Abstracts
Résumé
Au Canada, malgré la massification de l’enseignement supérieur, des inégalités de persévérance persistent. Au Québec, des recherches ont permis d’identifier les régions de provenance des jeunes pour lesquels le taux de décrochage au secondaire et au postsecondaire est plus élevé, entre autres les Caraïbes et l’Amérique centrale et du Sud. Dans cette étude qualitative, une analyse inductive et rétrospective des récits de vie de 24 jeunes fréquentant le postsecondaire à Montréal, dont les parents sont nés dans les Caraïbes ou en Amérique latine, a été réalisée. Notre analyse critique relève les effets inégalitaires perçus de l’action scolaire et de l’environnement sur leur vécu. En conclusion, des pistes de réflexion sont évoquées afin de développer de manière systémique des pratiques d’équité.
Mots-clés :
- Inégalités scolaires,
- immigration,
- postsecondaire,
- pratiques scolaires,
- équité
Abstract
In Canada, despite a generally broadened access to higher education, inequalities pertaining to perseverance persist. Regarding minority students who have higher secondary and postsecondary dropout rates in Québec, research has identified their regions of provenance; namely, the Caribbean and Central and South America. In this qualitative study, we analyse the life histories of 24 students attending postsecondary institutions in Montreal whose parents were born in the Caribbean and Latin America. Our analysis brings to light the perceived inequity resulting from school action and the social environment on young people’s experiences. We conclude with some reflections oriented toward developing systemic practices of equity.
Keywords:
- School inequalities,
- immigration,
- postsecondary education,
- school practices,
- equity
Article body
Introduction
Dans les dernières décennies, le Canada a largement investi dans le développement de l’enseignement supérieur. En conséquence, l’accès aux études postsecondaires s’est élargi (Dubet et al. 2010 ; OCDE 2009). Cependant, des inégalités persistent quant à la persévérance scolaire et plusieurs touchent les étudiants issus de milieux défavorisés (Kamanzi et al. 2010), les étudiants étrangers ou d’immigration récente (Kanouté et Lafortune 2011), les étudiants autochtones (Statistique Canada 2013) et les étudiants en situation de handicap (Pautel 2017 ; Vaillancourt 2017). Jusqu’à présent, plusieurs recherches ont porté sur les trajectoires ou sur les parcours de ces populations étudiantes (Chenard et al. 2013). Dans cet article, nous nous intéressons aux inégalités ressenties par les étudiants en nous penchant sur un groupe peu étudié jusqu’à présent dans le champ de l’enseignement supérieur : les étudiants nés de parents immigrants originaires des Caraïbes et de l’Amérique latine. Au Québec, des recherches ont montré que les jeunes en provenance de ces régions ont le taux de décrochage le plus élevé au secondaire et, dans une moindre mesure, au postsecondaire. Or, le capital scolaire et le capital économique ne permettent pas à eux seuls d’expliquer ces inégalités scolaires (Mc Andrew et al. 2015).
Dans l’étude qualitative exploratoire sur laquelle s’appuie cet article, une analyse des récits de vie (Bertaux 2005) de 24 jeunes fréquentant un établissement postsecondaire à Montréal et dont les parents sont nés dans les Caraïbes ou en Amérique latine a été réalisée. Plutôt que de s’inscrire dans une approche cherchant à expliquer les inégalités scolaires par l’« origine » des élèves ou par des facteurs individuels, notre analyse vise à détecter, dans le discours des jeunes, les effets perçus de l’action scolaire et de l’environnement sur leurs parcours scolaires, tant au secondaire qu’au postsecondaire (Dhume et al. 2011). L’objectif de cet article est de cerner les obstacles imposés par le système ou les mécanismes pouvant mener à la production d’inégalités afin de proposer des pistes de recherche et d’action. Une analyse thématique inductive et rétrospective inspirée des théories critiques en éducation a été réalisée (Freire 1970). En conclusion, nous présentons des pistes visant à inspirer de futures recherches sur l’action scolaire et à développer de manière systémique des pratiques d’équité.
Une typologie des angles adoptés pour appréhender les inégalités scolaires
La question des inégalités scolaires chez les jeunes nés de parents immigrants a été abordée sous plusieurs angles. Nous nous inspirons de la typologie de Dhume et al. (2011) élaborée en contexte français pour définir les trois principaux types de travaux québécois : 1) un angle centré sur les effets de l’« origine » du public scolaire (Mc Andrew et al. 2015), 2) un angle centré sur les effets du marché scolaire, c’est-à-dire sur les effets de la ségrégation des publics scolaires immigrants en milieu défavorisé (Kamanzi et al. 2016), et 3) un angle centré sur les effets de l’action scolaire, c’est-à-dire sur les représentations, les préjugés et les pratiques scolaires pouvant mener à des discriminations systémiques (Borri-Anadon 2016 ; Potvin et Leclercq 2014). Les deux derniers angles ont l’avantage de ne pas se limiter aux acteurs sociaux mais plutôt d’identifier des effets liés aux politiques scolaires, au marché scolaire et aux actions du personnel scolaire. Notre cadre d’analyse se centre sur ces deux angles pour mieux éclairer les inégalités scolaires telles qu’elles sont perçues par les élèves nés de parents immigrants. Dans cette section, nous brossons d’abord un tableau des forces et des limites de ces trois angles d’approche pour ensuite indiquer les dimensions retenues dans le cadre de l’analyse qualitative présentée dans cet article.
Un angle centré sur les effets de l’« origine »
Dans la dernière décennie, les recherches tant qualitatives que quantitatives menées au Québec sur les inégalités scolaires des élèves nés de parents immigrants ont porté principalement sur leurs cheminements scolaires. Les analyses centrées sur les « publics », presque institutionnalisées vu leur dominance, ont l’avantage de permettre l’identification des obstacles objectifs attribuables aux ancrages sociaux (capital scolaire et économique des familles, origine ethnoculturelle, genre, etc.) (Bakhshaei et Mc Andrew 2011 ; Lafortune et Balde 2012). Ces recherches traitent surtout des parcours, des facteurs de réussite ou d’abandon selon l’origine ethnoculturelle et sociale. Cette section donne un aperçu de leurs résultats.
