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La crise des surdoses qui sévit actuellement au Canada met en lumière les limites des approches de prévention et de traitement en ce qui a trait à la consommation problématique d’opioïdes. Des taux record de surdoses ont en effet été enregistrés au Canada au cours des dernières années, s’élevant à 21 174 décès apparemment liés à une intoxication aux opioïdes de 2016 à 2020 (Gouvernement du Canada, 2021a). De plus, la pandémie de COVID-19 aurait aggravé cette situation en raison d’un approvisionnement illégal de plus en plus toxique, d’un sentiment accru d’isolement ainsi que d’une disponibilité et d’une accessibilité limitées des services offerts aux personnes qui utilisent des drogues (Gouvernement du Canada, 2021b). Au cours de la pandémie, on note d’ailleurs une augmentation effarante des décès reliés à une surdose, de près de 90 %[1] (Gouvernement du Canada, 2021b).

Cette réalité bouleverse les paradigmes régissant les traitements de la dépendance aux opioïdes. Elle impose l’urgence de déconstruire certaines barrières législatives et de développer des services mieux adaptés aux besoins criants des consommateurs d’opioïdes. Au Québec, depuis l’implantation de la première clinique publique offrant un traitement à base de méthadone en 1985, l’offre s’est considérablement élargie avec l’avènement des services à bas seuil d’exigence en 1999 et l’autorisation de recourir à d’autres médicaments agonistes opioïdes oraux comme la buprénorphine-naloxone en 2008 et la morphine à libération lente en 2018. Les chercheurs et les intervenants québécois cherchent néanmoins à améliorer l’offre de services par d’autres options, dont la prescription d’opioïdes injectables et la distribution d’opioïdes de qualité pharmaceutique aux consommateurs vulnérables. Dans la foulée de ces transformations, ce numéro thématique de Drogues, santé et société ouvre un espace de réflexion sur les pratiques orientées vers la réduction des méfaits et lève le voile sur des approches ainsi que des pratiques émergentes.

Différentes perspectives y sont développées, dont celle des médias alors que, dans un tour d’horizon original, Thibault et Roy décortiquent en profondeur la « crise des opioïdes » en analysant la manière dont les médias canadiens l’ont couverte. S’appuyant sur le concept de récit d’épidémie, ces auteurs mettent de l’avant les significations particulières attribuées à cet enjeu à travers ses problématisations dominantes d’ordre criminel, médical, politique et institutionnel. Alors que les discours confluent vers l’impératif de réduire le nombre de décès, Thibault et Roy montrent qu’un changement s’opère : l’argumentation passe de l’approche punitive à la régulation des usages de drogues par des logiques de soins. Dès lors, le ton se modifie en faveur de la réduction des méfaits et des perspectives nouvelles sur les traitements sont transmises au public.

De leur côté, Poliquin et ses collègues couvrent la perspective des personnes parmi les plus à risque d’être confrontées à une surdose, soit de celles qui consomment les opioïdes par injection. Avec originalité, ces auteurs se penchent sur la perception qu’entretient cette population sur sa santé dans un contexte de consommation et de marginalisation sociale. Il s’en dégage une fine réflexion sur le rapport entre réduction et abstinence, la consommation de substances psychoactives et la volonté de réduction des méfaits dans les programmes et les services sociaux et de santé québécois.

Wagner et ses collaborateurs examinent d’ailleurs les barrières à l’accès et à la rétention dans les services, notamment dans les services à bas seuil d’exigence, destinés aux personnes présentant un trouble lié à l’utilisation d’opioïdes et fortement précarisées. Ce faisant, ils décortiquent la philosophie d’intervention sous-jacente à cette approche, l’offre de soins et de services qu’elle implique, ainsi que le mode d’organisation des services qui lui est propre. Les auteurs précisent également les éléments clés de l’approche à bas seuil d’exigence et font solidement valoir l’intérêt d’étendre ces caractéristiques à l’intégralité des services en vigueur au Québec.

