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INTRODUCTION

Les discours dans l’espace public autour des technologies s’appuyant sur l’informatique ont le défaut de regrouper celles-ci autour de l’expression « le numérique ». L’utilisation du singulier pourrait laisser penser que la panoplie de ces technologies forme une unité, tant sur le plan des logiques de développement que celui de l’usage. Or on ne saurait confondre, par exemple, la logique de développement de logiciels propriétaires avec les développements de logiciels libres. De même, il est exagéré de réunir, par exemple, des plateformes commerciales de réseautage social et des sites de presse en ligne. Il devient donc nécessaire d’opérer des distinguos quand on s’intéresse aux technologies numériques. Dans cette contribution, je montrerai d’abord comment certaines dynamiques de développement et d’usage de technologies numériques peuvent s’avérer problématiques, notamment par rapport à la notion de citoyenneté. Je me concentrerai ensuite sur un exemple, celui de l’économie de l’attention, pour illustrer concrètement mon propos. Après ce constat, je développerai une proposition d’articulation théorique entre l’éducation à la citoyenneté numérique et le paradigme de l’autonomie de l’apprenante et de l’apprenant. Cette proposition d’articulation théorique sera ensuite traduite en un exemple concret d’activité pédagogique élaborée à partir d’approches pédagogiques existantes. La thèse centrale de cette proposition est que l’éducation à la citoyenneté numérique doit inclure un processus d’autonomisation des apprenantes et apprenants en clé socioconstructiviste pour passer (du risque) d’une hétérorégulation par les artefacts (et leurs concepteurs) à une autorégulation par les apprenantes et apprenants/usagères et usagers/citoyennes et citoyens.

LA CITOYENNETÉ FACE AU NUMÉRIQUE

Dans cette contribution, on entend par citoyenneté le statut et les rôles que des personnes jouent dans un état démocratique. À la suite de Cohen et Fung (2021), reprenant Habermas (1988), la citoyenneté implique un espace public où la participation est possible (Lee et al., 2021), espace basé sur la libre circulation d’idées, le débat et la délibération. D’après ces auteurs, l’espace public ne se limite pas aux moments forts d’une démocratie comme les élections, les débats institutionnels (par exemple parlementaires) et les manifestations. Si ces moments forts constituent la voie officielle de la prise de décision démocratique, les auteurs soulignent que l’espace public est également constitué d’une voie officieuse, regroupant des discussions sans organisation précise, comme dans des espaces de divertissement et de vie sociale (Cohen et Fung, 2021), par exemple les marchés et les bars, et, sur le versant numérique, les plateformes de réseautage social.

Cohen et Fung (2021) soulignent que les technologies numériques, et en particulier les plateformes de réseautage social, ont restructuré l’espace public, en conduisant des entreprises privées à jouer un rôle de contrôleur d’accès (gatekeepers) dans les processus officieux de l’espace public. Si cela a apporté de nouvelles possibilités de démocratie (Bernholz et al., 2021) et de participation en ligne réfléchie (Chu, 2020), des dynamiques problématiques ont également pu être mises en lumière. Parmi les contributions qui ont développé un regard critique sur le numérique, on peut nommer, par exemple, les observations d’Harcourt (2015) sur le lien entre profilage à des fins publicitaires et surveillance, celles de Stiegler (2015) et Pasquale (2015) sur les dérives possibles dans l’utilisation de logiques algorithmiques à des fins technocratiques dans les dynamiques sociétales, ou encore celles de Turkle (2012) sur les changements anthropologiques du regard porté sur le rôle des technologies dans les rapports sociaux. Particulièrement pertinents pour mon propos sont les écrits d’Ippolita (2017) et de WuMing 1 (2021), qui ont montré comment le modèle économique de plateformes telles que Facebook et Twitter a des effets contribuant à la propagation des ainsi nommées théories du complot, comme dans l’exemple du mouvement QAnon. Afin d’éviter une vision dystopique autant que des visions utopiques, comme celles accompagnant le déploiement des technologies numériques (Bernholz et al., 2021; Tréguer, 2019), il semble important de saisir la nouveauté de telles dynamiques problématiques afin d’élaborer des programmes éducatifs permettant de rendre plus autonomes les (futures et futurs) citoyennes et citoyens. Dans la section suivante, j’aborde donc en détail l’une de ces dynamiques, avant de développer une proposition didactique dans la suite de l’article.

