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Le 20 avril 2016, à New York, pendant la session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies sur les drogues, la ministre fédérale de la Santé, Jane Philpott annonçait l’intention du gouvernement libéral de présenter un cadre de légalisation du cannabis pour le printemps 2017. Cette annonce marque un tournant sans précédent dans l’histoire du Canada en matière de politiques sur les drogues, mais une communauté d’organisations et d’activistes s’exprime déjà depuis plusieurs décennies sur la nécessité d’une telle réforme. Cet article explore la diversité des discours militants favorables à la légalisation du cannabis au Canada, plus spécifiquement quant à la manière dont certains acteurs de la société civile définissent le problème à résoudre. En effet, dans tout débat entourant une réforme de politique publique, la définition du problème constitue une étape cruciale. De nombreux travaux constructivistes portent sur la manière dont le problème « drogue » est défini dans les discours gouvernementaux, médicaux ou médiatiques (Acevedo, 2007 ; Boyd et Carter, 2012 ; Carter, 2009). Or, la littérature traite beaucoup moins des discours produits par des acteurs militants qui défendent des positions antiprohibitionnistes. Cet article explore les cadrages diagnostiques sur lesquels différentes organisations canadiennes pro-légalisation fondent leurs plaidoyers. Étudier qualitativement ces discours permet de saisir les tensions et les nuances des conversations sociales sur le cannabis, en examinant notamment certaines perspectives plus marginales.

Les discours étudiés s’inscrivent dans l’histoire d’un débat qui n’est pas nouveau. Au moment d’écrire ces lignes, la législation de 1996 qui interdit la possession, la production et la vente de cannabis (en dehors du régime d’accès au cannabis médical) est toujours en vigueur, mais la prohibition du cannabis remonte à 1923, année où les parlementaires l’ajoutent à la liste des substances prohibées figurant en annexe de la Loi sur l’opium et les narcotiques (Giffen, Endicott et Boorman, 1991 ; Nolin et Kenny, 2002). Plusieurs examens critiques ont établi depuis que la prohibition initiale du cannabis au Canada se caractérisait par « une panique morale, des sentiments racistes et une absence notoire de débat » (Nolin et Kenny, 2002). Une combinaison de facteurs, aux États-Unis et au Canada, a nourri ces premiers discours négatifs sur le cannabis (Beauchesne, 1991 : 117). Himmelstein (1983) note que les dangers attribués à la substance se sont transformés au fil du temps, suivant les « risques à la mode », allant de la violence extrême à la démotivation des jeunes, puis au risque épidémiologique (Beck, 2003 ; Peretti-Watel, 2010).

Des mouvements et groupes antiprohibitionnistes s’organisent surtout à partir des années 1960 et 1970, alors que l’usage du cannabis devient plus répandu, notamment auprès des jeunes blancs de la classe moyenne. Des chercheurs et activistes commencent à remettre en question la prohibition et en 1972, deux des trois rapports de la commission LeDain contiennent des recommandations pour un assouplissement des règles en vigueur (LeDain, 1973). Ces conclusions ne mènent cependant à aucune réforme législative. Au contraire, le gouvernement fédéral se montrera plus répressif en matière de drogues illicites les années suivantes. Au début des années 2000, un projet de « décriminalisation » du cannabis est successivement proposé et repris, puis finalement abandonné. En 2002, un comité spécial du Sénat conclut que le cannabis devrait être légalisé (Nolin et Kenny, 2002), mais sans suite.

Au fil de ces développements politiques, des individus et organisations continuent de militer pour des réformes concrètes. Le régime d’accès au cannabis à usage médical, créé à la suite de démarches juridiques de groupes d’usagers, subit des transformations successives, souvent induites à travers les tribunaux. Aujourd’hui, l’accessibilité du régime médical est toujours remise en doute et beaucoup de personnes continuent de s’approvisionner auprès de dispensaires, dont le nombre augmente de façon constante.