Ciblant la situation nord-américaine, Savard et ses collègues examinent pour leur part les initiatives et les programmes locaux, régionaux et globaux ancrés dans l’approche de réduction des méfaits. Ils détaillent une série de mesures novatrices, tout en explorant leurs bienfaits et leurs limites. Ces auteurs exposent du même coup la piètre efficacité des interventions courantes pour prévenir les surdoses d’opioïdes et révèlent l’insuffisance d’études spécifiques au contexte canadien. S’attardant à cet enjeu central dans la lutte aux surdoses d’opioïdes, ils soulignent la nécessité d’assurer l’arrimage entre la recherche et les besoins des personnes vulnérables aux surdoses d’opioïdes.

Portés par la même logique, Ferguson et ses collègues sont allés à la rencontre de cliniciens, d’intervenants communautaires et de personnes utilisatrices d’opioïdes dans différentes régions du Québec pour déterminer les meilleures pratiques de prise en charge du sevrage d’opioïdes. Débouchant sur dix propositions d’amélioration des services québécois, ces chercheurs formulent des stratégies concrètes pour les équipes de soins partenaires, les gestionnaires et les décideurs du réseau de la santé et des services sociaux. Cet article laisse voir avec pertinence comment l’opérationnalisation de ces propositions pourrait consolider l’accessibilité et la qualité des services offerts aux personnes utilisatrices d’opioïdes.

Afin d’identifier les facteurs qui ont contribué à la mise en place d’un programme de prévention des surdoses initié et mené par un groupe de pairs, Perreault et ses collègues présentent ensuite les résultats d’une évaluation d’implantation dans le cadre d’un programme de prévention des surdoses. Celle-ci a été réalisée en collaboration avec des pairs à la lumière d’un modèle logique d’évaluation ainsi qu’un cadre théorique d’implantation. Ces chercheurs témoignent de l’adoption de ce programme par les partenaires, de son acceptabilité auprès des participants, de son adéquation aux demandes du public ciblé ainsi que de sa faisabilité.

Talbot et ses collègues se penchent quant à eux sur la réponse des services d’urgence canadiens à l’augmentation des surdoses d’opioïdes, déplorant l’absence de protocoles pour la distribution de trousses de naloxone intranasale et les lacunes entourant l’accès à un traitement par agoniste opioïde pour les patients à risque. Étudiant l’implantation d’un algorithme clinique pour résoudre ce problème, ces chercheurs rendent compte du processus nécessaire au déploiement de cette stratégie et dégagent d’importants changements à implanter pour accroître l’efficacité des soins déployés en première ligne.

Dans le même ordre d’idées, Grégoire et ses collègues présentent une formation sur l’utilisation de naloxone chez les patients d’un groupe de médecine familiale universitaire. Comme très peu d’initiatives se concentrent sur les patients traités pour douleur chronique ou sous traitement par agonistes opioïdes qui fréquentent ces cliniques, ces auteurs soulignent le potentiel prometteur d’une formation de groupe sur la gestion des surdoses pour augmenter les connaissances et le niveau de confiance de cette clientèle.

En mode solution, Archambault, Goyer et Perreault décrivent l’évolution de la compréhension du trouble lié à l’usage d’opioïdes des premières initiatives de traitement aux propositions novatrices de réduction des méfaits qui circulent actuellement. Prenant position en faveur de l’implantation d’un programme de prescription d’opioïdes injectables au Québec, ces auteurs argumentent sur la démonstration scientifique de l’efficacité de ce traitement au Canada et en Europe, soulignent la nécessité de changements législatifs et politiques à l’échelle provinciale et fédérale et abordent la question de l’organisation des services locaux.

Enfin, dans un article sur l’approvisionnement sécuritaire, Corriveau et Guillottte mettent en valeur le volet médical d’une pratique émergente audacieuse. S’intéressant aux besoins des personnes pour lesquelles l’abstinence ne constitue pas un objectif réaliste à court terme, cette équipe examine l’idée d’une pharmacothérapie de remplacement des opioïdes non prescrits. Dépassant la réflexion théorique, leur article identifie des défis réels rencontrés dans un service bas seuil de traitement du trouble de l’utilisation des opioïdes à Montréal.

