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Cet article rend compte de l’articulation faite au sein d’une décennie de travaux scientifiques entre les concepts de news literacy[1] et de citoyenneté politique et numérique, tout en dégageant des constats généraux à l’égard de cette articulation et des champs d’études à développer.

La multiplication des discours analytiques et prescriptifs sur diverses formes de littératie (notamment médiatique, informationnelle et numérique) met en avant la question de la fiabilité de l’information dans le contexte médiatique actuel. Cette prolifération témoigne également d’une reconnaissance de la nécessité du développement de compétences et de savoirs relatifs à la production de l’information (au sens de l’actualité politique, économique et sociale). La multiplication des sources d’information, des dispositifs et des plateformes, chacune et chacun disposant de ses propres conventions et modes de production, exige de l’usager une vigilance et un apprentissage constants. Le passage d’un modèle de production et de diffusion de l’information de masse (push) vers un modèle numérique dans lequel la consommatrice et le consommateur fouillent parmi une quantité innombrable de sources pour en extraire les informations qu’ils jugent pertinentes (pull) implique un niveau élevé d’autonomie et d’efforts de leur part. Ce passage s’accompagne d’une complexification des compétences requises pour maîtriser l’information : en plus de savoir lire, il faut notamment savoir chercher l’information, utiliser les dispositifs techniques, comprendre et être en mesure d’évaluer l’information. Ces compétences jouissent d’une considération accrue dans un contexte marqué par la prolifération de discours sur les risques posés par la désinformation, la radicalisation et la prolifération de fausses nouvelles au sein des environnements numériques (Abu-Fadil, 2018; Sauvageau et al., 2018). Ces discours s’accompagnent d’injonctions répétées à l’égard des milieux éducatifs, désormais appelés à développer des capacités en recherche, en évaluation et en analyse critique de l’actualité chez leurs élèves, en lien avec leur mandat de les préparer à l’exercice de la citoyenneté (pour le contexte québécois, voir Landry et Roussel, 2018). Or, ces milieux sont fréquemment confrontés à des difficultés importantes et peinent à répondre de manière adéquate à ces injonctions (Landry, 2018).

Le texte qui suit présente la méthode de recherche, les différentes conceptions de la notion de news literacy au sein de la littérature (définitions, éléments constitutifs, mesures évaluatives), une analyse des liens faits dans les textes recensés entre cette notion et le concept de citoyenneté, au sens de la participation active à la vie sociale et politique, et, finalement, une intégration de la notion de citoyenneté numérique dans cette mise en relation de news literacy et citoyenneté. Il contribue ainsi à une meilleure compréhension historique des manières avec lesquelles ces concepts en sont venus à s’articuler les uns aux autres dans les approches contemporaines à la citoyenneté numérique discutées dans ce numéro.

OBJECTIFS, QUESTIONS ET MÉTHODE DE RECHERCHE

Le repérage des travaux de recherche pertinents, réalisé de mai 2016 à avril 2017, a été guidé par 14 questions de recherche, présentées dans le tableau intégré en annexe à cet article.

À partir d’une liste de mots-clés (en français et en anglais), nous avons recensé initialement 172 rapports, articles et ouvrages dans 12 bases de données associées aux principales disciplines qui s’intéressent à l’articulation entre les concepts de news literacy et de citoyenneté : les sciences de la communication, le journalisme et la science politique.

Les mots-clés utilisés ont été les suivants : News literacy, Citoyenneté, Citoyenneté numérique, Information literacy, Participation citoyenne, Cybercitoyenneté, Media literacy, Citizenship, Clicktivism, Culture de l’information/culture informationnelle, Digital citizenship/Digital citizen, Online citizenship, Littératie/Translittératie, Acquisition/maîtrise de l’information. Les bases de données suivantes ont été consultées : Communication & Mass Media Complete, Communication Studies, Repère, Academic Search Complete, Francis, Web of Science (en communication/journalisme), Worldwide Political Science Abstracts, International Bibliography of the Social Sciences (IBSS), PAIS International, Canadian Research Index, SPIRE, Science Po (en science politique). Une recherche complémentaire a été menée dans le catalogue en ligne de la Bibliothèque de l’Université Laval.

