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INTRODUCTION

Au Québec, comme ailleurs en Occident, des recherches empiriques ont mis en évidence l’existence de stéréotypes négatifs à l’égard des hommes et des femmes de confession musulmane. Ces dernières et ces derniers sont considérés par certains segments de la population, implicitement ou explicitement, comme des citoyennes et des citoyens inaptes à intégrer les valeurs démocratiques des sociétés modernes et pluralistes, telles que la liberté d’expression et l’égalité entre les femmes et les hommes (Chaudry, 2021; Al-deen, 2019). Au cours de la Révolution tranquille, la majorité francophone québécoise, à la recherche d’un nationalisme civique, a traversé un processus de sécularisation affectant toutes les sphères de la vie sociale (Rousseau, 2016; Laaroussi, 2008). En 2019, l’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État au Québec (connue dans les médias comme le projet de loi 21) – une loi interdisant le port de signes religieux aux employées et aux employés de l’État, dont les enseignantes musulmanes du réseau scolaire public – a eu comme visée de restreindre l’expression publique de la diversité religieuse.

Les recherches ayant documenté l’expérience des jeunes femmes musulmanes d’origine immigrante dans les pays occidentaux ont, notamment, abordé 1) le rôle des valeurs patriarcales véhiculées au sein des familles musulmanes dans la socialisation différenciée des filles (Mahmud et Islam, 2023; Ahmad, 2009; Van Nieuwkerk, 2006); 2) la prédominance de la valorisation des appartenances religieuses chez les femmes musulmanes (Haritaworn, 2012); 3) la tendance des parents musulmans à choisir des écoles destinées aux filles (Basit, 1997) et 4) la tendance des élèves musulmanes dans les écoles primaires à se distancier des autres élèves (Luchtenberg, 2009). Dans le contexte canadien et québécois, les études portant sur l’intégration socioprofessionnelle des femmes musulmanes ont souligné qu’au Québec, plus qu’ailleurs au Canada, les musulmanes immigrées rencontrent d’importantes difficultés sur le plan de l’accès à l’emploi, à l’éducation, au logement et même à la justice (Chicha, 2012; Labelle, 2010).

Selon Dhamoon (2010), tout en ayant des fondements et des visées différentes, le multiculturalisme canadien et l’interculturalisme québécois ont tendance à essentialiser les groupes sociaux, le tout en analysant les différences intergroupes sous le prisme des écarts culturels par rapport à la culture majoritaire, homogénéisée et conçue comme la norme (Breton, 2015; Dhamoon, 2010). Au fil de leurs parcours scolaires, les jeunes personnes issues de l’immigration peuvent se sentir hiérarchisées et infériorisées dans les relations qu’elles entretiennent avec leurs pairs, leurs enseignantes et enseignants, ainsi qu’avec d’autres acteurs significatifs du milieu scolaire appartenant au groupe majoritaire. Les élèves, et les étudiantes et les étudiants issus de l’immigration identifient souvent ce groupe majoritaire comme les « Québécois blancs » (Darchinian, 2018). D’ailleurs, au Québec, les étudiantes musulmanes vivent plus intensément l’islamophobie sous l’effet de la publicisation des débats autour des signes religieux ostentatoires (Tiftali, 2017). Les recherches récentes soulignent les rapports sociaux inégaux auxquels sont assujetties les jeunes adultes musulmanes dans les institutions postsecondaires (cégep et université) et dans les milieux de travail (Darchinian et al., 2021; Darchinian et Kanouté, 2020).

La présente recherche, laquelle fait partie d’une étude plus large, a étudié l’hypothèse selon laquelle les processus d’altérisation sont à l’oeuvre bien avant les années du postsecondaire, c’est-à-dire pendant celles du primaire et du secondaire, période critique de la construction des rapports sociaux (Galland, 2017; Bidart, 2006). Des questions spécifiques ont été abordées : comment la construction de l’Autre se concrétise-t-elle à travers les relations sociales quotidiennes dans les établissements de l’enseignement secondaire? Comment les élèves musulmanes issues de l’immigration négocient-elles ces relations de pouvoir? Et comment ce travail de négociation s’articule-t-il avec la conception qu’elles ont de leur place dans l’École et la société dans son ensemble? Ainsi, à l’aide d’une méthodologie narrative opérationnalisée par des concepts sociologiques critiques, les résultats mettent en évidence quelques mécanismes sous-jacents à l’altérisation des élèves musulmanes issues de l’immigration.