Au Québec, les recherches indiquent que les performances scolaires des jeunes issus de l’immigration sont comparables, voire supérieures dans certains cas, à celles de leurs pairs dont les parents sont natifs du Canada (Mc Andrew et al. 2015). Cet état de fait s’explique principalement par des politiques québécoises d’immigration sélectives visant l’accueil d’immigrants qualifiés et hautement scolarisés. Toutefois, les jeunes nés de parents immigrants ne forment pas un groupe homogène, et certains groupes obtiennent des résultats scolaires relativement plus faibles que ceux de l’ensemble. À cet égard, plusieurs études menées au Québec révèlent que les jeunes dont les parents proviennent des régions suivantes ont des parcours scolaires fragiles et des taux de décrochage plus élevés que les autres élèves : Caraïbes et Afrique subsaharienne ; Amérique centrale, Amérique du Sud et Asie du Sud (Kamanzi et al. 2016 ; Mc Andrew et al. 2015). Or, même en tenant compte du capital économique et scolaire des parents, certains chercheurs notent un « résiduel ethnique », difficilement explicable, qui semble jouer sur ces taux de décrochage (Mc Andrew et al. 2015). Ajoutons que l’on trouve davantage d’élèves en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage chez les jeunes en provenance des Caraïbes et de l’Amérique latine comparativement à l’ensemble de la population (Mc Andrew et al. 2011). Cette surreprésentation n’est pas sans effet sur le vécu scolaire de ces jeunes, sur leurs aspirations, sur leur estime de soi, sur leur identité et sur leur sentiment d’appartenance à la société québécoise. Les jeunes nés de parents caribéens sont également enclins à avoir vécu des situations d’exclusion lors de leurs études primaires et secondaires (Collins et Magnan 2018 ; Lafortune 2012).
Quelques recherches quantitatives se sont penchées sur l’accès aux études supérieures et sur la persévérance chez les jeunes nés de parents immigrants au Québec (Kamanzi et Murdoch 2011). Elles indiquent que ces jeunes (de première et deuxième générations d’immigration) accèdent davantage à l’université et ont des aspirations universitaires plus élevées que les jeunes de la troisième génération ou plus (Kamanzi et al. 2016), y compris ceux qui sont issus de milieux défavorisés ou qui ont eu des difficultés scolaires. Toutefois, des enquêtes quantitatives ont montré des écarts liés à l’accès selon le pays d’origine des parents, pour les jeunes de première et deuxième générations : l’accès à l’université est élevé pour les étudiants ayant des parents d’origine européenne, anglo-saxonne et asiatique (Asie de l’Est et du Sud-Est), alors qu’il est plus faible pour leurs pairs ayant des parents nés dans les Caraïbes et en Amérique latine.
Ces recherches mettent surtout en exergue les effets du capital scolaire et économique des familles et ceux liés aux pays d’origine (Mc Andrew et al. 2015). Cet angle d’analyse, bien qu’éclairant, se concentre sur les processus microsociologiques liés à l’« origine ». Il permet de faire des constats sur l’écart entre l’école et certains acteurs sociaux, soit, mais il ne permet pas d’éclairer la manière dont les politiques, les dynamiques des marchés scolaires et l’action de l’institution scolaire et de ses agents contribuent à la production ou à la réduction des inégalités.
Un angle centré sur les effets de l’« environnement »
L’entrée par l’environnement, quant à elle, permet de se distancier des acteurs pour analyser l’effet des politiques éducatives et des dynamiques des marchés scolaires locaux et nationaux sur les inégalités. La ségrégation des publics scolaires immigrants en milieu défavorisé y est notamment relevée, de même que les inégalités d’accès aux écoles privées ou aux programmes sélectifs offerts dans le système public. On y relate l’effet du marché scolaire et des choix scolaires, voire des non-choix (école de quartier, par exemple), sur les parcours subséquents (Grenier 2017 ; Kamanzi et al. 2017 ; Mc Andrew et al. 2011). Les recherches ont notamment révélé que les étudiants provenant des Caraïbes et de l’Amérique latine disposent de moins d’informations sur les options d’orientation (Magnan et al. 2017). Ces jeunes sont davantage socialisés dans des établissements scolaires publics en milieu défavorisé, ce qui réduit leur accès à une socialisation valorisant la poursuite d’études postsecondaires et leur accès à des ressources informationnelles pertinentes sur les choix d’orientation à venir (Lafortune et Balde 2012). Or, la socialisation au secondaire a un impact important sur la construction des aspirations aux études supérieures (Draelants 2013) et sur la facilité ou la difficulté à naviguer de manière stratégique dans un système scolaire méritocratique favorable au groupe majoritaire. Au cégep, ils sont également plus enclins à opter pour des programmes techniques comparativement à leurs pairs nés de parents immigrants ; ils ont donc moins accès que ces derniers à la socialisation offerte dans les programmes préuniversitaires (Kamanzi et al. 2016). Ainsi, des effets systémiques pourraient jouer en partie sur l’accès de ces jeunes au postsecondaire et, en particulier, à l’université.
Ces recherches portent donc sur des dynamiques macrosociologiques et recommandent des changements politiques permettant de restructurer le fonctionnement du système éducatif. Cet angle d’approche remet en question les dynamiques des marchés scolaires, l’existence des programmes sélectifs et des écoles privées. Toutefois, cette entrée par l’environnement permet surtout d’établir des constats et des pistes à long terme ; elle ne permet pas d’élaborer des pistes d’action à court terme pouvant être mises en place dans l’école, dans les actions posées par le personnel dans le quotidien scolaire.
