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INTRODUCTION

Depuis 1991, le Québec administre ses propres programmes d’immigration et sélectionne surtout des personnes francophones pouvant répondre à des enjeux socioéconomiques névralgiques (Côté, 2022). Il accueille en moyenne 50 000 personnes chaque année (Institut de la statistique du Québec, 2020) et près de la moitié sont qualifiées (Statistique Canada, 2022). La majorité d’entre elles doivent s’inscrire à un programme d’actualisation de leurs compétences prescrit par un ordre professionnel ou par le gouvernement (Conseil interprofessionnel du Québec, 2021). Notre recherche (CRSH 2022-2025) s’est intéressée aux défis rencontrés en stage par les professionnelles et professionnels formés à l’étranger du droit, de l’enseignement et de la physiothérapie, les stages étant des lieux où leur bagage de formation et d’expériences est réellement éprouvé (ex. : Duchesne, 2010). Elle met en relief deux principaux enjeux soulevés par les interactions spécifiques des professionnelles et professionnels formés à l’étranger avec leur maitre de stage : les savoirs de référence pour l’action professionnelle et le rapport de places, c’est-à-dire la position de l’un par rapport à celle de l’autre en termes d’influence, d’autorité et de pouvoir. Ces enjeux conduisent à discuter de l’importance du contexte de stage pour la socialisation des professionnelles et professionnels formés à l’étranger et des rapports de pouvoir qui s’exercent entre leur culture professionnelle et la culture dominante dans ces nouveaux milieux.

LA PROBLÉMATIQUE DE LA REQUALIFICATION

De manière générale, pour pratiquer une profession au Québec, il faut obtenir une autorisation légale d’exercice. Pour ce faire, les professionnelles et professionnels formés à l’étranger peuvent demander l’évaluation des équivalences de formations et d’expériences acquises à l’international auprès de l’ordre professionnel ou du ministère concerné. S’ils obtiennent une reconnaissance partielle, ils doivent s’inscrire à un programme universitaire d’actualisation des compétences pour y accomplir des cours ou des stages, ou les deux. À l’Université de Montréal, par exemple, ils sont les plus nombreux dans les programmes universitaires d’actualisation des compétences en droit, en enseignement et en physiothérapie (M. Perras, communication personnelle, 8 août 2023).

En droit, les avocates et avocats formés à l’étranger doivent d’abord faire reconnaitre leurs diplômes par le Barreau du Québec et réaliser 45 crédits universitaires. Puis, ils s’inscrivent à l’École du Barreau où ils ont trois ans pour faire les cours théoriques, trouver un lieu de stage de six mois et le réussir en vue d’une éventuelle inscription au Tableau de l’Ordre (École du Barreau, 2023). En enseignement, les enseignantes et les enseignants formés à l’étranger soumettent au ministère de l’Éducation une demande d’autorisation d’enseigner et, sur réponse positive, ils obtiennent un permis probatoire valide pour cinq ans leur permettant de faire les quinze crédits obligatoires à l’université tout en travaillant. Ils doivent aussi réussir un stage sous contrat d’une durée de 600 à 900 heures pour obtenir le brevet (Ministère de l’Éducation du Québec, 2023). Enfin, les physiothérapeutes formés à l’étranger reçoivent une prescription faisant suite à l’évaluation de leur dossier par l’Ordre (Ordre Professionnel de la Physiothérapie du Québec, 2023). Une acceptation partielle implique de réussir un nombre de crédits de cours et de stage variable au sein d’un programme universitaire d’actualisation des compétences. L’octroi d’un permis d’exercice temporaire les autorise à pratiquer en attendant de répondre aux exigences en matière de connaissance du français pour l’obtention du permis régulier, une exigence aussi présente en droit et en enseignement.

