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INTRODUCTION

Les modèles de services de soutien à l’apprentissage du français en contexte québécois

Une augmentation des élèves issus de l’immigration sur l’ensemble du territoire québécois, notamment à l’extérieur de la région montréalaise (ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2017) s’observe depuis quelques années. Cette conjoncture exige que tous les membres du personnel scolaire favorisent, par le biais des services mis en oeuvre, l’intégration linguistique, scolaire et sociale[1] de ces élèves (ministère de l’Éducation, 1998). Ainsi, tous les centres de services scolaires francophones doivent mettre en oeuvre des services d’accueil et de soutien à l’apprentissage du français, soit des services intensifs de première ligne destinés aux élèves dont les compétences linguistiques en français ne leur permettent pas, temporairement, de réaliser l’ensemble des apprentissages dans cette langue, ou des services de soutien linguistique d’appoint en francisation qui s’adressent aux élèves déjà en classe ordinaire (MEQ, 2022).

D’importantes différences entre les régions du Québec (De Koninck et Armand, 2011; 2012) et entre les centres de services scolaires d’une même région (Armand, 2011) ont été identifiées quant aux modèles de services d’accueil et de soutien à l’apprentissage du français implantés[2]. En effet, la répartition inégale et les caractéristiques spécifiques des élèves (statut générationnel et catégories d’immigration) sur le territoire québécois, les ressources disponibles, de même que le faible ancrage de la formation à la prise en compte de la diversité ethnoculturelle et linguistique à l’extérieur de Montréal induisent des défis quant à la mise en oeuvre de ces services dans les diverses régions du Québec (Armand, 2011; Borri-Anadon et al., 2018; De Koninck et Armand, 2010, 2012; Larochelle-Audet et al., 2013; Mc Andrew et al., 2015; MELS, 2014a; Querrien, 2017; Vatz Laaroussi, 2005).

En cohérence avec l’état des connaissances quant au processus d’apprentissage d’une langue seconde, ces modèles de services doivent éviter deux obstacles : d’un côté, la marginalisation qui peut survenir par la fréquentation d’une classe d’accueil fermée; de l’autre côté, l’immersion en classe ordinaire sans soutien linguistique suffisant (Armand, 2021). Pour cette raison, les modèles hybrides sont encouragés (De Koninck et Armand, 2012).

L’implantation d’un modèle de services hybride à documenter

Dans la région administrative du Centre-du-Québec, entre les années scolaires 2013-2014 et 2016-2017, le nombre d’élèves issus de l’immigration est passé de 2022 à 2358, ce qui représente une augmentation de plus de 16 % (Borri-Anadon et Hirsch, 2021). Toujours dans cette région, en 2016-2017, 338 élèves, dont 323 élèves issus de l’immigration, ont reçu des services d’accueil et de soutien à l’apprentissage du français ou des services de soutien linguistique d’appoint en francisation (Borri-Anadon et Hirsch, 2021).

Depuis septembre 2018, 143 élèves d’un des centres de services scolaires de cette région, répartis dans 18 écoles différentes, ont pu faire l’expérience d’un modèle de services hybride reposant sur les principes suivants : 1) les services d’accueil et de soutien à l’apprentissage du français sont offerts au sein d’une classe d’intégration linguistique, scolaire et sociale (dans une école « point de service[3] » autre que l’école de quartier où les élèves sont regroupés selon leurs compétences langagières en français), en raison de deux à quatre demi-journées par semaine, par le personnel enseignant qui développe une expertise en didactique du français langue seconde; 2) autrement, les élèves sont scolarisés en classe ordinaire, au sein de leur école de quartier; 3) un suivi est offert dans l’école de quartier par le personnel enseignant des classes d’intégration linguistique, scolaire et sociale.

