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Introduction

En promenade à Montréal, en remontant le boulevard Saint-Laurent depuis le Vieux-Port, nous rencontrons de véritables quartiers ethniques qui caractérisent la ville et soulignent son ouverture à la diversité et à l’altérité. Du Chinatown en passant par le quartier portugais du Petit Portugal, puis par le Mile-End, caractérisé par son importante communauté juive, nous arrivons ensuite à la Petite Italie et enfin à Parc-Extension, quartier phare de la communauté grecque de Montréal. Le quartier portugais s’insère dans ce décor multiethnique et plurilingue et représente, avec ses drapeaux, son église, ses restaurants et ses bars, ses associations et ses clubs, l’âme de l’histoire de la migration du Portugal vers Montréal. Ce quartier et cette communauté (comunidade en portugais) ont suscité notre intérêt parce que leur installation dans la ville coïncide avec la période de changement qu’a connue la province de Québec entre les années 1950 et 1970. En effet, cette période est importante du point de vue de l’intégration linguistique des communautés immigrées selon les politiques linguistiques de l’époque[1], notamment à Montréal.

L’étude de la diaspora portugaise à Montréal a attiré l’attention de certains experts, comme Teixeira et Da Rosa (2009 [2000]), qui ont réalisé un ouvrage complet sur l’immigration portugaise au Canada, ou d’autres, comme Lavigne, qui se sont plutôt intéressés à la formation du quartier ethnique et à la question de l’ethnicisation (Lavigne 1987 ; Lavigne et al. 1995). En sciences du langage, une étude conduite dans les années 1990 traitait du contact entre le portugais et le français au sein de la communauté portugaise de Montréal, notamment en comparant celle-ci avec la communauté de la région parisienne, en France (Dias-Tatilon 1990). Plus récemment, Falando português em Montreal, de Eusébio (2001), a fait état du portugais parlé au sein de ce groupe. Pour sa part, notre étude proposait d’abord de se questionner sur la norme de référence par rapport à l’évolution des pratiques langagières orales en portugais, compte tenu de l’érosion des formes, notamment chez les plus jeunes. D’autre part, elle analysait les conséquences sur les pratiques langagières quotidiennes en portugais du contexte de contact de langues comme celui de la métropole québécoise (Scetti 2016). Un autre objectif de cette étude a été de mettre en valeur l’importance des questions relatives à la langue et sa relation avec l’identité, bien que cette dernière se base sur une notion d’identité diasporique et idéologique (Rosa et Trivedi 2017). Nous avons observé de quelle manière les membres de la communauté défendent les pratiques langagières comme marque identitaire du groupe en se fondant sur des idéologies linguistiques (Kroskrity 2004, 2000 ; Schieffelin et al. 1998 ; Woolard 1998) qui consistent en des représentations, des perceptions et des croyances relatives à la langue mises en valeur dans des discours générés dans l’intérêt des locuteurs, soit des membres du groupe en question (Woolard 1998).

Dans cet article, nous souhaitons présenter un autre thème important observé grâce à notre approche ethnographique, soit les activités culturelles et associatives comme enjeux dans la transmission intergénérationnelle et comme espace important de l’élaboration d’une identité ethnolinguistique et culturelle du groupe (Landry et al. 2005). L’église communautaire du quartier, la Missão Santa Cruz, fait de son mieux pour trouver un point de rencontre pouvant réunir tous les membres de la communauté, des plus âgés aux plus jeunes. Certaines célébrations religieuses sont encore importantes pour faire le lien entre religion et culture populaire, dont, par exemple, la messe du fado. Toutes ces pratiques traditionnelles et culturelles sont des marqueurs d’une identité collective de la communauté. Toutefois, ce processus identitaire collectif reste dynamique et complexe à définir (Norton et Toohey 2011), tout comme aller à l’école communautaire du samedi, s’engager dans les activités communautaires, être membre d’une association ou d’un club local, ou « consommer » local dans le quartier portugais. Ce sont là de véritables « actes d’identité » (Le Page et Tabouret-Keller 1985).

La spécificité de Montréal

Dans la ville « bilingue[2] » de Montréal, le débat linguistique est omniprésent et les langues forment un sujet récurrent qui anime la vie publique. Ce contexte est défini comme une « double majorité » (Anctil 1984). Le français est la langue la plus parlée, en nombre de locuteurs (Statistique Canada 2009). Toutefois, l’anglais, par son statut particulier de langue internationale, domine le monde des affaires. En complément, les langues des allophones, ou langues tierces, notamment issues des flux migratoires, partagent cet espace urbain, où elles peuvent définir leurs propres quartiers et leurs propres limites.

Le boulevard Saint-Laurent, anciennement l’axe de partition entre la partie anglophone, à l’ouest, et celle francophone, à l’est, est aujourd’hui salué pour le développement des communautés culturelles. Un monument au Vieux-Port érigé par la Commission des lieux et monuments historiques du Canada explique ainsi :

Cosmopolite, mystérieux, le boulevard Saint-Laurent, appelé familièrement « la Main », a joué un rôle prépondérant dans l’émergence et le développement des communautés culturelles du pays. Amorcée au XVIIe siècle, cette artère a vu défiler dès la fin du XIXe siècle des vagues successives d’immigrants venus de partout y élire domicile, puis se tailler une place dans la société canadienne. Aujourd’hui encore, ce corridor, vibrante épine dorsale de Montréal, affiche les multiples empreintes de ses petits « villages », tels les quartiers juif, chinois, portugais et italien. Là vivent et travaillent gens du pays et d’ailleurs au rythme dynamique des cultures nouvelles et anciennes qui en font un lieu historique inséré dans une trame urbaine en constant renouveau. De ses nombreux petits commerces, manufactures de textile et de vêtements, théâtres et cabarets, est né un mode de vie trépidant qui a su fasciner et inspirer maints romanciers, poètes, chansonniers et cinéastes.

