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INTRODUCTION

En 2008, Diane Gérin-Lajoie et Marianne Jacquet affirmaient déjà qu’en l’absence des notions d’équité et de justice sociale dans les discours scolaires, il est utopique de croire que l’école en contexte francophone minoritaire puisse répondre aux besoins de tous les élèves (Gérin-Lajoie et Jacquet, 2008). Plus récemment, les mouvements participatifs de justice sociale ont le vent en poupe et continuent de mettre en exergue les inégalités sociales, les discriminations, l’exclusion et le racisme (Ahmed, 2012). Ainsi, nous sommes toujours appelés à transcender les frontières conceptuelles, politiques et idéologiques qui reproduisent les iniquités et entravent la justice sociale (Avineri et al., 2018). Si les rapports de pouvoirs complexes entre le groupe dominant anglophone et le groupe minoritaire francophone sont bien documentés, peu abordent les idéologies linguistiques et raciales qui sous-tendent les rapports de pouvoir entre le groupe francophone minoritaire et les individus minorisés[1] en son sein – autrement dit, les minorisés au sein de la minorité. Pourtant, les communautés francophones au Canada voient leur composition changer, de plus en plus marquées par une mixité souvent intersectionnelle (Crenshaw, 2010).

Pour les communautés francophones et acadiennes, le milieu scolaire est établi comme le coeur du maintien culturel et linguistique. Identifiée comme le balancier compensateur de l’environnement anglodominant (Landry et Allard, 1990), l’école se dote du double mandat d’instruction et de socialisation nourrissant l’allégeance à la communauté francophone. En faisant écho aux propos de Heller (2011), repris par Cormier (2020), ce double mandat est a priori conçu pour préserver une langue et une culture francophones initialement perçues comme homogènes. L’école francophone en milieu minoritaire est caractérisée par un conservatisme linguistique et culturel (Bélanger et Dulude, 2020) qui se manifeste par la prévalence d’une langue-culture scolaire dominante (Brisson, 2021). En effet, la dynamique de préservation de la langue et d’amortissement de l’assimilation vers l’anglais impose l’usage exclusif du français (standard), créant ainsi une sorte d’unilinguisme artificiel qui tranche avec les populations actuellement admissibles[2] à l’école francophone et avec l’élève type pour qui ces écoles ont été érigées (Cormier, 2015).

L’école se trouve donc devant une dissonance à la fois idéologique et pratique. Entre le mandat déclaré de l’école et l’expérience des jeunes qui ne cadrent pas avec le profil de l’élève type, « la construction et la négociation dominantes de l’identité francophone pour une personne blanche, catholique et d’origine canadienne-/française sert à exclure certains groupes racisés […] » (Madibbo, 2020, p. 498) . L’école se veut un lieu de formation scolaire et identitaire, mais elle devient pour les individus racisés un lieu d’exclusion, de marginalisation et de négation de soi. À cet effet, les travaux de Brisson (2019), Roy (2021), García (2009) et Wei (2018) remettent en question l’assujettissement à une langue-culture en milieux minoritaires. Quant à elle, Schroeter (2019) conclut que « la question de la race est rarement abordée dans les écoles francophones (Carlson Berg, 2011; Jacquet, 2009) » (traduction libre, références dans la citation originale, p. 146). Dans la même veine, Madibbo (2009, 2020) évoque l’importance d’examiner les pratiques qui privent les Noirs francophones d’un sentiment d’appartenance entier et de ressources sociales.

À l’aube du 50e anniversaire de la revue, c’est dans une perspective à la fois sociologique, culturelle et linguistique que cet article invite à réfléchir à ces questions pour nourrir la recherche en éducation en milieu minoritaire, et réduire l’écart entre la pluralité raciolinguistique qui caractérise le milieu minoritaire et la prévalence d’idéologies qui compliquent l’adoption de cadres entrecroisés et intersectionnels en recherche. Pour ce faire, l’article présente d’abord la perspective raciolinguistique, qui oriente l’ensemble de la réflexion. Ensuite, la méthode du récit de résistance (Solórzano et Yosso, 2002) est proposée. Celle-ci permet à l’article d’alterner entre la voix personnelle de l’autrice et sa réflexion critique portant sur certaines idéologies en milieu minoritaire. Le sentiment d’illégitimité, trame de fond des trois récits partagés, est analysé par l’entremise de trois thématiques associées aux récits : l’identité, l’invisibilité et la standardisation linguistique. La perspective raciolinguistique permet d’offrir des pistes de réflexion pour cadrer et aiguiller de futures recherches en éducation, dans une perspective d’équité et de justice sociale.