En procédant de la sorte, nous avons voulu recenser et analyser le contenu des travaux produits en français et en anglais au cours des dix années précédentes. Nous avons limité notre recherche aux publications scientifiques : revues scientifiques, ouvrages publiés par des presses universitaires, rapports de recherche, actes ou présentations faites lors de colloques ou de conférences scientifiques. Les publications destinées au grand public, y compris les ouvrages de vulgarisation, ont donc été exclues de notre recension.

De cette collecte initiale, un second tri a permis de circonscrire notre corpus à 39 textes répondant aux trois critères suivants :

  1. Présence d’au moins un mot-clé de notre liste;

  2. Introduction ou résumé en lien direct avec l’un ou l’autre des trois thèmes principaux (news literacy, citoyenneté ou citoyenneté numérique);

  3. Publication permettant de répondre à une ou plusieurs questions (principales ou secondaires) mentionnées dans le tableau de l’Annexe 1.

Un travail de catégorisation itératif du corpus ainsi constitué a été effectué afin de déterminer, pour chaque texte, ses objectifs, ses méthodes de recherche, les arrimages avec nos questions de recherche (voir l’Annexe 1), ainsi que les principaux arguments et conclusions. Les catégories ainsi créées ont permis le repérage des discours prédominants sur les thématiques et les questions de recherche soulevées par notre recension.

Quatorze des documents analysés ont une visée théorique : ils s’intéressent aux frontières entre les concepts, aux définitions conceptuelles et aux transformations de la citoyenneté. La majorité des textes retenus, soit près des deux tiers, adopte une approche empirique. De ces 25 articles, 8 sont basés sur une étude strictement qualitative, 14 sur une étude quantitative, et 3 empruntent une combinaison des deux. Les méthodes employées par les auteurs sont variées, particulièrement pour ce qui est des études qualitatives. Les méthodes qualitatives privilégiées sont l’entretien individuel de recherche et le groupe de discussion, l’étude de cas et l’observation directe. Enfin, trois articles « mixtes » ont combiné des méthodes qualitatives et quantitatives en intégrant l’analyse de programmes éducatifs et le remplissage de questionnaires par les populations étudiées.

La vaste majorité des travaux recensés s’intéresse aux compétences exprimées ou autoévaluées (par questionnaires, par sondages ou par entretiens de recherche). Seules deux études examinent les compétences démontrées avant, pendant et après un processus d’apprentissage qui cherche précisément à les développer. En d’autres mots, il existe fort peu d’information sur l’incidence des processus d’apprentissage en éducation aux médias ou en news literacy sur le développement de compétences citoyennes, et donc sur l’efficacité relative des programmes de formation et de leur relation avec d’autres variables sociodémographiques comme l’âge, le revenu ou le niveau d’éducation. Enfin, bien que nous trouvions plusieurs liens entre news literacy, citoyenneté et citoyenneté numérique, nous constatons l’absence d’un cadre intégrateur, structuré et clair entre ces notions, voire un flou conceptuel autour de chacune d’entre elles.

NEWS LITERACY : UNE NOTION RÉCENTE

Définir la notion de news literacy pose un ensemble de difficultés. Si le terme fait désormais partie du langage scientifique, il demeure néanmoins un concept récent et polysémique. Qui plus est, l’absence de consensus autour des définitions de multiples concepts voisins — tels media literacy, information literacy ou encore digital information literacy — n’aide pas à trouver une définition faisant l’unanimité :

Les universitaires et les éducateurs ont cherché à définir ce que signifie être éduqué aux médias, et ils continuent à chercher un consensus sur les différents sous-ensembles de ce domaine plus large, tels que la littératie informationnelle, la littératie numérique, la littératie critique et la news literacy

traduction libre, Ashley et al., 2013, p. 8

Olivier Le Deuff renchérit en affirmant que « l’apparition régulière de nouvelles littératies liées aux nouveaux environnements numériques ajoute à la complexité lorsque vient le temps de démêler les notions » (2011, p. 76). Dans ce cadre, définir les limites théoriques et pédagogiques de la news literacy s’avère être une tâche dont la difficulté est croissante. La finalité des processus éducatifs, les approches mobilisées afin de considérer cette notion ainsi que les modes privilégiés de son intégration scolaire varient selon les contextes et les cultures. Malgré cela, l’évaluation critique de l’information journalistique semble constituer un élément incontournable de la news literacy faisant consensus au sein des écrits (Beyerstein, 2014; Fleming, 2014; Loth, 2011; Malik et al., 2013). Par ailleurs, selon Malik et al., « la capacité à évaluer l’information de manière critique […] est la dimension sur laquelle se concentrent la plupart des définitions de la news literacy » (traduction libre, 2013, p. 8). Jennifer Fleming pose l’argument ainsi :