Tous les changements vers une ouverture aux dites communautés culturelles ont eu lieu à partir de la fin des années 1980, quand le Canada a opté pour une politique d’ouverture à l’immigration internationale. En fait, entre 1986 et 1995, l’immigration internationale au Québec a augmenté de 79 % par rapport à la décennie précédente, dépassant alors le record des années 1950. Cette immigration internationale a assuré une rapide croissance démographique de locuteurs de langues tierces (allophones), notamment dans la région urbaine de Montréal.

La politique provinciale a alors dû s’adapter à cette nouvelle réalité et gérer cette situation afin de permettre une intégration multiculturelle tenant compte de la vitalité de chaque langue et des principes de l’interculturalisme québécois. Dans cette dynamique d’intégration et d’adaptation au nouveau contexte, la délimitation de l’espace propre aux langues des migrants dépend de la gestion administrative (Viaut 2004). Montréal s’adapte alors à l’arrivée de ces nouveaux flux migratoires, ainsi qu’aux nouvelles langues, cultures et traditions.

Dans une situation de « minoration », ces nouvelles langues subissent les effets de leur transplantation, ne restant pas nomades et délimitant donc des territoires linguistiques au sein de différentes communautés qui, aujourd’hui encore, sont dessinées comme un puzzle sur le plan de la ville. À Montréal, les langues se défendent, elles luttent et émergent, déterminant leurs lieux d’action dans une ville qui les fait siennes. Marcher dans la ville est une expérience particulière qui anime les sens : des goûts variés, des ambiances exotiques, des regards à la fois profonds et étrangers, des touches d’esthétisme et un délicat savoir-faire mélangés à des sons et à des chants présentant une musicalité spécifique à chaque langue.

La communauté portugaise

La migration portugaise au Canada s’est amorcée en 1953, quand les premiers immigrés réguliers sont arrivés à Halifax, en Nouvelle-Écosse, à bord du navire italien Saturnia (Moura et Soares 2003). Dans les mois et les années qui ont suivi, d’autres bateaux venant de l’Europe sont arrivés au Canada, Montréal étant l’une de leurs destinations. Tout d’abord, des hommes arrivèrent, souvent seuls, puis des familles entières, grâce aux « cartas de chamada » (lettres d’invitation), permettant ainsi éventuellement de créer une véritable communauté portugaise dans la ville.

À Montréal, dans le quartier Saint-Louis, nous trouvons l’une des plus anciennes installations de la communauté portugaise au Canada, avec la plus ancienne association, l’Associação Portuguesa do Canadá, fondée en 1956. Ce quartier est devenu le centre de la communauté où beaucoup de familles issues de cette migration se sont installées. Ayant auparavant accueilli les migrations des Italiens et des Grecs, ce quartier a alors changé de drapeau et s’est teint de rouge et de vert. Situé près du centre-ville, il représente encore aujourd’hui le centre de la vie communautaire des Portugais et des descendants de cette migration vivant à Montréal, dans la région métropolitaine et dans toute la province de Québec. En fait, il s’agit du véritable centre névralgique de la vie associative et communautaire. En 2016, le recensement canadien a identifié 76 705 personnes de nationalité ou d’origine portugaise dans les cinq provinces[3] qui relèvent du Consulat du Portugal à Montréal (Statistique Canada 2016), dont 60 000 dans la seule zone urbaine de Montréal[4]. Selon les statistiques, cette communauté est la deuxième plus importante du pays, après celle de Toronto, qui compte 210 420 personnes, devant celle de Vancouver, avec 24 575 personnes. Au total, le Canada compte 482 610 personnes de nationalité ou d’origine portugaise.

Les causes majeures du départ de ces migrants étaient les difficultés financières et la pauvreté. Le Portugal vivait sous un régime autoritaire fermé, instauré par António de Oliveira Salazar dès les années 1930[5]. Beaucoup de Portugais furent obligés de partir pour chercher d’autres opportunités ou pour fuir le régime. Pour certains hommes, le départ a été une question de vie ou de mort, afin d’éviter le service militaire et la participation aux guerres coloniales en cours en Afrique[6]. Ils partaient à contrecoeur pour chercher fortune en Amérique. Toutefois, le bouleversement de la situation après la chute du régime dictatorial, le 25 avril 1974[7], a montré le vrai visage du pays, ses difficultés et ses incongruités. Partir à la recherche du bonheur et d’une meilleure situation était la seule solution possible. Vítor, né en 1952, immigré de 1re génération arrivé au Canada après 1974, explique : « La raison qui m’a fait venir a été la difficulté financière au Portugal », et il ajoute : « Ce n’est pas que je vivais mal, mais ici je vis mieux (notre traduction)[8] », soulignant la nécessité de quitter le Portugal.