CADRE RÉFLEXIF : LA PERSPECTIVE RACIOLINGUISTIQUE

La perspective raciolinguistique (Alim et al., 2016; Flores et Rosa, 2015) repose sur les idées du poststructuralisme, de la théorie critique de la race et de la sociolinguistique critique, qui tendent à appréhender le monde comme interdépendant et relationnel, menant à une circulation constante des idées qui forgent notre manière d’être, de percevoir et de penser. Leur nature critique permet d’ausculter les idéologies et pratiques qui soutiennent l’hégémonie, qui marginalisent, ou qui minimisent l’expérience des minorisés. Spécifiquement, la raciolinguistique permet de poser un regard minorisé et critique sur les discours dominants en ce qui concerne les rapports entre la langue et les corps racisés. On parle d’une manière d’appréhender la « conaturalisation » (Flores et Rosa, 2015) de la race et de la langue comme des marqueurs de différences non seulement intersectés, mais aussi coconstitués, et particulièrement proéminents en milieu scolaire. Ensemble, la race et la langue agissent comme marqueurs identitaires. De fait, en fonction des subjectivités de chaque personne, ces marqueurs rendent certains propos intelligibles ou inintelligibles, et rétrécissent les frontières autour de ce qui est considéré comme un corps ou une parole légitime. Ces marqueurs sont mesurés au regard de la norme dominante qui, ultimement, désigne la légitimité de ce qui est dit, comment et par qui.

Cette notion de légitimité aide à identifier les pratiques et discours nocifs normalisés par le milieu scolaire. Puisque, l’éducation et la formation du personnel enseignant incarnent et maintiennent la supériorité du groupe dominant tout en décidant de la légitimité des corps et des paroles (Rosa, 2019), il serait pertinent de vérifier quelles subjectivités existent en milieu scolaire vis-à-vis des élèves minorisés. Dans cette perspective, un corps racisé, l’identité francophone « idéale » ou « l’élève type », ainsi que le français standard valorisé en milieu scolaire sont sciemment interreliés et mutuellement constitutifs, menant alors à des conditions d’exclusion. Appliquer une lentille raciolinguistique permet de s’attarder à comment « les langues sont cartographiées sur le corps et vice versa, contribuant ainsi à la différence afférente aux relations sociales et linguistiques » (Rosa, 2019, p. 5), permettant ainsi de mettre en évidence le rôle des pratiques langagières en les liant à la race et à l’ethnicité dans le processus de minorisation.

Au-delà de prôner le pluralisme linguistique ou l’inclusion raciale, la perspective raciolinguistique interroge les formes de gouvernance par lesquelles les discours sur l’inclusion de la diversité sans actions antioppressives concrètes perpétuent les disparités. Pour ce faire, la perspective raciolinguistique comporte cinq éléments clés qui forgent sa posture réflexive : (1) les conaturalisations historiques et contemporaines de la race et de la langue; (2) les perceptions de la différence raciale et linguistique; (3) les catégorisations raciales et linguistiques; (4) les intersections et assemblages raciaux et linguistiques; et (5) la contestation des formations raciales et linguistiques du pouvoir. Ces éléments reflètent le désir d’investissement pour la théorisation minutieuse des diverses formes d’inégalités raciales et linguistiques, d’une part, et un engagement envers la création de sociétés plus justes et équitables. Si nous cherchons collectivement à rendre nos discours scolaires plus justes et équitables, la perspective raciolinguistique permet d’examiner de front les rapports complexes entre la majorité minoritaire et les groupes racisés en son sein, s’attardant aux idéologies et aux discours qui perpétuent les inégalités.