Attention et interfaces

Nous avons noté que la citoyenneté se base sur un espace public permettant entre autres la libre circulation de l’information et des idées. De plus, si avec Postman (1985) l’on considère que la capacité à mobiliser une attention soutenue est un prérequis pour la participation aux échanges d’idées, éventuellement dans des cadres contradictoires, animant les délibérations politiques, alors l’ensemble des phénomènes que l’on désigne par « économie de l’attention » peut être considéré comme une divergence avec toute entreprise citoyenne.

Dans l’économie de l’attention, une entreprise offre un service de manière gratuite afin de capter l’attention des individus et d’insérer dans son service des messages publicitaires, lesquels constituent sa principale source de revenus. L’économie de l’attention n’est pas née avec le numérique – que l’on pense aux médias de masse traditionnels telles la radio et la télévision – mais celui-ci lui a donné une nouvelle ampleur, d’abord avec les moteurs de recherche, dont Google est le plus connu, puis par la monétisation des liens sociaux sur les plateformes de réseautage social, parmi lesquelles Facebook et Twitter (Pasquale, 2015; Ippolita, 2017).

Pour augmenter l’efficacité des annonces publicitaires distribuées, ces plateformes s’appuient principalement sur des logiques de profilage rendant, d’une part, le service plus pertinent pour chaque usagère et usager, et permettant, d’autre part, un microciblage très intéressant pour que les agences publicitaires atteignent mieux leurs cibles (Pasquale, 2015). Or ce profilage est d’autant plus efficace que l’usagère ou l’usager est présent et actif sur la plateforme en question, que ce soit dans le choix des contenus visionnés ou dans des formes de réactions à ceux-ci (commentaires, mentions « j’aime », etc.).

Dans ce cadre, pour des raisons économiques, les interfaces des plateformes et la suggestion de contenu sont conçues pour capter et garder l’attention des usagères et usagers. Premièrement, il s’agira pour l’entreprise qui conçoit et développe l’interface de proposer un contenu qui retienne l’usagère et l’usager sur son service, comme dans l’exemple des suggestions de contenus dans une plateforme comme YouTube. En ce sens, il est intéressant de noter que, parmi les contenus qui engendrent le plus de réactions, on compte ceux basés sur l’effet réalité, dont Lorusso (2018) montre le lien avec l’émergence de l’ainsi nommée postvérité. Deuxièmement, dans la lignée des travaux de Fogg (2003), des fonctionnalités des interfaces sont développées pour exploiter certaines caractéristiques neurophysiologiques pour faciliter l’adoption de certains comportements, dans ce que l’on a pu appeler le « design persuasif ». Cela entraîne des dynamiques que des chercheurs d’horizons différents comme Desmurget (2019) en psychologie cognitive, Masson (2020) en neuropsychologie, ou Murray et al. (2020) en linguistique appliquée ont pu caractériser comme une distraction, allant dans le sens inverse de l’attention soutenue que Postman (1985) estimait nécessaire pour les citoyennes et citoyens dans l’examen attentif d’idées, notamment dans des régimes politiques de démocratie représentative.

Sans aller jusqu’à adopter la métaphore de la dépendance (Turkle, 2012), ces dynamiques peuvent être interprétées comme une hétérorégulation de l’attention par l’artefact. Pour le dire de manière plus politisée, ces stratégies relèvent d’une hétérorégulation de l’individu par des entreprises concevant des plateformes et leurs interfaces, pour inscrire l’individu dans des processus de captation de l’attention allant alimenter les flux commerciaux de l’économie de l’attention. L’individu perd ainsi partiellement ou complètement son autonomie, d’une part parce qu’il est entraîné, au sens behavioriste du terme, à adopter des comportements à son insu, d’autre part parce qu’il devient un moyen pour générer des profits dans une dynamique commerciale. Il apparaît donc nécessaire, sur le plan éducatif, de contrer cette exploitation pour rendre les consommateurs conscients des processus à l’oeuvre, d’abord afin de leur rendre leur autonomie, ensuite éventuellement afin de concevoir des espaces publics informels plus favorables à la citoyenneté numérique. Dans la section suivante, je pose des repères philosophiques et didactiques de cette entreprise éducative en liant la citoyenneté (numérique) à l’autonomie, pour ensuite les traduire en un exemple pédagogique concret. Bien évidemment, il s’agit ici d’une proposition, qui ne se veut pas la seule possible.