Une autre année fondamentale de l’histoire de la migration portugaise au Canada est 1986[9]. En effet, avec l’entrée du Portugal dans ce qui était à l’époque la Communauté économique européenne (CEE), ancêtre de l’Union européenne, les flux migratoires du pays ibérique ont été détournés vers des destinations européennes, plus proches géographiquement et présentant moins de complications bureaucratiques et administratives. Toutefois, l’immigration portugaise au Canada s’est poursuivie, bien que de façon réduite. Selon les statistiques de l’Observatório da Emigração, dans les années 2000, les entrées annuelles se sont maintenues entre 200 et 700 individus (Pires et al. 2014). En 2017, nous comptions 785 entrées, ce qui représente 7 % de moins par rapport à l’année 2016 (Vidigal 2018).

Aujourd’hui, la communauté portugaise reste le centre d’accueil et le centre de la vie communautaire pour ces nouveaux arrivants, bien que beaucoup de membres n’habitent plus les environs et se sont installés dans la banlieue de Montréal, notamment à l’est et au nord, banlieues considérées comme étant moins chères et plus spacieuses (Teixeira et Da Rosa 2009). La Missão Santa Cruz, qui est située au 60, rue Rachel Ouest, au croisement de la rue Saint-Urbain, est considérée comme le centre physique de la communauté. La Missão s’occupe de la vie religieuse et associative du groupe, mais aussi de sa vie éducative. D’une part, elle gère l’école communautaire en langue portugaise pour les plus jeunes (primaire et secondaire, jusqu’à l’âge de 18 ans), tous les samedis (fusion de l’Escola Santa Cruz, fondée en 1971, avec l’Escola Lusitana, fondée par le professeur José de Barros en 1975). D’autre part, avec la création de l’Universidadedos Tempos Livres (UTL), elle offre aux membres plus âgés de la communauté la possibilité de suivre des cours d’anglais et de français, entre autres. La Missão Santa Cruz a une véritable mission au sein du groupe et reste l’âme incontournable de la vie des Portugais de Montréal. Elle anime la vie religieuse et devient le centre de beaucoup d’activités culturelles et traditionnelles pour les membres du groupe. Dans son entourage, nous trouvons l’Associação Portuguesa do Canadá et, à quelques pâtés de maisons, le Club Portugal de Montreal fondé en 1965 après la cessation de la Casa dos Portugueses de Montreal. Plus loin, nous trouvons la Caixa de Economia dos Portugueses (Caisse d’épargne des Portugais), Caisse Desjardins Portugaise ou simplement Caixa (la Caisse) pour ses membres. Fondée en 1969, elle a ouvert ses portes sur le boulevard Saint-Laurent en 1973 et compte aujourd’hui environ 5 500 membres. Avec toute une concentration d’activités comme des bars, des restaurants, des boulangeries, des agences de services entre autres, le quartier Saint-Louis est le centre d’une communauté d’affaires prospère et complexe (Robichaud 2004). L’annuaire Portugal em Montreal, publié chaque année au sein de la communauté, dresse la liste des associations, des clubs, des institutions, des activités professionnelles et des entreprises portugaises basées à Montréal[10].

Une ethnographie du quartier portugais à Montréal

Cette contribution fait partie d’une étude ethnographique qui s’est déroulée de 2011 jusqu’au début de 2018. Le but principal de cette étude a été de « vivre » la communauté portugaise de Montréal afin d’observer de quelle manière les pratiques langagières en portugais changent et de comprendre les dynamiques de transmission de cette langue au sein du groupe, en mettant en relation ces pratiques avec les représentations identitaires (Scetti 2016).

Méthodologie d’enquête

Cette ethnographie s’est déroulée en trois étapes, grâce à trois terrains de recherche en 2011, en 2014 et en 2018. Lors de la première étude de terrain, en 2011, notre but principal était de connaître et d’observer la communauté et de réaliser la récolte des données en portugais oral pour en analyser l’évolution des formes. Ensuite, nous nous sommes intéressés à l’analyse discursive des entretiens afin d’extrapoler des discours à propos de l’identité collective de la communauté.

Tout d’abord, nous avons élaboré des questionnaires afin de sélectionner au sein de la communauté des locuteurs d’âge, de sexe, de niveau de scolarisation et de situation socioéconomique différents. Nous avons distribué 100 questionnaires qui ont été proposés à des membres du groupe rencontrés dans divers lieux : église, écoles communautaires, associations et clubs, bars, restaurants du quartier ainsi que chez certains membres, en suivant les effets d’une stratégie « boule de neige ».