MÉTHODOLOGIE : LES RÉCITS DE RÉSISTANCE

Anzaldúa (2007) nous met au défi de développer des méthodes permettant de mieux comprendre et de théoriser la réalité de ceux qui sont en marge de la société. En 2002, répondant à ce défi, Solórzano et Yosso (2002) jetaient les balises formelles de la counter-narrative approach[3], une méthode pour raconter les perspectives de ceux dont les expériences ne sont pas souvent racontées à cause de leur position marginale en rapport à la majorité. Les récits de résistance deviennent alors un outil « pour exposer, analyser et défier les discours majoritaires » (Solórzano et Yosso, 2002, p. 32). Ces récits remettent en question le discours dominant en amalgamant le vécu de l’autrice aux données empiriques ou à la littérature. Cette relation entre l’individu minorisé et les écrits met au jour des significations peut-être imperceptibles à d’autres. Les récits de résistance diffèrent des récits majoritaires, issus des discours dominants. Les discours dominants s’ancrent et colportent des idéologies qui s’entrechoquent à celles des individus minorisés, particulièrement dans un espace aussi restreint et diversifié qu’une salle de classe. Les discours dominants s’abreuvent tacitement aux idéologies qu’engendre le groupe majoritaire (Stefancic et Delgado, 1993) tout en contraignant au silence les perspectives et la voix des groupes minorisés. On parle d’ailleurs de silencing (Fine, 1987). Si nous considérons, à l’instar d’Anzaldúa (2007), que certains d’entre nous « ne peuvent s’immiscer dans le discours de recherche en éducation, car le passage [leur] est refusé, car [ils sont] disqualifiés et exclus » (p. xxv), il devient essentiel de profiter de ce numéro du 50e anniversaire pour réfléchir aux idéologies, aux discours, aux perspectives et aux méthodologies en tant que mécanismes d’exclusion qui génèrent des données parfois incomplètes, laissant pour compte les minorisés. La conversation critique entre les récits qui suivent et la littérature tente de tailler une place à un regard qui détonne de la norme afin que nous puissions « nous savoir » collectivement, plus entièrement.

Conversation critique : mise en relation des récits et des discours dominants

Lier les récits de résistance à la littérature existante permet de mettre à nu des mécanismes et de remettre en question certains discours dominants (Miller et al., 2020)life history, and autoethnography, counter-narratives have found a home in multicultural education, culturally sensitive pedagogy, and other approaches to teaching for diversity. This chapter provides a systematic literature review that explores the place of counter-narratives in educational pedagogy and research. Based on our thematic analysis, we argue that the potential of counter-narratives in both pedagogy and research has been limited due to the lack of a unified methodology that can result in transformative action for educational equity. The chapter concludes by proposing critical counter-narrative as a transformative methodology that includes three key components: (1. Cet article présente trois extraits de récits, tirés des carnets personnels de l’autrice. Ces récits sont représentatifs d’un thème récurrent dans ses écrits : le sentiment d’illégitimité. L’analyse proposée suivant chaque récit n’est ni systématique ni exhaustive : elle propose plutôt une conversation critique entre les discours dominants et une expérience minorisée. La conversation s’articule autour de trois axes, soit l’identité, l’invisibilité et la standardisation linguistique. Chaque réflexion est présentée sous l’angle de la perspective raciolinguistique.

Illégitime d’identité culturelle

Récit no 1, 2016, Edmonton

L’outre-culture, c’est quand on n’est pas encore dans la culture, qu’on la regarde, que l’on cherche à y entrer ou à en sortir. La nôtre n’est pas morte, mais déjà presque vivante, presque née, en train de naître peut-être dans ce passage hors frontière et hors temps qui caractérise la transition. Désir de l’autre, désir du monde. Que la culture jaillisse comme dans une outre gonflée. Là où il n’y a plus de fatalité d’aucune sorte[4].

Réflexion : La pression de la construction identitaire

La première sensation d’illégitimité émane du croisement du processus de minorisation et de celui de la construction identitaire. À une époque où le tissu social change rapidement, l’identité représente à la fois l’un des écueils et l’une des sources de régénération des références d’une collectivité. De fait, les représentations identitaires des élèves constituent « un thème central aux recherches menées auprès des francophones en situation minoritaire au Canada » (Pilote et Magnan, 2012, p. 70). Le processus de construction identitaire est complexe pour tout individu d’expression française, car l’identité :

[…] est un phénomène en mouvance, ce qui est en fait une notion très complexe qui est loin d’être facile à cerner. […] En situation minoritaire, être né dans une famille francophone ne garantit pas automatiquement une identité francophone. Dans bien des cas, il faut en faire le choix.