La recherche sur la période de requalification dans les trois disciplines

La requalification des professionnelles et professionnels formés à l’étranger est en partie garante de leur intégration à la société québécoise. Pourtant, il existe peu de travaux qui traitent de leur passage dans un programme universitaire d’actualisation des compétences.

Du côté de la formation théorique universitaire, les études recensées dans les trois disciplines relèvent principalement un academic shock avec les manières d’apprendre ou d’étudier privilégiées dans la nouvelle société d’accueil (Burand, 2015; Hung et Hyun, 2010; Lauzière et al., 2018), telles que la participation aux discussions en classe ou encore la lecture des textes obligatoires (Economou, 2022; Lazarus-Black, 2017). Du côté de la formation pratique, la recherche est lacunaire, en particulier en droit, où seule Burand (2015) mentionne les expériences d’avocates et avocats formés à l’étranger dans le cadre d’un projet de clinique juridique au sein d’un programme universitaire d’actualisation des compétences étatsuniennes (LL.M. degree). Ces professionnelles et professionnels du droit formés à l’étranger y apprendraient comment il leur faut composer avec l’enchevêtrement des lois locales et nationales. L’autrice note surtout des possibilités d’emploi moindres pour eux, ce qui soulève des enjeux discriminatoires.

En enseignement, la période de stage est anxiogène pour des enseignantes et des enseignants formés à l’étranger, notamment pour des raisons de langue qui concernent l’accent, mais aussi tous les aspects culturels de langage comme la manière de s’exprimer (Duchesne, 2020; Wimmer et al., 2019). Composer avec l’hétérogénéité culturelle des classes représente une difficulté pour des enseignantes et des enseignants formés à l’étranger en Australie (Cruickshank, 2004). D’autres études en Ontario (Duchesne, 2008, 2010) et en Australie (Peeler et Jane, 2005) mettent en lumière certaines stratégies générales d’accompagnement telles que l’observation et les échanges téléphoniques.

En physiothérapie, Kalu et al. (2019, 2021) ont réalisé deux études au Canada sur la performance des physiothérapeutes formés à l’étranger lors des évaluations en stage. Ils expliquent des scores élevés relatifs aux compétences « communication » et « conduite professionnelle » par les exigences linguistiques du programme, mais soulignent que la méconnaissance de la culture professionnelle canadienne et du système de santé engendrerait une moins bonne performance. Aussi réalisée au Canada, l’étude de Daniel et al. (2016) évoque de manière laconique les défis d’accompagnement des personnes qui supervisent leurs stages en raison de différences culturelles.

Seules quelques études en enseignement pointent l’importance du maitre de stage, soit la personne la mieux placée pour aider à réduire le dépaysement professionnel vécu par les stagiaires (Duchesne, 2010; Duchesne et al. 2019; Gagnon et Duchesne, 2018). C’est dans le prolongement de ces travaux que nous approfondissons comment les échanges entre les stagiaires et leur maitre de stage soulèvent des enjeux qui façonnent leurs expériences.

UN ÉCLAIRAGE DE LA SOCIOLOGIE DES GROUPES PROFESSIONNELS

Nous puisons à la sociologie interactionniste des groupes professionnels, laquelle a bien mis en lumière que toute personne professionnelle est inscrite dans une communauté de pratiques façonnée par le réseau d’interinfluences entre ses membres (Demazière et Gadéa, 2009). Ce réseau est régi par un ensemble de normes officielles dictant les droits et obligations, mais il repose aussi sur un ensemble de compréhensions partagées à l’égard des routines quotidiennes, des manières d’interpréter les situations de travail et d’intervenir, ainsi que des attentes réciproques entre les personnes. C’est ce que Becker (2006) appelle des « conventions », des sortes de savoir-faire facilitant la coordination des activités et fondant chaque culture de travail. Parfois, certains nouveaux membres bénéficient des conseils et des explications d’une personne qui rend explicites ces conventions ou qui valide ses manières de faire en fonction des compréhensions partagées. Mais d’autres fois, ces conventions restent opaques et les nouveaux membres commettent des faux pas. Dans ce dernier cas, ce sont les réactions des collègues et autres personnes participant au réseau d’interinfluences qui contribuent à la régulation de leur activité professionnelle (Morrissette et Demazière, 2018). Concrètement, lorsque des personnes protestent, dénigrent ou rappellent à l’ordre, elles concourent à rendre les conventions de travail explicites et provoquent chez les nouveaux membres des ajustements. Si tout membre d’un réseau a un pouvoir d’influence, dans le contexte du stage d’une personne en requalification professionnelle, c’est sans doute la personne en position de la superviser qui concourt à la régulation de son activité.