La news literacy se définit comme une « capacité à utiliser un esprit critique pour juger de la fiabilité et de la crédibilité de l’information, qu’elle provienne de la presse écrite, de la télévision ou d’Internet ». Le but ultime des cours en news literacy est de faire en sorte que les élèves deviennent des lecteurs, des spectateurs et des auditeurs plus réguliers et plus sceptiques, capables de déterminer si l’information est suffisamment fiable pour leur permettre de « tirer une conclusion, de porter un jugement ou de prendre une décision »

traduction libre, Fleming, 2014, p. 150

Les compétences relatives à la production de l’actualité s’avèrent également déterminantes. À ce titre, Malik et al. soutiennent que « la meilleure façon d’apprendre les complexités et les subtilités de la perspective, des preuves et de la présentation qui entrent dans les informations que nous consommons est d’y prendre part directement » (traduction libre, 2013, p. 9). Vraga et al. Affirment quant à eux que la « compréhension du fonctionnement des médias » et l’« esprit critique » vont de pair : « Les citoyens doivent comprendre le processus d’information et les impératifs qui sous-tendent le travail journalistique afin d’analyser les informations de manière efficace » (traduction libre, 2012, p. 947).

Historiquement, les pratiques pédagogiques et les enseignements constitutifs du champ de l’éducation aux médias se sont étroitement intéressés aux questions et aux compétences associées à la news literacy. Selon Loicq (2009, p. 80), la pratique de l’éducation aux médias, qui émerge au cours des années 1950, englobe trois grandes notions : « critical tools, qui passe par l’acquisition de techniques d’analyse des médias, creative skills fournies par l’apprentissage des techniques d’utilisation des médias et cultural experiences qui en découlent et sont une chance de découverte et d’échange à partir de divers médias ». Toutefois, l’évolution rapide des technologies et des usages médiatiques, conjuguée à de nouveaux modes de consommation, de production et de diffusion de l’information journalistique, a participé à une reconceptualisation des compétences associées à la news literacy.

LES RÉPERCUSSIONS DES TRANSFORMATIONS MÉDIATIQUES SUR LES COMPÉTENCES LIÉES À LA NEWS LITERACY

La période couverte par la recension des écrits est caractérisée par la montée des médias socionumériques et de nouvelles pratiques médiatiques chez les jeunes. Une étude menée par l’American Press Institute et l’Associated Press–NORC Center for Public Affairs Research révèle que 88 % des jeunes Américains s’informent régulièrement sur Facebook[2] (American Press Institute, 2015). Pour sa part, Regina Marchi constate que « les téléphones portables étaient le moyen privilégié par lequel les sujets s’informaient sur le monde qui les entourait, et les réseaux sociaux, plutôt que les gardiens traditionnels de l’information, déterminaient les types de nouvelles qu’ils recevaient le plus immédiatement » (traduction libre, 2017, p. 6).

Le débat ne porte pas sur les transformations de ces pratiques de consommation d’information en soi, mais plutôt sur les effets de ces dernières sur les compétences informationnelles des jeunes[3]. Alors que certaines études soutiennent que les jeunes sont moins intéressés par l’information journalistique et moins informés qu’auparavant, d’autres révèlent qu’au contraire, ceux que l’on qualifie parfois de natifs numériques (digital natives) ne sont pas moins intéressés par le monde qui les entoure, mais qu’ils se détournent des manières traditionnelles de s’informer (Domaine, 2015). Dans ce contexte, des chercheuses et des chercheurs caractérisent la littératie informationnelle des jeunes comme étant « sous-optimale » et associée à « des lacunes potentielles dans [leurs] comportements de consommation de l’information » (traduction libre, Metzger et al., 2015, p. 325).