Gérin-Lajoie, 2001, p. 2

La perspective raciolinguistique nous indique que ce processus semblerait encore plus désordonné pour les élèves minorisés, notamment pour ceux dont les phénotypes ou l’accent les distinguent. D’abord, ce choix n’en est pas un pour tous : les rapports de pouvoir excluent, parfois malgré eux, l’identité de certains individus racisés ou « pas assez francophones ». Ensuite, s’il faut faire le choix d’être francophone, un risque accru menace les élèves minorisés : celui d’endosser l’identité francophone aux dépens de l’identité raciale, linguistique/culturelle d’origine, ou de renoncer à l’identité francophone pour préserver l’identité et la langue-culture d’origine. Évidemment, il existe tout un éventail de possibilités dans cet espace identitaire. À l’instar du travail effectué par Casemajor et Couture (2020) vis-à-vis des enjeux culturels et politiques de la pluralisation des savoirs à travers l’analyse de l’identité franco-ontarienne, une exploration des rapports de minorisation au sein des discours identitaires semble indiquée un besoin de raffiner et de pluraliser la compréhension des processus identitaires minorisés au sein de la minorité francophone.

Certains chercheurs exposent la complexité de la construction des identités plurilingues en milieu scolaire (Martinez et al., 2008; Moore et Brohy, 2019) ainsi que l’éventail des portraits identitaires des adolescents fréquentant les écoles francophones (Brisson, 2017; Jacquet, 2020; Moore et al., 2009; Tran, 2019). Levasseur (2020) estime d’ailleurs  : « à l’instar de Cavanagh et al. (2016) et de Macé (2017), [...] l’école doit cesser d’enseigner plus à être francophone, pour enseigner mieux et permettre à toutes les formes d’identités francophones d’émerger » (p. 112).

Pour renchérir, la raciolinguistique nous encourage non seulement à laisser émerger ces formes d’identités, mais aussi à vitaliser les perspectives, les répertoires et les bagages qui leur sont associés. Car au-delà de l’émergence, il importe de se pencher sur les contributions de ces identités individuelles à l’identité collective de nos communautés. Afin d’éviter de tomber dans le piège d’une vision plus équitable de l’identité renvoyant à une ouverture inclusive, sans toutefois proposer des pistes d’action concrètes, la raciolinguistique impose un recadrage incisif du processus identitaire : la construction identitaire n’en est pas une pour tous. Les fondations de l’identité d’un individu dont la minorisation est visible ne sont pas les mêmes que celles sur lesquelles se construit l’identité francophone dite « de souche ». Ainsi, le processus identitaire ressemble plutôt à une transmutation identitaire où s’opère parfois un deuil, un enfouissement, un troc, une division, un recul, un détour, un rehaussement, un échange, une pluralisation, une translation, une hybridité.

La perspective raciolinguistique nous invite à outrepasser la notion de la construction identitaire (aussi porteuse a-t-elle été) afin d’ajouter de nouveaux processus et un vocabulaire renouvelé autour de l’identité, afin de soutenir et de vitaliser les cultures et les langues minorisées tout en reconnaissant la complexité des identités plurielles (Kim, 2021), la fluidité raciale (Alim, 2016) et l’hybridité (Anzaldúa, 2007; Bhabha, 2004). Ces processus seraient à explorer puis à nommer, une démarche d’ailleurs entreprise par un groupe de chercheuses, à l’Université Simon Fraser, qui ont proposé une redéfinition de la construction identitaire comme processus collectif émergent (Dagenais et al., 2020). Il serait aussi essentiel d’étudier l’attrition démographique des individus racisés, afin de découvrir les indices précurseurs, les raisons ou les négociations identitaires entraînant une fracture avec leurs communautés (francophones, d’origines ou d’accueil). Bien que l’objectif de rallier des francophones aux communautés minoritaires soit compréhensible, gagner un francophone ne doit pas mener à la perte d’une identité, d’un héritage culturel ou d’une langue d’origine. Comme nous visons à ce que « l’école soit un lieu privilégié où les jeunes peuvent réaliser des expériences langagières et culturelles positives » (Cormier et al., 2005, p. 59) celle-ci devra parallèlement veiller à conscientiser les jeunes aux forces déterminantes du milieu qui les poussent à favoriser la langue dominante au lieu du français, mais aussi le français ou la langue dominante en dépit des langues d’origines – et à quels coûts ces choix s’opèrent.