Un angle centré sur les effets de l’« action scolaire »
L’entrée par l’action de l’école, centrée sur les inégalités de traitement, a été peu étudiée dans les recherches au Québec. L’ethnicisation des normes scolaires, les représentations, les préjugés, les discours et les pratiques du personnel scolaire, surtout en matière d’évaluation et d’orientation, ont été peu analysés jusqu’à présent. Seules quelques recherches ont abordé, par exemple, l’effet de la discrimination systémique associée aux pratiques d’orientation et de relégation des jeunes immigrants à la formation générale des adultes (Potvin et Leclercq 2014) ou des pratiques unilingues standardisées d’orthophonistes auprès d’élèves allophones nés de parents immigrants (Borri-Anadon 2016). Or, se pencher davantage sur les pratiques institutionnelles permet notamment de définir des « pistes d’action » visant l’équité en éducation à court terme. Cette approche, qui s’éloigne de la pensée axée sur les déficits (deficit thinking), peut contribuer à responsabiliser le personnel scolaire, principalement issu de la classe moyenne et du groupe majoritaire, en l’invitant à affiner ses pratiques auprès des « publics » (élèves issus de divers groupes ethnoculturels, linguistiques ou religieux). Cette façon d’envisager la recherche en éducation constitue une piste qui permet d’aller au-delà des effets familiaux et individuels afin de trouver des processus pouvant mener à des discriminations systémiques. Léger (1997 : 59) écrit : « la principale source des écarts de réussite scolaire est peut-être à chercher dans les pratiques d’orientation et d’évaluation, dans les préjugés et les modèles sociaux dominants qui dévalorisent certains et valorisent d’autres, donc du côté des maîtres et des structures scolaires et non du seul côté des élèves ».
Cadre d’analyse inspiré des théories critiques
Au Québec, la littérature scientifique semble pour l’instant dominée par des recherches individualisant les inégalités scolaires, mettant l’accent sur les parcours scolaires et sur l’origine ethnoculturelle de ces jeunes. Cet angle d’analyse peut être qualifié de culturaliste (Lentin 2005 ; Thésée et Carr 2016) puisqu’il repose sur les impacts de l’« origine », de la « culture » et du statut d’immigration pour expliquer les inégalités scolaires. Quoique ces pistes d’explication soient utiles à la compréhension des parcours scolaires des jeunes issus de groupes minoritaires, leur portrait mérite d’être enrichi par l’exploration d’autres dimensions pouvant être occultées dans une posture culturaliste, telles que les impacts institutionnels et systémiques. C’est pourquoi notre article adopte un angle d’approche complémentaire, inspiré des théories critiques en éducation (Freire 1970 ; Dei 2013), afin de jeter un autre éclairage sur les phénomènes d’inégalités identifiés dans la littérature. Nous envisageons le système éducatif et l’école comme des lieux pouvant produire et reproduire les inégalités entre les groupes majoritaires et les groupes minoritaires, voire les groupes racisés[1] (Eid 2012). Nos analyses mettent donc surtout en exergue le rôle du système éducatif et de l’école dans la construction des inégalités à travers les discours des jeunes, des effets pouvant potentiellement mener à des discriminations systémiques pour certains groupes.
Une composante essentielle des théories critiques est l’importance accordée aux points de vue des groupes minoritaires, souvent exclus des discours dominants. Une analyse critique des effets de l’environnement et de l’action scolaire, tels qu’ils sont perçus par les jeunes et exprimés dans leur discours, contribue à valider leurs expériences tout en s’interrogeant sur les systèmes dominants (Dei 2013). Nous rapportons donc la parole des jeunes en choisissant de nous pencher sur les aspects suivants : les effets liés à la ségrégation en milieu scolaire défavorisé ; les effets liés aux représentations, aux stéréotypes et aux préjugés du personnel qui structurent inconsciemment l’action scolaire, dont les pratiques de notation et d’orientation (Magnan et al. 2016) ; les effets liés au caractère ethnocentrique de la gestion, des normes scolaires et du curriculum formel ; les effets liés aux inégalités quant à l’accès aux informations permettant de faire des choix d’orientation éclairés au postsecondaire. Concrètement, nous avons analysé de manière inductive les influences perçues de l’environnement selon le discours des jeunes, soit les effets systémiques liés à la fréquentation d’une école en milieu défavorisé. Nous avons également tenu compte des influences perçues de l’action scolaire : attitudes du personnel scolaire, regroupements par filières, relégation en classe spécialisée ou en formation générale des adultes, manque d’informations sur les choix d’orientation, perception d’un curriculum formel et informel non inclusif, etc.
Il est important de souligner que nous avons choisi, dans le cadre de cet article, de ne pas analyser les effets positifs perçus qui ont été mentionnés dans le cadre des entretiens, notre objectif principal étant d’identifier les mécanismes pouvant amplifier les inégalités scolaires dans le microcosme que constitue l’école, et ce, afin de définir des pistes de recherche pour l’action scolaire et des pistes de réflexion pour favoriser l’équité en milieu scolaire.
Approche méthodologique
Les résultats présentés dans cet article proviennent d’une étude qualitative portant sur les jeunes nés de parents immigrants fréquentant un cégep à Montréal (n = 60)[2]. Une fois l’analyse sur le processus d’orientation des jeunes issus de l’immigration terminée, nous avons choisi d’effectuer une analyse secondaire des récits scolaires rétrospectifs des jeunes nés de parents immigrés des Caraïbes et de l’Amérique centrale et du Sud (n = 24). En effet, des données sur les effets perçus de l’environnement scolaire et de l’action scolaire ont émergé de façon inductive chez ces sous-groupes du corpus.
Les participants ont été recrutés selon les critères d’inclusion suivants : être né au Québec ou être arrivé au Québec au primaire ; avoir deux parents immigrants ; avoir fait ses études primaires et secondaires en français dans la région de Montréal ; étudier dans un cégep francophone ou anglophone à Montréal et être âgé entre 18 et 30 ans au moment de l’entrevue. Diverses techniques de recrutement ont été employées, notamment le recours à des listes d’étudiants fréquentant un cégep à Montréal, l’utilisation de la plateforme Facebook et la technique en boule de neige.