CITOYENNETÉ ET AUTONOMIE

Repères philosophiques

Dans la modernité, la notion d’autonomie est liée à l’oeuvre du philosophe allemand Immanuel Kant. Dans la pensée de Kant, notamment dans les Fondements de la métaphysique des moeurs (1993 [1785]), l’autonomie est liée à l’impératif catégorique de la raison : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » (Kant, 1993, p. 94.) L’autonomie est ainsi conçue comme une forme d’autorégulation qui régit les actions des hommes raisonnables et donne une valeur morale à celles-ci. Deux considérations sont importantes pour mon propos. Premièrement, dans ce cadre, l’humain est une fin en soi, ce qui fait que toute action envisageant des hommes et des femmes comme des moyens ne sera pas une action morale, donc pas l’action d’un sujet autonome[1]. On voit donc que concevoir les individus et leur attention comme des ressources à capter (Citton, 2014) est une conception incompatible avec un projet autonomisant. Deuxièmement, l’autonomie est considérée aussi comme un affranchissement des désirs amenant les individus à ne pas suivre l’impératif catégorique.

La réflexion sur l’autonomie entamée par Kant est reprise deux siècles plus tard par Castoriadis (1975), qui la développe en s’appuyant sur des dimensions mises en lumière après le philosophe allemand, comme la conception de l’histoire par Hegel et Marx, ou le cadre psychanalytique freudien. Surtout, Castoriadis inscrit la question de l’autonomie individuelle dans le cadre plus large du rapport entre théorie et praxis au sein de sociétés, en en faisant donc un projet (révolutionnaire) politique :

Si nous affirmons la tendance de la société contemporaine vers l’autonomie, si nous voulons travailler à sa réalisation, c’est que nous affirmons l’autonomie comme mode d’être de l’homme, que nous la valorisons, nous y reconnaissons notre aspiration essentielle et une aspiration qui dépasse les singularités de notre constitution personnelle, la seule qui soit publiquement défendable dans la lucidité et la cohérence.

Castoriadis, 1975, p. 159

Dans ce cadre sociétal, dont Castoriadis trouve un exemple paradigmatique dans la polis d’Athènes, l’autonomie des individus est liée par un rapport de corrélation (au sens philosophique) à la démocratie directe, ce qui en fait la qualité principale des citoyennes et citoyens. En ce sens, la démocratie directe basée sur l’autonomie s’oppose à d’autres formes de société basées sur l’aliénation, entendue foncièrement comme l’impossibilité de prendre part aux processus de décision individuelle ou de décision collective[2]. Enfin, dernier point important pour mon propos, ce processus d’autodétermination des sociétés par la participation directe des individus se nourrit des imaginaires[3]. Dans ce cadre, l’autonomisation des citoyennes et citoyens prend la forme du processus remplaçant l’acceptation inconditionnelle du discours qui vient de l’autre avec une acceptation et une distanciation réfléchies, basées sur ce que j’appellerais « l’esprit critique ».

Repères didactiques

En didactique, et notamment dans la didactique des langues et des cultures dans laquelle je m’inscris, le paradigme de l’autonomie a été développé à partir de ces bases philosophiques dans la théorisation de dispositifs autonomisants (Barbot et Camatarri, 1999; Little et al., 2017). Bien que des chercheurs comme Germain et Netten (2004) aient proposé une articulation entre autonomie générale (celle qui permet de prendre part à des sociétés démocratiques) et autonomie d’apprentissage (celle qui permet aux apprenantes et apprenants de s’autoréguler), à ma connaissance extrêmement rares sont les études ayant articulé ces dimensions (Gravel et Vienneau, 2002).

Pour opérer une telle articulation, il me semble pertinent de croiser le paradigme de l’autonomie en didactique avec la théorie socioconstructiviste de matrice vygotskienne, parfois appelée « théorie socioculturelle » (Lantolf et Thorne, 2006). D’après cette théorie, tout instrument psychologique de haut niveau, dont le langage, est développé chez l’individu dans un processus qui procède de la régulation par l’autre dans les dynamiques interindividuelles à l’autorégulation dans les dynamiques intrapsychologiques. Lors de l’intériorisation des instruments psychologiques, ceux-ci restructurent la cognition par leur médiation (Vygotski, 1997 [1935]).