CADRE CONCEPTUEL

La recherche prend appui sur deux concepts principaux : la racialisation et le curriculum caché. Les approches théoriques choisies s’appuient largement sur l’approche décoloniale et sur les théories critiques de la race (Critical Race Theory). De façon générale, ces courants partagent une conception critique et historique du rôle de l’institution éducative dans le maintien et le renforcement des hiérarchies sociales de classe, de genre et de race.  

Selon l’approche décoloniale, les processus historiques et sociaux de construction de la « race » coïncident avec le début de la période coloniale au XVe siècle. Cette période historique a été marquée par l’idéologie de la supériorité raciale des peuples européens blancs par rapport aux peuples colonisés (Frankberg, 2020). Cette supériorité raciale se fonde d’un côté sur la couleur de peau et les traits phénotypiques, et d’un autre côté sur les appartenances culturelles et religieuses. Les colons ont donc établi une hiérarchie entre les peuples selon la religion d’appartenance : l’absence de religion ou avoir une religion autre que le catholicisme justifiait l’oppression physique et morale des colonisés (Grosfoguel, 2013). Depuis le tournant des années 2000, il y a eu une forte augmentation de l’immigration vers les pays occidentaux en provenance des anciennes colonies, du fait de la mondialisation croissante des échanges de biens et de services et de la montée des conflits armés dans plusieurs régions du monde. Dans un tel contexte, le pluralisme culturel et religieux qui caractérise désormais les États occidentaux suscite parfois des réactions qualifiées de « nouveaux processus de racialisation ».

Le concept de racialisation s’articule à l’approche décoloniale au sens où la racialisation se définit comme un projet eurocentrique qui prend constamment de nouvelles configurations dans les sociétés modernes marquées par le pluralisme ethnoculturel. Or, les nouveaux marqueurs de racialisation, à savoir la religion, la culture et le statut de citoyenneté s’ajoutent à la couleur de peau et aux traits phénotypiques, renforçant ainsi les processus d’altérisation (Hesse, 2018; Abawi, 2018; Lee et al., 2017). Ce concept met l’accent sur le fait que des immigrantes et immigrants originaires des anciennes colonies forment une nouvelle catégorie raciale fondée sur les différences culturelles et religieuses entre les groupes d’immigrantes et d’immigrants et les majoritaires blanches et blancs (Balibar, 2018; Ducharme et Eid, 2006). Dans les milieux éducatifs, ce processus de racialisation consiste à différencier et à inférioriser les élèves issus de l’immigration à partir de critères culturels et religieux (Darchinian et al., 2021; Lee et al., 2017; Bilge et Forcier, 2016).

Le curriculum caché, tel qu’il est mobilisé dans la présente étude, s’écarte de sa lecture classique, laquelle mettait l’accent sur la classe sociale comme structure dominante dans la reproduction des inégalités sociales. Ce concept s’inscrit dans la théorie critique de la race qui le définit comme un outil hégémonique de pouvoir ayant un caractère non coercitif, et misant sur la participation volontaire des sujets subalternes à leur propre subjugation (Washington et al., 2023; Rector-Aranda, 2016; Jay, 2003). La théorie critique de la race s’interroge sur les mécanismes de pouvoir au coeur du curriculum caché, compris comme un système de relations et de pratiques sociales incorporé dans le curriculum formel. Selon cette perspective, les institutions éducatives des sociétés modernes et pluralistes s’appuient sur les curriculums formels et cachés en tant qu’appareils hégémoniques, pour la socialisation consciente et inconsciente des élèves aux valeurs, aux normes, aux pratiques culturelles ainsi qu’aux croyances du groupe dominant (Rector-Aranda, 2016; Nieto, 1992). La pertinence de cette perspective s’explique par l’importance donnée à l’analyse des dimensions informelles et implicites des relations sociales dans la sphère scolaire : il s’agira ainsi de laisser émerger le sens que les élèves de groupes minorisés issus de l’immigration donnent à leurs expériences vécues (Carothers, 2018; Dervin et Dervin, 2016). Ces dimensions sous-jacentes permettront d’expliquer comment l’infériorisation des appartenances ethnoculturelles des jeunes de minorités raciales, linguistiques et religieuses dans l’école contribue à leur marginalisation sur le marché du travail.

