il ne peut y avoir de qualité de vie au travail sans la perception d’un travail de qualité. Le bien-être éprouvé semble être intimement lié au sentiment de bien faire.

Mais cette reconnaissance ne se limite pas uniquement au résultat. Elle doit considérer la complexité du travail et les difficultés des personnels à faire face à la multiplicité des sollicitations, que celles-ci proviennent du ministère, du chef d’établissement ou de l’extérieur. C’est souvent le cas des tâches dites « administratives » et évoquées par les personnels comme n’étant pas une tâche première de leurs missions et donnant pourtant l’impression de prendre de plus en plus de temps. Il s’agit d’agir sur ce sentiment d’activité « empêchée » (Clot, 2015) perçu comme un détournement vers d’autres activités qui donne le sentiment d’un éparpillement et d’un possible doute quant à sa réelle utilité. Il est attendu du leader qu’il prenne en considération les contraintes et tente de les réduire pour maintenir l’engagement des acteurs et, en retour, consolider leur confiance.

Structurer l’autonomie collective pour pérenniser la dynamique de la rencontre

Aborder dans les entretiens la problématique de l’autonomie d’une organisation scolaire, c’est poser le sujet de la part effectivement prise par les acteurs dans le processus décisionnel permettant d’aboutir non seulement à des objectifs adoptés collectivement, mais d’en assumer la responsabilité en termes de résultats atteints. Cela suppose une libération expressive des individus pour permettre à la rencontre d’être un réel temps productif.

Pour accéder à l’autonomie, ce processus de libération doit conjuguer trois éléments (Lahire, 2005) : l’explicitation des objectifs et des procédures, ainsi que la connaissance des critères de réalisation et de réussite; la consolidation de la démarche sur des savoirs scientifiques existants et actualisés, et la formalisation concrète par l’écrit des procédures engagées. C’est dans ce jeu d’interpénétrations des consciences individuelles que s’élabore la mémoire collective, laquelle, en retour, sans être un composite de mémoires individuelles, agit directement sur les consciences individuelles (Halbwachs, 1968).

Structurer l’autonomie d’une organisation scolaire, c’est positionner les acteurs au coeur du processus décisionnel par recours au recul réflexif et à la reconnaissance des compétences. Évoquée à de nombreuses reprises au cours des entretiens, la compétence à mobiliser semble se construire sur la capacité à reconnaître l’importance des personnes comme autant d’atouts disponibles pour le collectif. Du côté des acteurs, on ne s’ouvre à l’autre qu’à la condition d’éprouver le sentiment de pouvoir donner, et cela n’est possible qu’en ayant confiance en ses propres possibilités et en partageant des valeurs communes.

La dynamique d’une confiance réciproque scelle en quelque sorte la démarche de gouvernance, laquelle, en distribuant les responsabilités décisionnelles, permet de donner du sens à l’action collective. Fondée sur un principe de subsidiarité, la gouvernance met en correspondance le type de décision avec celui qui en assume la responsabilité. Les pouvoirs d’agir qui s’opèrent à différents échelons doivent conserver leur propre dynamique, et il convient pour cela que chacun assume ses décisions; sans quoi, le pouvoir, s’il redevient centralisé, conduit à l’édition de règles et de normes applicables indépendamment des environnements locaux (Pelletier, 2001).

En appui d’une Loi, l’autoévaluation[3] pour les établissements scolaires français favorise cette réflexion sur autrui et sur soi. Bien qu’elle puisse prendre la forme d’une mesure des effets, elle est aussi un objet d’appréciation, objective et subjective, des situations et des actions. Elle est un élément central du processus du leadership par sa volonté d’encourager une participation démocratique au déroulement de l’action collective, ce qui est une préoccupation forte des directions.