Dans ce cadre, l’autonomisation peut donc être conçue comme l’intériorisation d’instruments psychologiques qui permettent de passer d’une régulation de la cognition par l’environnement, y compris social et a fortiori technologique, à une autorégulation. Bien que basée sur des attitudes innées chez l’être humain (Little, 2012), cette autonomisation ne peut faire l’économie d’une réflexion sur l’accompagnement pédagogique nécessaire à son accomplissement, par exemple en matière d’étayage (Bruner, 1983).

Dans l’éducation à la citoyenneté numérique, il s’agira d’avancer dans deux voies complémentaires. La première est celle de l’identification des opérations relatives à la citoyenneté numérique et des compétences pour les accomplir. Cette voie aboutit à la modélisation des compétences, par exemple sous la forme de référentiels, comme ceux élaborés au sein du Conseil de l’Europe (Frau-Meigs et al., 2017) et de la Commission européenne (Vuorikari et al., 2016; Carretero et al., 2017). Dans la deuxième voie, il s’agira d’identifier les dynamiques tendant à une aliénation des sujets de leur autonomie, par exemple quant au déploiement de stratégies d’hétérorégulation, voire de manipulation, faisant des individus des moyens pour atteindre des fins (politiques, commerciales, etc.), comme dans l’exemple de l’économie de l’attention, expliquée ci-dessus. En ce sens, les études sur la citoyenneté numérique pourront s’appuyer sur les études technocritiques citées ci-dessus, ainsi que sur l’approche sociocritique au numérique en éducation (Collin et al., 2015; Ntebutse et Collin, 2019), notamment dans le cas d’introduction de technologies numériques dans la gouvernance (Williamson, 2015) et/ou dans l’éducation (Selwyn, 2015; Berendt et al., 2020).

À partir de l’identification de dynamiques problématiques, il s’agit enfin d’élaborer des parcours d’apprentissage autonomisant, permettant aux apprenantes et apprenants de passer de l’hétérorégulation par les artefacts à l’autorégulation. Même si cela est implicitement inscrit dans les lignes ci-dessus, il est important d’expliciter qu’un tel processus d’autonomisation ne peut se faire que dans une pédagogie active et un apprentissage expérientiel tel qu’il est défini, par exemple, par Dewey dans Democracy and Education (Dewey, 2008 [1916]). Dans ce cadre, l’entreprise éducative est avant tout une question d’organisation d’environnements éducatifs pour favoriser l’observation de phénomènes autrement inaperçus. Il est en ce sens important de rendre pertinents des objets d’étude qui ne le sont pas au premier abord pour les apprenantes et apprenants. Dans le cadre de la citoyenneté numérique, il s’agira donc de faire tisser des liens entre phénomènes que les apprenantes et apprenants perçoivent comme séparés. Ensuite, dans une démarche expérientielle, il s’agira de faire élaborer des actions de groupe aux apprenantes et apprenants pour qu’ils expérimentent activement la citoyenneté dans des environnements éducatifs (Meirieu, 2020) ou liant l’institution éducative à son contexte social (Chu, 2020; Lachneay, 2017).

En conclusion, replacer l’apprentissage expérientiel dans le cadre plus large du paradigme de l’autonomie et du socioconstructivisme vygotskien revient à définir l’apprentissage expérientiel de la citoyenneté numérique comme le guidage par la formatrice ou le formateur de la perception de l’apprenante ou de l’apprenant pour voir des liens entre phénomènes d’abord, et pour intérioriser des instruments d’autorégulation ensuite, afin de changer son comportement, voire son identité et son environnement (Caws et al., 2021). En ce sens, l’apprentissage de la citoyenneté numérique, comme de l’autonomie, ne peut pas se limiter à l’assimilation de connaissances, mais doit nécessairement se faire dans l’action et la réflexion. La section suivante spécifie une suggestion pédagogique concernant la question de l’attention dans le cadre de l’économie de l’attention.