MÉTHODOLOGIE

L’épistémologie narrative situe l’expérience vécue, telle qu’elle est racontée, au centre de l’analyse des données empiriques et se fonde sur une lecture herméneutique qui considère « l’existence des individus [comme étant inséparable] des récits qu’ils racontent de leur vie » (Ricoeur et Kemp, 1981, p. 156). Le caractère narratif de la subjectivité est constitutif d’une dimension temporelle qui allie le passé, le présent et le futur. Cette approche permet de dépasser la dichotomie structure/agentivité, car la compréhension des expériences vécues n’est possible qu’à travers des interprétations et des réinterprétations que les individus font de leur vie (Bruner, 1987). Cette approche, souvent utilisée pour étudier différents rapports sociaux inégaux, permet le repérage du lien qu’entretiennent les individus de groupes sociaux minorisés avec le monde social (McDaniel et Bernard, 2011). L’approche narrative nous permet ici de comprendre et d’expliquer comment l’élève musulmane issue de l’immigration prend conscience, au coeur de ses expériences socioscolaires, des rapports de force auxquels elle est assujettie et se met à les interpréter et à les négocier.

S’inscrivant dans l’approche narrative, la méthode des récits de vie, propice pour la prise en compte de la subjectivité de l’acteur, permet de produire des connaissances empiriques (Van Manen, 2016). La particularité de l’entretien de récit de vie repose sur le type des données qu’il permet d’obtenir. Les élèves musulmanes issues de l’immigration livrent un récit de leurs expériences à partir de leur conscience des évènements vécus. Cette méthode opérationnalisée par des entretiens semi-dirigés a permis de mieux comprendre les limites qui sous-tendent les relations en milieu éducatif secondaire, ainsi que les stratégies de résistance des jeunes femmes musulmanes figurant dans le corpus.

Corpus de recherche

Les résultats de cet article ressortent de l’analyse des récits de vie rétrospectifs des 23 étudiantes musulmanes issues de l’immigration vivant à Montréal, en lien avec leurs expériences vécues au secondaire. À l’aide de la mobilisation des réseaux de contacts de la chercheuse et par le biais de la méthode boule de neige, les participantes ont été recrutées de façon aléatoire. La recherche visait à mettre en exergue le rôle du curriculum caché au secondaire dans la construction de l’Autre. Les moments d’exclusion vécus par les étudiantes du corpus durant leur secondaire ont été analysés afin de repérer leur incidence sur l’ensemble de leur parcours subséquent. Les entretiens ont duré entre 90 minutes et 120 minutes. Le corpus de répondantes a été diversifié selon plusieurs critères : les origines ethniques, le statut générationnel d’immigration, les universités et le port du voile. Les répondantes provenaient de 4 régions principales : 11 d’entre elles venaient d’Afrique du Nord (Algérie, Maroc, Tunisie); 7 d’Asie de l’Ouest (Iran, Liban, Palestine); 4 d’Asie du Sud (Bangladesh, Pakistan), et 1 d’Afrique centrale (Tchad). Pour ce qui est du statut générationnel d’immigration des participantes, 8 d’entre elles ont immigré au Canada ou au Québec durant leur enfance, dont 4 sont arrivées avant l’âge de 5 ans; 3 sont arrivées au cours de leur adolescence; et 12 sont nées au Canada ou au Québec. Quant au choix d’institutions universitaires, 10 répondantes étaient inscrites dans une université anglophone, (8 étaient à l’Université Concordia et 2 à l’Université McGill), alors que 13 fréquentaient une université francophone (9 étaient à l’Université de Montréal, 3 à l’Université du Québec à Montréal [UQAM] et 1 à l’Université de Laval). Les parcours des répondantes étaient également différenciés selon le port du voile : 10 répondantes portaient le voile, tandis que 13 ne le portaient pas. Soulignons que toutes les jeunes femmes interrogées avaient poursuivi leur scolarité du primaire à l’université de façon continue, c’est-à-dire qu’il s’agissait de parcours ininterrompus. En conformité avec le Comité plurifacultaire d’éthique de la recherche de l’Université de Montréal, les participantes mentionnées dans cet article sont identifiées par des pseudonymes.