Une étude menée auprès de jeunes résidant aux États-Unis révèle également que ces derniers ne sont pas nécessairement outillés pour filtrer efficacement l’information obtenue sur les médias sociaux. « L’incertitude quant à l’identité de l’expéditeur original des messages sur les médias sociaux fait en sorte qu’il est facile de se laisser entraîner à croire une histoire, à partager de fausses informations ou à prendre part à des actions douteuses » (traduction libre, Sveningsson, 2015, p. 7). Metzger et al. révèlent également plusieurs difficultés auxquelles les jeunes sont confrontés lorsqu’il s’agit d’évaluer la crédibilité de l’information en ligne : « Parmi les études portant sur l’évaluation critique de l’information en ligne par les jeunes, la plupart constatent qu’ils sont peu critiques ou se fient à des critères inappropriés lorsqu’ils recherchent des informations en ligne » (traduction libre, 2015, p. 326). Selon Lee et Ting, « ils vivent “dans” plutôt “qu’avec” les médias » (traduction libre, 2015, p. 377). Les citoyens doivent donc être outillés pour faire le tri parmi les contenus disponibles sur Internet, car comme le dit Ciurel, « dans cet environnement médiatique, les frontières entre l’information et le divertissement, d’une part, et entre l’information et la propagande, d’autre part, sont de plus en plus floues » (traduction libre, 2016, p. 13).

Le Hay et al. en sont arrivés à la conclusion que « la multiplication et l’intensification des flux informationnels n’entraînent pas nécessairement une meilleure information de tous les individus, et ont surtout tendance à accroître les connaissances de ceux ayant le niveau d’études le plus élevé » (2011, p. 66). Le cas échéant, la « surcharge informationnelle » est susceptible d’affecter les internautes dont les compétences informationnelles sont probablement plus limitées et d’accroître la fracture numérique entre différents groupes sociaux. Face à cette surcharge et à la confusion des genres informationnels ayant lieu dans l’environnement médiatique, le développement de compétences considérées comme essentielles à l’analyse critique de l’actualité se pose pour Beyerstein (2014, p. 45) comme une nécessité. Le caractère interactif des médias socionumériques encourage les internautes, en particulier les jeunes, à participer massivement à la production d’information, que ce soit en partageant des contenus ou en rédigeant des commentaires (Comby et al., 2011, p. 90). Dans ce cadre, les pratiques médiatiques des jeunes s’inscrivent à la jonction des interventions éducatives en news literacy et en éducation à la citoyenneté.

CONVERGENCE ENTRE LA NEWS LITERACY ET LA CITOYENNETÉ

Le deuxième axe de nos travaux fait émerger les points de convergence entre les notions de news literacy et de citoyenneté. Ceux-ci mettent en lumière les liens entre la maîtrise de compétences et de savoirs spécifiques et l’intégration à la vie démocratique, tout en cernant les conceptions et les dimensions de la citoyenneté privilégiées dans les écrits.

Alors que les études traditionnelles sur la citoyenneté mettent l’accent sur la participation publique dans le processus politique (Coleman et Blumler, 2009), des conceptions émergentes de la citoyenneté « englobent de plus en plus un éventail de comportements civiques tels que la participation à des activités communautaires, l’action visant à améliorer les problèmes communautaires ou sociétaux, et la lutte contre les injustices sociales » (traduction libre, Jones et Mitchell, 2016, p. 3). Kim et Yang réfèrent à cette nouvelle forme de citoyenneté par le terme « actualised citizenship », qui renvoie « à un plus large éventail d’actions liées non seulement aux questions gouvernementales, mais aussi à diverses questions sociales » (traduction libre, 2016, p. 440). Ces auteures font état d’un engagement civique qui coexiste, mais qui se distingue de la participation politique institutionnalisée (Dahlgren, 2009; voir également Mossberger et al., 2008). Cet engagement prend appui sur des connaissances, des capacités, des attitudes, des habitudes et des valeurs acquises avant l’âge adulte (sur la question de l’acquisition des valeurs, voir Lin et al., 2010, p. 840).

Les concepts de news literacy et de citoyenneté sont largement associés l’un à l’autre dans la littérature en raison du lien qui unit la consommation d’actualité et la pratique de la citoyenneté. Selon la thèse du « cercle vertueux » développée en 2000 par Pippa Norris, l’exposition répétée à l’actualité « augmenterait la compréhension des affaires publiques, la capacité et la motivation à s’investir dans la vie politique, et renforcerait l’engagement civique » (citée dans Granjon et Le Foulgoc, 2011, p. 24-25). Loicq abonde dans le même sens en affirmant que les médias sont une force économique et sociale, ainsi qu’un instrument accessible pour les citoyennes et les citoyens afin de mieux comprendre les sociétés dans lesquelles ils vivent et de participer à la vie démocratique de leur communauté (2009, p. 76), un argument auquel souscrit également Botton (citée dans Klurfeld et Schneider, 2014, p. 3-4).