UNE ENQUÊTE PAR ENTRETIENS CENTRÉE SUR LES INTERACTIONS EN STAGE

L’enquête a pour objectif de documenter les principaux enjeux soulevés par les interactions entre les personnes en requalification en droit, en enseignement et en physiothérapie et leur maitre de stage[1], afin d’apprécier en quoi elles peuvent être régulatrices de leur activité professionnelle. Au total, 26 entretiens individuels (2 h) et 3 entretiens collectifs (3 h) ont été menés au cours de 2022 et de 2023 (voir Tableau 1). Les entretiens individuels visaient à documenter les caractéristiques des stages dans chaque discipline et celles des milieux professionnels qui accueillent les stagiaires formés à l’étranger, et ce, afin d’appréhender les enjeux et particularités des stages pour la pratique professionnelle. Les entretiens collectifs (en enseignement)[2] visaient à susciter le croisement de perspectives entre les personnes professionnelles formées à l’étranger et leurs partenaires de travail.

Le recrutement lié aux trois disciplines s’est effectué grâce aux responsables de programmes universitaires d’actualisation des compétences dans des universités québécoises.

Tableau 1

Participantes et participants à l’étude

Participantes et participants à l’étude

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Comme le montre le Tableau 1, huit professionnelles et professionnels formés à l’étranger ont été interviewés, originaires d’Afrique, d’Amérique du Sud et d’Europe. Tous ont un diplôme de 1er cycle et quelques-uns ont également un diplôme de 2e ou 3e cycle et disposent d’une à quinze années d’expérience. En plus, 12 maitres de stage ont été interviewés, ainsi que d’autres personnes occupant des positions institutionnelles variées : personnes mentores, responsables administratifs d’un programme d’actualisation et personnes employées aux ordres professionnels. Les professionnelles et professionnels formés à l’étranger ont été questionnés sur la formation et la pratique dans leur pays d’origine, les expériences en stage au Québec, les échanges avec leur maitre de stage et les ajustements apportés à leur activité professionnelle, le cas échéant. Les autres personnes interrogées ont été invitées à préciser leur rôle dans le cadre du stage, les attentes des milieux professionnels et des instances règlementaires, les stratégies d’accompagnement et à narrer des cas précis selon leur position occupée.

Les verbatims des entretiens individuels et collectifs (voir les conventions de Billig, 1996) ont été traités par induction analytique centrée sur les interactions et la méthode comparative de raisonnement par cas de Becker (2016) afin de cerner des conventions en usage dans les trois cultures professionnelles qui se posent en défis lors du stage.

LES PRINCIPAUX ENJEUX SOULEVÉS PAR LES INTERACTIONS ENTRE LES PROFESSIONNELLES ET PROFESSIONNELS FORMÉS À L’ÉTRANGER ET LEUR MAITRE DE STAGE

Le premier enjeu est celui des savoirs de référence pour l’action professionnelle, c’est-à-dire les types de savoirs qui sont valorisés dans le milieu de stage, qui jouissent d’une légitimité et qui servent de fondements à la profession au Québec. Le second enjeu est celui du rapport de places entre les professionnelles et professionnels formés à l’étranger et leur maitre de stage, qui émerge d’emblée du rôle accordé par une instance règlementaire de valider les compétences du stagiaire et renvoie donc à un rapport de places dissymétrique.