Illégitime d’appartenance

Récit no 2, 2002 et 2007, Ottawa

(2002) On me rappelle mon « exotisme » en milieu scolaire : on présume que j’adhère à l’islam (« Comment ça tu ne portes pas le voile? »), on présume que je suis née ailleurs (« Toi, tu viens pas d’ici? », « C’est pas une Tremblay avec un beau bronzage de même! »), on présume que le monde arabe est homogène (« Peux-tu nous expliquer les talibans? »). Cette hypervisibilité donne envie d’effacer ce qui me démarque des autres. Conseil étudiant. Ligue d’improvisation du MIFO. FESFO. PJP[5]. J’absorbe chaque once de francité que l’école veut bien me donner. J’endosse l’identité qu’on me lance au visage dans les manuels scolaires et dans l’actualité francophone. (2007) On présume que je devrais enseigner en francisation (« Tu parles vraiment bien français pour une immigrée, ça pourrait aider les jeunes à se projeter… »), on présume et je détonne. Je cache, je fais taire, j’esquive tout ce qui touche à ma biracialité, à ma biculturalité, à la langue arabe qu’on a oublié de me transmettre en héritage. J’ai honte de la moitié de ma famille, celle à qui je ressemble le plus. J’envie ma soeur, qui n’a pas hérité des mêmes gènes. J’asphyxie ma différence, mais c’est moi qui suffoque.

Réflexion : L’invisibilité du soi

La deuxième sensation d’illégitimité s’enracine dans le préjudice d’invisibilité des individus minorisés dont l’image, les expériences, les perspectives, les répertoires linguistiques et culturels, les histoires et les réalités ne sont pas reflétés en milieu scolaire (Dei et al., 2000). Ces exclusions sont de l’ordre de la sous-représentation. En effet, malgré une couverture médiatique grandissante et un soutien manifeste des institutions gouvernementales pour une meilleure représentation de la « diversité » dans les espaces publics, cela tarde à être intégré dans le milieu scolaire. Pourtant, la sous-représentation des individus minorisés, l’évacuation des variations linguistiques ou culturelles dans le matériel scolaire, et l’usage de matériel qui s’éloigne trop de la réalité des élèves minorisés sont des facteurs qui maintiennent l’iniquité systémique (Apple et Beane, 2007; McLaren et Kincheloe, 2007).

Bien que l’offre soit encore limitée, de plus en plus d’organismes dressent des listes de livres représentant une littérature dite « inclusive », « diversifiée » ou « racisée ». Or l’image corporelle n’est pas le seul type de représentation qui importe. La majorité des textes disponibles véhiculent des perspectives, des visions, des personnages, des thèmes, des individus ou des sujets centrés sur l’héritage des racines franco-européennes ou sur l’expérience migratoire des nouveaux arrivants (Haddix, 2015). Des enseignants ont d’ailleurs évoqué la difficulté à trouver des outils et des activités pédagogiques qui transmettent diverses histoires et perspectives dans le programme d’enseignement (Centre mondial du pluralisme, 2021). L’accès à des ressources représentant adéquatement des individus minorisés et leurs perspectives connaît des écueils qui ne touchent rien de moins que leurs conditions d’existence et qui, en retour, envoient un message très clair sur l’importance que l’on accorde aux individus minorisés. Il faudrait examiner les conditions de visibilité de ces élèves dont l’épanouissement est susceptible d’en bénéficier, et de remédier le plus vite possible à ce manque les empêchant de se reconnaître dans les textes utilisés.