En ce qui concerne la méthode d’analyse, les récits recueillis ont été croisés et contextualisés selon une démarche semi-inductive (Lejeune, 2014). La démarche s’est appuyée par de multiples étapes d’analyse (réécoute des entretiens, analyse à l’aide du logiciel NVivo, tableaux synthèses des parcours de vie). Les récits ont été croisés et la cohérence interne de chacun d’entre eux a été saisie dans son contexte familial et scolaire, afin de faire apparaitre la complexité sociale sous-jacente des expériences vécues des jeunes femmes musulmanes issues de l’immigration au secondaire. Enfin, les analyses ont visé à expliquer comment les stratégies de résistance des jeunes femmes s’articulent – le cas échéant – aux altérisations vécues.

DISCUSSION DES RÉSULTATS

Les autoreprésentations discursives des expériences vécues durant les années du secondaire, par les jeunes femmes du corpus, se caractérisent par une grande hétérogénéité. Bien que les rapports d’altérisation n’aient été ni vécus ni interprétés de manière identique, on observe une relative similitude dans les liens sociaux qui sous-tendent ces expériences. Rappelons que toutes les répondantes étaient en première année universitaire et effectuaient leur premier semestre.

Même si les analyses ne se sont pas focalisées sur les expériences vécues au cégep, l’analyse transversale des récits met en lumière les effets durables de l’altérisation pendant les années du secondaire, sur les vécus ultérieurs. Autrement dit, ces jeunes femmes traversent le cégep en tant que femmes altérisées.

Ainsi, les analyses ont permis de repérer, à travers la lentille des jeunes femmes musulmanes, à la fois les dimensions contribuant à leur altérisation au secondaire (première partie) et les modalités de négociation de ces dimensions (deuxième partie). Dans cet article, l’accent est mis sur les dimensions omniprésentes des processus d’altérisation, ainsi que sur leurs mécanismes explicatifs. Les résultats montrent que les rapports d’altérisation se concrétisent à travers : a) le contenu formel des cours appartenant au domaine de l’Univers social (Histoire, et Éthique et culture religieuse[1]); b) la façon dont ces cours sont enseignés et c) les relations interpersonnelles (enseignantes et enseignants-élève, élève-élève) qui caractérisent le quotidien scolaire. Précisons que ces dimensions ne constituaient pas le point de départ des interprétations : elles sont le fruit d’une immersion semi-inductive dans les récits des participantes. Soulignons aussi qu’il n’existe pas de distinction typologique entre les jeunes femmes en tant qu’agentes sociales. En effet, on observe une relative similitude des représentations qu’elles ont à l’égard des cours appartenant au domaine de l’Univers social, peu importe leurs identifications et leurs pratiques religieuses (le port ou non du voile). En ce qui a trait au travail de négociation des jeunes femmes, d’une part, elles montrent une intériorisation des normes relatives au milieu du travail; d’autre part, elles actualisent leurs stratégies de résistance en développant des liens de solidarité et de soutien avec les autres femmes musulmanes, ainsi qu’avec les autres groupes altérisés au Canada.