Au total, 24 entretiens ont été menés auprès de jeunes cégépiens originaires des Caraïbes, de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud. Plus précisément, le corpus comprend 18 jeunes nés au Québec et 6 arrivés avant l’âge de 6 ans. En ce qui concerne les régions de provenance, 14 jeunes ont des parents nés dans les Caraïbes et 10 en Amérique centrale et du Sud. Il faut spécifier que pour des raisons de confidentialité et en conformité avec les exigences du Comité plurifacultaire d’éthique de la recherche de l’Université de Montréal (CPÉR), les participants cités dans cet article sont identifiés par un numéro.
Des entrevues semi-dirigées menées en profondeur ont été effectuées (Bertaux 2005). Elles ont duré entre 1 h 30 et 2 h 30. Cette technique de collecte de données était en phase avec l’angle d’approche interprétatif préconisé. En effet, elle a permis de documenter a posteriori le point de vue des jeunes sur les effets de l’environnement et de l’action scolaire sur leur parcours (Pilote et Garneau 2011), plus particulièrement la part relative à la fréquentation d’une école en milieu défavorisé et celle relative aux attitudes du personnel scolaire et aux pratiques d’évaluation, d’orientation et de classement. Lors des entretiens, les participants ont été invités à raconter leur histoire, et plus spécifiquement le parcours migratoire de leurs parents, leur expérience scolaire au primaire et au secondaire, de même que leur processus d’orientation au postsecondaire. Les jeunes ont eu le choix de répondre aux questions en français ou en anglais. La moitié des entrevues ont été menées par des assistantes de recherche elles-mêmes issues de l’immigration. Les entretiens ont été enregistrés et retranscrits intégralement.
La question de recherche suivante a guidé l’analyse des entretiens : Quels sont les effets de l’environnement et de l’action scolaire perçus par les jeunes nés de parents immigrants sur leur parcours scolaire ? Nous avons codé tous les extraits d’entretiens liés aux effets de l’environnement et aux effets de l’action scolaire à l’aide du logiciel QDA Miner. Ce codage met en lumière les effets perçus par l’ensemble des participants. Notre cadre théorique nous a permis de sortir de l’angle « centré sur les effets de l’origine » et de détecter des processus potentiellement systémiques tels que les jeunes les perçoivent et les identifient.
Résultats
Dans un premier temps, l’analyse met en exergue les effets liés à l’environnement selon les jeunes, et dans un deuxième temps, les effets liés à l’action scolaire. Cette analyse permet de dégager les principaux effets qui ressortent des discours. Dans la section Discussion et conclusion, nous proposons des pistes relatives aux pratiques du personnel scolaire.
Des effets liés à l’environnement : ségrégation dans les milieux défavorisés
L’analyse des entretiens nous permet d’approfondir l’expérience que font les jeunes des milieux scolaires défavorisés tels qu’ils les décrivent dans leur récit. Ils relatent ainsi avoir grandi dans des quartiers défavorisés où ils ont été témoins d’activités criminelles (gangs de rue) et de situations de violence. Ils dépeignent leurs écoles comme étant délabrées et non propices à l’apprentissage. De plus, ils semblent marqués par la représentation négative de leur école relayée par les médias ; le décrochage, la consommation de drogues et la délinquance sont souvent associés à l’image de leur établissement : « C’était comme l’école qui était toujours aux journaux, il y avait toujours quelque chose qui se passait dans le quartier, c’était chaud… parce que quand tu viens de [cette école]… quand tu viens de ce quartier-là, on s’attend à ce que tu finisses mal. » (participante M3, femme, 22 ans, Haïtienne)
Un sentiment de ségrégation ressort des discours des jeunes alors qu’ils se disent entourés d’élèves ayant des « problèmes ». Qui plus est, ils mentionnent que leurs pairs ne bénéficient pas d’un soutien approprié :
C’était une école qui accueillait beaucoup d’élèves qui avaient redoublé au primaire ou qui ont beaucoup de lacunes. Puis, aussi, le quartier, c’est un quartier très difficile. Y a beaucoup de parents monoparentaux, y a beaucoup de violence. Fait que ce n’est pas un quartier qui, comment dire, qui aide les jeunes. Fait que ça explique beaucoup les difficultés à l’école, y a aussi beaucoup de délinquance là-bas
participant R2, homme, 20 ans, Salvadorien
Les jeunes sont conscients de l’image négative de leur établissement scolaire et des faibles aspirations associées à leur communauté ou à l’école qu’ils fréquentent. Ils trouvent également difficile de réussir à l’école à cause de l’influence de leurs pairs et de l’environnement :
Au secondaire, tu es vraiment avec tes amis, tu veux les suivre un peu. Puis tu sais, comme là-bas, il y avait beaucoup de délinquance, fait que moi je suivais un peu le groupe… Moi, j’en ai côtoyé beaucoup, puis ça m’a beaucoup influencé malheureusement. J’ai un peu comme décroché de l’école pendant cette période-là. C’est aussi, il y a plein de cas comme des jeunes filles qui tombent enceintes vraiment jeunes, ça j’en ai vu. Je ne sais pas, j’ai vu tellement d’affaires
participant R2, homme, 20 ans, Salvadorien
Certains répondants dont les parents ont vécu une mobilité sociale ascendante ont réussi à quitter ces quartiers défavorisés au fil de leur parcours. Ils se demandent toutefois quel aurait été leur destin s’ils y étaient restés :
Ça, c’est peut-être quelque chose qui m’a marqué [dans mon ancien quartier], c’est que beaucoup de mes amis ont mal tourné. Beaucoup. Puis, ça a éclaté, après ça il y a eu les gangs de rue, ça a éclaté. Puis, il faut dire que peut-être qu’à l’époque on n’avait pas beaucoup de chemins menant vers le succès, on n’avait pas beaucoup de modèles. Je ne sais pas si moi-même j’aurais mal tourné en restant là. J’ai vu des morts, des gens qui ont été en prison
participant A1, homme, 26 ans, Haïtien
Ajoutons que leurs parents, nouvellement arrivés, ne sont parfois pas informés sur les dynamiques liées à leur nouveau quartier de résidence ni sur les effets potentiellement négatifs sur le parcours scolaire de leurs enfants :
Parce que j’arrivais dans le quartier… puis, il y avait des histoires de gangs de rue qui étaient très, très d’actualité dans ce temps-là… mais, tu sais, les parents, quand ils déménagent, ils ne pensent pas à des affaires comme ça, ils ne pensent pas que tu auras des problèmes comme ça
participante M3, femme, 22 ans, Haïtienne
De plus, les parents nouvellement arrivés ne connaissent pas toujours bien les rouages et le fonctionnement du marché scolaire et la flexibilité de la carte scolaire au Québec. Ils croient que leur enfant est obligé de fréquenter l’école de quartier, bien que la loi sur l’instruction publique stipule que les parents ont le droit de choisir l’école de leur enfant : « Puis après il y avait la loi qui nous disait qu’il fallait les envoyer dans le quartier » (participante M1, femme, 24 ans, Chilienne).
