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Tout comme aux États-Unis (Sabbagh et Oudghiri 1999) ou en France (Allal 2015 ; Doytcheva 2015 ; Giraudo-Baujeu 2010 ; Prévert 2014 ; Wieviorka 2008), le Québec n’est pas épargné par le paradigme de la diversité, lequel semble être parvenu « à supplanter la bonne vieille problématique de l’“intégration” » (Soum et Geisser 2009 : 103) dans nombre de sociétés d’immigration[1]. De fait, La diversité : une valeur ajoutée est le nom donné par le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles du Québec (MICC) – devenu depuis le ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion (MIDI) – à la politique gouvernementale 2008-2013 visant à « favoriser la participation de tous à l’essor du Québec » (MICC 2008).

Or, le langage du respect des différences culturelles a priori prêché dans les milieux de la gauche politique et des syndicats, pour positif qu’il soit, se ternit lorsqu’on sait qu’il fait les choux gras des milieux de la droite et du patronat sous prétexte que la diversification des équipes de gestionnaires favoriserait les affaires à l’échelle internationale (Simon 2007). On se trouve dès lors face à une « diversité marketing » (Soum et Geisser 2009 : 105), c’est-à-dire une diversité où l’identité ethnique est instrumentalisée dans le but de répondre à des objectifs néolibéraux de productivité économique. À cet effet, inutile de préciser que cette rhétorique de la diversité se marie bien avec l’« utilitarisme migratoire[2] » des politiques québécoises vouées au recrutement de travailleurs qualifiés et d’étudiants internationaux ainsi qu’à l’accélération de leur « passage à l’immigration permanente » (MICC 2013 : 2). Quoi qu’il en soit, le renforcement d’une vision ethnique de la société – c’est-à-dire d’une ethnicisation des relations sociales – pourrait bien « devenir la conséquence la moins bien maîtrisée et la plus “perfide” » (Soum et Geisser 2009 : 106) des politiques de la diversité, lesquelles nourrissent l’image faussée d’un noyau unitaire et pérenne de citoyens (les « vrais ») que viendraient « enrichir » de leur différence d’autres citoyens. La nouvelle Stratégie d’action en matière d’immigration, de participation et d’inclusion 2016-2021, « Ensemble, nous sommes le Québec » (MIDI, 2015 : vi), ne fait d’ailleurs que prolonger la célébration utilitaire de la diversité promulguée dans la politique précédente. Le mot introductif du premier ministre ne répugne effectivement pas à souligner l’importance, pour le Québec, de « continuer de miser sur l’investissement, l’entrepreneuriat et la création de richesse » pour « assurer sa prospérité », ajoutant que « [p]our y parvenir, nous devons notamment être en mesure de tirer pleinement profit de la force motrice que sont l’immigration et la diversité ethnoculturelle » (ibid.).

Certains n’ont pourtant pas hésité à souligner l’insuffisance de la stratégie d’action 2008-2013 (Eid et Labelle 2013) et ont déploré, comme d’autres avant eux (Mc Andrew 2004 ; Marhraoui 2005 ; Potvin 2008), l’absence historique d’un véritable plan de lutte contre le racisme au Québec. Car, si le sentiment de dignité et de légitimité de son identité culturelle – encouragé par le langage de la diversité – est certainement un ingrédient nécessaire pour le « vivre-ensemble », il est insuffisant pour lutter contre les discriminations. Cette lutte exige en effet d’autres modes d’action, tels que des programmes d’accès et d’égalité en emploi, des procédures administratives et juridiques claires de plaintes et de dénonciation, la construction d’outils efficaces de collecte de données et de suivi et de vigilance… qui font actuellement défaut. Aussi, à la suite d’une pétition pour la création d’une Commission de consultation sur le racisme systémique déposée devant l’Assemblée nationale, la ministre Kathleen Weil annonçait, le 21 mars 2017, la formation d’un comité-conseil pour préparer une consultation sur le racisme et la discrimination systémique qui aurait lieu durant l’année 2017[3].

Bien que la lutte contre le racisme systémique soit essentielle – le racisme systémique étant entendu comme une inégalité de traitement fondée sur la race et résultant de l’organisation de la vie économique, culturelle et politique d’une société (Barreau du Québec 2010 : 7) –, elle comporte néanmoins le danger de laisser à penser que le racisme n’est que l’expression des ratés d’un système qui, tel qu’il est organisé et qu’il fonctionne, produit de la discrimination. Par conséquent, l’entrée par le « racisme systémique », même si elle a l’avantage de replacer au coeur du problème les rapports de domination que le discours de la diversité tend à évacuer, n’est pas exempte d’écueils. En premier lieu, étant donné que la question des discriminations systémiques tend à être réservée aux situations d’accès à l’emploi, à l’école, à l’habitat, etc. (Poiret 2010), elle risque d’occulter le fait qu’il puisse exister des actes de rejet fondés sur la race dans les « petites » interactions au sein de ces espaces, de même que dans les zones informelles de la vie sociale, telles que les « interactions diffuses » dans l’espace public (Goffman 1981 : 268). La lutte contre les discriminations systémiques, qui opère donc généralement par secteurs d’activités, tend aussi corollairement à rendre épisodique le phénomène et à oblitérer le caractère continu de l’expérience raciste dans la vie de ceux qui en font les frais (Giraudo-Baujeu 2014 ; Poiret 2010). Enfin, bien que des lois antidiscrimination soient essentielles, penser les formes de traitements inégalitaires subies par les personnes racisées comme le résultat « d’un simple dysfonctionnement d’un système normalement égalitaire » (Poiret 2010 : 7) peut avoir pour contrepartie d’extraire les acteurs sociaux de l’analyse, et donc d’évacuer leurs responsabilités dans la production des inégalités raciales. Ces angles morts que dessine potentiellement le racisme systémique (logique de système plutôt qu’actions d’acteurs concrets, préséance aux institutions plutôt qu’aux relations, et fractionnement de l’expérience plutôt que continuité et cumulation) peuvent in fine conduire à une méconnaissance des processus par lesquels les individus enregistrent subjectivement leur condition de minorisés. C’est la parole des personnes racisées qui peine ainsi à être entendue dans toute sa légitimité.