Ce modèle de services hybride est considéré comme novateur, car, d’une part, il est susceptible de rejoindre diverses conditions favorisant l’intégration et la réussite des élèves plurilingues en apprentissage du français énoncées par la recherche (Armand et al., 2011; August et Shanahan, 2006; Cummins, 2012; MELS, 2014a; Vatz Laaroussi et al., 2013). D’autre part, il s’inscrit en cohérence avec les orientations ministérielles en vigueur, qui insistent notamment sur la responsabilité partagée de l’intégration linguistique, scolaire et sociale des élèves en apprentissage du français par l’ensemble des actrices et acteurs concernés, qu’il s’agisse du personnel enseignant ou des services complémentaires, des directions d’établissement, des organismes communautaires ainsi que des parents et des élèves eux-mêmes (Audet et Potvin, 2013; Borri-Anadon et al., 2015; Larochelle-Audet et al., 2018; Magnan et al., 2018; MEQ, 1998; MELS, 2014a; Vatz Laaroussi et al., 2008; Zay, 2012). Dans ce sens, le modèle de services prévoit un partenariat avec un organisme communautaire d’accueil des personnes immigrantes afin de soutenir l’implication des parents. Dans ce sens, ces éléments s’inscrivent en cohérence avec une perspective de justice sociale qui « valorise la prise en compte de l’ensemble des voix et de la reconnaissance politique des minorités, tout comme l’émancipation et le développement d’un pouvoir d’agir des populations plus exclues » (Gagnon et Marchand, 2022, paragr. 42).

Or, tout modèle de services a ses avantages et limites complémentaires (Trépanier, 2005). Par exemple, la multiplicité des actrices et acteurs impliqués dans le modèle de services et les divers espaces de scolarisation mis de l’avant pourraient s’avérer à la fois des leviers et des enjeux pour l’intégration linguistique scolaire et sociale des élèves. Ainsi, la recherche de laquelle est issue cette contribution[4] vise à documenter l’implantation concrète de ce modèle selon une approche ethnographique ayant recueilli des données auprès d’une trentaine d’acteurs et actrices impliqués, incluant une dizaine de parents dont l’enfant fait l’expérience du modèle de services[5]. La prochaine section aborde l’intérêt de se tourner vers ces derniers afin de porter un regard sur les pratiques déployées au sein du modèle de services.

La pertinence de se tourner vers les parents

Les recherches portant sur la relation école-famille soulignent l’existence d’une coresponsabilité éducative des familles et des acteurs et actrices de l’école. Toutefois, la mise en oeuvre de cette coresponsabilité semble marquée par divers obstacles. D’une part, l’institution scolaire peine à reconnaitre la contribution des parents, notamment par une tendance à les culpabiliser concernant les « problèmes scolaires » assignés aux élèves, ou encore par un regard porté sur les parents d’élèves issus de l’immigration ou de milieux défavorisés comme étant « démissionnaires » ou trop présents (Akkari et Changkakoti, 2009; Potvin, 2018). Alors que les parents sont en général satisfaits de l’enseignement reçu, le personnel enseignant considère que l’éducation familiale pourrait être améliorée (Gayet, 1999; Akkari et Changkakoti, 2009). Ainsi, bien qu’en général les familles immigrantes aient des aspirations scolaires élevées pour leurs enfants, le capital socioculturel des familles est déterminant dans le type de collaboration établi entre familles immigrantes et école (Vatz Laaroussi et al., 2008). En effet, l’école est appelée à prendre en considération l’existence des contraintes qui empêcheraient l’implication des parents immigrants ou défavorisés : des contraintes de temps, des différences linguistiques et culturelles, un manque de connaissance du système scolaire du pays d’accueil, ainsi que des dynamiques de discrimination et d’exclusion (Akkari et Changkakoti, 2009).