A contrario, les jeunes ont également raconté que leurs parents auraient souhaité les inscrire dans une école privée pour fuir les « publics scolaires » fréquentant l’établissement public de leur quartier. Toutefois, des contraintes financières semblent avoir empêché ce choix scolaire, aux dires des jeunes interrogés. Ainsi, les jeunes de notre corpus ont fréquenté, en majeure partie, les écoles publiques de leur quartier au primaire et au secondaire.
Des effets liés à l’action scolaire
Des effets liés à l’action scolaire sont ressortis des discours des jeunes : accès inégal aux informations essentielles et stratégiques à leur orientation ; perception de faibles aspirations et d’indifférence de la part du personnel scolaire ; classements par filières et identification en éducation spécialisée, et un sentiment d’exclusion.
Accès inégal aux informations essentielles et stratégiques
Le manque d’accompagnement des parents immigrants par l’école et son impact sur la suite du parcours de ces jeunes ressortent des témoignages recueillis à plusieurs étapes des parcours scolaires :
Quand c’était les vacances de Noël, je n’étais pas au courant qu’il fallait retourner à l’école après, je pensais que c’était des vacances à long terme, donc le premier mois de janvier je ne suis pas allé à l’école, puis ma mère travaillait. Donc l’école pouvait bien appeler à la maison, mais personne ne répondait aux appels… Donc, j’ai redoublé mon année scolaire
participant R3, homme, 26 ans, Péruvien
Le personnel scolaire peut parfois tenir pour acquis que les parents immigrants sont outillés et décodent le fonctionnement de la vie scolaire. Ce manque d’information ou ces mécompréhensions se répercutent non seulement sur les parcours au secondaire, mais également sur l’accès au cégep :
Arrivé en secondaire 5, j’ai mangé une claque… bien pas une claque là, c’est au sens figuré. Parce que je me suis rendu compte que le cégep s’en venait… puis je suis allé voir la conseillère d’orientation, puis elle était comme : « Tu n’as pas les notes pour »
participant R2, homme, 20 ans, Salvadorien
Des jeunes relatent qu’ils n’étaient pas informés sur les enjeux liés à l’admissibilité aux programmes de cégep :
On ne le savait pas, il y en a qui étaient en secondaire 5 qui avaient des maths de 4, des maths de 3, on s’en rendait pas compte. On ne savait pas, c’est arrivé en secondaire 5 que tout à coup, on nous a parlé du premier tour, de s’inscrire [au cégep]. Puis on s’inscrit où ? Pourquoi là ? Quoi ? On n’était tellement pas préparés, oh my god. Puis la majorité sont allés en accueil intégration au cégep parce qu’ils ne savent pas [dans quel programme s’inscrire], fallait juste t’inscrire au cégep pour t’inscrire au cégep. C’est malade, c’est malade moi j’ai été à Rosemont. Pourquoi j’ai été à Rosemont ? Je ne sais pas. (rires) Je ne sais pas ! […] Vraiment, t’es là puis t’es comme : Qu’est-ce que je fais là ?
participante M3, femme, 22 ans, Haïtienne
Selon les témoignages de ces jeunes, le personnel scolaire ne semble pas les avoir informés de la suite de leur parcours au cégep, assumant qu’ils sauraient bien naviguer dans le système éducatif québécois. Un sentiment d’anomie ressort des témoignages :
Mais tu sais, moi, j’ai eu, mon problème c’est que je n’ai jamais eu d’appui, j’ai jamais eu de référence. Mon grand frère, il a coulé des cours, donc c’est moi, j’ai fini mon secondaire avant mon frère. Puis, euh, il y avait personne pour me guider. J’étais comme dans un océan, je ne savais pas où j’allais, je ne savais pas ce que je faisais, je ne savais pas où ça allait me mener… Moi, je connais plein d’amis qui ont des diplômes puis qui travaillent dans des domaines complètement nuls, dans des entrepôts, puis des trucs comme ça. Donc, c’est triste, je me cherchais
participant A1, homme, 26 ans, Haïtien
Ainsi, les jeunes semblent vivre une iniquité. À leurs yeux, l’institution ne les accompagne pas suffisamment pour les aider à décrypter le système et les choix d’orientations possibles : « c’est vraiment comme tu finis l’école. Ok, bye, bonne chance, bon futur puis c’est tout » (participante M2, femme, 25 ans, Salvadorienne/Guatémaltèque). Rétrospectivement, ces jeunes se montrent critiques envers l’institution. Ils indiquent que s’ils avaient été membres du personnel scolaire, ils auraient agi différemment : « Si j’avais par exemple à conseiller du monde, je dirais : fais-les, tes maths fortes, au secondaire, fais-les, tes sciences, fais tout ce que tu as à faire au secondaire pour rentrer au cégep bien équipé, parce que ça change tellement les intérêts, ça change c’est fou, tu rentres puis tu te rends compte, puis tu coules… » (participante V8, femme, 19 ans, Dominicaine).