En 2013, des militants libéraux de la Colombie-Britannique font ajouter à la plateforme du parti la légalisation du cannabis. Après son élection majoritaire en octobre 2015, le gouvernement libéral confirme cet objectif. En juin, on annonce la composition d’un groupe de travail conjoint dont le mandat sera de mener des consultations publiques et d’amasser l’expertise disponible. Un changement important est donc survenu [1]. La transition s’est opérée clairement alors que nous menions cette recherche. L’heure n’est plus à se demander « pourquoi » adopter la légalisation, mais à examiner « comment s’y prendre ». Différents acteurs prolégalisation ont justement beaucoup à dire sur la conception d’un éventuel régime légal ; il nous semblait donc nécessaire d’étudier le discours de ces acteurs.

Après avoir composé un échantillon diversifié de douze organisations canadiennes [2] militant en faveur de la légalisation du cannabis, nous avons réuni les documents de prise de position diffusés par chacun de ces acteurs. Notre but était de considérer une diversité de points de vue. Ces organisations ont des parcours distincts et sont issues d’une variété de milieux (santé publique, réduction des méfaits, associations, parti politique, activisme commercial et lobbying, etc.). Chaque regroupement a bien sûr ses propres objectifs et sa propre philosophie. Ces organisations diffèrent également par leur forme, leur composition, leur fonctionnement, leurs moyens et leurs stratégies. Évidemment, chaque groupe cadre l’enjeu de la légalisation du cannabis d’après sa propre perspective, en fonction de ses priorités et de son mandat, desquels découlent le discours et l’action. Ainsi, les groupes à l’étude s’opposent tous fermement à la criminalisation et à l’interdit généralisé dont le cannabis fait l’objet, mais ne définissent pas le problème de la même manière. Analyser la teneur et l’articulation de ces discours diagnostiques permet de produire une grille de lecture intéressante, qui illustre bien les tensions entre diverses perspectives.

Entre octobre 2015 et mars 2016, après avoir complété l’analyse documentaire, nous avons mené des entretiens avec un représentant de chacune des organisations, afin d’accéder à une version plus à jour et plus détaillée de leur discours [3]. Il est important de souligner que notre collecte de données par entretien a été réalisée après les élections fédérales d’octobre 2015, mais avant l’annonce officielle d’avril 2016 à propos d’une réforme à venir pour 2017. Nos résultats ont également été compilés avant que le gouvernement annonce la composition du groupe de travail sur la légalisation et la régulation du cannabis, et avant la tenue des consultations publiques. Nos observations ont donc été faites dans un contexte bien précis, mais les résultats présentés ici demeurent pertinents. Cette recherche offre une grille de lecture qui permet de mieux saisir les débats d’idées et de valeurs qui se déroulent au sujet de la légalisation du cannabis, à travers différents diagnostics. Ajoutons que cet article traite à la fois de la question du cannabis à usage récréatif et de celle du cannabis à usage thérapeutique, puisque ces deux dimensions sont liées. Par exemple, les critiques émises à l’endroit de la plus récente mouture du régime d’accès au cannabis médical jouent un rôle dans les discussions sur la légalisation en général. De plus, les perspectives que défendent les organisations du milieu du cannabis à usage médical recoupent souvent celles des activistes abordant l’enjeu du cannabis récréatif et vice-versa. Nous avons employé l’analyse de cadres pour catégoriser les énoncés recueillis dans les documents et les entrevues. Dans les années 1980, des chercheurs s’intéressant aux mouvements sociaux critiquent les théories de mobilisation des ressources ou des processus politiques, jugées trop rigides et pragmatiques (Fillieule, Mathieu et Péchu, 2009). S’inspirant du concept de cadre individuel développé par Goffman, Snow et Benford développent alors la notion de « cadre d’action collective » (Snow et al., 1986). Le cadrage (framing) correspond à un processus dynamique de construction de sens auquel s’adonnent les acteurs des mouvements sociaux afin d’obtenir des appuis et d’orienter leur action dans un contexte de confrontation (Benford et Snow, 2000 ; Snow et al., 1986 ; Cefaï et Trom, 2001). Le framing renvoie ainsi à la manière dont les acteurs interprètent certains éléments du monde social et à la façon dont ils présentent leurs propres revendications. Ces cadres peuvent être plus ou moins larges, inclusifs ou exclusifs, de façon à mobiliser des adhérents et à convaincre. Les cadres discursifs aident les acteurs à interagir avec leurs détracteurs, les autorités politiques, leurs alliés et avec le grand public (Masson, 1996). Muller (2000) explique que les cadres que mobilisent les acteurs sont constitués à la fois par leus valeurs, leurs objectifs stratégiques et les contraintes structurelles qui pèsent sur eux. Les cadres sont donc aussi représentatifs des facteurs exogènes qui façonnent les choix des acteurs.