D’autre part, la plupart des recherches sur l’implication scolaire des parents immigrants se concentrent sur la réussite scolaire de leurs enfants (Akkari et Changkakoti, 2009) ou se centrent sur les stratégies qu’ils déploient à l’école, à la maison et en communauté (Charette, 2016). Alors que certaines de ces stratégies sont invisibles pour les milieux scolaires, qu’en est-il des points de vue des parents immigrants sur les pratiques déployées par l’école? Une perspective de justice sociale exige de tenir compte des points de vue des parents afin de dépasser une collaboration école-familles immigrantes-communauté « axée seulement sur des mesures individuelles de réussite scolaire et la volonté participative des parents » (Gagnon et Marchand, 2022, paragr. 45). Dans cet article, nous nous penchons donc sur les points de vue des parents immigrants[6] envers l’école et non sur les attentes de l’école à leur égard. Ainsi, dans la visée de documenter l’implantation d’un modèle de services hybride et de rendre possible la participation effective des parents en cohérence avec une perspective de justice sociale en éducation, considérer les points de vue des parents sur les pratiques déployées est apparu incontournable. Cet article vise donc à documenter les points de vue des parents d’élèves qui font l’expérience du modèle de services hybride déployé au Centre-du-Québec.

La mise en visibilité de ces points de vue est susceptible de contribuer à la reconnaissance des perspectives et expériences des parents dans la mise en place des pratiques scolaires, et ainsi à rendre possible leur pouvoir d’agir au sein de l’école.

CADRE CONCEPTUEL

Afin d’appréhender les points de vue des parents sur ce modèle de services, nous avons repéré l’utilité de deux ensembles de concepts : les visées portées par les parents dans leurs choix scolaires selon van Zanten (2009) et les types de réussite scolaire selon Kanouté et al. (2008).

Van Zanten (2009), qui s’est intéressée aux choix scolaires de parents des classes moyennes en France, met en évidence que les parents ne sont pas que des « consommateurs d’écoles ». Le regard qu’ils posent sur l’école repose sur des visées se rattachant à des points de vue individuels, mais aussi sur des idéaux collectifs ancrés dans un contexte politique donné. Les visées instrumentales, expressives et réflexives portées par les parents rappellent que leurs attentes vis-à-vis de l’école fluctuent entre un « investissement susceptible d’accroître les chances scolaires et professionnelles futures » (paragr. 2); « un espace et un temps d’épanouissement en valorisant notamment le bien-être, le plaisir et le bonheur » (paragr. 2); et une occasion de « développer l’esprit critique, le sens analytique, la réflexivité́ de leurs enfants, bref à les doter d’une autonomie intellectuelle » (paragr. 17). Les idéaux collectifs permettent de sortir d’une lecture exclusivement individualiste des parents et de les inscrire dans un contexte politique auquel ils participent. L’auteure évoque, par exemple, les positions diversifiées des parents à l’égard des hiérarchies scolaires, de la méritocratie et plus largement de la fonction sociale de l’école face aux rapports intergroupes, au développement de comportements civiques et à l’adhésion à des politiques de cohésion sociale.

Concernant la réussite scolaire, Kanouté et al. (2008) présentent trois types de réussite scolaire qui sont directement liés à la famille. La réussite-continuité caractérise les élèves dont les parents ont un haut capital scolaire et qui maitrisent le métier d’élève (ce qui peut être aussi lié à la classe sociale). Ainsi, il s’agirait d’une continuité en raison des ressources qu’ils reçoivent de leurs parents. La réussite-promotion fait référence aux élèves dont les parents ont un capital scolaire moins élevé, mais qui cherchent l’ascension sociale à travers leurs enfants. La réussite pour la famille traite des élèves et des familles qui ont un lien fort avec le pays d’origine. Dans ce cas, il s’agit notamment d’un projet familial de réussite dans le pays d’accueil (Kanouté et al., 2008).

Ces considérations théoriques nous permettent de saisir que les points de vue de parents d’élèves issus de l’immigration à l’égard du modèle de services implanté gagnent à être appréhendés à partir d’une perspective interactionniste, qui considère à la fois les visées individuelles des parents et le contexte social dans lequel ils agissent, que ce soit le contexte du Centre-du-Québec ou, plus largement, celui de l’école québécoise M.