UN EXEMPLE DE SÉQUENCE PÉDAGOGIQUE : DE L’ÉCONOMIE DE L’ATTENTION À L’AUTONOMIE COGNITIVE

Dans cette section, je me propose d’illustrer un exemple de séquence pédagogique afin de montrer comment les considérations théoriques ci-dessus peuvent trouver une réalisation concrète. Mon but n’est pas de montrer une étude empirique faisant le bilan d’une expérimentation pédagogique, ce qui sera l’objet d’études à venir.

Cela dit, la question de l’attention dans des environnements intégrant le numérique est au centre de théorisations et d’initiatives de formation depuis plusieurs années. Qu’il suffise de penser à la réflexion de Citton (2014) en France, ou aux ateliers de sensibilisation et d’autodéfense numériques de collectifs comme Ippolita (https://www.ippolita.net/) en Italie et Framasoft (https://framasoft.org/fr/) en France, entre autres. Par ailleurs, la nécessité de ces réflexions et initiatives a été corroborée par les études qui ont montré l’effet direct de la présence de certaines technologies sur l’attention et sur les apprentissages (Ward et al., 2017; Desmurget, 2019). Mon propos ne se veut donc pas novateur et n’a d’ambition que de combiner des démarches existantes et de les inscrire dans le paradigme de l’autonomie, pour mieux les appréhender et les lier à la citoyenneté numérique. Si nouveauté il y a, elle vient davantage de l’actualité des défis sociétaux posés par les usages des technologies numériques actuelles. En d’autres mots, il ne s’agit pas de proposer un nouveau cadre pédagogique, mais de montrer comment des cadres pédagogiques existants peuvent être articulés pour faire face aux défis sociétaux actuels.

Comme nous l’avons vu plus haut, les dynamiques constitutives de l’économie de l’attention mènent à une plus grande efficacité et pertinence de la consultation du Web par les internautes au prix d’une captation de l’attention les entraînant (au sens behavioriste du terme) à la distraction. La question qui se pose est donc : quels sont les étayages pour faciliter la perception du phénomène et ensuite pour favoriser l’intériorisation d’instruments de régulation d’abord, voire éventuellement pour influencer des changements dans l’environnement numérique? Autrement dit : comment passer d’une cognition médiée par l’autre à travers les interfaces graphiques et leurs fonctionnalités à une cognition dirigée par le sujet, voire au changement des interfaces? Dans la suite de la section, je détaille une séquence pédagogique en reprenant ces trois moments : la perception du phénomène problématique; l’intériorisation d’instruments de régulation; et l’imagination d’instruments numériques moins ou non aliénants. Cette séquence a été conçue pour un public de jeunes adultes en milieu universitaire, mais elle est adaptable au moins à un public de lycéens.

Le moment de la perception

En ce qui concerne la perception du phénomène, il peut s’agir de soumettre aux apprenantes et apprenants des textes le décrivant. Ces textes peuvent être des textes écrits, tels des reportages dans des journaux et revues, des extraits d’ouvrage (par exemple de Citton [2014] ou Desmurget [2019]), des textes tirés d’Internet ainsi que des textes multimodaux. Pour illustrer mon propos, je me baserai sur l’épisode 95 de l’émission DataGueule, intitulé Réseaux sociaux : flux à lier (https://wiki.datagueule.tv/R%C3%A9seaux_sociaux_:_flux_%C3%A0_lier_(EP.95), min. 00-4:41). Après ce visionnement, un moment d’échange collectif peut être organisé, où les apprenantes et apprenants sont invités d’une part à lier les informations reçues lors de leur expérience, d’autre part à critiquer le point de vue des auteurs. Enfin, on pourrait leur demander d’estimer le temps qu’ils passent devant leurs écrans, notamment leur téléphone intelligent, ce qui introduit l’étape suivante.