Cours d’histoire

À travers ces récits de vie relatant leurs expériences vécues au secondaire, plusieurs jeunes femmes musulmanes interrogées soulignent la prédominance des représentations identitaires glorifiant le passé du Canada et du Québec tant dans le contenu du cours d’histoire que dans la façon dont ce cours est donné. Le curriculum réel tendrait, d’une part, à normaliser l’identité et la culture de la majorité, et, d’autre part, à minimiser les iniquités que subissent les premiers peuples et les groupes immigrants au sein de la société. Cette socialisation implicite aux récits hégémoniques du pays d’accueil s’opère également à travers l’infériorisation des cultures et des religions d’appartenance des élèves issus de l’immigration. Cette infériorisation va de pair avec la glorification de l’histoire du pays d’accueil (Jay, 2003; Bilge et Forcier, 2016). Voici comment Maliheh, étudiante d’origine iranienne, décrit le contenu du cours d’histoire au secondaire :

Comme les faits sont là. Les faits sont là, mais on le voit d’un angle très très positif. Glorifié. On devrait être fier du Québec et du Canada parce que… oui, ils ont fait un effort tout… Des personnages importants ont fait un effort pour mettre de la structure et faire en sorte qu’il y a une évolution. Tandis que ça a une évolution sur plusieurs plans, c’est un gâchis total. (Maliheh, parents nés en Iran)

Le témoignage de Gohar, étudiante d’origine tunisienne, permet d’observer que la perception des enseignantes et des enseignants à l’égard des immigrantes et immigrants musulmans pourrait façonner non seulement leurs pratiques d’enseignement, mais aussi leurs interactions dans des situations concrètes en salle de classe :

Pour le racisme ou quoi qu’il soit, je sais que je pouvais avoir des débats avec le prof d’histoire au secondaire. Je me rendais compte qu’il essayait un petit peu de nous inculquer que l’idéologie d’islam est égale, nécessairement, au terrorisme. Puis il était vraiment contre la religion complètement. Il me mettait des zéros, pour les oraux, ou quoi que ce soit, parce que tout simplement je n’étais pas d’accord avec son opinion, puis je trouvais ça un peu dommage, parce que c’est vraiment le cours qui est supposé t’ouvrir au monde, puis on est tombé avec un prof qui lui au contraire, euh, renforçait les stéréotypes et là, la stigmatisation. (Gohar, parents nés en Tunisie)

Il s’avère que le contenu du cours d’histoire et les pratiques d’enseignement, par la normalisation des valeurs et de l’identité de la majorité, pourraient contribuer à la marginalisation des valeurs et de l’identité des élèves issus de l’immigration.

Cours d’éthique et culture religieuse

Il est intéressant de souligner, à travers les récits des élèves musulmanes issues de l’immigration, que la posture d’impartialité et de neutralité exigée de la part des enseignantes et des enseignants dans le cadre du programme d’ECR est perçue comme une stratégie visant à occulter, au sein de l’environnement scolaire, les hiérarchies culturelles qui régissent la vie sociale en dehors de l’école. Le témoignage d’Amina, étudiante d’origine pakistanaise, illustre bien ce qui ressort du discours de l’ensemble du corpus : « Je pense que les profs au Québec, ils sont très, très prudents. Comme s’ils ne veulent pas embarquer là-dedans, tu sais? Ils ne veulent pas créer des polémiques, ils veulent vraiment, tu sais, qu’on ne parle pas de religion, tu sais? » (Amina, parents nés au Pakistan)

D’ailleurs, les témoignages des jeunes femmes mettent en lumière la prévalence, dans les discussions du cours, d’une lecture infériorisant la religion musulmane. Lors de ces échanges, les répondantes se sentent souvent mal à l’aise, comme des sujets ciblés, et ce, peu importe qu’elles aient un sentiment d’appartenance religieuse ou non, qu’elles soient voilées ou non :

Je trouve qu’il y a un gros manque dans le contenu de ce cours [Éthique et culture religieuse] justement. On parlait d’un sujet, après, il fallait parler d’un autre sujet. Puis, des fois, on parlait de religions. Comme, on parlait de judaïsme, de christianisme, de l’islam. Après ça, on parle, à un moment donné, je me souviens, on parlait des évènements de fêtes religieuses. Donc, il fallait que chacun présente un exposé oral sur, par exemple, la circoncision, le mariage musulman. Des trucs comme, religieux. C’est ça qui m’a beaucoup impacté et aussi l’excision. On a parlé de l’excision et comme quoi c’était une culture dans l’Afrique et, des fois, ils associaient aux musulmans. Mais, tu sais, comme… Moi, je savais que ça n’a rien à voir avec la religion, là. (Sarina, parents nés au Bangladesh)