Selon Benford et Snow (2000), le processus de cadrage comprend trois éléments : le diagnostic, le pronostic et la dimension motivationnelle. Nous nous intéressons à la dimension diagnostique, qui correspond aux procédés utilisés pour délimiter un « problème » et amener les autorités à s’en préoccuper afin qu’il soit mis à l’agenda (Kingdon, 2002). Ce processus ne consiste pas simplement à identifier un problème objectif. Spector et Kitsuse (1977) expliquent que les problèmes sociaux découlent d’activités de revendications (claim-making). Concevoir un problème implique une sélection de l’information jugée pertinente et crédible et une interprétation des faits qu’accomplit chaque acteur d’après ses idées, son sens normatif et ses valeurs (Mcdonnell et Weatherford, 2013). Définir un problème implique le signalement d’un décalage entre une réalité perçue et une situation idéale, telle que définie par l’acteur. L’approche constructiviste consiste à considérer que les problèmes sociaux sont toujours ainsi définis à travers le discours (Bacchi, 1999 : 1). Nous reconnaissons que des tensions et contradictions persistent entre objectivité et relativisme au sein de l’analyse constructiviste (Woolgar et Pawluch, 1985). Par contre, l’approche de Bacchi consiste à considérer les problèmes sociaux comme n’étant ni objectifs, ni factuels, ni même existant à l’extérieur de la définition qu’en proposent les acteurs. Cette position radicalement constructiviste permet de se pencher, non sur ce qui est problématique, mais ce qui est défini comme problématique. Notre objectif est justement ici de nous intéresser à différentes constructions d’un problème (dont on pourrait parler comme de différentes définitions de la prohibition du cannabis comme phénomène), et non de comparer ces définitions à une réalité « objective ».

Cet article traite donc des différents cadrages qu’emploient des acteurs militants pro-légalisation pour décrire « ce qui fait problème » avec le régime de gestion du cannabis au Canada. Nous ne cherchons pas à savoir si les arguments mobilisés se vérifient dans la réalité. Il serait en dehors de notre champ de compétence d’établir avec certitude que tel ou tel énoncé est vrai ou faux, surtout dans un domaine où même les entreprises scientifiques les plus sérieuses se contredisent parfois (Spector et Kitsuse, 1977). Nous souhaitons plutôt voir comment le cadre diagnostique de chaque organisation est construit à partir des énoncés qui sont tenus comme vrais par les acteurs. Notons que chez les acteurs militant en faveur de la légalisation au Canada, la définition du problème comporte souvent deux volets. On critique la prohibition du cannabis, mais on décrit aussi les problèmes potentiels que pourraient représenter certains modèles de légalisation. Ainsi, les acteurs militants s’opposent au régime appliqué jusqu’ici, mais soutiennent aussi que le problème décrit persistera si la réforme n’est pas bien conçue.

À différentes manières de diagnostiquer le problème correspondent différentes façons d’envisager la légalisation. On comprend donc mieux les tensions qui persistent à propos de la légalisation du cannabis si l’on s’intéresse avant tout à la définition du problème. À travers les discours étudiés, nous avons identifié quatre principaux types de cadrages diagnostiques, qui sont présentés dans les sections suivantes : 1) le diagnostic basé sur l’inefficacité ; 2) le diagnostic critique ; 3) le diagnostic d’injustice et 4) le diagnostic politique. Des énoncés représentatifs de chaque cadrage sont insérés au fil du texte à titre d’exemple.

Diagnostic d’inefficacité

Ce premier cadrage sert souvent de point de départ dans les discours étudiés : la prohibition − entendue au sens large par l’interdit social, légal et juridique du cannabis − est présentée comme une politique inefficace. Deborah Stone explique que si l’efficacité semble se définir assez simplement par l’obtention d’un résultat optimal à partir d’un certain investissement (getting the most out of a given output) le calcul servant à établir l’efficacité ou l’inefficacité d’une mesure est toujours complexe, comparatif et contestable (Stone, 2002 : 65). Parler d’efficacité est une stratégie discursive qui s’inscrit dans le cadrage de chaque acteur et qui dépend de la manière dont chacun conçoit et ordonne à la fois les investissements et les résultats.