Ensuite, nous avons sélectionné 52 locuteurs avec lesquels nous avons réalisé des entretiens semi-dirigés (audio et vidéo). Les entretiens ont été conduits notamment dans des espaces publics tels que les bars, les associations et les clubs, ou dans des espaces privés, chez les interviewés. Parmi ce groupe, 20 personnes étaient de sexe masculin et 32 de sexe féminin, réparties selon trois tranches générationnelles : 15 de 1re génération, 16 de 2e et 21 de 3e. En ce qui concerne leur scolarité, 24 personnes étaient encore aux études en 2011, et parmi les autres, il y avait des employés dans l’enseignement, dans les services, dans l’administration, dans le secteur manufacturier, ou encore à la maison. Six des personnes interviewées ont déclaré être retraitées. Quant à l’origine géographique au Portugal, 23 ont dit être originaires ou avoir de la famille du centre du Portugal, 15 venaient des régions du nord et 14 des îles (Madère et Açores). Ce ratio ne représente pas la forte présence d’Açoriens à Montréal, mais leur participation à l’enquête nous a permis d’en savoir plus sur leur participation à la vie communautaire du quartier. Grâce à ces entretiens, nous avons aussi pu questionner les interviewés à propos de leurs pratiques langagières et de la transmission du portugais d’une génération à l’autre, ainsi qu’à propos de leur identité.

Enfin, grâce à notre approche ethnographique, nous avons enregistré et noté de longues sessions d’observation. Nous avons pu observer de quelle manière est parlé le portugais, dans quels espaces et quelles situations. Nous avons aussi pu voir et analyser l’évolution du portugais au contact du français et de l’anglais, et de quelle manière les locuteurs mélangent le portugais avec ces deux langues qui dominent leur contexte. En fait, il est courant d’entendre un dialogue mélangeant les trois langues, en particulier chez les locuteurs les plus jeunes.

De plus, lors des deux terrains de recherche suivants, en 2014 et en 2018, nous avons observé la vie quotidienne en participant aux activités culturelles, traditionnelles et religieuses proposées aux membres de la communauté et aux habitants du quartier. Nous avons ainsi observé et analysé non seulement les pratiques langagières, mais aussi la circulation des discours ainsi que la participation des membres aux pratiques culturelles, traditionnelles et religieuses organisées au sein du groupe.

Deux pistes d’analyse

Notre analyse a été organisée suivant deux pistes principales : l’analyse linguistique des pratiques langagières quotidiennes et l’analyse discursive concernant les idéologies identitaires du groupe. Du point de vue méthodologique, il faut souligner que nous avons proposé soit les questionnaires, soit les entretiens en portugais. Le portugais s’est alors imposé comme langue principale et la présence de l’anglais et du français s’est trouvée réduite dans les données recueillies. Cependant, nous avons pu remarquer l’alternance entre le portugais et ces deux langues lors des sessions d’observation au sein du groupe, ce qui nous a permis de décrire des phénomènes de contact entre ces langues. Une autre limite de cette étude est le fait que nous nous sommes concentrés sur les pratiques orales, laissant une parenthèse ouverte sur les connaissances et les pratiques de la langue portugaise écrite, ce qui peut être extrapolé, par exemple, par l’analyse des questionnaires.

Dans un premier temps, l’analyse linguistique nous a permis de montrer un processus d’érosion des formes. Nous avons observé sept éléments de fragilité, notamment chez les locuteurs les plus jeunes qui n’utilisent le portugais que dans l’espace familial et communautaire. Nous avons observé le déplacement ou la disparition des clitiques dans les verbes pronominaux, la perte des marques grammaticales de genre et de nombre, la non-concordance de certains verbes à altération du radical, la perte de la marque modale du subjonctif, ainsi qu’une domination des usages des auxiliaires ser et ter, à la place de estar et haver respectivement (Scetti 2016).

Cette analyse a été complétée, dans un second temps, par une analyse discursive permettant de comprendre de quelle manière les pratiques langagières quotidiennes influencent le processus de construction de l’identité des membres du groupe. La langue portugaise est souvent perçue comme une langue dominante sur le plan international et est considérée comme un véritable outil du futur (Scetti 2015). De langue du passé et héritée des parents, elle devient une langue d’avenir pour les jeunes, un outil qui les aidera dans leur carrière, un élément à valoriser dans le temps.

Ces analyses combinées s’insèrent pleinement dans cette recherche ethnographique qui nous a permis de décrire de façon détaillée la vie de la communauté portugaise de Montréal. En effet, grâce à nos observations dans cette communauté, nous avons pu mieux connaître le groupe, participer à des activités variées, mais aussi effectuer un véritable « voyage » au Portugal tout en restant à Montréal. Cela est attribuable à l’existence d’un véritable quartier ethnique, pièce incontournable dans le puzzle de la diversité urbaine montréalaise.

Dans cet article, nous présentons une description détaillée des observations relatives à la vie religieuse et culturelle de la communauté portugaise de Montréal. La présentation du calendrier liturgique catholique sera suivie de la description ethnographique d’une fête : la Missa dosFadistas (messe des chanteurs de fado). Nous avons choisi cette fête parce qu’elle représente le croisement entre la religion et la culture populaire, et parce que le portugais reste la seule langue utilisée pendant cet événement. Lors de la présentation des données, soit les exemples des fêtes traditionnelles et les enjeux de transmissions intergénérationnelles, nous présenterons certaines citations des interviewés qui sont classés selon leur génération (1G – première génération, 2G – deuxième, et 3G – troisième), leur âge, leur origine, leur niveau de scolarité et leur profession.