Howard Schneider, fondateur du programme de news literacy à l’Université d’État de New York à Stony Brook, affirme quant à lui que l’information journalistique est la devise (currency) de la citoyenneté : « À l’avenir, si nous voulons former des citoyens, il faudra qu’ils soient capables de comprendre comment l’évaluer, et décider, de manière critique et par eux-mêmes, quel type d’information journalistique ils peuvent suivre et faire confiance » (traduction libre, cité dans Loth, 2011, p. 6). Bundy recense un nombre de domaines qui requièrent une nouvelle forme de littératie dans les sociétés de plus en plus axées sur l’information : la citoyenneté participative, l’inclusion sociale, la création de nouveaux savoirs, l’enrichissement personnel et l’apprentissage continu (cité dans Wallis, 2005, p. 219). Il affirme que l’abondance d’informations et de technologies « ne permettra pas en soi de créer des citoyens mieux informés sans une compréhension complémentaire et une capacité à utiliser efficacement l’information » (traduction libre, cité dans Wallis, 2005, p. 221). Par conséquent, selon Mihailidis et Thevenin, les universitaires et le personnel de l’éducation considèrent la littératie médiatique comme la capacité non seulement de lire les textes, mais également de les situer en relation avec les contextes sociaux, culturels et politiques plus larges (2013, p. 1614). Ils recensent enfin quatre compétences fondamentales de cette littératie, soit la participation, la collaboration, l’expression et la critique. Cette perspective tente de repositionner la news literacy « comme le cadre pédagogique de base pour le citoyen émergent dans la démocratie numérique et participative » (traduction libre, Mihailidis et Thevenin, 2013, p. 1618). Notant d’ailleurs que l’intention de s’impliquer dans la vie civique semble être associée à la fois à la pulsion motivationnelle à rechercher de l’information ainsi qu’à la capacité à comprendre et à analyser les médias, Marten et Hobbs (2015) rappellent l’importance de soutenir la curiosité intellectuelle et les compétences d’analyse et d’évaluation des élèves grâce à l’éducation à la littératie médiatique dans les écoles.

Lee et al. montrent que la consommation d’information par les adolescentes et les adolescents, en ligne ou par les médias traditionnels, semble encourager la discussion et l’expression et, conséquemment, l’engagement civique (2013, p. 685-686). On retrouve le même constat chez Dahlgren, qui soutient que l’attention portée aux médias produit de plus grands gains en matière de discussion politique (2009, p. 95)[4]. Dans le même sens, Buente écrit que l’importance et la densité des réseaux sociaux contribuent à l’exercice de la citoyenneté et à la participation politique, étant donné que l’exposition ou l’exposition anticipée à un désaccord politique motive les citoyennes et les citoyens à rechercher l’information politique (2015, p. 277). En ce sens, l’essor de modes de communication numérique contribue à la redéfinition du répertoire d’actions liées à l’exercice individuel ou collectif de la citoyenneté.

L’ÉMERGENCE DE LA CITOYENNETÉ NUMÉRIQUE

L’émergence du concept de citoyenneté numérique (digital citizenship) au sein de la littérature scientifique accompagne la diffusion à grande échelle de technologies numériques dans les sociétés occidentales. Les premières utilisations du terme référaient particulièrement à l’accès en ligne, avant d’en venir à renvoyer à l’idée d’une utilisation appropriée de la technologie, liée à des actions responsables et respectueuses en ligne (Jones et Mitchell, 2016, p. 2). L’émergence du concept repose sur la prémisse que l’arrivée d’Internet rend possibles de nouveaux modes d’exercice de la citoyenneté ou une reconfiguration des modes préexistants. Buente définit la citoyenneté numérique comme la capacité à participer à la société en ligne (2015, p. 269). Il ajoute, à l’instar de Mossberger et al. (2008), que la citoyenneté numérique est indissociable de pratiques, de compétences et d’accès numériques.