De même, les pratiques discursives, et les répertoires linguistiques et culturels de certains élèves minorisés ne sont ni valorisés ni même soupçonnés. Les pratiques pédagogiques sont fortement orientées vers l’enseignement par les genres textuels (Chartrand et al., 2015), eux-mêmes un construit culturel dont les caractéristiques varient d’une culture à l’autre (Adam, 2020). La pédagogie de l’écrit porte surtout sur des produits textuels unilingues et ethnocentrés dans leurs caractéristiques et leurs éléments discursifs, évacuant les répertoires ancrés dans des cultures communicationnelles non dominantes. Venuti (1993, 1998) a attiré l’attention sur l’ethnocentrisme inhérent à ce qu’il a appelé la « domestication par la traduction », qui assimile un texte original selon les valeurs de la culture d’accueil pour créer une impression de naturel. Il compare une telle traduction à une « violence ethnocentrique » qui consiste à s’approprier les autres et à les assimiler selon la vision du monde de la culture cible, « en réduisant sinon en excluant simplement les différences mêmes que la traduction est appelée à véhiculer » (Venuti, 2018). Ces différences affectent les fibres profondes du texte  : la manière d’organiser (Biel, 2018) ou de communiquer les idées selon l’intention et certaines valeurs (Hatim, 2020), ou encore les relations entre concepts. Ainsi, certains élèves communiquent dans une langue scolaire qui ne partage pas les mêmes repères linguistiques, valeurs ou pratiques communicationnelles que leur répertoire d’origine. Ce faisant, on en vient non seulement à exclure les compétences existantes de certains élèves, mais aussi à les dévaluer lorsque leurs pratiques discursives sont évaluées et commentées négativement (Flores, 2021; Rosa, 2019).

L’invisibilité culturelle et linguistique brouille l’attachement à la culture et à la langue d’origine tout en affectant le sentiment d’appartenance au milieu scolaire (Mas Giralt, 2013), mais maintient aussi les iniquités systémiques en invisibilisant les individus minorisés. La non-reconnaissance de l’existence et de la valeur d’une langue d’origine différente de celle de l’école peut mener à une insécurité linguistique, une baisse de l’estime de soi, ainsi que des difficultés de transfert des acquis cognitifs et langagiers d’une langue à l’autre (Bougie et al., 2003; Johnson et Zentella, 2017). À la croisée des corps et des langues, la raciolinguistique nous invite à réfléchir aux effets d’une invisibilité corporelle au nom d’une homogénéité linguistique. Cela nécessite plus de recherches sur les obstacles auxquels font face les idéologies actualisantes, les pratiques innovantes et créatives, les actions inclusives et les pédagogies hors-norme. À l’instar de Prasad (2015), le positionnement des élèves comme créateurs de contenus culturels et de pratiques linguistiques actuelles valoriserait leur apport à la mouvance francophone et les engagerait en vitalisant les croisements de leurs répertoires identitaires, linguistiques et culturels.

Illégitime de parole

Récit no 3, 2021, Whitehorse

Je suis née du côté basané du monde en ayant vu le jour en sol ontarien. Chez moi, le hummus enlacé d’harissa tournoie avec joie; l’un embrasse l’autre sous un ciel sucré aux baklavas. L’air est lourd de sumac, le baba gannouj n’est jamais bien loin.

Cette première fois où j’ai préparé un baba gannouj, mon fils de trois ans m’a avidement demandé ce que je servais. Les sourcils froncés sur ses yeux pers, il m’a fait répéter trois fois avant d’annoncer : « Tu mets des mots dans ta bouche qui ne sont pas des vrais. » Ces mots qui sonnent faux à ses oreilles ont pourtant bercé mon enfance. Ces mots de cuisine étaient ceux qui étaient les plus librement utilisés à la maison, décrivant jour après jour les plats savoureux que nous préparaient ma mère et ma mamie. Lorsque je prononce ces mots-recettes devant des adultes, l’arabe colle déjà à l’idée préconçue qu’ils ont de mon teint basané, de mes yeux élégiaques, de mes cheveux brun cumin. C’est tout autre lorsque je tente de commander ces mets au comptoir libanais. Les Libanais se détectent en moi aussi rapidement qu’ils remarquent que j’évite de poursuivre la conversation en arabe, outre les quelques boniments de départ.

Et lui. Je cueille ses yeux pers au passage d’un rire qui ébouriffe la paille de ses cheveux blonds. Ils sont comme un hoquet dans le paysage génétique qui s’inscrit en moi. Jamais il ne parlera l’arabe comme si ces mots habitaient son corps. Et moi, je ne parle pas arabe autant que j’en ai l’air.

Réflexion : La norme linguistique

La dernière sensation d’illégitimité est liée aux attentes et à la norme linguistique. Sur le plan linguistique, les pratiques des locuteurs du français au Canada sont hétérogènes. Boudreau (2019) effectue un bref retour sur les idéologies ayant marqué le rapport des Acadiens à leur langue. Celles-ci s’appliquent aussi à d’autres communautés francophones au Canada :

Parmi les discours les plus importants, deux se sont chevauchés de façon récurrente, l’un prônant la supériorité, la richesse et la beauté du français, discours relié à l’idéologie du français unique voulant qu’il existe une seule variété de français, l’autre, faisant l’éloge des particularités linguistiques […]. Parallèlement à ces deux discours figurait celui prônant la nécessité du bilinguisme avec, en même temps, celui de parler un français sans anglicismes, messages difficilement conciliables pour les minoritaires francophones qui naviguaient (et qui naviguent encore) entre le français et l’anglais.