Une expérience des sens au sein de la communauté portugaise de Montréal

Le quartier portugais de Montréal n’est pas très étendu, mais, dans le quartier du Plateau-Mont-Royal, il se détache comme l’une des plus belles réalités de quartier ethnique de la ville, une véritable « enclave ethnique » (Zucchi 2007). L’église de Santa Cruz et son parvis sont très connus. On peut y suivre les fêtes religieuses et leurs processions tout au long du calendrier liturgique. C’est une véritable célébration pour les sens : nous pouvons y observer les couleurs des habits traditionnels, goûter les spécialités de la cuisine lusitaine sur le parvis ou dans les restaurants portugais tout autour et nous pouvons sentir les parfums da terra (du pays, du terroir). Mais surtout, nous pouvons écouter des chants en portugais, langue qui se parle encore au sein de la communauté. Les fêtes religieuses sont des moments privilégiés pour vivre toutes ces sensations. De plus, lors des processions, c’est l’occasion de voir défiler des groupes de danse folklorique, des fanfares et des chorales qui se succèdent au passage des statues d’un saint célébré ou de la Vierge Marie.

Les célébrations religieuses au sein de la communauté portugaise

L’une des caractéristiques de la vie communautaire des Portugais à Montréal est l’important calendrier des célébrations religieuses. Pendant toute l’année ecclésiastique, la Missão Santa Cruz détermine en alternance les fêtes religieuses et traditionnelles, de la fête de Pâques (les Romeiros – fête du pardon, le Vendredi saint) jusqu’à Noël. Au printemps, la première fête est dédiée au Espírito Santo (Saint Esprit) qui se déroule de Pâques jusqu’à la Pentecôte. Elle est suivie de la fête du Senhor Santo Cristo dos Milagres (Saint Christ des Miracles) et de la fête de Nossa Senhora de Fátima (Notre-Dame de Fatima) le 13 mai. Au mois de juin, c’est au tour des saints populaires (Santo António, São João et São Pedro) d’être célébrés, respectivement le 13, le 24 et le 29 juin. Enfin, la fête de Nossa Senhora do Monte (Notre-Dame du Mont), en août, clôture le calendrier estival, avant d’arriver à l’avent, qui précède Noël.

Toutes ces célébrations du rite catholique latin sont des événements organisés par et pour le groupe et font aujourd’hui partie de la vie religieuse de la province du Québec. Par ailleurs, ces fêtes ont retenu l’intérêt de la Commission des biens culturels, qui a publié un rapport sur la situation du patrimoine religieux au Québec (Simard 1998), et elles font maintenant partie du Patrimoine immatériel religieux du Québec[11] (Noppen et Morisset 2005).

Pour les membres de la communauté, c’est une occasion de représenter leur pays d’origine et leurs traditions et de s’exposer à la ville. Toute l’année, les membres des comités organisateurs de chacune des fêtes préparent la célébration religieuse et liturgique (messe et procession) accompagnée par une fête à caractère populaire qui rassemble cuisine traditionnelle, danse et musique. Ces fêtes ont lieu sur le parvis de l’église et attirent, par les goûts et les parfums, tout le voisinage. Agostinho (1G – 1950, Madère, primaire, secteur manufacturier), par exemple, ancien directeur de l’organisation de la fête de Nossa Senhora do Monte, fête des Madériens, souligne l’importance d’une bonne organisation et du passage des rênes par son père, qui était à la tête de l’organisation : « À cette époque je faisais peu, j’étais peu engagé, je l’aidais [son père] peu […], aujourd’hui je suis assez engagé, j’ai aussi été président [de l’organisation][12]. » Plus jeune il suivait l’événement de loin. Avec l’âge, il explique avoir dû s’engager davantage jusqu’à devenir président du comité d’organisation. Il s’agit d’une tradition familiale qui permet aux Madériens de représenter leur île, autant au sein de la communauté qu’aux yeux des autres Montréalais. La fête du Espírito Santo et la fête du Senhor Santo Cristo dos Milagres à Montréal sont, par exemple, des célébrations associées aux Açoriens, car il s’agit de célébrations importées de leur archipel. La fête du Espírito Santo est aujourd’hui l’une des fêtes les plus célébrées par les migrants açoriens dans le monde (Leal 2000).

Toutes ces fêtes sont des exemples de la poursuite de la vie religieuse et culturelle au sein du groupe, bien que certains gardent des craintes pour le futur. En effet, les membres les plus âgés de la communauté ont peur que les plus jeunes s’éloignent de ces pratiques religieuses, qui sont à la fois culturelles et traditionnelles, car ils célèbrent de moins en moins la messe. Alberto (1G – 1955, Centre, secondaire, services) manifeste son désir en disant : « Il serait bien si nos jeunes fréquentent les “choses” portugaises et qu’ils ne laissent pas tomber nos traditions portugaises[13]. » Il craint que l’engagement en baisse chez les plus jeunes dans les activités de la communauté ne soit la cause, à long terme, de la perte des traditions portugaises à Montréal. Virgílio (1G – 1954, Centre, primaire, services) soutient le discours d’Alberto. Il est toutefois plus dramatique et accuse les jeunes de « vouloir en finir avec tout ce qui concerne notre culture, tout ce qu’est notre culture, non seulement la langue mais toutes les traditions ». Il ajoute que la raison est attribuable au fait « de ne pas avoir de gens capables de faire cela[14] », remettant en question l’engagement des plus jeunes au sein des associations et des clubs. Ce type d’inquiétude revient souvent dans les discours prononcés au sein du groupe que nous avons observé.