Comme j’ai eu l’occasion de le montrer ailleurs (Cappellini, 2019) en me basant sur l’effet Kruger et Dunning (1999), l’un des paradoxes de la métacognition est que plus on est incompétent, moins on est capable d’avoir une idée précise de son comportement. La demande d’introspection n’est donc pas suffisante, sauf dans le cas où les apprenantes et apprenants seraient déjà compétents pour observer leur comportement. Dans un cadre socioconstructiviste, cela implique le besoin d’un instrument de médiation externe à la cognition pour l’étayer, du moins dans une première phase. En ce sens, en suivant l’étude de Murray et al. (2020), on peut demander aux apprenantes et apprenants d’installer une application de monitorage de l’usage du téléphone intelligent sur leurs appareils, par exemple l’application QualityTime (https://www.qualitytimeapp.com/). Cette application permet aux apprenantes et apprenants de visualiser le temps total passé devant l’écran de leur téléphone et sa distribution par applications utilisées, le nombre de déverrouillages, etc. Successivement, il s’agira de revenir sur les résultats montrés par l’application de monitorage après une période d’au moins une semaine et de les comparer avec les estimations initialement obtenues. Cette phase comportera probablement une prise de conscience de l’étendue de l’utilisation des téléphones intelligents (Murray et al., 2020).

La prise de conscience du temps passé sur les écrans sera la porte d’entrée pour l’analyse des mécanismes de captation de l’attention et leurs ramifications psychologiques et économiques, dans le but d’acquérir un esprit critique sur le fonctionnement des technologies numériques. D’une part, on développera le regard critique concernant les fonctionnalités des applications les plus utilisées qui ont un effet sur l’attention. Il s’agit ici d’accompagner les apprenantes et apprenants pour le développement de leur jugement critique concernant l’architecture des applications qu’ils utilisent le plus. Les apprenantes et apprenants seront ainsi invités à analyser la conception d’une application mobile ou d’un site Internet en se focalisant notamment sur : 1) l’éventuelle présence d’un système de notification et les paramètres le régissant, ainsi que la possibilité de les manipuler; 2) les éventuels mécanismes de ludification présents, notamment les récompenses en cas d’action, et leur éventuel lien à des rapports sociaux avec d’autres usagères et usagers; et 3) la facilité ou la difficulté de réaliser certaines actions, comme les gestes devant un écran tactile ou le nombre de clics. Par exemple, on pourra analyser la manipulation nécessaire pour mettre à jour une page sur un téléphone intelligent, sur le navigateur Google Chrome ou sur Mozilla Firefox. Une fois notée l’absence du « faire défiler pour actualiser » dans le second, il sera facile de faire le lien avec l’émission visionnée en début de séquence, et constater l’absence de design persuasif dans Firefox. De manière générale, cette phase pourra être documentée par une analyse multimodale (O’Hallaran et al., 2017), ou d’une analyse quant à la littéracie numérique critique (Caws et al., 2021; Combe, 2021).

Pour terminer, en suivant Dewey (2008), il s’agira lors de cette phase de faire percevoir les liens avec des phénomènes initialement perçus comme séparés. Dans ce cas, les grandes lignes qui guident la pédagogie des littéracies multiples (multiliteracies, Cope et Kalantzis, 2009) ou de la pédagogie relationnelle de Kern (2014) pourront être mobilisées. Ainsi, l’analyse ci-dessus montre la concrétisation, dans la conception des technologies et dans leurs usages, de ramifications psychologiques et économiques plus larges. Sur le versant psychologique, on apportera des informations sur les effets qu’elles peuvent induire pour la captation de l’attention, mais également pour la modification du sommeil induite par l’usage des écrans en soirée (Desmurget, 2019), ou sur les effets de motivation (Drusan et al., 2019) ou de dépression (Turkle, 2012; Arduino et Lipperini, 2013) induits par la présence ou l’absence de réactions à ses activités de réseautage social, par exemple quant au nombre de « j’aime » reçus. Sur le versant économique, on montrera comment la captation de l’attention par les entreprises concevant les technologies numériques représente avant tout un enjeu économique, notamment en lien avec le marché publicitaire. En ce sens, on pourra faire prendre connaissance des rapports à ce sujet, comme l’observatoire de l’e-pub (https://www.sri-france.org/2021/07/13/obsepubs12021/).