Les travaux de recherche empirique portant sur les cours d’histoire (Zanazanian, 2015; Éthier et al., 2013) et d’ECR (Beaucher et al., 2014; Bégin, 2008), disciplines rattachées au domaine de l’Univers social, ont déjà souligné les limites de ces cours qui ne réalisent pas leurs objectifs de départ, à savoir le développement d’un sentiment d’appartenance à la société civile du Québec chez les jeunes d’origines diverses. Toutefois, ces travaux ne se sont pas penchés sur l’étude des rapports à l’altérité des élèves et des enseignantes et des enseignants à l’égard des programmes d’histoire et d’ECR, dans le cadre des interactions en salle de classe. Il s’agit de comprendre comment les rapports sociaux de pouvoir à l’échelle macrosociale – dont sont imprégnés les programmes d’histoire et d’ECR – se traduisent dans les interactions pédagogiques, contribuant ainsi au processus d’altérisation des élèves issus de l’immigration. 

Interactions dans le quotidien scolaire

Les témoignages des jeunes femmes musulmanes permettent d’entrevoir le ressenti d’exclusion qu’elles vivent dans leurs interactions avec les enseignantes et les enseignants, et les autres élèves :

Au secondaire, je sais que les profs, ils avaient tout le temps l’impression que j’allais être une fille gênée ou timide parce que je porte le voile, probablement parce qu’avant, les élèves qu’ils avaient rencontrés et qui portaient le voile étaient comme ça, alors que moi, j’étais plus extravertie, donc je voyais qu’ils étaient surpris. Mais moi, je n’aime pas le fait qu’ils pensaient que j’allais être comme ça à la base, genre timide et tout ça. Je n’aimais pas ce préjugé qu’ils avaient envers moi. Après ça, j’ai eu les trucs d’intimidation un peu, c’était surtout les garçons. Dans cet âge-là, il y avait un garçon qui disait : « Oh, toi », ben genre : « Les filles voilées, quand elles font l’amour, elles mettent leurs manches comme ça, elles doivent tout couvrir ». (Sabra, parents nés en Palestine)

D’une part, la transmission formelle du savoir scolaire prend place dans un réseau de relations altérisantes, d’autre part, ces relations se reproduisent à travers un ensemble de relations informelles dans le quotidien scolaire (Washington et al., 2023).

Négociation des rapports d’altérisation

Loin d’être des sujets passifs de leur socialisation dans la sphère éducative, les jeunes femmes musulmanes issues de l’immigration représentent et négocient les exclusions vécues (Darchinian et Kanouté, 2020) : d’une part, elles intériorisent les normes relatives au milieu du travail soutenues par les politiques (au Québec, par la Loi sur la laïcité de l’État) et les discours qui en découlent, d’autre part, elles développent des liens de solidarité et de soutien avec les autres femmes musulmanes ainsi qu’avec les autres groupes altérisés au Canada.

Milieu du travail

Les récits de plusieurs jeunes femmes permettent d’observer que l’anticipation des discriminations qu’elles subiront dans le milieu du travail, voire l’acception de cette réalité, leur permet de se projeter vers le futur. L’aseptisation relative, dans l’environnement scolaire, du racisme explicite ne protège pas ces jeunes femmes des discriminations réelles qui les attendent dans la division du travail, stratifiée en fonction de la classe, de la race, de la religion et du sexe. En revanche, leurs expériences vécues à l’école, mariées aux expériences vécues en dehors de l’école, aiguisent la conscience qu’elles ont de leur altérisation. Le témoignage de Dina, jeune femme d’origine libanaise, illustre ce constat :