L’église de la Missão Santa Cruz fait de son mieux pour trouver un point de rencontre entre les membres plus âgés et les plus jeunes de la communauté. Par exemple, elle a publié une affiche à la sortie de l’église qui s’intitule encontros (rencontres). Il s’agit d’un manifeste en papier, décoré avec des photos d’azulejos colorés (faïence portugaise) et des photos des endroits les plus significatifs de la présence des Portugais à Montréal : l’église Santa Cruz et le parc du Portugal, à l’intersection de la rue Marie-Anne et du boulevard Saint-Laurent. Ce document est écrit en français et en portugais et s’adresse aux nouveaux arrivés qui visitent l’église, mais surtout aux paroissiens. Il illustre différentes célébrations religieuses et culturelles qui animent la vie catholique de l’église et de ses paroissiens. Toutes les fêtes du calendrier de la Missão y sont décrites en détail : les saints populaires (Santo António, São Pedro et São João), la fête de Nossa Senhora do Monte, la fête du Espírito Santo, la fête du Senhor Santo Cristo dos Milagres, les Romeiros et la fête de Nossa Senhora de Fátima.

La messe et le fado, mélange entre religion et culture populaire

Le fado se maintient comme pierre angulaire de la culture portugaise dans le monde, par son origine et par son histoire faite de départs et de voyages. « Il fait partie du patrimoine immatériel de l’UNESCO », souligne Marta Raposo, chanteuse de fado. Son nom, qui vient du latin fatum, fait référence au destin. Sa musique, souvent mélancolique, donne voix à la saudade portugaise, depuis les départs pour les grandes découvertes des 15e et 16e siècles jusqu’aux migrations qui ont marqué l’histoire récente du Portugal.

Depuis cinq ans, l’église de la Missão Santa Cruz veut créer un lien entre religion et culture en insistant sur trois nouveaux « f » représentant la culture portugaise contemporaine de Montréal. Il ne faut pas confondre ces trois « f » avec ceux de la dictature salazarienne, c’est-à-dire : Fado, Fátima et Futebol[15], bien que deux des trois se rencontrent à nouveau (le fado et la religion, personnifiée dans le personnage de Notre-Dame de Fatima). Le but est d’attirer plus de gens à l’église, de les faire travailler ensemble et de leur montrer que la communauté est vivante.

Pendant le carême, entre février et mars en particulier, trois messes sont organisées pour féliciter les porteurs de la culture portugaise outre-mer, les nouveaux trois « f ». Tout d’abord, un « f » reflète la Missa dasFilarmónicas, messe dédiée aux fanfares philharmoniques de la communauté dans la région urbaine de Montréal qui accompagnent avec leur musique la célébration liturgique. Le deuxième « f » représente la Missa doFolclore, messe où sont célébrés les différents groupes du ranchofolclórico (troupe de danse folklorique portugaise) à Montréal, qui dévoilent leurs tenues traditionnelles, leurs danses et leurs chants aux paroissiens. Enfin, le troisième « f » représente le fado, avec la Missa dosFadistas qui clôture cette tournée au coeur de la culture populaire portugaise.

En 2018, cette messe a coïncidé avec notre terrain de recherche et a été célébrée le dimanche 4 mars. Ce jour-là, l’église était remplie, les paroissiens avaient sorti leurs plus beaux manteaux et chapeaux et leurs plus belles robes pour se rendre à la messe. Le prêtre avait préparé la cérémonie en tenant compte des invités de cette journée : quatre chanteurs de fado, deux hommes et deux femmes, accompagnés par trois musiciens avec une guitare portugaise, une viola (presque une guitare classique) et une basse.

La célébration s’est déroulée intégralement en portugais. La liturgie alternait avec des chants de fado, certains populaires et d’autres moins connus. La fadista Marta Raposo nous a présenté la Cantilena da Lua Nova de Frei Hermano da Câmara, chant qui a soulevé un air de joie envers Dieu et envers la nouvelle lune, mélangeant religion et culture populaire païenne. Les paroles du refrain, très dansant, s’éparpillaient jusqu’au plafond de l’église et incitaient les participants à sourire, à pleurer ou à soupirer, ce qui a retenu notre attention.

Lua nova benza a Deus,
Minha madrinha é mãe de Deus,
Que me fez a cruz na testa,
Que o demónio não me impeça,
Nem de noite nem de dia,
Nem à hora do meio dia.
Lua nova benza a Deus,
Minha madrinha é mãe de Deus.
Já os galos cantam, cantam,
Já os anjos se levantam,
Já o Senhor subiu à cruz,
Para sempre, amén Jesus[16].

Ces paroles sont fortes et porteuses d’émotions. L’auditoire n’a pas pu retenir ses applaudissements à la fin, comme chaque bon fadista le mérite dans une soirée de fado, au Portugal. Certains participants ont fait le lien entre célébration, histoire de famille et terre d’origine. Maria (1G – 1951, Nord, primaire, femme de ménage) soulignait après la messe l’importance de ce type de cérémonie et de ce message pour toute la communauté. Pour elle, c’est un message d’union. Elle a affirmé : « Il serait bien de le faire plus souvent [chanter le fado à la messe][17] », soulignant le fait qu’il faudrait intégrer plus souvent une pratique populaire à la célébration religieuse dominicale.