Par exemple, plusieurs acteurs soulignent que si les objectifs présumés de la prohibition sont de réduire la consommation, de limiter la circulation de la substance, de protéger les jeunes, d’assurer la sécurité du public et ainsi de suite, alors ces mesures sont inefficaces.

L’interdiction du cannabis et la criminalisation des usagers ne découragent pas les personnes d’en consommer […] Toutes les données dont nous disposons indiquent que la criminalisation de la consommation de cannabis est inefficace et coûteuse, et qu’elle constitue une politique publique médiocre.

CAMH, Cadre stratégique de contrôle sur le cannabis, 2014

Dans ce cadrage, les acteurs mobilisent les statistiques de consommation et d’autres données disponibles pour démontrer la futilité des mesures en place. Les acteurs estiment aussi que le régime de la prohibition constitue un mauvais investissement, vu son coût :

[…] It’s just silly how much money [the RCMP] spends on going after growers. And when growers end up in courts, they can end up on probation and not even do any jail time, so it’s become a lose-lose situation for the RCMP […].

LEAP, entrevue

[…] If you look just at the criminalization of users of cannabis, that’s costing Canada over a billion dollars a year and results in over 50 to 60 thousands arrest each year. That’s thousands of criminal records and a huge waste of police and court resources.

Sensible BC, entrevue

Plusieurs acteurs soulèvent également l’idée que la prohibition freine la recherche sur le cannabis, empêchant de tirer des bénéfices optimaux de la plante :

La politique de la recherche sur les drogues fait en sorte que peu de chercheurs s’interrogent ou enquêtent sur les bienfaits de l’utilisation de substances, et peu ont systématiquement élaboré une approche en vue de mesurer ces bienfaits.

CDPC, Se rendre au lendemain, 2013

We are just now getting to the point where UBC is allowed to grow and work with cannabis to a satisfying level.

CGC, entrevue

Les acteurs préoccupés par la question du cannabis à usage thérapeutique mobilisent également le cadrage de l’inefficacité, en soulignant par exemple que des obstacles pratiques se dressent toujours sur le chemin des personnes qui cherchent à avoir accès au cannabis médical :

[The system] we currently have does not really serve medical patients, period. I know the price per gram seems similar to people - but when you have to order a month supply, and you have to have a secure address to have it shipped to, a lot of people just can’t afford to do that, so they are left out of the system.

CAMCD, entrevue

Access is a big [issue] and affordability is really the other big one. The cost rate now is too expensive out of pocket and really, we need to see insurance companies accept medical cannabis as a valid treatment option compared to opiates and other alternatives.

Association de patients, entrevue

Certains groupes militants avancent par ailleurs qu’un schéma de légalisation exclusif serait inefficace, puisqu’il représenterait un gaspillage de ressources, de connaissances et d’infrastructures en empêchant certains joueurs de l’industrie de s’intégrer à l’économie légitime. On cite notamment le cas des dispensaires ou des Clubs compassion :

The knowledge and expertise that’s been gathered in the dispensaries - that have been doing this for 20 years - is also being shunned by the new industry. So we hope that they would open up the producers’ licenses and look at regulating dispensaries as well.

CAMCD, entrevue

Divers constats diagnostiques sont établis à partir de la notion d’efficacité en lien avec le cannabis. Ce cadrage est notamment central chez les acteurs pro-légalisation, préoccupés avant tout par la santé et la sécurité publique, mais peut prendre différentes formes. Le cadrage d’inefficacité est désormais très répandu. On pourrait même avancer qu’en matière de légalisation du cannabis, il s’agit désormais du discours dominant. Il repose sur la prémisse que la prohibition doit être abandonnée, parce qu’elle ne rencontre par les objectifs voulus. Cela dit, un raisonnement strictement basé sur l’efficacité ne remet pas en question ces objectifs. Par exemple, le discours du gouvernement libéral sur la légalisation repose fortement sur cette logique : la légalisation doit servir à atteindre les cibles ratées par la prohibition, soit protéger les jeunes, assurer la sécurité des Canadiens, etc. Or, la plupart des acteurs militants pro-légalisation définissent comme problématiques certaines prémisses qui demeurent plus ou moins intactes à travers un diagnostic basé strictement sur l’inefficacité. C’est ce qui nous amène à traiter d’une autre gamme d’énoncés diagnostiques : les arguments de type critique. Ces arguments interrogent les fondements mêmes du régime de gestion du cannabis.