En bref, les travaux des collaborateurs réunis pour ce numéro thématique se posent à l’avant-garde de la prise en charge des troubles d’usage liés aux opioïdes et convergent vers un même argument : la priorisation de la réduction des méfaits à travers l’instauration de services construits selon les particularités des usagers d’opioïdes les plus vulnérables. Ils mettent aussi en lumière le défi majeur que représente la pérennisation de ces services.

Cela dit, il importe de noter que les articles de ce numéro témoignent de la réactivité et de l’agilité des milieux cliniques et de recherche dans la mise en place ou la transformation des services pour s’adapter à des situations d’urgence (Archambault et al. ; Corriveau et Guillotte ; Grégoire et al. ; Perreault et al. ; Talbot et al.). Ils pointent aussi la nécessité d’offrir une réponse holistique face à la situation entourant l’usage d’opioïdes de manière à tenir compte du point de vue des personnes qui en font usage (Poliquin et al.). Or, une telle réponse ne pourrait pas se concrétiser sans le développement de politiques publiques (Thibault et Roy) considérant l’ensemble des jalons de la trajectoire de consommation d’opioïdes (initiation, variation dans la consommation, prise en charge, etc.) de même que la façon dont les services peuvent moduler ces trajectoires (Ferguson et al. ; Wagner et al.). Dans ce contexte, il importe d’établir des ponts avec l’ensemble des parties prenantes qui influencent les politiques publiques, tout spécialement celles qui se rapportent à la réduction des méfaits afin que celles-ci s’appuient sur les dernières données scientifiques disponibles (Savard et al.).

Deux articles hors thème sont également inclus dans ce numéro ; ils ont été édités sous la direction de Christophe Huynh. Ces deux textes s’intéressent à l’impact de la dépendance, qu’elle soit liée à une substance ou pas, sur l’entourage des personnes qui en présentent. Tout d’abord, Côté-Dion et ses collègues ont examiné l’impact de la consommation des parents et de leurs habiletés parentales sur le bien-être de leur enfant. Pour ce faire, ils ont mené une étude quantitative auprès de 81 parents en traitement pour une dépendance afin de vérifier l’association entre leur sentiment d’auto-efficacité parentale et la gravité de la consommation d’alcool ou d’autres drogues, la sévérité de la détresse psychologique, la qualité des pratiques éducatives et la relation parent-enfant. Bien que la gravité de la consommation ne soit pas corrélée au sentiment d’auto-efficacité parentale, ce dernier prédit plusieurs pratiques éducatives et attitudes parentales. À la lumière de leurs résultats, l’équipe suggère d’améliorer l’estime des parents qui ont une consommation problématique et de valoriser leur rôle parental lors des interventions qui leur sont destinées.

Le second article, de Ferland et collaborateurs, s’est intéressé aux barrières vécues par neuf conjoints de personnes présentant des problèmes liés aux jeux de hasard et d’argent lorsqu’ils ont voulu demander de l’aide pour eux-mêmes. Cette étude qualitative fait émerger le fait que certains conjoints éprouvent des difficultés à reconnaître leur besoin de demande d’aide ou ne savent pas où aller. Le contexte socioéconomique et familial n’est souvent pas propice pour aller chercher soi-même de l’aide, et plusieurs caractéristiques personnelles de ces conjoints, ainsi que des facteurs externes environnementaux et sociaux (organisation du dispositif de soins), constituent des entraves à recevoir des services. Les auteurs soulignent l’importance de réduire ces barrières à la réception d’aide professionnelle destinée à l’entourage des personnes présentant des problèmes liés aux jeux de hasard et d’argent, puisque les conséquences négatives associées aux jeux de hasard et d’argent se répercutent dans l’entourage immédiat, au-delà de la personne qui joue.