De son côté, Isikli définit le citoyen numérique comme celui qui contribue, au sein d’une communauté virtuelle, à une démocratisation de la vie politique courante et quotidienne (2015, p. 24). La notion de politique participative est par ailleurs liée à celle de la citoyenneté numérique. Celle-ci est interactive, axée sur les pairs, et n’est pas guidée par les institutions traditionnelles comme les partis politiques ou les grands conglomérats médiatiques : « Les jeunes peuvent créer un nouveau groupe politique en ligne, écrire et diffuser un blogue sur une question politique, transmettre une vidéo politique à leur réseau social ou participer à un concours de poésie » (traduction libre, Kahne et Middaugh, 2012, p. 52).

Comby et al. font ressortir cette relation entre les autres formes de participation et la citoyenneté numérique lorsqu’ils s’interrogent au sujet du renouvellement des formes de citoyenneté. Le Web offre aux citoyens l’occasion de mettre en valeur une consommation d’information plus réactive, sélective et interactive, donc « autrement citoyenne » (2011, p. 99). La finalité de cette nouvelle forme de citoyenneté réside « non pas tant dans la contestation ou la mobilisation politique proprement dite que dans la recherche d’une information alternative, dans le commentaire et le partage avec autrui des informations et des points de vue à propos de l’actualité » (Comby et al., 2011, p. 99).

Kahne et Middaugh écrivent toutefois que ces actes numériques de participation « complètent, mais ne supplantent pas l’activité politique traditionnelle » hors ligne (traduction libre, 2012, p. 54). Sveningsson est du même avis : « Les participations en ligne et hors ligne ne s’excluent pas mutuellement, mais, au contraire, se renforcent mutuellement » (traduction libre, 2015, p. 9). Si les usages numériques ne supplantent pas les formes traditionnelles d’exercice de la citoyenneté, ils participent à en redéfinir le spectre et les modalités.

L’APPORT DU NUMÉRIQUE À LA NOTION DE CITOYENNETÉ

Adoptant une posture cyberoptimiste désormais sujette à débats (voir Tréguer, 2019, sur les stratégies de contrôle social reposant sur le numérique employées par les États), Coleman et Blumler soutiennent qu’en « transcendant les limites géographiques, les citoyens en ligne ont plus de chances d’être exposés à un débat hétérogène que dans le monde hors ligne » (traduction libre, 2009, p. 32). Selon eux, ces formes de délibération permettent aux participantes et aux participants d’être exposés à un large éventail de perspectives, offrent une bonne occasion pour le partage des connaissances et pour le développement communautaire à long terme, et ont pour effet de faciliter la mobilisation et de renforcer l’efficacité (Coleman et Blumler, 2009, p. 33).

Lin et al., pour leur part, maintiennent que la nature expansionniste et interactive du Web favorise la croissance « d’une nouvelle culture médiatique civique qui pourrait ne pas être prise en compte dans la conception traditionnelle de la participation civique, mais qui pourrait néanmoins contribuer à la construction d’une société civile » (traduction libre, 2010, p. 844). Ces positions peuvent toutefois être relativisées à l’aune des conclusions de travaux indiquant plutôt l’existence de chambres d’écho polarisées, fermées et partisanes sur le Web qui encourageraient la diffusion circulaire d’opinions unidimensionnelles, de biais de confirmation et de préjugés au sein de groupes d’utilisatrices et d’utilisateurs de médias socionumériques (Quattrociocchi et al., 2016; Sunstein, 2009, 2017).

La citoyenneté numérique est régulièrement associée à la notion d’autonomie. Les actions courantes réalisées au sein d’environnements numériques — joindre des communautés d’intérêts partagés, formuler une opinion, participer à un sondage, etc. — constituent autant de gestes citoyens participatifs, autonomes et volontaires, réalisés sans pression externe (Isikli, 2015, p. 29). Mossberger et al. ajoutent que ces possibilités qu’offre le numérique stimulent l’engagement politique en générant une discussion politique plus franche et égalitaire que les rencontres en face à face, ce qui entraîne une augmentation du nombre de discussions de nature politique sur le Web (2008, p. 55). Les citoyennes et les citoyens préféreront parfois s’engager dans ce genre de discussion sur des forums en ligne sous le couvert de l’anonymat plutôt que d’aborder ces sujets face à leurs interlocuteurs. Il est également possible de s’engager et de se désengager d’un débat à n’importe quel moment.