MÉTHODOLOGIE

Comme mentionné plus tôt, cet article est issu d’une étude qualitative ayant recours à une approche ethnographique. Nous y présentons les résultats provenant des données recueillies auprès de parents d’élèves du primaire qui font l’expérience du modèle de services mis en oeuvre.

Au total, 10 parents (de 6 élèves) ont participé (4 mères et 6 pères) à des entretiens semi-dirigés[7]. Les entretiens ont été transcrits intégralement puis traités par une démarche d’analyse thématique de contenu (Paillé et Mucchielli, 2012) à l’aide du logiciel N’Vivo, selon une méthode inductive permettant de dégager les thèmes émergents (Bourgeois, 2021). Ainsi, les thèmes généraux sur lesquels reposent les canevas d’entretiens ont été enrichis, complexifiés, voire redéfinis à partir des données recueillies afin de connaitre les points de vue des parents par rapport au modèle de services implanté.

En tant que démarche introspective et autocritique des rapports de pouvoir réalisée par les autrices et auteurs à propos de la recherche (Houssay-Holzschuch, 2021), il nous apparait aussi pertinent de souligner ici la positionnalité (des auteures et auteur de cet article qui ont eu, et ont encore dans des contextes divers, à faire la preuve de leur « intégration linguistique, scolaire et sociale » en tant que personnes immigrantes et plurilingues au Québec. Plus particulièrement, deux d’entre eux sont des parents d’enfants qui ont fait l’expérience de services d’accueil et de soutien à l’apprentissage du français à l’école québécoise. Nous considérons que ces expériences ne peuvent pas être dissociées de la démarche présentée dans le cadre de cette contribution.

RÉSULTATS

Les thématiques qui ont émergé des analyses concernent le processus d’intégration de l’enfant et la relation des parents avec l’école québécoise. Nous aborderons les résultats relatifs à ces deux thématiques et discuterons par la suite de leur incidence sur le modèle de services.

L’importance de la dimension sociale de l’intégration

Les parents relatent l’importance du processus d’intégration linguistique, scolaire et sociale, en distinguant d’un côté l’intégration linguistique et scolaire, et, de l’autre, l’intégration sociale. Certains parents (les parents de A, C, E et M) estiment que l’intégration linguistique et l’intégration scolaire de leur enfant se passent bien, c’est-à-dire que l’élève apprend bien la langue d’accueil et chemine bien à l’école. Cette impression est notamment liée au fait qu’il s’agirait de constats partagés par l’enseignante. Par exemple, les parents de A avancent : « L’institutrice, ce qu’elle dit, c’est [qu’il est] parmi les meilleurs. » Toutefois, d’autres parents (les parents de J et S) font ressortir les exigences de l’apprentissage de la langue et ce qu’il reste à faire, notamment pour développer une langue décontextualisée (ex. : offrir des explications) et soutenir l’intégration scolaire de leur enfant. Ces parents apportent des observations complémentaires à celles du personnel enseignant. Par exemple, la mère de J dit : « Je vois qu’il a un peu de difficulté, mais selon leurs enseignantes, elles disent qu’il s’adapte bien et qu’il suit bien ce qu’ils font à l’école », et elle ajoute :

J’aimerais bien que l’école l’encadre surtout au niveau de son français pour qu’il puisse comprendre plus, par exemple, le français, pour qu’il puisse comprendre plus le texte, le contenu dans le texte, parce qu’il y a du vocabulaire qu’il ne comprend pas encore, beaucoup de vocabulaire qu’il ne comprend pas encore.
En ce qui concerne l’intégration sociale, certains parents (les parents de A, E et J) estiment qu’elle se passe bien également, cela se manifestant par le fait que leur enfant a des amis et amies à l’école ou hors de l’école. Ces parents valorisent les activités parascolaires et mentionnent l’importance du soutien des pairs locuteurs de la langue maternelle de leur enfant. Par exemple, les parents de A, qui parlent de la maison des jeunes que fréquente leur enfant, un organisme communautaire qui a pour mission d’offrir un espace de rencontre aux jeunes à l’extérieur de l’école, affirment : « Puisqu’il y a des enfants du même âge. Il aime l’ambiance là-bas. Il y a les Canadiens et il y a des Syriens du même âge. » Le père de E mentionne aussi l’importance de l’aide des pairs pour l’intégration sociale depuis la première journée : « Il y avait des enfants qui parlent déjà espagnol, des enfants qui connaissent déjà le français, et puis déjà dans l’après-midi il avait déjà des amis. »