Les acronymes suivants servent à identifier les personnes dont le propos est rapporté dans la présentation des résultats : PFÉ désigne une professionnelle ou un professionnel formé à l’étranger, MS une ou un maitre de stage, O/M une personne d’un ordre professionnel ou d’un ministère et TP quelqu’un qui travaille au sein d’un programme universitaire d’actualisation des compétences.

L’enjeu des savoirs de référence

Les personnes qui commencent un stage probatoire en droit, en enseignement ou en physiothérapie ont toutes eu une formation initiale dans un pays où leur discipline peut être fondée sur des savoirs différents de ceux valorisés au Québec. Plusieurs ont aussi exercé leur profession quelques années avant d’immigrer au Québec, ayant conséquemment pu mettre en application ces savoirs en se confrontant à des cas de pratique. Lorsqu’elles entament un stage au Québec, elles découvrent que certains de ces savoirs sont remis en question, voire rejetés.

Droit : savoirs encyclopédiques et savoirs procéduraux

Le droit est adossé à deux principaux types de savoirs de référence au Québec. Le premier renvoie à des savoirs encyclopédiques relatifs à une bonne connaissance des systèmes de droits (publics et privés) provinciaux et fédéraux et à des connaissances juridiques liées au type de droit pratiqué (ex. : droit de la famille, du travail, etc.). De fait, les « avocates et avocats québécois et canadiens sont bien réputés dans le monde entier et ils sont recherchés, car ils maitrisent la manipulation de deux systèmes très différents » (PFÉ). Les personnes participantes soutiennent que là où la common law est la norme, l’apprentissage du système fondé sur la jurisprudence ne pose pas un grand problème puisque la personne avocate a acquis l’habitude de consulter les autres jugements pour faire valoir ses arguments. En d’autres mots, l’acquisition de savoirs encyclopédiques nécessaires pour réussir le stage en droit est facilitée par la proximité entre les systèmes juridiques du Québec et du pays où les avocates et avocats formés à l’étranger ont fait leur formation initiale.

Un deuxième type de savoirs de référence, relevé comme étant « le plus important », concerne des savoirs procéduraux : « À l’université, on apprend les lois, mais les procédures juridiques, tout ce qui est administratif, on apprend ça sur le terrain. » (MS) Ce type de savoir met en oeuvre un ensemble d’habiletés organisationnelles nécessaires au respect des délais. À titre d’exemple, pour demander une autorisation légale urgente, il faut savoir s’adresser à la Chambre des pratiques où des juges sont de garde 24 h/24 h. Ces savoirs procéduraux subsument une connaissance de l’organisation sociale du Québec. Par exemple, dans le cas d’un divorce, il existe des lois pour le partage des biens, mais il faut savoir quels documents obtenir, connaitre les répercussions sur les impôts et, lorsqu’il est question de garde d’enfants, savoir si ces derniers ont le droit de faire entendre leur voix. Dans cette optique, les stagiaires reçoivent soit des directives claires du maitre de stage, soit des conseils des personnes avocates qui fréquentent le même cabinet.