De facto, la plupart des enquêtes réalisées ces dernières années au Québec, pour utiles qu’elles soient dans l’identification et la dénonciation des inégalités de traitement basées sur la « race » ou les origines, ont généralement été menées soit dans une logique quantitative (Eid et al. 2012 ; Potvin 2005), soit dans une perspective d’analyse critique des discours politiques et médiatiques (Antonius 2012 ; Potvin 2008). Lorsque la discrimination que subissent les migrants est documentée, elle se restreint le plus souvent à la sphère de l’emploi et fait rarement l’objet d’une analyse systématique[4]. En bref, rares sont les études empiriques portant sur le « ressenti de la discrimination » (Eckert et Primon 2011 : 59), particulièrement au Québec et auprès des primo-arrivants[5].

Cet article part donc d’une double hypothèse : d’abord, celle voulant que le paradigme de la diversité nous enferme dans une logique identitaire qui tend à sous-estimer l’effet structurant, parfois même inconscient, des rapports sociaux de race sur les représentations et les pratiques d’exclusion ; et en second lieu, celle voulant qu’un plan de lutte contre le racisme systémique, s’il pouvait avoir pour avantage de corriger certaines inégalités structurelles, ne pourrait toutefois que difficilement participer à réduire les pratiques racistes diffuses qui ont cours dans les interactions quotidiennes. Je me pencherai donc, dans les pages suivantes, sur les formes de racisme « ordinaire » (Edin et Hammouche 2012 ; Essed 2001 ; Jounin 2008 ; Jounin et al. 2008), c’est-à-dire sur les « pratiques routinières ou familières » (routine or familiar practices) (Essed 2001 : 190) de rejet basé sur la race et expérimenté comme tel par des migrants d’origine marocaine dans leur vie quotidienne au Québec[6]. Ces derniers constituent un cas de figure particulièrement intéressant pour notre propos. En effet, comme nous le constaterons plus bas, leurs niveaux relativement élevés de qualification à leur arrivée ainsi qu’au cours de leur établissement cadrent avec l’esprit instrumental colporté par la rhétorique de la diversité et les orientations de la politique québécoise en matière d’immigration, lesquelles semblent présumer que le racisme n’est l’affaire que des classes défavorisées et qu’au contraire, leur statut de qualifiés leur permettra de contribuer rapidement au « développement du Québec » (MICC 2013 : 3). En montrant comment les marques d’altérité font partie du quotidien des enquêtés et en exposant la manière dont elles peuvent conduire à des formes de dénigrement culturel ou d’inégalités de traitement, nous verrons que l’expérience raciste est continue, protéiforme, multi-intensité et dynamique. Et qu’en cela, la célébration de la diversité et la conception du racisme comme découlant du dysfonctionnement « du système » sont susceptibles d’être incomplètes pour prévenir les marques d’extériorité, banales comme violentes, qui sont au principe des sentiments d’exclusion et de diminution de ceux qui en font les frais. Pour mieux comprendre la parole des enquêtés, donnons-nous d’abord quelques balises afin d’appréhender un phénomène aussi « inavouable[7] » que le racisme, puis voyons qui sont les personnes auprès desquelles nous avons enquêté.

Définir et appréhender un phénomène indicible

Il est plus souvent d’usage, dans la littérature, de parler de discrimination « raciale » ou de « racialisation ». Toutefois, à l’instar de De Rudder et al. (2000 : 35), j’emprunte les vocables de « raciste, racisation et racisé » afin de souligner le fait que la race n’est pas la cause du racisme, mais le produit : « Contrairement à ce que l’on croit souvent, l’idée de “race” n’est pas ce sur quoi s’ancre logiquement le racisme, mais au contraire ce qu’il produit. […] Toute classification dite “raciale” est, par définition, une classification raciste. » Aussi n’est-il pas hasardeux de recourir à la notion de race malgré le fait qu’elle ait été disqualifiée scientifiquement. Ce qui fait la race n’est pas l’existence de différences biologiques, mais ce qui est naturalisé par la discrimination (Fassin et Fassin 2006).

Pour s’intéresser au racisme et aux pratiques discriminantes fondées sur la race, il faut d’abord réintégrer ces deux phénomènes au sein des rapports macro sociaux qui les produisent. « D’un point de vue macro, le racisme est un système d’inégalités structurelles et un processus historique (notre traduction) » (Essed 2001 : 181). Par conséquent, les comportements racistes sont beaucoup plus généralisés qu’on ne le pense, structurés jusque dans l’inconscient par des siècles de colonialisme et d’esclavagisme. Aussi, le racisme sera considéré dans cet article comme un phénomène qualifiant des actes, et non des personnes ou des groupes. L’intérêt n’est pas tant d’excuser leurs auteurs ni d’amenuiser les effets du racisme sur les victimes, que de prendre acte du fait que tout un chacun, y compris les personnes racisées, peut reconduire les rapports sociaux de race dans le cours de ses interactions de la vie quotidienne, et ce, sans être volontairement raciste. Cela n’est pas sans poser de défis pour l’analyse, puisque les personnes concernées, « agresseurs » comme « victimes », peinent la plupart du temps à reconnaître l’effet raciste d’une situation sociale donnée, particulièrement lorsqu’elle est routinière. Tandis que les premiers tendent à s’en défendre en refusant d’admettre la classification raciste au fondement de leurs actions, les seconds peuvent préférer ne pas la voir en raison des coûts objectifs – il peut être ardu de prouver que le traitement différencié repose sur son identité racisée (Ferre 2004) – et subjectifs – en matière d’estime de soi (Cuturello 2011) – à se reconnaître comme victimes[8]. Les rires embarrassés dont sont ponctués les extraits des entretiens témoignent de cette difficulté à se dire victime de racisme. Toutefois, à l’instar de ce qui a été observé par Eckert et Primon (2011 : 60) à propos d’une enquête réalisée en France, malgré un usage réservé du mot par les migrants, « [l]es expériences vécues auxquelles le mot renvoie n’en étaient pas moins évoquées et souvent longuement explicitées » dans nos entretiens.