Marchi remarque, dans une étude sur le comportement en matière de collecte de productions journalistiques et sur les connaissances politiques chez les jeunes immigrants latino-américains de familles à faible revenu aux États-Unis, que les jeunes « s’engagent civiquement en ligne de diverses manières, notamment en faisant circuler des pétitions en ligne, en partageant des vidéos politiques sur YouTube et en organisant des manifestations » (traduction libre, 2017, p. 3). L’étude de Marchi a aussi conclu que l’utilisation courante des médias numériques contribue à une formation informelle à la citoyenneté politique. Dans le cadre de leurs usages médiatiques, les participantes et les participants à l’étude ont exprimé avoir appris à chercher de l’information; ils ont été exposés à des opinions politiques conflictuelles; ils ont développé un sens de solidarité avec des individus qui partagent des idées similaires à l’égard de questions importantes pour eux; ils ont été en mesure d’exprimer leurs propres points de vue en « aimant » et en partageant des publications Facebook, en retransmettant des informations sur Twitter ou des liens YouTube, ou encore en signant des pétitions en ligne (Marchi, 2017). L’engagement numérique constitue, à cet égard, une forme d’exercice de la citoyenneté numérique particulièrement couverte par les écrits scientifiques. La section qui suit introduit cette question.

LE WEB ET LE MILITANTISME

Harlow et Guo sont d’avis qu’Internet « peut représenter un moyen pour les militants de contourner les gardiens des médias traditionnels et de contrôler leur propre message » (traduction libre, 2014, p. 465). En effet, il est possible de comprendre de quelle façon Internet facilite les pratiques liées à l’activisme en réduisant les coûts de participation, en faisant la promotion de l’identité collective, en créant un sentiment de communauté et en permettant la diffusion de l’information immédiatement et à moindre coût à plusieurs personnes simultanément.

Toutefois, Harlow et Guo mentionnent également que « toute discussion concernant les outils numériques doit tenir compte des inégalités d’accès à ces technologies, car la fracture numérique est susceptible de menacer la démocratie » (traduction libre, 2014, p. 466). Un grand nombre de nouveaux arrivants n’ont pas accès à Internet ni aux technologies numériques. Dans leur étude sur l’utilisation du Web à des fins de mobilisation, ces auteurs constatent que les militants doivent surtout compter sur des moyens traditionnels tels que le bouche-à-oreille ou les dépliants pour servir les communautés immigrantes (Harlow et Guo, 2014, p. 469-470).

Un autre problème fréquemment relevé dans la littérature sur le militantisme en ligne est celui du « clicktivisme » ou du « slacktivisme » (Harlow et Guo, 2014, p. 466). Morozov définit le slacktivisme comme « le mode d’engagement politique confortable, contrôlé par les médias, dans lequel le sentiment de bien-être prime sur l’engagement politique » (traduction libre, cité dans Dahlgren, 2013, p. 63). Alors que les technologies peuvent faciliter la participation, « elles ont également abaissé la barre de ce que signifie être un activiste » (traduction libre, cité dans Dahlgren, 2013, p. 472). Les actions faciles, comme signifier un appui par un clic à un message partisan ou socialement engagé mis en ligne, limiteraient une véritable participation : « Les participants [de l’étude de Peacock et Leavitt] s’inquiètent également du fait que les outils numériques diluent le militantisme et créent une nouvelle ère de militantisme de salon ou de “slacktivisme” qui n’a pas l’enthousiasme et le dévouement des personnes défilant dans les rues » (traduction libre, Peacock et Leavitt, 2016, p. 470). La technologie peut être un levier important à l’expression d’un soutien politique ou militant, mais elle ne garantit pas que ce soutien numérique se transpose plus tard en militantisme hors ligne.

Dahlgren soutient lui aussi que les médias socionumériques contribuent au développement en silo de « communautés d’esprit » (2013, p. 61). Réunis au sein de chambres d’écho dans lesquelles le contenu auquel ils sont exposés est déterminé par des algorithmes, les utilisatrices et les utilisateurs se retrouvent rarement confrontés à des opinions divergentes des leurs. Dans ce contexte d’homophilie idéologique, l’art de l’argumentation s’érode, et les opinions contraires à celles d’une ou d’un internaute sont ultimement considérées comme irrationnelles ou erronées (Dahlgren, 2013). La question des replis conversationnels au sein de communautés partageant des affinités identitaires et idéologiques préoccupe désormais la communauté scientifique de manière appréciable (voir Schlesinger, 2020).