Ces difficultés ressenties au postsecondaire peuvent conduire au décrochage ou à un allongement de la durée de leur parcours scolaire. Plusieurs jeunes du corpus ont en effet changé plusieurs fois de programme, notamment à la suite de la fréquentation du programme d’accueil et d’intégration au cégep.
Indifférence institutionnelle et faibles aspirations ressenties
Plusieurs extraits d’entretiens révèlent un sentiment d’« indifférence institutionnelle » chez les participants. Les jeunes ont l’impression que le personnel scolaire ne se préoccupe pas de leur bien-être, notamment parce qu’ils n’interviennent pas pour faire cesser des situations d’intimidation ou de racisme quotidien à leur égard. Selon eux, le personnel scolaire entretient de faibles aspirations pour eux, ce qu’ils associent parfois au racisme. Ces sentiments apparaissent, dans les discours des jeunes, à plusieurs étapes de leur parcours scolaire.
Au secondaire, les participants relatent avoir vécu plusieurs événements, comme des réactions de surprise de la part des professeurs lorsqu’ils ont de bons résultats scolaires, ou le fait de se faire suggérer des programmes non désirés ou moins prestigieux par les conseillers d’orientation.
Bien, il avait regardé, moi j’avais dit je veux faire travailleuse sociale, il a sorti mon bulletin et il a dit : « Hiiii, non je ne pense pas que tu vas pouvoir faire travailleuse sociale… qu’est-ce que moi je te proposerais, c’est de faire un DEP. » Là, il m’a sorti un cahier de DEP : « Tu vois il y a ça, ça, ça… toi, lequel que tu préfères ? » J’ai dit : « Bien là, infirmière »
participante M5, femme, 19 ans, Haïtienne
Dans cet extrait, la participante voit son plan de carrière changer en l’espace d’une seule rencontre avec ce conseiller d’orientation, un plan qu’elle n’avalise pas. Même s’il juge qu’elle n’a pas des notes assez élevées, il ne lui offre pas d’autres pistes pour lui permettre d’accéder au cégep et de réaliser ses aspirations.
Au cégep, les jeunes rapportent avoir ressenti de faibles aspirations à leur égard, voire des stéréotypes :
En tout cas, je me permets de le voir comme si c’était du racisme là, mais exemple, comme tantôt je suis allée voir aux services aux étudiants, puis là, la dame elle dit : « tu es en quel programme ? », je lui dis « en réadaptation physique », « ah ok, ouais, pour l’annulation ? », mais je sais pas c’était comme, comme si elle avait genre, j’étais comme, pourquoi tu as assumé que ça allait être ça
participante M4, femme, 24 ans, Haïtienne
Selon ces jeunes, ils sont parfois perçus comme étant de moins bons élèves en raison de la couleur de leur peau ou de leur origine sociale présumée ; cela peut conduire à une expérience de dissociation entre leur image personnelle et leurs compétences réelles et leur image perçue par le personnel scolaire (Goffman 1975).
Classement et identification en classe spécialisée
Plusieurs jeunes ont exprimé un sentiment d’injustice vis-à-vis des pratiques et des procédures adoptées par les institutions éducatives, telles que les classements, les évaluations et l’identification en classe spécialisée, des constats faits par d’autres recherches menées au Canada, aux États-Unis et en Angleterre (Gillborn et al. 2012 ; Harper et Davis 2012 ; James et Turner 2017).
On n’était pas préparé, ça, vraiment pas. Puis, je le dis puis je le redis, je sens comme, tu sais, si ma génération c’était une génération sacrifiée… pour vrai, la seule chose qu’on sait, c’est qu’en secondaire 3, il fallait avoir les mathématiques « 4-16 » ou « 4-36 »… Mais déjà là, tu décidais de ton avenir, mais tu ne t’en rendais pas compte
participante M3, femme, 22 ans, Haïtienne
Ce passage souligne un manque d’encadrement ou une mécompréhension des choix, dès la troisième secondaire. Les conséquences du choix de différents niveaux de mathématiques ne sont pas claires pour ces jeunes, ce qui mène à des incidences importantes sur la suite de leur parcours au cégep. Un processus de classement semble se jouer de manière inconsciente et implicite.
Pour les jeunes qui n’adoptent pas les comportements souhaités par le personnel scolaire et par l’institution, un classement en éducation spécialisée peut survenir. Un participant, qui se décrit comme étant « excité » au secondaire, se retrouve placé dans une classe spécialisée fréquentée par des élèves ayant des troubles de comportement. Il est alors dans une classe de garçons incluant plusieurs niveaux scolaires (multiâges). Il raconte que cette expérience n’a pas contribué à sa progression dans ses apprentissages et l’a exposé à l’influence négative de ses pairs (drogues, violence). Lorsqu’il prend la décision d’améliorer son comportement afin de pouvoir regagner les classes régulières, il est confronté à de multiples obstacles. Les enseignants lui répètent ceci : « Aucune école va vouloir te recevoir, tu ne vas pas réussir, de toute façon, qu’est-ce que ça te sert » (participant R3, homme, 26 ans, Péruvien). De plus, des décisions importantes sont prises sans que ses parents ou lui-même ne soient consultés : « Moi, je pensais que j’étais en train de faire mon secondaire, j’ai dit pourquoi personne me l’a dit, dans mon bulletin, c’est écrit que j’avais passé. Ils m’ont dit : “Oui, tu avais passé, mais on a jugé que pour ton bien, c’était mieux que tu refasses ta 6e année.” »
Selon certaines recherches, quand les élèves sentent qu’ils ne seront pas capables d’atteindre leurs objectifs, réduits à l’étiquette que les enseignants leur attribuent, ils peuvent réagir en se conformant au regard des autres et en adoptant des comportements négatifs (Demanet et Van Houtte 2012). Pour cet étudiant, les problèmes de comportement qui lui ont été attribués au début du processus semblent s’amplifier et culminer en un sentiment de frustration :
Les profs québécois, ils m’ont rendu difficiles mes études, j’ai eu un froid envers eux… Ils m’ont refusé l’accès au régulier quand je devais, quand je pouvais, quand j’avais ce qu’il fallait pour aller au régulier, puis ils m’ont interdit. Moi, pour moi, c’est pour leur bien à eux… j’ai toujours voulu, j’ai jamais fait de plainte, non. Mais je me suis révélé moi-même, parce que j’ai quand même, je n’aime pas l’injustice donc moi, je me suis pogné avec les professeurs, la police est venue, parce que j’allais me battre avec le professeur, ce n’est pas le moyen, mais j’étais tanné qu’ils jouent avec moi, tu vois
participant R3, homme, 26 ans, Péruvien
Lorsque les jeunes ne se conforment pas aux comportements attendus en milieu scolaire, cela peut mener, selon eux, à des erreurs quant au transfert en classe spécialisée :
Certaines personnes pensaient que j’étais autiste, bien, enfin, des éducatrices spécialisées pensaient que j’étais autiste. Parce que moi aussi, j’avais tendance déjà tout petit à être un peu solitaire, si on veut, vraiment tout seul et en même temps, je ne parlais pas beaucoup le français et quand je piquais des crises, c’était violent. Donc, on a cru que j’étais autiste, mais finalement, ce n’est pas de l’autisme
participant R1, homme, 20 ans, Guatémaltèque
Cet étudiant allophone, en apprentissage du français, est ensuite classé, à l’adolescence, en formation générale des adultes, une étape de son parcours qu’il a trouvée particulièrement difficile. Entouré d’adultes, il a trouvé cette expérience intimidante.