Enseignement : savoirs normés, jugement professionnel et savoirs procéduraux

En enseignement, les savoirs de référence semblent dépendre de leur caractère officiel ou officieux. Au Québec, les savoirs officiels relèvent de certaines doctrines, par exemple des pratiques prônées par les centres de services scolaires forgées aux données « probantes ». Lorsque des enseignantes et des enseignants formés à l’étranger n’accordent pas de crédibilité à ces savoirs et ont une pédagogie éloignée de celle qui est valorisée, les directions d’établissement les convoquent à leur bureau pour en discuter. Les savoirs de référence plus officieux sont souvent ceux issus de l’expérience du jugement en situation : « Il y a des limites à des cours théoriques. Ça prend du jugement, car ça dépend du contexte et des enfants qu’on a. » (MS) L’observation de collègues plus expérimentés semble tenir lieu de la meilleure stratégie pour apprendre à faire autrement. Mais, par-dessus tout, il faut d’abord maitriser les savoirs nécessaires à la gestion démocratique d’un groupe-classe hétérogène, sans quoi les parents d’élèves s’en plaignent et, conséquemment, la direction intervient. De fait, cette dimension est la plus valorisée par les personnes participantes, mais la plus dissonante avec ce que des enseignantes et des enseignants formés à l’étranger ont pu connaitre : « Un enseignant contrôlant et sévère n’est pas un bon modèle. » (MS)

Par ailleurs, l’un des savoirs de référence les plus importants est la capacité à (s’)organiser et à planifier : « Pas trop de “go with the flow”. » (MS) Alors qu’enseigner dans certains pays se limite à enseigner et à corriger les évaluations, de nombreuses tâches connexes au Québec sont nouvelles pour les enseignantes et les enseignants formés à l’étranger, et certaines d’entre elles doivent être palliées par les collègues en cas de manquement (ex. : surveillance aux autobus), ce qui suscite leurs récriminations.

Physiothérapie : savoirs scientifiques et approches préconisées

En physiothérapie, seuls les savoirs issus de la recherche très récente peuvent soutenir le diagnostic et les prises de décision relatives au plan d’intervention auprès de la personne patiente au Québec : « C’est vraiment inacceptable ici de dire que tu fais encore telle modalité qui n’est plus à jour. » (MS) Les physiothérapeutes participants formés à l’étranger ont donc un choc de se voir imposer les données « probantes » comme seul horizon. Cette injonction signifie qu’en cours de stage, ils doivent ratisser le Web à la recherche de récents articles scientifiques afin de déterminer le plan d’intervention à poser. Si d’autres types de traitement sont privilégiés, on leur demande de montrer quelle littérature les fonde : « Sur quelles données probantes cette pratique est-elle adossée? Quelles évidences? Des études randomisées? » (MS) Les pratiques inspirées d’autres disciplines biomécaniques comme la chiropraxie sont acceptées, mais les autres ne le sont pas (ex. : ostéopathie). « Il faut faire de la physiothérapie quand on est physiothérapeute! » (MS)

Les grandes approches qui cadrent les interventions en physiothérapie font aussi l’objet d’une imposition. Par exemple, en Europe, l’approche dominante valorise l’appareillage comme stratégie de récupération (ex. : orthèses) alors qu’au Québec, on privilégie une approche avec du bandage qui favorise un positionnement actif. Les stagiaires physiothérapeutes formés à l’étranger subissent aussi des pressions à adopter certaines conventions qui produisent l’image professionnelle souhaitée, en particulier l’emploi de méthodes actives (ex. : exercices de contrôle du mouvement) au détriment de méthodes passives (ex. : laisser un patient avec un TENS, un appareil de stimulation électrique, pendant quinze minutes).

L’enjeu du rapport de places entre les professionnelles et professionnels formés à l’étranger et leur maitre de stage

Le second enjeu majeur réside dans le rapport de places entre les professionnelles et professionnels formés à l’étranger et leur maitre de stage, c’est-à-dire la position de l’un par rapport à celle de l’autre en termes d’influence, d’autorité et de pouvoir qui façonne leurs interactions (Laforest et Vincent, 2006). La base normative de ce rapport est celle de personnes évaluées par d’autres, et ce, malgré le fait que certaines d’entre elles étaient déjà reconnues dans leur pays d’origine.