L’approche par les structures, si essentielle soit-elle pour ne pas perdre de vue les déterminants qui pèsent sur les acteurs sociaux, ne permet cependant que difficilement de porter une attention aux variantes et aux intensités différenciées des pratiques racistes en fonction des contextes sociétaux et des situations sociales. C’est la raison pour laquelle le niveau micro des relations et des interactions est primordial. En effet, c’est dans les relations sociales, toujours circonstanciées et partiellement indéterminées, que la position latente de subordonné à l’échelle des rapports sociaux de race sera, selon les contextes et la position occupée au regard des autres rapports sociaux (de classe, de sexe, etc.), activée ou non, et que des capacités d’action pourront émerger. Nous constaterons que les acteurs sociaux ne restent pas passifs devant les traitements racistes qu’ils subissent (Daniel 2011), en s’adonnant notamment à leur hiérarchisation selon les contextes sociétaux et les situations sociales.

Selon Memmi (1994 : 113) : « [l]e racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences, réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de justifier une agression » – l’agression étant entendue au sens large, soit comme une domination ou comme la justification d’un privilège. Pour qu’il y ait racisme, nous dit Memmi, il faut d’abord qu’il y ait insistance sur des différences conçues comme définitives, qu’elles soient biologiques ou culturelles. Cette valorisation de la différence est nécessaire sans toutefois être suffisante. Pour être en situation de racisme, ajoute-t-il, il faut aussi que cette insistance sur les différences valorise l’accusateur au détriment de sa victime. Même si l’on se rapproche ici grandement de l’attitude raciste, on n’y est pas encore tout à fait, la valorisation/dévalorisation induite dans un propos différenciateur pouvant découler de l’ignorance, par exemple, ou de l’expression innocente d’une préférence personnelle. Nous sommes en présence du racisme lorsque la valorisation des différences au profit de l’offenseur se fait dans l’intention de blesser la victime, symboliquement ou physiquement, ou de justifier un traitement inégalitaire. Cette définition a pour avantage de ne pas être trop large et d’offrir des prises pour circonscrire les comportements qui relèvent du racisme. En même temps, la dimension intentionnelle qu’elle contient a pour inconvénient de réduire le racisme à ses manifestations les plus flagrantes (c’est-à-dire aux aveux de l’agresseur ou à son repérage statistique), laissant dans l’ombre le racisme voilé et toutes les formes de « nanoracisme » (Mbembé 2016 : 81-82) exprimées à travers les paroles et les agissements les plus banals et courants de la vie quotidienne. En outre, si les trois mécanismes (altérisation, hiérarchisation des pratiques culturelles et des groupes, et justification de la domination) sont bel et bien repérés par les enquêtés en partant de leur propre expérience, l’impression étapiste laissée par cette définition permet plus difficilement d’appréhender la simultanéité et la sédimentation de ces différents mécanismes dans une même expérience individuelle. Nous partirons néanmoins de cette définition pour montrer comment ces mécanismes en dégradé font, dans l’expérience subjective, système. Ils correspondent respectivement à trois formes de racisme à l’intensité graduée qui se dynamisent mutuellement dans l’expérience et qui, selon les contextes et l’enchaînement des situations d’une même trajectoire, peuvent être injectées de significations changeantes par ceux qui les subissent.

Les données d’enquête

La réflexion présentée ici est tirée de l’analyse d’entretiens et de questionnaires ethnographiques (Beaud 1996 ; Cayouette-Remblière 2011 ; Soutrenon 2005) que j’ai coconstruits avec 40 personnes d’origine marocaine, 30 hommes et 10 femmes[9], ayant migré au Québec et obtenu au moins un diplôme de niveau universitaire entre 2000 et 2013. L’objectif général de la recherche[10] était d’approfondir la manière dont s’articulent les décisions des migrants et de leurs proches en matière de formation, de travail et de migration, dans une perspective de continuité migratoire plutôt que de rupture ou de « double absence » (Sayad 1999). J’ai donc été amenée à me pencher aussi sur la question du retour, et c’est ainsi que 21 des enquêtés ont été rencontrés au Maroc, où ils étaient retournés vivre après quelques années au Québec. La focale d’observation adoptée a permis d’explorer attentivement les motivations subjectives sous-jacentes au départ pour le Québec, en dépit de la catégorie juridique par laquelle les migrants ont été admis. Aussi, bien que 23 migrants soient arrivés au Québec munis d’un permis d’études (13 autres comme travailleurs qualifiés et 4 par regroupement familial), ils étaient 31, au total, à venir dans le but d’étudier et à s’être effectivement inscrits dans un établissement d’enseignement supérieur. Dans le cas des 9 autres, ce sont les difficultés rencontrées durant leur processus d’accession à l’emploi qui les ont convaincus de retourner sur les bancs de l’université. Ici, il faut mentionner que 20 des enquêtés, soit la moitié, étaient déjà sur le marché du travail au Maroc avant de migrer, les autres étant toujours étudiants.

Les migrants rencontrés avaient en moyenne entre 20 et 24 ans au moment de migrer au Québec. Ils étaient globalement éduqués à leur arrivée, puisque 13 d’entre eux étaient titulaires d’un diplôme obtenu dans une filière sélective (grande école d’ingénieurs ou de commerce, école d’architecture, facultés de médecine et de pharmacie), 12 étaient détenteurs d’un diplôme de licence (équivalent du baccalauréat québécois), 2 avaient un diplôme technique et 11 étaient sans diplôme d’études supérieures, mais néanmoins détenteurs du baccalauréat marocain (équivalent du baccalauréat français). Sachant que la proportion des personnes ayant un diplôme d’études supérieures reste marginale au Maroc, avec seulement 7,9 % de la population totale en 2011 (HCP 2011 : 48), on peut considérer que les enquêtés font partie, quoique de manière très inégale, des catégories sociales les plus privilégiées du Maroc.