Sentiment d’exclusion
Les jeunes décrivent diverses situations générant un sentiment d’exclusion. En voici quelques exemples : l’interdiction de parler leur langue maternelle dans l’école (ici, on parle français), la perception que les élèves issus du groupe majoritaire « québécois » reçoivent davantage d’attention et de rétroactions positives, le sentiment d’être « étrangers » en raison des attitudes des enseignants et des pairs, etc. :
Ouais, là, il y a quelqu’un qui nous a fait prendre conscience assez rapidement qu’on n’était pas comme les autres. Je ne sais pas qui, je ne sais pas si c’était monté avec le gars des vues. Euh, bien moi je me rappelle un cours je suis arrivé, premier cours, la prof elle dit : « Ah, on a beaucoup de communautés ethniques aujourd’hui, vous, monsieur, vous venez d’où ? » Puis là ç’a commencé par moi, là je la regarde puis je lui dis : « Bien, je suis né ici. (Rires) Donc, j’sais pas de quoi vous parlez. » Puis, là, elle fait : « Bien là, tu n’es pas né ici dans la salle de classe. » Donc là, déjà là, le rapport a été déjà assez froid
participant A1, homme, 26 ans, Haïtien
Dans cet extrait, l’étudiant semble, dans son discours, souhaiter faire partie du groupe majoritaire. Toutefois, la professeure insiste sur sa différence.
Ce sentiment d’exclusion se reflète aussi dans le rapport des jeunes au curriculum des cours d’histoire, un curriculum ne leur faisant pas de place, selon eux, ne traitant pas de l’hétérogénéité de la population québécoise :
Puis dans les cours d’histoire qu’on apprenait, de l’histoire du Québec, c’était vraiment, je voyais vraiment les Québécois, ils étaient vraiment, euh, dedans là, puis moi, je, on ne vient pas d’ici, donc je me, je me considérais pas vraiment québécoise au secondaire, oui
participante V22, femme, 18 ans, Haïtienne
La sous-représentation des immigrants dans les cours d’histoire au Québec (Mc Andrew 2015) semble causer des sentiments d’exclusion ou d’altérisation, ce qui a un impact sur la construction identitaire et le sentiment de « faire partie » de la société québécoise. Les différences entre le « Nous » et le « Eux » sont donc exacerbées et ressenties comme telles par les jeunes.
Discussion et conclusion
Les analyses révèlent que ces jeunes ressentent des effets négatifs liés à la fréquentation d’établissements scolaires ségrégués en milieu défavorisé, où la mixité sociale est faible. De manière rétrospective, ils racontent l’influence négative de leur environnement scolaire et, surtout, des pairs fréquentés. Ils soulignent également des effets ressentis liés à une forme d’indifférence institutionnelle et à de faibles aspirations entretenues à leur égard. La ségrégation dans des filières moins prestigieuses et le classement jugé inapproprié en classe spécialisée sont également soulevés par les participants de cette recherche. Les jeunes expriment aussi un sentiment d’exclusion du groupe majoritaire, tant dans la scolarisation formelle (curriculum) qu’informelle (interactions avec les enseignants).
L’analyse des entretiens permet de prendre en compte la voix des jeunes issus des familles immigrées des Caraïbes et de l’Amérique latine ainsi que leur expérience. Elle permet de documenter les effets de l’inégalité de traitement telle que perçue par les jeunes, des effets inscrits dans l’environnement et l’action scolaires. L’analyse présentée a permis de mettre en évidence quelques pratiques ségrégatives affichées ou cachées auxquelles sont exposés les élèves issus de l’immigration et qui fragilisent, à leurs yeux, leur parcours scolaire à court et à long terme. Plus encore, leurs récits reflètent des dynamiques de rapports de pouvoir entre groupe majoritaire et groupes minoritaires ; des rapports pouvant mener, selon les jeunes, à des inégalités ou à des injustices scolaires. Les jeunes ont développé un regard critique sur leurs expériences scolaires qui les mène à analyser a posteriori des situations de racisme ou de discrimination scolaire (Druez 2016). Notre cadre d’analyse inspiré des perspectives critiques nous permet de mettre en lumière des pratiques pouvant contribuer à l’exclusion ou à la reproduction d’inégalités scolaires. Ces pratiques inégalitaires ont été relevées dans d’autres recherches, telles que la sélection d’un curriculum hégémonique et ethnocentrique (Giroux 1983), la surreprésentation d’élèves racisés en adaptation scolaire (Chapman et al. 2013 ; Robson et al. 2018), le classement d’élèves racisés dans des filières moins prestigieuses (Gillborn 2010) et le manque ou l’absence de soutien offert (Nieto et Bode 2008).