Toutefois, d’autres parents (les parents de C, M et S) se montrent davantage préoccupés par cette dimension sociale de l’intégration, qui agirait comme un préalable à l’intégration linguistique et scolaire. Ces parents mentionnent les relations entre pairs comme étant des sources d’inquiétude. Par exemple, les parents de M disent : « Elle ne veut plus aller à l’école. Jusqu’à présent, elle ne veut pas aller à l’école et ça me préoccupe. » Ils ajoutent : « Comme son français n’est pas comme celui des autres filles, alors elles ont commencé à parler, elles ont commencé à se moquer d’elle. » Ces parents insistent sur le fait que l’intégration sociale est aussi la responsabilité de l’école. Dans ce sens, les parents de C mentionnent : « Si l’enfant, elle est relaxe et elle est bien, donc elle va apprendre vite. »

Des relations familles-écoles aux postures diverses marquées par la distance

Les parents participants révèlent différentes postures dans leur relation avec l’école, mais toutes semblent marquées par la distance, c’est-à-dire par l’éloignement de l’école pouvant s’expliquer de diverses façons. Certains parents (les parents de C, E et J) ont une posture qui allie à la fois distance et confiance envers les décisions de l’école. Par exemple, l’interprète pour les parents de C souligne que les décisions concernant la scolarisation de leur enfant appartiennent aux enseignantes : « C’est eux autres qui peuvent la qualifier, c’est les professeurs donc eux autres, ils ne sont pas capables de la qualifier. Si les professeurs sont d’accord, oui! Mais s’ils ne sont pas d’accord, donc c’est correct. » D’autres parents (les parents de M et S) témoignent également d’une posture de distance envers l’école, mais celle-ci se distingue de la précédente par un sentiment de méfiance qui se manifeste par un manque de communication. Par exemple, les parents de M considèrent qu’il existe une impossibilité d’établir un dialogue avec l’école : « Parce que je sens qu’ils ne l’ont pas aidée à s’adapter. […] Ils ne sont pas formés pour… pour… prendre soin des enfants. C’est que nous ne pouvons tout simplement pas interagir avec les enseignantes. » Finalement, dans le cas des parents de A, nous remarquons une posture de gratitude envers l’école, et plus largement envers le fait d’être installés au Canada. Cette posture de gratitude s’inscrit également dans une posture de distance envers l’école où ce qui est mis de l’avant par les parents constitue l’importance de s’assurer la sécurité de leur enfant, les amenant du même coup à ne pas interférer sur les décisions de l’école. L’interprète pour les parents de A mentionne : « Ils sont très heureux parce qu’ils sont ici, au Canada, pour l’avenir de ses enfants […] ». L’interprète ajoute, en parlant de la mère de A :

Elle ne sait pas lire. Donc, elle veut que ses enfants lisent. […] Elle est très heureuse parce qu’A, ici, il va apprendre à lire. Ce n’est pas… lorsqu’il reste là-bas, en Syrie, il va travailler… pas d’avenir. Elle est très heureuse parce que les enfants, ils vont avoir un avenir.