La dynamique du racisme ordinaire

Comme mentionné un peu plus haut, si plusieurs des enquêtés ont fait part d’incidents pouvant s’apparenter à du racisme au cours de leur vie au Québec, ils ne sont que trois ou quatre à utiliser le terme sans aucune hésitation. Les autres ont tous en commun d’avancer avec prudence sur ce terrain : « mais là, on ne parle pas de racisme… » (Amir, 37 ans, Québec[11]) ; « on va utiliser les gros mots, là, si on parle au niveau du racisme… » (Saâd, 33 ans, Québec) ; « il n’y avait pas vraiment de racisme » (Tarek, 39 ans, Maroc) ; « je ne sais pas si c’était du racisme ou pas » (Karam, 32 ans, Ontario) ; « Mais, tu sais, ce n’est pas de la discrimination ou quoi que ce soit… » (Naïma, 26 ans, Québec). On observe cependant une distinction nette entre les propos des enquêtés qui ont vécu les « crises » des accommodements raisonnables et de la Charte des valeurs québécoises et ceux qui étaient retournés s’installer au Maroc avant 2007 ; les premiers sont effectivement beaucoup plus souvent enclins que les autres à utiliser le registre du racisme et des discriminations pour parler de certains aspects de leur vie au Québec. Quoi qu’il en soit, et bien qu’ils disent par ailleurs beaucoup de bien de la société québécoise et de la vie qu’ils y mènent, ils sont nombreux à rapporter ici et là des situations de la vie quotidienne où ils ont été ou sont renvoyés à leur différence, souvent avec insistance. Trois marqueurs d’altérité ressortent de manière flagrante des récits. Ce sont ces marqueurs qui servent de leviers à la mécanique du racisme ordinaire explicitée par la suite.

Le voile, l’alcool et l’accent

Trois marqueurs de différenciation ethnique, en plus du nom et des traits phénotypiques, reviennent continuellement dans les récits. Le premier concerne évidemment le foulard musulman. Lors de notre rencontre avec Salma dans sa maison de la banlieue sud de Montréal, le Québec nageait en pleine controverse de la Charte des valeurs québécoises. Nous étions effectivement le 19 octobre 2013, quelques jours seulement avant le dépôt du projet de loi, le 7 novembre : « Je ne suis pas stigmatisée dans le sens où je ne porte pas le voile, mais ça vient me chercher… […] Même si je ne porte aucun signe ostentatoire, je reste musulmane et je m’affirme en tant que telle. » Aussi, même si elle ne présente pas ce « stigmate » particulier, elle se sent visée par ricochet par tous les propos hostiles qui circulent au sujet de celui-ci. Devenu malgré lui, et surtout malgré celles qui le portent, le symbole par excellence de l’islam, le foulard musulman finit par affecter tous ceux et celles qui s’identifient comme musulmans, même s’ils ne sont pas directement discriminés et stigmatisés à cause du signe. Pire, comme l’explique Karam, aujourd’hui professeur dans une université ontarienne, plusieurs se sentent obligés de réagir aux propos haineux qui les entourent en défendant le droit des femmes à porter un symbole religieux contre lequel ils s’érigeraient sans doute si, dans la société d’origine, par exemple, son port devenait obligatoire : « On se retrouve à défendre des choses qu’on n’a pas forcément envie de défendre. Par exemple, moi je… le voile, ce n’est pas la cause qui me tient le plus à coeur. Non, non. Je veux dire […]. Les femmes doivent faire ce qu’elles ont envie de faire. »

Le second marqueur de différenciation ethnique qui est récurrent dans la vie des personnes rencontrées a également trait aux pratiques religieuses et concerne le fait de boire ou non de l’alcool. Qu’il soit un marqueur d’exclusion s’ils s’abstiennent ou, au contraire, qu’il permette de faire tomber des barrières lorsqu’ils en boivent, l’alcool est pratiquement toujours perçu comme un enjeu dans l’établissement d’une relation avec des membres de la société majoritaire : « Lorsque les étudiants, ils savent que tu es Marocain, tu viens d’un pays musulman, et là, c’est sûr que tout de suite il y a comme un blocage dans… là, c’est sûr. C’est “tu ne bois pas d’alcool, pourquoi tu ne bois pas d’alcool, ah c’est la religion, ah oui, bien…” » (Selim, 32 ans, Maroc).

Pour Ismaïl, arrivé au Québec à l’âge de 22 ans afin de poursuivre ses études, le fait de consommer ou non de l’alcool est un vecteur de visibilisation de la différence qui, d’après ce qu’il a observé autour de lui, peut finir par conduire certains à l’autoexclusion :

Si tu ne bois pas d’alcool, tu ne vas pas dans un bar, tu te sens mal de prendre un Coke dans un bar ou un jus alors que tout le monde prend de l’alcool et tout, tu ne vas pas dans un 5 à… Tu essaies d’éviter ça. Pourquoi ? Pour que l’on ne te pose pas de questions, parce qu’une question en ramène une autre.

Ghita (34 ans, Maroc), arrivée au Québec à 24 ans pour poursuivre ses études, rapporte les idées préconçues qu’avait l’un de ses anciens employeurs, à la fois sur les femmes marocaines et sur la religion musulmane, au centre desquelles se trouve la consommation d’alcool :

G. : Et pendant l’entretien, il me dit « vous venez du Maroc ? », et puis tout. Je dis « oui ». Il me regarde et il me dit : « Un de mes meilleurs amis est marié à une Marocaine, mais elle n’est pas comme vous. » (Rires) Je dis « bon, d’accord… »
I. : Est-ce que tu as su ce que ça voulait dire ?
G. : Oui. Le jour où j’ai organisé un 5 à 7 et que j’ai commencé à boire du vin avec eux, j’ai compris que son ami […] québécois […] était marié à une Marocaine voilée, à la maison, et qui a fait des enfants et qui s’occupait de ses enfants comme une « bonne petite Marocaine traditionnelle ». Donc, je n’étais pas « une Marocaine comme les autres. » Et, je pense quelque part que ça les intriguait aussi de voir que « la Marocaine » n’était pas juste la femme au foyer voilée qui s’occupait de son mari et de ses enfants. Non, mais pour eux, j’étais un phénomène.