Mon appartenance religieuse, comme je ne suis pas voilée, c’est comme si je trichais parce que je le cache, là, mais je suis quand même une minorité visible, là. J’ai l’impression qu’il pourra y avoir des situations où je vivrai de la discrimination, lorsque va venir le temps que je vais devoir appliquer à des carrières, là, je vais sentir plus ma différence, parce que les gens [dans les milieux de travail], ils se donnent une certaine liberté, cette liberté existe peut-être moins dans un milieu académique. Les seuls endroits où j’ai travaillé pour l’instant, c’était dans des laboratoires de recherche, là, puis c’est très académique, des laboratoires de recherche, là, les gens, on dirait qu’ils ont moins la chance d’exposer leurs valeurs de, comme : « Oui, c’est ça le Québec icitte. » (Dina, parents nés au Liban)

Le témoignage de Shideh, jeune femme d’origine marocaine, permet également de constater que l’école ne prépare pas ces élèves de manière explicite aux phénomènes de discrimination et de racisme en cours dans plusieurs sphères de la vie sociale :

Mais je dis dès que tu as l’identité, donc ça peut être juste un nom, ça peut être le foulard, ou quoi qu’il soit, on ne te le dit pas nécessairement, mais on se comporte déjà différemment avec toi, donc ce n’était pas avec ou sans le voile qui faisait la différence. Là, j’ai des amis qui sont dans un travail, c’était toujours plus difficile pour eux, euh, avoir de meilleurs postes ou diplômé, comme gradés au sein de la compagnie, mais c’était encore caché. Je dis s’il y a vraiment un racisme très hypocrite parce qu’on ne va pas le voir au premier abord. Mais plus on creuse, plus il y a les contextes. Ou plus comme les situations s’accumulent, plus on arrive à le voir. (Shideh, parents nés au Maroc)

L’intériorisation de l’effet de la Loi sur la laïcité de l’État s’illustre dans le témoignage de Sarina, jeune femme voilée originaire du Bangladesh :

En tant qu’étudiants en sciences infirmières, on peut faire une expérience d’externat durant l’été. C’est frustrant parce que c’est comme nous juger parce qu’on porte un voile. C’est comme, ça n’a rien à voir avec mes capacités, ma façon de soigner les gens, parce que moi, j’étudie en sciences infirmières et je travaille, comme, dans un hôpital et tout. J’ai l’impression que ça entrave un peu les Chartes des droits et libertés. J’ai beaucoup de questionnements par rapport à ça. J’ai du mal à comprendre leur logique derrière leurs discours et tout ce que j’entends à la radio. (Sarina, parents nés au Bangladesh)

Les résultats de cette recherche permettent d’observer que le rapport au futur des jeunes femmes du corpus, voilées et/ou non voilées, pratiquantes et/ou non pratiquantes, se développe au fil des représentations qu’elles se font des politiques et des discours racialisants et altérisants qui en découlent.

Lien de solidarité et de soutien

Les témoignages de plusieurs jeunes femmes musulmanes issues de l’immigration, dans le cadre de cette recherche, permettent de repérer les modalités par lesquelles elles négocient leurs marges de manoeuvre afin d’inverser les effets de la racialisation. Prenons l’exemple de Sabra qui, étant solidaire avec la communauté noire du Québec, soutient activement le mouvement Black Lives Matter :

On était là dans toutes les manifestations [Black Lives Matter], à un moment donné, les voilées, elles étaient le centre de l’attention médiatique avec la Charte qu’il y a eu, comme quoi les gens ne voulaient pas que les employés du secteur public portent des signes religieux. Donc, ça venait du fait qu’on a déjà eu cette expérience d’injustice, dans le temps, il n’y avait pas beaucoup de gens qui avaient cette cause en coeur, donc on était vraiment les seules qui devaient nous représenter nous-mêmes. Sinon, on serait parties dans l’oubli. (Sabra, parents nés en Palestine)

Ou prenons l’exemple de Zinat qui utilise sa marge de manoeuvre pour recruter une autre femme musulmane au sein de son entreprise en la soutenant dans le processus de recrutement :