De l’hétérorégulation à l’autorégulation

À la suite du constat d’une dynamique problématique et de la compréhension de ses ramifications, il s’agit d’accompagner les apprenantes et apprenants sur le chemin de l’autonomisation pour contrer l’aliénation induite par le design persuasif. En termes socioconstructivistes, il s’agira pour les apprenantes et apprenants d’intérioriser des instruments psychologiques d’autorégulation de l’attention pour développer un contrôle volontaire face aux stimulus distrayants. En ce sens, il pourra s’agir de faire élaborer des stratégies d’usage, entre autres en fonction des moments d’apprentissage. Ainsi, en suivant à nouveau Murray et al. (2020), on pourra suggérer aux personnes en situation d’apprentissage des stratégies pour que l’utilisation du téléphone intelligent devienne une récompense ponctuelle à s’octroyer après un effort. Ou encore, comme je l’ai montré dans une autre contribution (Cappellini, 2021), il peut s’agir de les faire réfléchir sur les moments de la journée ou de la semaine qui sont les plus propices à certaines activités, dont les apprentissages, et ensuite suggérer une régulation de l’usage des écrans récréatifs pour les exclure de certains espaces et moments où une attention soutenue est nécessaire (Masson, 2020), dont les moments de lecture (dans le cas de lecture sur écran, une stratégie peut être l’activation du mode avion). L’aménagement de son environnement physique et numérique sera ainsi le premier pas pour ouvrir des démarches visant à faire acquérir la capacité de mobiliser une attention soutenue sur des laps de temps de plus en plus importants (Casati, 2013) en se soustrayant aux sources de distraction.

Compte tenu de la nature longitudinale de tout développement psychologique, il sera intéressant de recourir à nouveau ponctuellement à des instruments de médiation externes pendant le passage à l’autorégulation. Par exemple, dans le cas de l’usage des téléphones intelligents, il serait intéressant d’utiliser à nouveau une application de monitorage afin de comparer les usages en début de séquence aux usages après, par exemple, un mois. Cela permettra d’apprécier l’éventuel écart.

Dans cette deuxième partie de la séquence, le rôle de la formatrice ou du formateur sera moins de guider l’attention et de porter des références que d’accompagner les apprenantes et apprenants dans le développement de leurs stratégies d’autorégulation de l’attention. En ce sens, il sera possible d’organiser des moments d’échange des stratégies élaborées par les différents apprenantes et apprenants, sur l’exemple des ateliers d’apprendre à apprendre pour l’échange de stratégies d’apprentissage (Rivens Mompean et Eisenbeis, 2009), voire d’organiser des espaces numériques de mutualisation de telles stratégies (Cappellini, 2015).

La dernière phase de cette deuxième partie sera celle du bilan rétrospectif, qui pourra prendre la forme de textes plus ou moins multimodaux. Dans ce bilan, on demandera aux apprenantes et aux apprenants de réfléchir sur l’évolution de leur rapport au téléphone intelligent, d’une part quant à leur (re)connaissance du design persuasif des applications, d’autre part quant au pilotage conscient de l’utilisation qui en est faite. Il sera également possible de faire réfléchir au rapport entre cette autonomisation de l’attention et l’organisation de son apprentissage ainsi que de sa participation à l’espace public informel.

Modeler son environnement

La troisième partie de cette séquence est facultative et consiste en une démarche de conception de modification des applications examinées pour favoriser l’autonomie des usagères et usagers. Cette partie est en lien avec la nature transformative de la citoyenneté numérique (Caws et al., 2021). Concrètement, il s’agit dans cette phase d’investir l’esprit critique développé face aux technologies numériques examinées pour imaginer des applications moins aliénantes. Par exemple, cela peut se faire dans le sens de rendre les usagères et usagers plus conscients de l’architecture et des usages induits par celle-ci, dans le sens d’une transparence majeure des technologies numériques (Pasquale, 2015). Dans cette phase, les propositions élaborées pourront aussi être comparées à des technologies existantes, notamment celles du free and open source software. Les propositions obtenues feront l’objet d’une délibération au sein du groupe afin d’en discuter la pertinence et de les hiérarchiser. Un autre exemple, complémentaire, est celui de l’investissement de l’éducation ouverte (Farrow, 2017), où l’exercice de l’esprit critique des apprenantes et apprenants se traduirait en des propositions publiées sur des espaces en ligne où elles seraient l’objet de critiques et de contributions d’autres internautes. Sur le plan de l’autonomie, cette étape correspond à une action sur les imaginaires afin d’envisager des possibilités (Castoriadis, 1975).