Droit : un rapport asymétrique et utilitariste

Les avocates et avocats formés à l’étranger doivent trouver par eux-mêmes un cabinet pour effectuer leur stage de six mois. Les stagiaires n’y ont pas pleine autonomie puisque les actes qu’ils pourraient poser engagent directement la responsabilité professionnelle et légale du maitre de stage. Par exemple, ils ne rédigent pas les conclusions des dossiers ou, à tout le moins, ne les signent pas; les maitres de stage « repassent par en arrière » (MS). En outre, tout ce qui soulève des enjeux importants est tenu à distance des stagiaires : « En tant que stagiaire, je ne répondais pas aux juges, je n'avais pas le droit» (PFÉ)

Cependant, les types de tâches confiées par les maitres de stage dépendent en grande partie de la taille des cabinets où a lieu le stage. Dans les « microboutiques », un grand éventail de responsabilités sont confiées aux stagiaires : « J'avais vraiment du travail, donc je les mettais beaucoup à contribution. » (MS) Les stagiaires ont la chance, par exemple, de rédiger les procédures « à la québécoise » avec un style concis et direct – ce qui diffère souvent de leurs apprentissages antérieurs – en s’inspirant des traces écrites de leur maitre de stage. Il en va autrement dans les grands cabinets où les maitres de stage font « une faveur » aux stagiaires en les acceptant (MS). Ils sont alors cantonnés à des tâches de recherche, voire au rôle de secrétaire au service de leur maitre de stage. Pour cette raison, certains stagiaires jugent que leur maitre de stage ne reconnait pas leur expérience : « Parfois, ma superviseure me traitait en bébé avocate qui ne pouvait pas faire les choses toute seule» (PFÉ) Ainsi, leur surinvestissement au travail, une attente importante du maitre de stage, ne leur permet pas de récolter les fruits : « Je me souviens d’avoir passé la nuit à tout préparer pour un procès que je n’allais pas plaider moi-même […]. On me donne trop tout d'un coup, et après on m’enlève le dossier; donc ça, c'était très frustrant. » (PFÉ)

Enseignement : un rapport marqué par une pression à l’alignement

En enseignement, les stagiaires doivent également trouver par eux-mêmes un ou plusieurs lieux de stages successifs qui se réaliseront sous contrat. Puisque les directions n’enseignent pas, les enseignantes et les enseignants formés à l’étranger ne vivent pas d’enjeux de répartition de tâches, au contraire ils doivent embrasser l’ensemble des tâches d’enseignement. Les directions veulent que les stagiaires leur parlent ouvertement des difficultés rencontrées en se responsabilisant pour les surmonter : « Ils ne veulent pas demander de l’aide par crainte d’exposer leur vulnérabilité. » (MS) D’où le fait que des directions s’informent auprès des collègues et entrent dans la classe sans s’annoncer : « Ce qui fait office d’évaluation, c'est quand je me promène dans le corridor puis que je rentre dans la classe et que je vois comment ça se passe. » (MS)

Enfin, ce qui ressort de manière très évidente est une forte pression de la part de la direction à l’alignement des enseignantes et les enseignants formés à l’étranger. Les directions sont imprégnées de la volonté que les élèves aient le même type de service : « Je ne dis pas : “Tu ne peux pas faire ça.” Je sais que l'enseignant peut avoir son autonomie professionnelle. […] Habituellement, il ou elle finit par adopter la pratique que je souhaite. » (MS) C’est autour des enjeux susceptibles de déclencher des réactions des parents que les directions ne leur accordent aucune marge de manoeuvre pendant le stage. Par exemple, si une enseignante ou un enseignant formé à l’étranger a tendance à dire les choses trop directement, les directions demandent à lire les courriels avant qu’ils ne soient envoyés.