Boudreau, 2019, p. 76

Ces idéologies opposant les tenants vernaculaires et standardisés mènent à l’insécurité linguistique, telle qu’elle est décrite par Labov (1976) et reprise dans la littérature en milieu minoritaire depuis. Tout français est mis en examen par rapport à un système linguistique homogène et standardisé, qui ne représente pourtant pas le français de tout un pan de la population (Bergeron, 2019; Dalley, 2006; Levasseur, 2020; Prikhodkine, 2019). Les attentes en enseignement du français ne tiennent pas compte de l’héritage linguistique qui diffère de la norme établie. Les idéologies sur lesquelles reposent les politiques linguistiques du système scolaire sont une appréhension de l’expression contextualisée des politiques linguistiques, à partir des discours et des actions du quotidien (Ricento, 2006; Shohamy, 2006); ces discours sur la langue comme entité fermée et fixe légitiment certaines formes langagières. D’ailleurs, Brisson (2017) et Levasseur (2018) affirment que les discours scolaires axés sur la valorisation unilingue (français) et la séparation des langues ont une influence observable sur les élèves et le personnel enseignant. Dans cette perspective, l’école francophone est le théâtre de situations complexes et injustes  : un lieu de rencontre et d’exclusion en même temps, où des langues-cultures dites importantes, légitimes et reconnues sont simultanément minorisées, exclues ou à portée restreinte.

L’importance accordée aux notions de bilinguisme additif et aux dangers du bilinguisme soustractif est aussi l’héritage idéologique d’un projet sociétal (Lambert, 1973)[6]. En milieu minoritaire, ce bilinguisme a été élevé au rang d’idéal à atteindre. Dans une perspective raciolinguistique, une révision des termes s’impose : se circonscrire au bilinguisme est réducteur des possibles répertoires linguistiques des élèves et l’usage du terme bi/plurilinguisme serait plus approprié. Ensuite, il serait pertinent de réfléchir et d’actualiser les modèles de bi/plurilinguisme afin qu’ils capturent mieux les recherches qui remettent en question la supposition que les apprenants développent des compétences langagières parallèles ou compartimentées selon les langues de leur répertoire. La raciolinguistique nous incite aussi à réfléchir sur les éléments entravant la réelle mise en oeuvre du bi/plurilinguisme additif, spécifiquement à cause de l’effet des processus de minorisation. Trop souvent, quelques langues, pratiques linguistiques, dialectes ou accents sont tellement stigmatisés qu’ils ne sont pas perçus comme un atout (Flores et Rosa, 2015). D’un point de vue raciolinguistique, ce n’est pas assez de promouvoir une forme de bilinguisme sans reconnaître aussi que l’expertise linguistique d’élèves racisés n’est pas valorisée comme celle de ceux qui la développent dans des contextes élitistes de plurilinguisme. Ainsi, conceptualiser la langue comme un système fluide, complexe, dynamique et ouvert et non une entité fermée, imperméable (Gorter et Cenoz, 2015) permettrait un renouveau dans notre vision de l’enseignement langagier en explorant les notions de bi/plurilinguisme flexible (Blackledge et Creese, 2010) ou de bi/plurilinguisme dynamique (Alim et al., 2016).