Pour plusieurs enquêtés, particulièrement les plus jeunes qui sont arrivés au Québec comme étudiants, c’est une évidence que le fait de boire de l’alcool est un vecteur d’inclusion à la société. Salma (33 ans, Québec) résume en ces termes sa première rencontre avec sa belle-famille « québécoise[12] » : « En commençant, ils m’ont servi un verre d’alcool. Quand ils ont vu que je l’acceptais, ils ont juste vu une fille un peu plus foncée qu’une Québécoise avec un petit accent. »

Cette dernière citation m’amène au troisième et dernier ressort de différenciation qui émerge des récits des migrants : l’accent. Pour plusieurs des personnes rencontrées, leur accent constitue un marqueur d’extériorité, tantôt parce qu’il se rapproche (trop ?) de l’accent français, tantôt parce qu’il n’est pas assez québécois. Bassu (44 ans, Québec) raconte par exemple que son enfant se fait parfois dire par les autres élèves de sa classe « ah, toi, tu arrêtes de parler ton français de France ! » En outre, lorsqu’elle cherche à comprendre les difficultés d’accès à l’emploi des Marocains, Cybele (33 ans, Québec) pense que les employeurs préfèrent parfois la candidature des « Québécois » non issus de l’immigration en raison de l’accent. Elle n’ose toutefois pas parler de discrimination : « L’accent aussi c’est plus simple, plus facile à comprendre. Nous, on a un accent plus… On voit que l’on n’est pas québécois. » Quoi qu’il en soit, l’accent est fréquemment l’objet de discussion lorsqu’ils entrent en relation avec les « Québécois » : « L’accent est plus français, puis ici, ils le remarquent souvent » (Maher, 33 ans, Québec). Pour Selim, les Français feraient d’ailleurs l’objet du même rapport d’extériorité[13] que les Marocains : « Même les Français que j’ai… Tout de suite lorsqu’ils arrivent, bien là, ils partent, bien, pour faire des relations d’amitié avec les Québécois, mais tout de suite ils frappent un mur » (Selim, 32 ans, Maroc).

Ces marqueurs de différenciation ethnique, sans être soulignés dans l’intention consciente d’humilier ou de justifier un traitement inégalitaire, sont néanmoins omniprésents dans les interactions routinières des enquêtés. Ils constituent les signes sur lesquels se cristallise le rappel insistant de leur différence et sur lesquels s’érigent les formes de racisme ordinaire ressenties par les enquêtés.

Protoracisme, racisme naïf et racisme confiant

« En France, les gens vivent le racisme au quotidien. J’ai gardé de beaux souvenirs du Canada. » Ces deux phrases enchaînées bout à bout par Tarek, rentré au Maroc en 2009, sont chargées de sens et traversent quasiment l’ensemble des récits. La qualification et la classification des ressentis du racisme au Québec passent presque toujours inévitablement par une comparaison avec le racisme présumé avoir cours en France. Les perceptions que s’en font les migrants naissent d’ailleurs le plus souvent dans leur réseau de relations sociales. Le racisme français, tel qu’ils se le représentent, constitue l’archétype même du racisme auquel se mesurent les autres racismes. Plusieurs étudiants avaient considéré de poursuivre leur formation en France, mais ont dit avoir changé d’avis par crainte d’y subir de la discrimination, particulièrement s’ils souhaitaient y chercher du travail une fois diplômés. C’est ce que nous dit Mehdi, 26 ans, qui travaille aujourd’hui pour une PME au Québec. Initialement formé dans une école de commerce au Maroc, il explique comment les informations qui circulaient entre les diplômés de son école partis à l’étranger et sa « petite clique de gars » l’ont incité à partir faire des études de MBA au Canada plutôt qu’en France :

Mais à un certain moment, il y a eu comme un sentiment que c’est plus, c’est plus tentant, c’est plus la France, bien… de toujours. Vous voyez ? Bien, ça devient un peu trop, un peu trop, comment dire, sensible, par rapport à certaines, à certaines minorités. Puis on commence à parler beaucoup de la France, mais pas toujours positivement. Donc, l’aspect que ça donnait, ça donnait que peut-être que par la suite, ce n’est pas tentant. Alors que Québec ou Canada, c’était le contraire. C’était plus positif, ça donnait plus envie de venir.

Cette comparaison avec la France ne sert pas uniquement à justifier le choix du Québec, mais semble aussi avoir pour objectif d’euphémiser les situations de racisme routinier vécues au Québec. Ainsi, pour la grande majorité des enquêtés, les marques d’hostilité rencontrées au Québec sont moins souvent le fait d’un racisme assumé qu’un rejet découlant de la peur – « les gens au Québec, c’est des gens méfiants, ça, c’est clair » (Saâd, 33 ans, Québec) – et de l’ignorance – « Quand on parle de racisme au Québec, c’est du racisme par ignorance » (Salma, 33 ans, Québec). Trois formes de racisme ordinaire, en lien avec ces caractéristiques générales attribuées aux sources du racisme au Québec, émergent des expériences vécues.