Incidences sur le modèle de services

Concernant les points de vue des parents quant au modèle de services, celles-ci s’inscrivent en concordance avec les thèmes précédents. Malgré le fait que le canevas leur demandait de partager leur avis sur le modèle[8], bien peu de parents ont abordé explicitement la nature hybride du modèle, ses avantages et ses défis. Cela peut témoigner de cette posture de distance qui marque leur relation avec l’école et de leurs préoccupations quant à la dimension sociale de l’intégration, saillante dans leur vision des différents espaces de scolarisation fréquentés par leur enfant. En effet, plusieurs écrits mentionnent le fait que des parents ont peu d’informations sur le système scolaire et, plus précisément, sur ce que leur enfant vit au quotidien (Charette, 2016; Ichou et Oberti, 2014).

En ce qui concerne la classe d’intégration linguistique, scolaire et sociale, certains parents la perçoivent comme une perte de temps et de contenu (les parents de E, M et J) ou même comme un espace de conflit entre élèves de même origine (les parents de C). La mère de J croit qu’il y a des limites pédagogiques en raison d’une perte de contenu de la classe ordinaire :

Peut-être qu’il y a un inconvénient au niveau des autres matières parce qu’on dirait qu’il y a un cours qui est, comme on dit, il y a un cours qu’il est absent, pas parce qu’il… Il y a deux cours parallèles.

Le père de E mentionne également ses inquiétudes quant aux absences de son fils au sein de la classe ordinaire, causées par sa fréquentation en classe d’intégration linguistique, scolaire et sociale, de même que la perte de temps liée au déplacement entre celle-ci et l’école de quartier :

Je pense que ça devrait être comme au même, à un, à un même endroit. […] Parce que pendant que, par exemple, tu perds [du temps] pendant le trajet du bus, pendant qu’ils montent ici, et qu’ils les prennent, et que le cours se termine et que tu montes plus tard dans le bus, ben c’est une perte de temps, disons, cela prend la moitié de la journée.

De plus, il considère qu’en classe ordinaire, son enfant pourrait apprendre plus rapidement la langue en interagissant avec des pairs : « À l’école [de quartier], il y a des enfants qui parlent déjà mieux le français, donc ils sont dedans comme tous les jours, et ce qu’ils ne comprennent pas, ils leur expliquent. »

Quant à la classe d’intégration linguistique, scolaire et sociale comme un espace de conflit, les parents de C pointent les difficultés liées à la gestion des conflits entre élèves compatriotes. L’interprète pour les parents de C informe : « Il y a une sensibilité entre les familles syriennes. Pour lui, il n’y a pas de solution, parce que la solution qu’il pense de séparer les familles syriennes, mais là ils les réunissent pour la francisation ». Ces parents déplorent la gestion des comportements de C dans ce contexte : « Même les professeures, elles font des différences. C’est comme, elles vont donner à elle des conséquences, mais elles ne vont pas en donner aux autres. »

En ce qui concerne la classe ordinaire, certains parents (les parents de M, J et S) la considèrent comme étant un espace non sécurisant. C’est le cas des parents de M qui rapportent avoir des divergences avec l’enseignante de la classe ordinaire quant aux besoins de leur enfant :

Elle [l’enseignante] dit que ce qui lui manque c’est parce qu’elle est très timide. Qu’elle n’est pas assez à l’aise et tout ça. Mais elle n’est pas comme ça. […] Quand je suis allé voir et qu’on m’a dit qu’elle devrait s’adapter. Nous, ce que nous voulions, c’était que l’enseignante… l’aide à s’adapter […] pour qu’elle ne se sente pas seule […] ne la voyez pas comme une drôle de bibitte.