Idéalement, à la fin de la séquence, les apprenantes et apprenants auront compris quelles sont les finalités inscrites dans les technologies examinées, et comment ces dernières sont un outil avant tout commercial qui vise à induire des comportements d’usage prolongé et récurrent. Cette prise de conscience est le premier pas ouvrant la possibilité d’une action individuelle pilotée plutôt que subie inconsciemment. Ensuite, les apprenantes et apprenants auront peut-être modifié certains de leurs comportements en en assumant un pilotage actif. En d’autres termes, que ce soit pour changer les usages ou pour les garder, les apprenantes et apprenants se seront donné leur norme à travers un choix, ils seront devenus plus autonomes. Du point de vue socioconstructiviste, la séquence décrite ici constitue une extériorisation de la fonction d’autorégulation dans l’usage des téléphones intelligents passant par une réflexion socialisée sur le pouvoir de médiation de la cognition par les interfaces des applications. À partir de là, il sera ensuite possible pour le sujet d’instrumenter les différents types d’attention (focale, exogène, etc.) pour déployer des stratégies de concentration ou des stratégies multitâches en fonction des objectifs qu’il ou elle se fixe à des moments différents. Enfin, il s’agira de sortir d’un imaginaire basé sur l’impossibilité d’alternatives (Fisher, 2009) pour envisager des technologies de rechange en plus des usages autorégulés.

Le schéma suivant représente la progression abstraite décrite dans cet article.

Figure 1

Schéma pour l’élaboration de séquences d’éducation à la citoyenneté numérique

Schéma pour l’élaboration de séquences d’éducation à la citoyenneté numérique

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La première partie de la séquence vise à ancrer l’apprentissage dans l’expérience quotidienne des apprenantes et des apprenants. D’abord, il s’agit de mettre en lumière la dynamique d’usage du numérique en question. Ensuite, on éclaire les ramifications de l’usage observé dans les sphères psychologique, économique et politique. La deuxième partie de la séquence vise à faire passer de l’hétérorégulation à l’autorégulation par un processus d’élaboration d’instruments psychologiques de régulation, instruments initialement extériorisés, ensuite intériorisés. Pendant cette partie de la séquence, les apprenantes et apprenants sont amenés à échanger concernant les instruments psychologiques qu’elles et ils ont élaborés. La troisième partie de la séquence concerne le passage de la dimension individuelle de l’autonomie à celle sociale, avec, par exemple, des conceptions de nouvelles options technologiques favorisant l’autorégulation des usagères et des usagers, des processus de délibération collective ou encore des publications en ligne et une confrontation avec les internautes.

CONCLUSION

Comme noté en introduction, il est indispensable de distinguer entre formes de numérique quand on veut aborder le sujet de la citoyenneté numérique. En ce sens, il existe des apports et des potentialités indéniables du numérique tant pour la formation que pour la citoyenneté. Néanmoins, il me semble important de développer un regard critique sur certaines dynamiques sociétales à l’oeuvre en lien avec le numérique. Dans cet article, je me suis concentré sur l’exemple de l’économie de l’attention. D’abord, j’ai caractérisé la citoyenneté numérique en fonction de la notion d’espaces publics dans ses voies officielles et officieuses. En fonction de cette caractérisation, j’ai montré pourquoi des dynamiques induites par l’économie de l’attention sont problématiques pour la citoyenneté numérique. D’autres dynamiques auraient pu être prises en exemple, comme le design discriminatoire (Williamson, 2015) ou la propagation des théories de la conspiration (WuMing 1, 2021). La nouveauté de ces dynamiques crée une demande d’innovation pédagogique pour l’éducation à la citoyenneté. Ainsi, j’ai suggéré une articulation de la citoyenneté numérique au paradigme de l’autonomie de l’apprenante et de l’apprenant, en développant des pistes pédagogiques basées sur le socioconstructivisme et sur l’apprentissage expérientiel. Ces pistes se veulent une suggestion modeste face aux défis étudiés ici, mais qui contribue à notre manière de concevoir l’éducation à la citoyenneté numérique comme une entreprise d’émancipation des sujets face à la manipulation par des forces commerciales et politiques qui exploitent des failles cognitives dans nos systèmes d’information et de communication, afin de permettre une autonomie numérique des (futures et futurs) citoyennes et citoyens, et l’ouverture d’imaginaires diversifiés. Des études empiriques futures constateront l’éventuelle portée effective de ces propositions sur le terrain, notamment dans le cadre du projet Erasmus+ PENSA (https://pensa.univ-amu.fr/).