Chants et musiques se mélangeaient alors, non seulement à la célébration du dimanche, mais aussi dans les espaces de l’église, les remplissant de tendresse, d’amour et de souffrance. Le décor était éblouissant : le prêtre et ses collaborateurs à gauche de l’autel, les fadistes et leurs musiciens à la droite et au fond, les représentations du Christ faites avec des azulejos décorant cette peinture d’une autre époque. On se serait cru au Portugal. À la fin de la cérémonie religieuse, les paroissiens ont été invités dans le sous-sol de l’église pour continuer la fête, partager un verre de vin et quelques amuse-bouche. Ici, les gens ont eu le temps d’échanger leurs impressions sur la messe. De notre côté, nous avons pu observer la présence de gens de tous les âges qui se retrouvaient afin de partager un élément de leur patrimoine culturel. Le fado est une pratique qui touche et qui rassemble ; « c’est notre âme[18] », souligne à nouveau la fadista Marta Raposo, de qui nous pouvons souligner ce « notre » inclusif pour et dans le groupe. Cette pratique est présentée comme un marqueur de l’identité portugaise et, par conséquent, du groupe. La pratique musicale et le chant en portugais semblent contenir l’identité ethnolinguistique de la communauté (Landry et al. 2005).

Les pratiques culturelles comme marqueurs d’identité

Dans ce contexte de migration, nous avons observé de quelle manière les célébrations religieuses peuvent devenir des « actes d’identité » (Le Page et Tabouret-Keller 1985) pour les membres du groupe qui y participent. Tout comme le choix de parler le portugais est une marque d’appartenance au groupe, le fait de partager une histoire familiale de migration ou les mêmes traditions culturelles devient un élément important dans le processus de (re)construction identitaire de chacun. Tous ces éléments sont importants dans un groupe pour en définir les membres : qui en fait partie, comment et pourquoi en faire partie. Ce processus implique que les membres se posent de nombreuses questions sur leur propre degré d’appartenance au groupe. Cette identité définie comme étant ethnolinguistique (Landry et al. 2005) est à la fois monolithique et plurielle, selon les définitions de chacun des membres. Il s’agit donc d’une identité qui est à la fois attribuée et choisie. Les membres ne se sentent pas moins canadiens ou québécois, mais ils intègrent leur répertoire identitaire.

Le portugais se transmet encore au sein de la communauté, bien que les institutions, les clubs et les associations doivent faire des efforts pour que les jeunes continuent de le parler. Le nombre d’élèves inscrits à l’école communautaire du samedi est en décroissance depuis les années 2000 (Eusébio 2001). Il y en avait environ 300 en 2018 (niveaux primaire et secondaire), l’école a connu son apogée dans les années 1982-83 avec près de 1000 élèves, selon les statistiques (ibid.). La cause de cette décroissance reste la diminution du flux migratoire du Portugal vers le Canada (Pires et al. 2014), qui, avant, avait assuré la survie de la communauté. Bien que le portugais reste la langue véhiculaire du groupe, la Missão Santa Cruz doit promouvoir sa pratique et montrer qu’elle est prestigieuse.

Les festivités religieuses présentées ici honorent l’année liturgique et sont un manifeste de l’identité du groupe, un lien que la communauté maintient avec le Portugal et avec la culture religieuse catholique. Cela devient un marqueur de l’identité portugaise de Montréal, où le portugais reste protagoniste. Aujourd’hui, avec le passage de la 3e à la 4e génération de descendants de cette migration, malgré une grande incertitude au sujet d’une identité collective et univoque, il y a plus d’ouverture pour des constructions identitaires différentes (Moore et Brohy 2013 : 289), où les éléments liés à la « portugaisité » en rencontrent d’autres propres au contexte local, dans une définition plurielle, plus ouverte et malléable.

Pendant notre analyse des pratiques langagières au quotidien, nous avons pu observer que le portugais continue de se transmettre, malgré certaines difficultés. La poursuite de la vie culturelle et des traditions du groupe est mise en cause, bien qu’à ce jour, le portugais reste la langue véhiculaire et la langue d’usage dans la majorité des activités que nous avons observées lors des terrains de recherche. Nous avons aussi pu constater que les trois langues présentes dans l’espace public (le portugais, le français et l’anglais) se mélangent continuellement et que les discours au sein du groupe soulignent l’importance de savoir parler les trois. Esmeralda (2G – 1966, Nord, université, services), par exemple, analyse ses propres pratiques et nous raconte pourquoi il est important, aujourd’hui, que son fils soit scolarisé à l’école portugaise le samedi :

Je peux parler les trois langues [anglais, français et portugais] et je n’ai aucune difficulté, et alors je passe de l’une à l’autre. Je peux parler dans la même phrase. Je peux mettre toutes les trois sans aucune difficulté, et moi je pensais que c’était important pour lui [son fils – d’apprendre le portugais] premièrement parce que sa grand-mère maternelle parle seulement en portugais, deuxièmement parce que ma soeur est au Portugal aussi, et il a un cousin qui est presque de son âge et pour eux [le fils et son cousin] avoir une communication [c’est important][19].