DISCUSSION

Cette démarche visant à cerner les points de vue des parents vis-à-vis un modèle de services hybride permet, dans un premier temps de nuancer les promesses entretenues à l’égard de ce type de modèle de services. Ainsi, nos données pointent vers le fait que les défis liés aux modèles de services classiques, à savoir la marginalisation associée à la fréquentation d’une classe d’accueil fermée de même que la submersion en classe ordinaire (Armand, 2021) ne sont pas complètement évités par l’avènement d’un modèle de services hybride, à tout le moins, du point de vue des parents. En effet, la multiplicité des contextes, et des acteurs et actrices impliqués engendre des transitions supplémentaires pour ces élèves déjà confrontés à un processus d’intégration linguistique, scolaire et sociale exigeant. En outre, au-delà de l’organisation formelle des services, les parents insistent sur l’importance de penser le processus d’intégration de leur enfant dans ses dimensions linguistique, scolaire et sociale, cette dernière étant considérée comme un levier pour éviter une expérience scolaire ségréguée même dans un espace partagé. Cela nous semble témoigner d’idéaux collectifs (van Zanten, 2009) critiques face à une école trop centrée sur la réussite scolaire, qui est définie par l’école, au détriment d’une réussite éducative plus large, qui appartient à la communauté éducative et donc, aussi, aux parents (Borri-Anadon et al., 2022). Ainsi, le modèle de services hybride documenté serait trop orienté vers l’apprentissage du français, omettant du même coup son mandat d’accueil, considéré ici comme la mise en place de conditions de reconnaissance, de distribution et de représentation (Fraser, 2011) plutôt que comme une seule étape initiale à l’entrée de l’élève dans le milieu scolaire.  

Dans un deuxième temps, nos résultats confirment l’importance de recourir à des outils théoriques reconnaissant les réalités spécifiques des familles immigrantes. D’ailleurs, certains éléments de leur parcours migratoires, dont leurs expériences de scolarisation et leur catégorie d’immigration, semblent agir sur les points de vue documentés. En effet, selon notre analyse, les visées des parents vis-à-vis l’école telles qu’elles sont conceptualisées par van Zanten (2009) permettent de mettre en évidence, des parents (de E, J et S) qui considèrent l’école comme un investissement, à partir d’une visée instrumentale reposant sur l’importance pour leur enfant d’un cheminement scolaire considéré « normal ». En recourant à la typologie de Kanouté et al. (2008), nous associons les parents appartenant aux catégories d’immigration des travailleurs qualifiés et du regroupement familial (les parents de J et S) dans le type réussite-continuité. Dans ces deux cas, nous remarquons une présence plus forte des parents dans l’accompagnement des études de leur enfant, tant dans la communication avec l’école que dans l’accompagnement des devoirs à la maison. Cela implique aussi que ce sont des parents plus critiques de l’école.  Dans le cas du père de E, nous associons davantage ses propos au type réussite-promotion, notamment par sa préoccupation vis-à-vis le risque que son enfant accumule du retard dans son cheminement scolaire.  Les autres parents (de A, M et C) se situent davantage dans la recherche d’une visée expressive d’après van Zanten (2009), marquée notamment par l’importance accordée au bienêtre de leur enfant à l’école. Appartenant aux catégories de réfugiés et demandeurs d’asile, ils semblent s’inscrire davantage dans les types de réussite pour la famille, dans le cas de A, et de réussite-promotion dans les deux autres cas (Kanouté et al., 2008). Il s’agit donc des parents pour lesquels la réussite de leur enfant est liée à la recherche d’un meilleur avenir pour l’élève lui-même et pour la famille. 

Dans un troisième temps, les points de vue des parents témoignent de trois enjeux liés à leur établissement dans une région réputée homogène, celle du Centre-du-Québec. D’abord, le faible nombre d’élèves recevant ce type de services implique de les regrouper au sein de classes d’intégration linguistique, scolaire et sociale communes, sous la forme de points de service. Bien que, pour certains parents, ce choix permette à leur enfant d’entretenir des relations rassurantes avec des pairs partageant la même langue d’origine, les parents de C ont partagé l’expérience difficile et conflictuelle de leur enfant en classe d’intégration linguistique, scolaire et sociale. En effet, Arsenault et al. (2015) relèvent que plusieurs facteurs, dont les conflits dans les pays d’origine, influencent les dynamiques développées entre les immigrants compatriotes issus de situations de violence et de guerre dans leur société d’accueil. 