Les enquêtés relatent d’abord de nombreuses situations où ils sont ramenés, dans leur vie quotidienne, à leur position d’extériorité et d’étrangéité, si ce n’est plus spécifiquement à celle de musulman, situations que l’on peut qualifier de protoracistes. Dans ce premier cas de figure, les enquêtés n’interprètent pas ces conduites d’altérisation, bien qu’ils puissent les vivre sur un mode irritant, comme étant volontairement abaissantes ou agressantes. À lui seul, le protoracisme n’est donc pas un racisme, ce qui va dans le sens de la définition de Memmi présentée précédemment. Ces conduites sont néanmoins qualifiées de protoracistes dans la mesure où elles sont des conduites antérieures et nécessaires au racisme et qu’elles peuvent finir, selon les contextes et en combinaison avec les autres formes de racisme vécu, par dynamiser l’expérience raciste, c’est-à-dire par susciter un sentiment diffus et général d’exclusion sociale basée sur l’appartenance raciale ou culturelle. Cet extrait de l’entretien avec Rachid donne un aperçu des petites tactiques que les migrants développent afin de composer avec les renvois constants à leur altérité dans leur vie quotidienne. Mais il témoigne surtout du sentiment d’extériorité que ces rappels à des origines « autres » peuvent finir par faire naître chez les migrants. Rachid (48 ans, Québec), qui vit au Québec depuis 13 ans, est travailleur autonome en agronomie et démarrait son entreprise au moment de notre rencontre :

La première question que me posent les clients à moi, ils me disent « d’où viens-tu ? » « Moi, je viens de Mars. » Je les défie, puis je dis… Il y en a qui disent « tu es Français ? » Je dis « non, je ne suis pas Français, je suis Marocain, puis je vais te montrer comment faire » (rires). Donc, j’y vais avec un petit humour […]. Même si c’est agaçant parce que chaque fois que tu vas rencontrer… la même question. Il y en a qui… Bien parfois, je leur dis « devinez ». Je leur dis « tu me donnes quoi, Mexicain ? » « Non, no habla español. » Donc je dis, je joue avec ça, je ne le prends pas au sérieux, mais en réalité, ça me touche.

Ces assignations routinières à une extériorité identitaire, si elles sont le plus souvent jugées acceptables par les enquêtés, peuvent néanmoins finir par être perçues comme une mise en doute de leur légitimité à être là. Nous verrons plus loin qu’en fonction des contextes, leur degré d’acceptabilité peut, en effet, s’estomper graduellement pour faire place à une intolérance de plus en plus grande.

La seconde forme de racisme ordinaire est qualifiée de naïve. Ici, non seulement y a-t-il insistance sur les différences culturelles, mais celle-ci est faite de manière à signifier au représentant de cette différence qu’il est membre d’un groupe porteur d’un lourd stigmate. En somme, l’énonciation et la désignation contiennent en filigrane une hiérarchisation des « cultures » dont l’énonciateur ressort favori. Les blagues douteuses sont l’exemple par excellence du racisme naïf :

Parce que je me rappelle une fois (rires), il y avait le responsable, le responsable de marché… (petit rire) Une fois, je ne sais pas, il est en train de rigoler avec moi, mais en fin de compte pour rigoler avec moi, il m’a dit que « est-ce que tu ne caches pas des bombes avec toi ? » (petit rire) Ça, c’était une rigolade pour lui, mais je lui ai dit, bien je continue avec lui, je lui dis « surtout ne me touche pas parce que j’ai un détenteur, tu vas… » (rires)

Abdelkader, 27 ans, Québec

Si le racisme naïf peut s’apparenter à du racisme voilé (Bataille 1997 ; Giraudo 2007), il n’est cependant pas, aux yeux des victimes elles-mêmes, commandé par l’intention de rabaisser. Quoi que les enquêtés puissent se tromper, ils l’attribuent plutôt à l’ignorance, à la maladresse, voire à l’idiotie de celui ou de celle qui le commet. Il est donc rarement pris au sérieux, même s’il peut finir par devenir insupportable, comme nous le verrons.

Enfin, la dernière forme de racisme vécue par les enquêtés au cours de leur parcours migratoire au Québec peut être qualifiée de racisme confiant. Dans ce dernier cas de figure, soit la remarque ou le geste raciste est flagrant, c’est-à-dire qu’il ne laisse aucun doute quant aux sentiments dépréciateurs, voire haineux, de l’agresseur – « Tu t’appelles Tarek et tu veux me vendre de l’assurance ? Non, monsieur, je suis raciste ! » (Tarek, 39 ans, Maroc) –, soit les préjugés racistes de l’assaillant servent à justifier un traitement inégalitaire et sont affirmés sans gêne et sans scrupule, et même avec assurance, comme s’il s’agissait de faits qui vont de soi. Soulignant à son professeur, par téléphone, que ce dernier avait peut-être fait une erreur en consignant la note de son travail (il était pourtant écrit 100 % sur sa copie), Naïma (26 ans, Québec) s’est vu répondre ceci : « Il dit “ah, ne le prenez pas personnel, c’est juste que vu que vous êtes étudiante… étudiante étrangère et que la langue, le français n’est pas votre langue maternelle… Bien statistiquement, il y a très peu de chance que tu aies eu cent pour cent” […] Ça m’a choquée un petit peu. » Comme dans ce dernier exemple, les enquêtés sont relativement nombreux à relater des situations d’interaction pouvant s’apparenter à du racisme confiant de la part de professeurs à l’université.

Les enquêtés ont donc quasiment tous eu à composer avec des formes variées d’altérisation et de racisme dans leurs interactions quotidiennes qu’ils ordonnent généralement de bénignes (protoracisme), tolérables (racisme naïf) à inacceptables (racisme confiant). Toutefois, cette hiérarchisation est fluctuante. De même que leur expression puisse être « dynamique et réversible » (Giraudo-Baujeu 2014), en passant par exemple de naïf à confiant dans une même situation, leur hiérarchisation subjective peut varier au cours de la trajectoire biographique d’un même migrant. Ainsi, ce qui relève d’un racisme confiant peut, selon les situations, être balayé du revers de la main par la victime. À l’inverse, ce qui n’était « que » mise en saillance de l’altérité peut finir par être associé, selon les situations sociales et par le caractère répété des expériences, à du racisme ordinaire. Il faut donc être attentif aux processus d’altérisation et les inclure dans la mécanique du racisme vécu, que nous allons maintenant aborder.