Il est vrai que les jeunes générations sont plus éloignées de l’histoire de migration que leurs parents. Ils sont moins attachés au Portugal, qu’ils visitent tous les deux ans ou plus rarement. Cependant, ils sont baignés depuis leur plus jeune âge dans la vie portugaise de la communauté et dans les pratiques langagières et culturelles en portugais. Sílvia (2G – 1989, Nord, université, étudiante), raconte comment sont, selon elle, les autres communautés portugaises dans le continent nord-américain : « Quand je vais à Toronto et quand je vais aux États-Unis, c’est différent, ce n’est pas la même chose. » Elle souligne ainsi la spécificité de la communauté de Montréal, notamment du point de vue de sa vivacité : « On est tous ensemble [ici], c’est une grande fête[20]. »

Le nós (nous) sous-entendu de Sílvia présente cette image de groupe uni et propose une définition de l’identité ethnolinguistique de la communauté. Dans les activités organisées par la Missão Santa Cruz, nous observons l’importance qui est donnée au portugais et à ce nós. L’église reste la promotrice de la transmission de la langue de génération en génération. Elle s’occupe de la partie religieuse et culturelle en portugais et, à travers l’école communautaire, elle promeut le prestige du portugais pour l’avenir des plus jeunes membres de la communauté (Scetti 2015).

Chaque locuteur intègre des éléments différents dans la liste des marqueurs d’identité. L’usage du portugais reste un élément important dans les pratiques mais surtout dans les représentations et dans les imaginaires mobilisés dans les discours au sein du groupe. Avec les pratiques langagières, d’autres pratiques, culturelles et traditionnelles, deviennent alors des marqueurs de l’identité ethnolinguistique de la communauté, comme nous l’avons montré pour le fado.

Conclusion

Pour conclure, notre recherche ethnographique a montré qu’il est important pour les membres de la communauté de définir une identité ethnolinguistique pour le groupe (Landry et al. 2005), mais qu’il est aussi important de s’interroger à son sujet selon le choix de chaque membre de la communauté.

Fréquenter l’école communautaire le samedi, participer à la messe et aux fêtes religieuses, s’inscrire et s’engager dans un groupe de danse folklorique, être membre d’une association ou d’un club local ou bien manger dans un restaurant, boire un cafezinho (petit café) dans un bar du quartier portugais sont tous des éléments importants pour « vivre à la portugaise » et pour maintenir la communauté dans le temps. Ces actes peuvent être perçus comme de véritables « actes d’identité » (Le Page et Tabouret-Keller 1985). Tous les membres du groupe ont une responsabilité pour assurer la pérennisation du quartier, promouvoir son histoire et son existence aujourd’hui ainsi que sa langue.

C’est sur cette image de pluralité du groupe que l’identité collective est mise en scène et que l’exclusivité est remplacée par l’alternative. Cette étude comble une lacune dans la recherche sur la communauté portugaise de Montréal en matière de pratiques langagières, mais aussi en matière de travail ethnographique. Cependant, ce travail se veut dynamique et toujours en évolution. En fait, lors de nos dernières observations en 2018, en marchant dans le quartier, nous avons pu entendre un « nouveau portugais ». En effet, depuis quelques années, une nouvelle vague de migration venue du Brésil s’installe à Montréal et trouve son pied-à-terre au sein du quartier portugais (Almeida 2015, 2014). La communauté portugaise vieillit et des espaces se créent pour les nouveaux arrivants du Brésil. En effet, depuis trois ans, la statue de Nossa Senhora Aparecida[21] a trouvé sa place dans l’église Santa Cruz à côté d’un drapeau brésilien. De plus, depuis quelques années, chaque dimanche à 11 h 30, la communauté brésilienne anime une messe, ce qui peut aussi être interprété comme un acte identitaire, puisque les deux variantes de portugais sont différentes, tout comme la majorité du public. Cela montre une vraie ouverture de la communauté portugaise envers ce nouveau groupe, avec lequel elle partage ses espaces.

L’église de la Missão Santa Cruz semble vouloir agir et faire face au vieillissement de la communauté portugaise de Montréal. Ses membres, comme les membres les plus actifs au sein de clubs ou des associations, font de leur mieux pour attirer les plus jeunes et leur permettre d’être en contact avec les membres les plus âgés du groupe. La Missa dos Fadistas, alors, n’est pas seulement une célébration religieuse, c’est aussi une occasion de rencontre et un acte de promotion de la culture populaire. Ces pratiques liées à la tradition et à la culture aident à définir la communauté, son histoire et son existence dans le futur. « Consommer » local dans le quartier devient important vu que « la communauté commence déjà à être âgée[22] » (Maria, 1G – 1951, Nord, primaire, services). Il faut soutenir les activités du quartier, dans un but de revitalisation, sans tomber dans un processus de marchandisation de l’« ethnique », comme Da Silva le souligne dans le cas de la communauté portugaise de Toronto (2012).

Face à ce déclin du groupe, il sera intéressant d’observer les dynamiques de la migration brésilienne à Montréal et le rôle du portugais comme élément fédérateur. Les deux groupes semblent se rapprocher dans le but de faire rayonner le portugais comme langue partagée. De ce fait, de nouvelles marques d’identité seront à créer, à défendre et à valoriser. Le répertoire identitaire de chacun au sein du quartier s’élargit sous un nouveau drapeau, celui de la lusophonie.