Ensuite, certains parents (notamment ceux de M et S) pointent vers un manque de soutien dans l’établissement de la collaboration avec l’école. Cela s’inscrit notamment dans un contexte d’accès limité aux services d’accueil, d’interprétariat, de soutien aux familles et d’aide aux devoirs offerts par l’organisme communautaire pour les élèves qui ne proviennent pas de familles réfugiées prises en charge par l’État. Plus de travaux sur l’offre de service des organismes d’accueil à l’extérieur de la région métropolitaine et sur leur collaboration avec les milieux scolaires permettraient d’éclairer cet enjeu, notamment dans les cas des demandeurs d’asile pour lesquels l’accès et la qualité des services doivent être améliorés (Cleveland et al., 2021).  

Enfin, soulignons un enjeu relatif à la formation des actrices et acteurs scolaires dans des milieux où la diversité ethnoculturelle religieuse et linguistique peine à être reconnue (Hirsch et al., 2021; Larochelle-Audet et al., 2013). Par exemple, les parents de M déplorent la vision que l’enseignante de la classe ordinaire entretient de leur fille comme étant timide sans reconnaitre les logiques d’exclusion traversant les relations entre élèves. Les regards que les membres du personnel scolaire posent sur les élèves devraient faire l’objet d’une formation plus soutenue (Borri-Anadon et al., 2022).  

CONCLUSION

La démarche d’analyse présentée dans le cadre de cette contribution permet de rendre visibles les points de vue des parents sur les services d’accueil et de soutien à l’apprentissage du français offerts à leur enfant selon un modèle de services hybride. En fait, notre démarche révèle que les parents participants ont des points de vue riches et complexes à l’égard du modèle de services, et ce, malgré leur accès limité aux informations concernant le fonctionnement du modèle et la complexité organisationnelle de ce dernier. À cet égard, il nous semble important de souligner qu’alors que les points de vue parentaux sur les pratiques scolaires sont grandement déterminés par les informations détenues par les parents sur ce qui se passe à l’école, les participants et participantes ont affirmé avoir eu très peu d’occasions d’obtenir ces informations, reposant surtout sur leur enfant pour ce faire. Ainsi, les résultats présentés ici gagneront à être mis en parallèle avec les autres constats issus du projet de recherche, notamment ceux relatifs aux pratiques de collaboration mises en oeuvre par les membres du personnel scolaire. En outre, l’absence de mères seules au sein de l’échantillon nous porte à croire qu’une perspective intersectionnelle permettrait d’enrichir nos analyses par la prise en compte d’enjeux liés au genre et ainsi éviter une possible invisibilisation des désaccords et différences de genre dans les résultats. Enfin, une autre limite concerne le projet lui-même puisque dans une perspective de justice sociale, il n’est pas suffisant de documenter les points de vue des parents sans les impliquer dans la recherche. Ainsi, nous soulignons l’importance de développer et de mettre en oeuvre des méthodologies participatives avec et par les familles immigrantes (parents et élèves) afin d’éviter de renforcer une lecture déficitaire des parents, centrée sur ce qu’ils ne sauraient pas. 

La communauté de la recherche et la communauté éducative gagnent ainsi à penser la participation parentale sous ses diverses formes, à s’éloigner de l’image idéalisée du parent qui agit selon les attentes de l’école, et à remettre en question les préconceptions concernant ce qu’est un parent informé et participatif.

Les points de vue des parents documentés permettent de formuler diverses pistes destinées aux actrices et acteurs scolaires afin de favoriser une réelle prise en compte des perspectives des parents au sein de l’implantation des services d’accueil et de soutien à l’apprentissage du français, à savoir considérer la dimension sociale de l’intégration et informer davantage les parents du fonctionnement du modèle de services mis en oeuvre en mettant en lumière la complémentarité des espaces de scolarisation, leurs visées respectives et leur interdépendance, mais également de les impliquer réellement dans les prises de décisions, en leur offrant des espaces de communication bidirectionnelle.