La hiérarchie fluctuante des formes ordinaires de racisme

Trois grands paramètres du contexte déterminent la variation du critère de gravité que les enquêtés tendent globalement à attribuer aux interactions ethnicisantes et/ou racistes. Le premier paramètre concerne le niveau de formalité et de professionnalisme espéré de la situation sociale. Si certains disent pouvoir « vivre avec » les marques d’hostilité « dans la rue » (Karim, 38 ans, Maroc), ils admettent cependant qu’« au niveau professionnel, c’est difficile ». Leur refus de toute forme de racisme dans la sphère du travail va toutefois au-delà des inégalités socioéconomiques concrètes générées par la discrimination à l’emploi. Comme le montre l’exemple de Naïma avec son professeur ou celui de Rachid cité plus tôt, les enquêtés se disent d’autant plus affectés par des traitements « altérisants » que ceux-ci ont lieu dans des espaces formels (à l’université, au travail…), là où l’on s’attend à un comportement juste et irréprochable. Dans le même ordre d’idées, d’autres enquêtés, comme Issid et Jamil, disent avoir mal accepté que l’on ait considéré leur candidature d’abord sur la base de leurs origines nationales. Dans la sphère formelle du travail, le rappel des origines ou la reconnaissance première de leurs « compétences » ethniques – comme la langue maternelle – est subjectivement vécu comme une disqualification de leurs compétences professionnelles, même s’il n’y a pas d’intention haineuse ou hostile de la part de l’interlocuteur[14].

Deuxièmement, nombreux sont les enquêtés qui distinguent les propos racistes dirigés à leur endroit en s’adonnant in situ à l’évaluation des propriétés sociales de leurs auteurs (c’est là notre deuxième paramètre). C’est en somme ce que dit Mansour (43 ans, Québec) lorsqu’il raconte une altercation qu’il a eue avec le client d’un magasin qui le menaçait de l’attendre à la sortie : « toi, là, là, attends-moi dehors ! […] Il m’a dit “toi, espèce d’importé”, c’est ça qu’il m’a dit […] “IMPORTÉ, ren… rentre chez toi !” » Mansour a connu une mobilité sociale ascendante grâce à ses études. Bien que ses revenus et ceux de son épouse soient modestes, il termine un troisième certificat en sciences sociales dans une université montréalaise. Malgré le racisme confiant contenu dans ces paroles, il affirme prendre « ça avec humour » parce que c’est « la classe sociale qui dit ça, c’est vraiment des gens que ça ne sert à rien de discuter avec eux ». Aussi, plusieurs enquêtés arrivent-ils à excuser certains actes de racisme confiant s’ils se sentent en position de supériorité sociale par rapport à l’agresseur, ce qui a également été remarqué ailleurs (Primon 2011). En revanche, le racisme des dominants, parce que ces derniers sont censés être éclairés et qu’ils ont donc une certaine responsabilité quant aux conséquences de leurs actes (Essed 2001 : 184), est considéré comme totalement offensant et inexcusable :

Par contre… par contre… lorsque je vois des journalistes… Des journalistes, dans les médias, toute la journée en train de bourrer la population avec des propos vraiment racistes, des… Ils donnent des fausses informations sur les Maghrébins et les musulmans, là, ça me révolte. Ils n’ont pas d’excuses

Mansour, 43 ans, Québec

Enfin, le dernier paramètre à prendre en compte pour comprendre la manière dont les enquêtés gèrent les racismes ordinaires est celui de la récurrence de ceux-ci. Le caractère renouvelé des petites (et moins petites) situations de racisme au quotidien génère un cumul des ressentis qui peut amener les migrants à baisser leur seuil de tolérance et les atteindre au plus profond de leur subjectivité. Ainsi, lorsqu’ils sont répétés, même les processus d’altérisation en apparence les plus bénins ou les « plaisanteries ethnicisées » (Giraudo-Baujeu 2014 : 315) – qui, dans d’autres contextes, pourraient être le signe d’une relation de complicité (Beaud et Pialoux 2004 ; Jounin 2008) – peuvent au mieux envoyer le message au migrant qu’il ne fera jamais totalement partie du « nous », et au pire devenir totalement accablants.

À ce titre, l’exemple de Hassan est parlant. Hassan a migré au Québec en 2003, à l’âge de 31 ans, en compagnie de son épouse enceinte et de leur fille alors âgée d’un an et demi. Pour ce jeune couple, la migration au Canada était à la fois une solution de repli par rapport à la santé financière chancelante de leur pharmacie d’une petite ville agricole du Maroc et la réponse à un désir d’aventure : « On cherchait à voir ailleurs. » Toutefois, bloqué par l’effet conjugué des exigences de l’Ordre des pharmaciens du Québec et du contingentement des cours à l’université exigés par l’Ordre, Hassan occupe quelques emplois sous-qualifiés. Pressé par la nécessité de subvenir aux besoins de sa famille, il renonce à son aspiration à pratiquer la pharmacie au Québec et retourne à l’université en vue d’enseigner les sciences et technologies au secondaire. Au terme de sa formation, il commence « à faire des remplacements ». C’est cependant à ce moment qu’il réalise qu’il n’aura pas la force de vivre avec les plaisanteries des élèves :

H. : Non, parce que les jeunes, là, c’est un petit peu difficile parce que déjà les Québécois, les adultes québécois qui sont des enseignants, font beaucoup d’efforts pour s’adapter à la culture des jeunes. Alors moi, qui arrive, un Arabe (rires) là, musulman, dont on parle à la télévision. À l’époque [après le 11 septembre], là, on parlait beaucoup des musulmans, c’était très affreux, là, ce qu’ils disaient à la télévision. Puis les jeunes, ils ont déjà un problème avec la génération, avec la génération d’adultes québécois. Comment ça va se passer avec moi, là, qui viens… J’ai entendu de toutes les… (rires)
I. : … ah oui, ils ont dit des choses… ?
H. : … bien, ça touche un petit peu le respect, là. Ça touche le respect. Bien, comme Ben Laden, par exemple, Al-Qaïda, je ne sais pas quoi (rires). Et ça, tu l’entends chaque jour. Au début, c’est amusant. Mais après, là, ça devient… ça devient l’enfer.