De plus, une méconnaissance ou une mécompréhension du fonctionnement du système éducatif semble ici pouvoir contribuer, de manière inéquitable, à des parcours scolaires davantage sinueux et fragilisés. De tels résultats ont aussi été constatés dans d’autres recherches menées en France (Ichou et Oberti 2014), aux États-Unis (Baum et Flores 2011) et au Québec (Gagnon-Paré et Pilote 2016). Certains jeunes rapportent avoir accès à des ressources et des informations incomplètes de la part du personnel scolaire sur l’ensemble des choix d’orientations possibles et sur les rouages du système. Il se pourrait également que ces jeunes décodent ou interprètent différemment les attentes méritocratiques relatives à l’accès aux filières d’excellence comparativement à leurs pairs issus du groupe majoritaire. Ces résultats sont éclairants sur le plan tant scientifique que social. Ils permettent de définir des pistes pour repenser la formation et les stratégies des conseillers d’orientation (ou d’autres intervenants scolaires). À notre avis, une question en particulier mérite davantage d’attention : comment utiliser les ressources du « système » scolaire pour activer le potentiel et la liberté de choix des jeunes (Sen 2010) afin de mieux les outiller face à l’ensemble des possibilités qui s’offrent à eux ?
L’analyse des entretiens fait ressortir plusieurs éléments importants qui s’éloignent de l’approche culturaliste et de la tendance en recherche à individualiser les inégalités. Elle invite à reconsidérer les pratiques du personnel scolaire à partir d’éléments relevés dans d’autres études menées dans des écoles pluriethniques (Potvin et al. 2016) : distinguer les difficultés d’apprentissage d’une langue seconde d’un trouble de comportement (Borri-Anadon 2016) ; bien comprendre le parcours migratoire des familles immigrantes pour mieux les accompagner et qu’elles puissent décoder le fonctionnement du système éducatif, et pour mieux adapter le soutien offert à leurs enfants (Audet et al. 2016) ; conserver des attentes élevées pour tous les jeunes, y compris les jeunes issus de minorités visibles ou racisées, et valoriser le développement de leur plein potentiel (Magnan et al. 2017) ; mobiliser les enseignants pour qu’ils valorisent la diversité présente dans leur classe et dans leur enseignement et qu’ils abordent les enjeux du racisme et de la discrimination sous la forme de débats et de discussions ; prendre conscience des filtres, des blocages de communication, des incompréhensions mutuelles ; expérimenter un processus de décentration pour mieux comprendre les systèmes de référence des jeunes et de leurs parents ; éviter d’essentialiser ou de culturaliser les situations (Gagnon-Parent et Pilote 2016).
Plus largement, ces jeunes soulignent l’effet négatif de la dynamique des marchés scolaires au Québec, qui mène selon eux à une faible mixité scolaire et à une image négative de leur école dans les médias. L’effet des marchés scolaires sur les iniquités a été souligné dans des recherches quantitatives récentes (Conseil supérieur de l’éducation 2016 ; Kamanzi et Pilote 2016), ce qui invite à réfléchir aux politiques et aux lois régissant la carte scolaire au Québec.
Notre approche, interprétative-critique, axée sur le sens subjectif que les acteurs sociaux attribuent à leur vécu (Savoie-Zajc 2011), comporte des forces et des limites. Bien entendu, il est impossible de généraliser les résultats de la recherche ou de préciser si les processus rapportés par les participants (racisme, stéréotypes, représentations) sont spécifiques à cette population, s’ils sont semblables ou différents de ceux qui ont été ou pourraient être analysés à l’égard d’autres catégories de population. Sur ce plan, davantage de recherches devraient être menées pour contraster les discours et les expériences de différents types de population (y compris les jeunes qui ne sont pas issus de l’immigration). L’objectif de cet article n’est pas de faire le procès des institutions scolaires, mais plutôt de considérer la prise en compte du ressenti de ces jeunes comme une première étape vers l’élaboration de pistes de recherche, de réflexion et d’action en milieu scolaire.
Les résultats de recherche présentés dans cet article permettent de dégager des pistes pour l’analyse des pratiques mises en place dans les écoles, tant du point de vue des enseignants et des directions que des conseillers en orientation. Scruter les pratiques institutionnelles permet notamment de définir des « pistes d’action » visant l’équité en éducation. Cette approche responsabilise en partie le personnel scolaire, principalement issu du groupe majoritaire, en l’invitant à affiner ses pratiques auprès des jeunes et de leurs parents et à éviter des cadres de référence (croyances et pratiques) qui perpétuent inconsciemment le statu quo, la pensée déficitaire (deficit thinking) et les rapports de pouvoir entre majoritaires et minoritaires.
Appendices
Notes
-
[1]
Groupes assignés à une catégorie essentialisante, imputée à la nature, par les groupes majoritaires à partir de marqueurs ou de traits physiques ou socioculturels (réels ou imaginés, par exemple : peau noire, religion, patronyme). Bien que ce soit une construction sociale, l’acte de racisation est susceptible d’entraîner des sanctions sociales tangibles, comme l’infériorisation, l’exclusion ou des violences proprement physiques. Historiquement, il s’agit des « minorités issues, ou dont les ancêtres sont issus, de sociétés anciennement colonisées ou marquées par l’esclavage » (Eid 2012 : 1). Les marqueurs sont toutefois évolutifs, comme le montre le racisme vécu par les Arabes, les personnes originaires du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud et les musulmans, ou les personnes considérées comme telles, depuis le 11 septembre 2001.
-
[2]
Ils sont tirés du projet financé par le Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH) intitulé Expérience scolaire et logiques d’orientation dans le marché scolaire linguistique montréalais : une étude sur les cégépiens issus de l’immigration dirigé par Marie-Odile Magnan et codirigé par Annie Pilote, Maryse Potvin et Marie Mc Andrew.
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