Moi, je veux faire une différence. Oui, je ne suis pas voilée, ici [à son milieu de travail], on n’avait jamais eu de personne de couleur autre que moi. J’étais la première dans cette entreprise, et on n’a jamais eu une voilée. Donc là, j’ai embauché une voilée! J’étais vraiment heureuse, vraiment. Quand on a fait les entrevues, j’ai eu peur de la réaction de ma gestionnaire, parce que c’était à travers Zoom. Et puis, quand on se connecte, tout le monde voit qu’elle est voilée. Je regardais le visage de la gestionnaire. J’étais comme : « Oh, mon dieu, comment elle va réagir? », parce qu’ici, je sais qu’il y a des racistes. Et puis, après, à la fin de l’entrevue, j’étais comme : « OK, so how did you find her? », et tout. Elle est comme : « Oh, I love her! She's really good. » Normal. Et moi, j’étais vraiment heureuse à l’intérieur. J’étais trop trop trop heureuse. (Zinat, parents nés au Maroc)

Elles actualisent leurs stratégies de résistance, non seulement pour libérer les autres femmes musulmanes du poids des iniquités, mais aussi, comme nous l’avons vu, pour développer des liens de solidarité et de soutien avec les autres groupes altérisés, hommes et femmes.

CONCLUSION

La mise en discours des expériences vécues au secondaire par les jeunes femmes musulmanes issues de l’immigration met en lumière des processus implicites de « mise en oubli » conjugués à l’infériorisation ou à la diabolisation de leurs appartenances culturelles et religieuses. La « mise en oubli », une notion développée au cours de la phase d’interprétation des résultats, sert à expliquer comment la non-prise en compte des spécificités ethnoculturelles et religieuses des élèves issus de la minorité contribue à leur altérisation.

De fait, il ressort des discours de l’ensemble des participantes que ces spécificités sont rarement abordées dans le contenu officiel et officieux des cours et de l’environnement scolaire, et lorsqu’elles le sont, l’approche adoptée est tronquée ou diabolisée. Depuis la rentrée scolaire 2023-2024, un nouveau programme, Culture et citoyenneté québécoise, est mis en place au primaire et au secondaire en remplacement du programme d’Éthique et culture religieuse (Ministère de l’Éducation du Québec, 2022). Même si la conscientisation des élèves aux enjeux du racisme et de la discrimination fait partie des objectifs présentés, la notion de citoyenneté québécoise prédomine parmi les axes principaux du programme. Une telle vision de la citoyenneté de référence, qui prend appui sur un ensemble de discours ainsi que sur les relations institutionnelles et individuelles en cours dans le quotidien scolaire, pourrait contribuer à perpétuer les hiérarchies culturelles. Soulignons toutefois que, comme il s’agit d’un nouveau programme, plus d’études et de réflexions sont nécessaires pour statuer sur sa portée effective.

D’ailleurs, les résultats soulèvent les limites de la lecture classique du concept de curriculum caché selon laquelle les rapports de domination véhiculés par la voie des relations sociales au sein de l’école sont uniquement des rapports sociaux de classe. La présente recherche illustre les processus implicites de ces relations, contribuant à minoriser, marginaliser et renvoyer au statut d’Autre les élèves musulmanes issues de l’immigration. Même si les jeunes musulmanes construisent leurs projets de vie adulte en se percevant comme des femmes altérisées, elles résistent face à cette aliénation en actualisant des stratégies de solidarité et de soutien non seulement avec les autres femmes musulmanes, mais aussi avec les autres groupes altérisés. Il serait nécessaire d’approfondir le sujet avec d’autres recherches pour comprendre et expliquer comment les processus d’altérisation créent de nouvelles catégories raciales à travers les relations et pratiques institutionnelles et individuelles au sein de l’école. Les résultats de la présente étude pourraient intéresser les praticiennes et les praticiens des milieux éducatifs, comme les enseignantes et les enseignants, et les intervenantes et intervenants scolaires, en les sensibilisant à l’influence que leurs pratiques pourraient avoir sur les processus de racialisation des élèves issus de l’immigration. Ces résultats pourraient également apporter un éclairage aux décideuses et aux décideurs politiques relativement à la mise en place de nouveaux programmes éducatifs, d’autant que les résultats de cette étude montrent que le contenu formel des programmes ne garantit pas nécessairement l’atteinte des objectifs du vivre-ensemble.