« Ça devient l’enfer » de se faire appeler « Ben Laden » ou « Al-Qaïda » tous les jours, nous dit Hassan. Toujours est-il que son discours est indulgent envers ses élèves. Il attribue leurs comportements à l’insouciance de leur âge. Seulement, certains actes de racisme naïf qui, tant qu’ils demeuraient isolés, parvenaient à être tempérés par les migrants et maintenus à l’extérieur de leur subjectivité, finissent, à force de répétition, par causer un malaise, voire une grande souffrance.

Ainsi, les différents degrés de gravité attribués aux situations d’altérisation et de racisme ordinaire, allant de la plus acceptable (protoracisme) à la plus inacceptable (racisme confiant), en passant par la tolérance accordée au racisme naïf, peuvent varier en fonction des contextes d’action, du différentiel de statut social entre les interactants et du caractère plus ou moins répété de la parole ou du geste raciste. Ce qui peut aisément être qualifié de racisme confiant et soulever l’indignation d’un point de vue objectif peut être toléré par ceux-là mêmes qui le subissent, si cela a lieu de façon ponctuelle dans des interactions diffuses dans l’espace public ou si l’agresseur se voit attribuer des propriétés sociales jugées inférieures aux leurs. À l’inverse, une insistance sur la différence, même sans traitement inégalitaire corollaire ni intention de nuire, peut être ressentie comme infériorisante et jugée irrecevable, selon le degré de formalité attendu de la situation, le statut social élevé de celui qui l’accomplit et le caractère répétitif et cumulé des expériences. On comprend dès lors mieux combien le découpage objectif et a priori de ce qui constitue du « vrai » racisme par opposition à ce qui ne serait « que » le fait de l’ignorance ou de la différenciation est périlleux si l’on ne tient pas compte du ressenti des principaux intéressés, lui-même tributaire des contextes d’action. L’expérience raciste est multisituée, c’est-à-dire continue et non fragmentée ; protéiforme, car elle prend des contours variables ; multi-intensité, car elle présente des degrés d’intensité variés ; et dynamique, c’est-à-dire que ses multiples formes et intensités peuvent se répondre et se renforcer mutuellement, jusqu’à devenir parfois tout aussi insupportables les unes que les autres.

Si aucun des migrants de retour n’a affirmé être rentré au Maroc à cause du racisme subi au Québec, ils sont néanmoins quelques-uns à avoir indiqué que le climat délétère des dernières années ne les avait pas incités à rester. Les petites marques d’altérisation et de racisme au quotidien, l’« ambiance » générale (Giraudo-Baujeu 2014 : 323-343), le sentiment de subir de la discrimination à l’emploi, s’entremêlent alors à leur sentiment de déclassement social et à leur identité professionnelle blessée – lorsqu’ils ont dû se reconvertir professionnellement – pour inciter à l’exit : « Nous, on veut travailler en tant que pharmaciens. On veut contribuer. Et on veut être à l’aise, nous aussi, bien vivre dans notre peau. […] Moi, la situation que j’ai vécue, c’est elle qui m’a poussé à… C’est-à-dire, tous les paramètres ont joué pour que je quitte [le] Québec » (Hassan, 41 ans, Maroc). Ainsi, Hassan, son épouse et leurs trois enfants rentrent au Maroc en 2009, après six années de vie au Québec.

Conclusion

Au terme de ces analyses, il convient peut-être de rappeler que l’important, dans toute lutte contre le racisme et les discriminations raciales, n’est pas tant de prêter l’essentiel de l’attention sur l’intention raciste que de porter à la conscience les effets d’actes racistes en apparence bénins et parfois même involontaires. C’est ce qu’a souligné ce détour par le vécu de Marocains ayant migré au Québec. L’un des effets malsains encore mal mesurés de la rhétorique de la diversité culturelle est sans doute, par la valorisation des différences et leur « richesse », d’entretenir une vision ethnicisée de la société et, par le fait même, une opposition « nous/eux » qui, bien souvent, vient aussi recouper les rapports de domination fondés sur la race. Les attributions ethniques, mêmes anodines et sans malice, crispées sur des signes visibles (le voile) et moins visibles (la non-consommation d’alcool, l’accent), produisent de l’extériorité et peuvent blesser, en plus d’être un terreau fertile pour la hiérarchisation des identités. Il suffit ensuite de peu, sur cette pente glissante, pour sombrer dans l’inégalité de traitement. Les différentes formes d’altérisation et de racisme que nous avons vues font par ailleurs système. Elles se stimulent et se dynamisent entre elles, rappelant le caractère continu de l’expérience raciste dans la vie des personnes.

Les fondements utilitaristes qui sous-tendent les politiques d’immigration québécoise et la politique de la valorisation de la diversité semblent tabler sur le postulat implicite que plus les migrants admis au Québec sont qualifiés, moins ils sont susceptibles de subir de la discrimination raciale à l’emploi, et plus ils sont en mesure de contribuer rapidement au développement économique de la province. Une incursion dans l’expérience vécue des migrants d’origine marocaine, tous qualifiés, montre qu’ils rencontrent des difficultés d’insertion professionnelle qu’ils peinent cependant à associer à de la discrimination. Un véritable dispositif de lutte contre le racisme systémique aiderait sans doute à pallier certains des obstacles rencontrés par les migrants dans leur processus d’intégration au marché du travail. Toutefois, penser le racisme comme étant la seule résultante d’un système imparfait permet plus difficilement d’appréhender et de prévenir les logiques et les pratiques concrètes qui produisent des traitements négatifs et concourent aux « processus subjectifs par lesquels les individus intériorisent une situation minorisée » (Poiret 2010 : 5-6). Ce sont ces « petites » situations de protoracisme, de racisme naïf et de racisme confiant, non déconnectées d’un ordre social racisé, que cet article a souhaité éclairer.