Physiothérapie : un rapport de surveillance et d’alignement

Sauf rares exceptions, l’université est responsable de trouver les milieux de stage pouvant accueillir les physiothérapeutes formés à l’étranger. Les premiers jours, les maitres de stage, aussi physiothérapeutes, transmettent un grand nombre d’informations : le fonctionnement quotidien, les réunions, les documents électroniques, etc. Au premier stage, les stagiaires les suivent pour observer leurs pratiques, mais on attend d’eux qu’ils interviennent rapidement auprès des personnes patientes puisqu’ils peuvent poser tous les actes réservés aux physiothérapeutes en plein exercice : « Tu n’apprends pas quand tu regardes. » (MS) À chaque début de journée, le maitre de stage vérifie leur degré de préparation, consistant à fouiller internet à la recherche d’informations récentes sur les pathologies et sur les meilleurs traitements des cas attribués : « Un étudiant qui dit “C’est quoi la fibromyalgie? ”, moi je ne veux pas qu’il me pose la question, je veux qu’il aille trouver la réponse. » (MS) Des stagiaires disent en ressentir un stress important, du fait qu’ils avaient l’habitude de seulement exécuter les prescriptions du médecin. Voulant être considérés comme des collègues et non des personnes étudiantes, plusieurs physiothérapeutes formés à l’étranger auraient de la difficulté à accepter qu’on commente leur pratique et à employer les outils (journal réflexif) pour dialoguer avec leurs maitres de stage qui les souhaiteraient plus « humbles » (MS).

Le contexte de stage influe grandement sur les dynamiques engendrées avec le maitre de stage. En clinique privée, les stagiaires sont relativement indépendants de leur maitre de stage présent pour répondre à une question ponctuelle ou pour faire une démonstration. En clinique de réadaptation, l’annotation des dossiers gagne en importance puisqu’ils sont consultés par plusieurs types de professionnels (ergothérapeutes, médecins, travailleuses et travailleurs sociaux, etc.). En milieu hospitalier, les maitres de stage surveillent de plus près leurs stagiaires, compte tenu de l’enjeu de la sécurité des personnes patientes. Ils obligent les stagiaires à ne pas obtempérer aveuglément aux directives des médecins, mais à décider de la suite en fonction de leur propre jugement, appuyé sur un raisonnement clinique solide et sur une évaluation diagnostique rigoureuse.

UNE DISCUSSION CONCLUSIVE RELATIVE AU RÔLE TRIBUTAIRE DES CONTEXTES DE STAGE ET DES RAPPORTS DE POUVOIR ENTRE LES CULTURES

Deux points d’attention émergent en particulier de ces enjeux en relation avec les défis rencontrés en stage par les professionnelles et professionnels formés à l’étranger : l’un a trait au contexte de stage et l’autre aux rapports de pouvoir.

Contrairement aux personnes professionnelles formées au Québec, celles formées à l’étranger, scolarisées et ayant acquis de l’expérience hors de la province, ne disposent pas de tous les repères nécessaires à l’intégration dans une nouvelle communauté (Niyubahwe et al., 2013), aussi est-il difficile pour elle d’être reconnues comme légitimes professionnellement. Ainsi, la période des stages est critique, sachant que la (re)socialisation comprend l’acculturation aux situations professionnelles et passe nécessairement par l’expérience pratique en contexte (Doucet et Viviers, 2016). En marge des apprentissages universitaires, c’est surtout en situation que les personnes professionnelles développent une intelligence pratique leur permettant de mobiliser les savoirs pertinents aux caractéristiques du milieu dans lequel elles travaillent (Schön, 1983). Les stages donnent donc l’occasion d’ajuster les manières de cadrer les situations professionnelles et d’intervenir avec plus de compétence, à savoir selon les compréhensions partagées dans le nouveau milieu professionnel. Dans cette optique, le contexte de stage a des incidences importantes sur l’intégration socioprofessionnelle.