L’évaluation de l’organisation scolaire menée à l’interne éclaire le regard porté sur la situation et participe à la mise en réseau des acteurs de la communauté éducative. En effet, les échanges provoqués par l’évaluation génèrent une réciprocité des interactions entre les personnels, une « dynamique de l’agir et du subir par lesquels les individus se modifient réciproquement » (Simmel, 1981, p. 91). Ces connexions permanentes entre les personnels consolident la rencontre et cette interactivité régulière participe de la vie du réseau.

L’influence du chef d’établissement a déjà été démontrée (Barrère, 2006). Plus encore, certains verbes d’action (organiser, coordonner, impulser, transformer) qui caractérisent l’activité en train de se faire reviennent systématiquement dans les propos des personnels de direction tels des gestes professionnels majeurs. Pour autant, la priorité donnée à l’un plus qu’à l’autre peut dépendre du contexte, de l’histoire de l’organisation scolaire comme du parcours professionnel du chef d’établissement. Ces actions matérialisent une profondeur différente dans le processus d’autonomisation de la rencontre et interrogent la formation au service de la mobilisation collective.

— Organiser, c’est être préoccupé par la gestion spatiale et temporelle de l’organisation scolaire. Le personnel de direction prend appui sur les bonnes volontés pour assurer un climat scolaire positif autour de règles et de principes communs. L’acte de formation se mobilise dans le cadre d’une commande institutionnelle qu’il convient de mettre en oeuvre massivement.

— Coordonner, c’est rechercher prioritairement la stabilisation de l’organisation scolaire en privilégiant sa gestion administrative et en appui des compétences repérées. La conformité institutionnelle est affirmée et l’acte de formation étaye le collectif pour en partager le sens.

— Impulser vise à réunir les personnels autour d’un projet qui place les élèves au coeur des préoccupations collectives. Les liens entre les individus sont définis et les orientations choisies veulent répondre à des besoins locaux très précis. L’acte de formation répond à des problèmes professionnels clairement identifiés permettant une montée en compétences des individus.

— Transformer est une activité qui vise les progrès des élèves comme des personnels, et chacun est encouragé à prendre part au processus décisionnel. L’articulation des compétences est rendue possible par un « lâcher-prise » de la direction, « un acte de négociation en faveur de la responsabilisation de tous et chacun » (Mauny et Frantz, 2018, p. 54). L’acte de formation est provoqué pour transformer objectivement les pratiques autour d’obstacles didactiques et pédagogiques ciblés.

CONCLUSION

Dans un contexte sociétal qui tend à se complexifier de plus en plus, les organisations scolaires n’échappent pas aux questions de leur structuration, leur fonctionnement et leur dynamique. La rencontre constitue une entrée intéressante pour saisir l’action en train de se faire. Elle est un construit du processus du leadership pour conjuguer la cohérence et la convergence du collectif tant pour garantir la stabilité des organisations que leur transformation. La rencontre constitue une unité d’action et de sens de la société; elle « représente globalement l’action réciproque des individus qui la composent » (Simmel, 1981, p. 121). Or, les incertitudes contextuelles liées aux changements politiques ou aux mobilités des personnels l’inscrivent dans un cadre flexible et supposent sa reconstruction permanente pour assurer la continuité de l’action publique.

Notre approche pragmatique montre que le leadership s’accorde davantage à la rencontre plus qu’il ne la décide. Il la structure par la prise en considération de l’instabilité des comportements des individus qui procèdent par ajustements pour faire face à la variété des contextes professionnels (Mauny, 2024). En cela, le leadership ne s’installe pas, il s’entretient. « Être ensemble » est une chose, « faire ensemble » en est une autre, mais l’enjeu est bien de « tenir ensemble ».

Cela nous interroge sur le sujet du processus d’amélioration des organisations scolaires malgré les incertitudes, et plus spécifiquement l’acte d’accompagnement permettant de consolider sa continuité. Notre approche qualifiée de « normative » par la recherche des principes d’efficacité de guidance du collectif trouve sa limite dans le regard centré sur les acteurs responsables des organisations scolaires et, en même temps, son ouverture à venir dans l’étude de la complexité des traductions de tous les acteurs du collectif.