À cet effet, nombre de chercheurs et praticiens proposent déjà des pistes de solutions concrètes pour changer les perspectives : les activités d’éveil aux langues (Candelier, 2003), entre autres par les albums plurilingues au préscolaire (Armand et al., 2021), la didactisation de l’alternance codique (Causa, 2007), la didactique du plurilinguisme (Gajo et Steffen, 2015; Moore, 2006), les littératies plurielles pour les identités plurielles (Dagenais, 2018; Dagenais et al., 2020), les pratiques translangagières (García et Wei, 2014) et le recours aux langues et aux cultures de la classe autour de la littérature jeunesse (Fleuret et Sabatier, 2019), l’exploitation des (auto)biographies langagières (Molinié, 2006), la pédagogie de l’inclusion en enseignement des langues (Auger, 2007), et l’approche axée sur les voix des élèves (Farmer et al., 2021; Prasad, 2020). Ces initiatives reconnaissent, sans toujours l’expliciter, que le statut d’une personne peut promouvoir ou entraver sa participation à la langue scolaire. Elles mettent de l’avant des pratiques centrées sur l’élève, une réflexivité autocritique sur le parcours langagier ou les pratiques linguistiques des élèves, ou alors l’insertion professionnelle et la valorisation de modèles-enseignants minorisés offrant un répertoire linguistique différent de la norme. Ces actions inclusives s’ancrent bien dans la francophonie contemporaine, misent sur la créativité et l’innovation, et considèrent l’héritage linguistique ou culturel comme une entité dynamique et porteuse d’avenir. Il serait intéressant, en réponse à l’appel de Madibbo (2021), de s’attarder aux perceptions raciolinguistiques du personnel enseignant vis-à-vis des pratiques linguistiques des populations racisées, particulièrement celles qui sont systématiquement stigmatisées même si leurs pratiques peuvent sembler correspondre à des normes standardisées (Flores et Rosa, 2015).

Conclusion

En cette édition du 50e anniversaire d’Éducation et francophonie, force est de constater les gains indéniables en recherche sur l’éducation et la francophonie des cinquante dernières années. En ce qui a trait au milieu minoritaire, celui-ci se positionne comme fort de ses savoirs et mûr pour une pluralisation de ceux-ci, dans l’optique d’inclure des formes de savoir provenant de groupes habituellement marginalisés (ou, à tout le mieux, oubliés) pour redresser les inégalités épistémiques (Godrie et Dos Santos, 2017), celles-là mêmes qui ont été mises en place pour protéger les communautés francophones de la majorité anglodominante.

Cet article a offert une réflexion sur trois sentiments d’illégitimité émanant des récits de résistance (Solórzano et Yosso, 2002) de l’autrice, elle-même racisée et biculturelle. Dans une optique de pluralisation des savoirs, cette illégitimité a été mise en relation avec certains écrits sur l’éducation en milieu minoritaire. La contribution principale est l’analyse de trois axes d’illégitimisation par la perspective raciolinguistique, qui propose une manière novatrice et critique d’entrer en relation avec les savoirs. Cette perspective raciolinguistique, un champ de recherche encore naissant et encore absent du paysage francophone, réfléchit aux idéologies et aux discours dominants qui perpétuent les processus de minorisation. Ainsi, il jette des bases formelles pour un travail théorique intersectionnel déjà entamé par certaines actrices et certains acteurs de la recherche en éducation francophone. Au sein du milieu minoritaire, la sensibilité théorique et la mise en application pratique de cette perspective permet d’illustrer le maintien d’iniquités sociales mises en place pour protéger les communautés de la majorité anglodominante, mais qui sont fondamentalement dommageables pour les individus minorisés et, à plus longue portée, pour les communautés francophones elles-mêmes.

Devant la tension entre l’unilinguisme artificiel et la francophonie plurielle des milieux scolaires, la remise en question mérite d’être élargie et approfondie. Les changements sociaux imposent une transformation réelle de nos pratiques, de nos approches et de nos idéologies. De plus, bien que les propos tenus dans cet article ne fassent pas explicitement mention de la violence historique et systémique envers les autochtones, les préoccupations avancées peuvent faire écho aux leurs, bien que la minorisation qu’ils subissent est le résultat d’un long et violent processus. L’adoption d’une vision plurilingue et plurielle de la francophonie se doit de considérer les idéologies linguistiques et raciales qui alimentent le processus de minorisation et de domination. Cela remet inévitablement en cause certaines assises de la vision unifiée des communautés francophones (même plurielles). Ainsi, plus généralement, cet article contribue à la réflexion sur la pluralisation des savoirs et à l’usage d’une lentille raciolinguistique en insistant sur l’importance des rapports de pouvoir sous-jacents à la recherche en éducation, avec comme visée l’espoir d’une collectivité scolaire où les interrelations complexes entre langues-cultures, pouvoir et inégalités sociales (dont les autres dimensions de minorisation) sont auscultées plus explicitement, dans une perspective de justice sociale et d’équité.