Or, la présentation de l’enjeu de savoirs de référence dans les trois disciplines met en exergue que les défis rencontrés par les stagiaires sont justement tributaires des contextes de stage au sein d’une discipline, mais aussi entre les disciplines. En particulier, les avocates et avocats formés à l’étranger qui trouvent un stage dans les grands cabinets ou dans des microboutiques, ou encore les physiothérapeutes formés à l’étranger qui sont accueillis en clinique privée ou en milieu hospitalier ne se voient pas attribuer les mêmes tâches, et donc ne font pas face aux mêmes défis. Certains ont la possibilité de s’ajuster vis-à-vis l’ensemble des tâches de la profession, d’expérimenter la manière dont on pratique au Québec dans les circonstances les plus complexes, celles qui éprouvent leur capacité adaptative. D’autres ont des conditions de stage leur permettant de progresser avec moins de pression, d’appréhender graduellement de nouvelles tâches, mais offrant toutefois moins d’occasions d’apprendre.

Par ailleurs, les résultats présentés sont aussi révélateurs d’une certaine lutte de pouvoir entre la culture professionnelle dont les professionnelles et professionnels formés à l’étranger sont porteurs, et celle qui opère dans chaque milieu professionnel québécois, relayée principalement par leur maitre de stage. Si elles sont autonomes dans l’exercice de leur travail, les personnes professionnelles ne sont pas isolées; elles sont inscrites dans un groupe doté de règles et de valeurs et agissent conformément à la culture qu’elles recréent par leurs interactions quotidiennes. Pour les professionnelles et professionnels formés à l’étranger, l’intégration dans la culture de leurs pairs professionnels est un élément décisif de la socialisation : c’est le signe d’une reconnaissance et, réciproquement, d’une identification à ceux-ci (Dubar et Tripier, 1998).

Théoriquement, les professionnelles et professionnels formés à l’étranger pourraient prétendre à contribuer à cette communauté en faisant valoir leurs qualifications développées dans leur pays d’origine, tout en profitant du stage pour enrichir leur répertoire de pratique en termes de nouvelles connaissances et compétences. Or, les deux enjeux présentés précédemment semblent indiquer que cette dynamique est quasi unidirectionnelle : le bagage des professionnelles et professionnels formés à l’étranger acquis hors du Québec est vu comme en décalage avec les attentes locales. Ce constat doit être ventilé en fonction des professions. Les avocates et avocats formés à l’étranger sont contraints par le cadre normatif du droit; il est difficile de faire valoir leur bagage antérieur en raison de la spécificité des lois locales et d’une impossibilité légale d’engager leur propre responsabilité professionnelle avant la réussite du stage. L’enseignement et la physiothérapie sollicitent moins de savoirs encyclopédiques et requièrent surtout un bon jugement en situation, mais la possibilité pour des enseignantes et des enseignants formés à l’étranger et des physiothérapeutes formés à l’étranger de transférer en grande partie ce qu’ils ont appris avant l’immigration au Québec parait tout de même limitée; en s’intéressant au rapport de places avec leur maitre de stage, on voit clairement que la pression à l’alignement est forte et que des attentes normatives se posent en injonctions. Par exemple, si les enseignantes et les enseignants formés à l’étranger adoptent des façons de gérer la classe qui sont différentes de celles valorisées au Québec, le groupe-classe se désorganise, les parents se plaignent et les directions interviennent. Et si les physiothérapeutes formés à l’étranger adoptent des approches ostéopathiques, les maitres de stage rejettent ces dernières ou demandent quelles sont les données « probantes » récentes les appuyant. À travers ces mises à l’épreuve, qui débordent du périmètre des savoirs normés et relèvent de l’incorporation – au sens propre du terme – de codes et règles associés aux cultures professionnelles concernées, les professionnelles et professionnels formés à l’étranger n’ont d’autres choix que de s’ajuster, au vu des enjeux de réussite du stage et de légitimité professionnelle.

Si certains ont souligné le rôle des épreuves dans la socialisation professionnelle (Demazière et al., 2019), reste que derrière cette négociation déséquilibrée, un rapport de pouvoir se joue entre des cultures, comme si les cultures professionnelles « d’ici » étaient plus modernes ou meilleures que celles « d’ailleurs »…