CONSTATS ET PERSPECTIVES DE RECHERCHE

Nos questions de recherche s’inscrivent à la jonction de deux grands thèmes de recherche — la news literacy et la citoyenneté politique — et baignent dans une nébuleuse de définitions conceptuelles aux frontières poreuses. Plusieurs de ces concepts sont généralement difficiles à positionner, à hiérarchiser et à opérationnaliser. Toutefois, il semble exister un consensus dans les écrits sur les éléments centraux à la news literacy, soit :

  • la nécessité de comprendre le rôle que l’actualité journalistique occupe dans une société;

  • la capacité à trouver et à recenser les informations journalistiques ainsi que leur provenance;

  • l’habileté à les évaluer de façon critique;

  • l’habileté à créer des productions journalistiques.

La présente recension des écrits démontre que la notion de news literacy est intrinsèquement normative : elle s’inscrit dans un projet d’atténuation des inégalités entre citoyennes et citoyens en matière d’accès à l’information journalistique et de compétences informationnelles. Si elle demeure encore généralement peu mobilisée dans les écrits scientifiques, elle semble se développer rapidement aux États-Unis. L’examen des relations entre news literacy et citoyenneté permet de constater un lien fort entre ces deux notions, ce lien étant associé à la vigilance, au scepticisme, à l’esprit critique et à la participation aux affaires publiques. Notons également l’existence d’une conception « large » de la citoyenneté qui suppose la participation active à la vie sociale et politique, et qui englobe des processus formels et informels de participation.

Enfin, les travaux recensés font état de l’exercice d’une « citoyenneté numérique » s’ajoutant aux formes de participation civique plus traditionnelles. De même, les compétences associées à la news literacy nécessaires à l’exercice de la citoyenneté numérique et qui sont relevées par les écrits diffèrent peu de celles ayant été historiquement associées à la notion de citoyenneté s’exprimant hors ligne, laquelle s’appuie sur des capacités de compréhension, d’analyse, d’interprétation et de critique de l’information. Cette recension permet de mettre en lumière une stabilité dans les fondements des compétences associées à l’exercice de la citoyenneté, mais aussi des contextes de performance de ces compétences fortement influencées par le numérique. Leur développement exige conséquemment une adaptation des méthodes, des mises en situation et des activités didactiques en contexte numérique.

Notre recension ne permet pas de rendre compte des tendances que l’on retrouve au sein des écrits scientifiques rédigés dans une langue autre que le français et l’anglais. Toutefois, à mi-chemin d’une seconde décennie de travaux scientifiques portant sur nos questions de recherche, nous notons l’affirmation des thèmes suivants au sein des travaux scientifiques : les caractéristiques et les répercussions de la désinformation; la mise en place et l’évaluation de réponses de type éducatif et réglementaire à la désinformation; les formes numériques de militantisme et de participation politique; l’évolution des modes de consommation, de production et de diffusion de l’information journalistique; la confiance accordée aux médias et aux producteurs d’information (Benkler et al., 2018; Boulianne et Theocharis, 2020; Boyadjian, 2020; Langlois et Sauvageau, 2020; Mihailidis, 2018). Ces dernières années, de nombreux travaux ont été réalisés sur les usages et les pratiques informationnelles, et de multiples initiatives d’apprentissage en ligne ou hors ligne, notamment sous forme interactive et ludique (serious games), visent à développer la résilience individuelle et collective à l’égard de la désinformation (p. ex. Chang et al., 2020). L’évaluation de l’efficacité de ces initiatives se limite généralement à l’étude de cas unique; leur application à divers domaines d’actualité complexes – la politique, l’environnement, la santé publique notamment –, leur accessibilité et leur pertinence pour les populations marginalisées nous apparaissent comme d’autres angles morts à couvrir.

Les travaux qui se concentrent sur ces thématiques s’inscrivent dans un processus continu de révision des concepts de citoyenneté numérique et de news literacy, ainsi que des liens qu’ils entretiennent. L’analyse subséquente de la littérature permettra de rendre compte de l’évolution historique de ces concepts, en lien avec les questions sociales, politiques et scientifiques auxquelles ils sont associés.