Diagnostic critique

Selon un diagnostic critique, le problème réside dans l’approche en tant que telle : il ne s’agit plus de dire que la prohibition a échoué à régler le problème, mais que la prohibition constitue le problème. Ces acteurs présentent le régime de gestion du cannabis comme une manifestation d’une « mentalité » fondée sur des notions erronées. En élaborant ce type de cadrage, on soutient notamment que les politiques sur les drogues génèrent les problèmes que l’on associe généralement à la substance elle-même :

Most people do not understand the difference between the harms of these substances and the harm of the policy framework that surrounds said substances. So we would argue that all substances can be harmful, but the policy framework that we currently have maximises the harm rather than minimizing it.

CDPC, entrevue

Selon plusieurs groupes militants, une part du problème résiderait dans le fait que les connaissances dont nous disposons pour essayer de penser à cet enjeu sont biaisées par l’interdit même :

People fear things getting worse if we legalise and regulate, which is a valid fear, but what they come up with in terms of justifying the fear are all the statistics that have been created through drug prohibition.

CDPC, entrevue

Les risques qu’on pense qui existent, c’est la propagande qui a généré ça. Ce ne sont pas les vrais risques du cannabis, les risques sont ailleurs, sauf qu’on est borné à regarder le cannabis à contrejour.

Bloc Pot, entrevue

Les arguments diagnostiques critiques signalent que les raisonnements sur lesquels repose la prohibition du cannabis sont en soi problématiques. Par exemple, plusieurs acteurs remettent en question l’idée que la dangerosité présumée de la substance justifie son interdiction ou son contrôle strict. Pour démontrer l’irrecevabilité de ces arguments, les groupes militants font fréquemment appel à la comparaison avec d’autres substances, comportements et produits de consommation :

Le tabac est aussi une substance dangereuse causant le plus souvent une grave dépendance. L'alcool est une substance dangereuse causant parfois une dépendance. Le sel présente aussi des dangers, de même que le cholestérol, la sédentarité, le manque de sommeil et le surmenage ! Doiton criminaliser tout cela ? Estil même possible d'interdire tout cela ?

Bloc Pot, site web, page « idées préconçues »

I mean what is harmful? Everything is. Children playing sports comes with concussions. When we are talking about substances, someone else said that the sugar in a pot cookie is actually more dangerous to a kid than the pot it in.

Cannabis Culture, Jodie Emery, Vancouver Cannabis Conference

Les acteurs militants adoptant une perspective diagnostique critique traitent plus largement de la consommation de psychotropes et de la définition des comportements déviants. Notamment, plusieurs discours pro-légalisation de type critique font intervenir plus ou moins explicitement le principe du préjudice (harm principle) de John Stuart Mill. Le principe du préjudice établit qu’un comportement ne devrait faire l’objet d’un interdit ou de contraintes que s’il représente une menace pour la sécurité, le bien-être ou les intérêts d’autrui (Brink, 2013). Selon une interprétation serrée, ce principe n’autoriserait l’intervention des autorités que dans les cas où une pratique cause un préjudice à un tiers. En vertu de ce principe – ou plus précisément de l’interprétation qu’en font plusieurs acteurs dans leur discours – les usagers de cannabis, notamment, ne devraient pas être criminalisés, parce qu’ils font le choix délibéré d’utiliser cette substance.

I mean anybody who sits down with the evidence and the history and looks at it through the lens of the harm principle comes to the realization that cannabis prohibition cannot be justified.

NORML-Canada, entrevue

D’un point de vue juridique, le seul principe du préjudice ne peut suffire à déterminer l’application du droit (R. c. Malmo-Levine ; R. c. Caine, Cour suprême, 2003), notamment parce qu’il est parfois complexe d’établir ce qui représente un préjudice. On peut parler de préjudice matériel ou physique, psychologique ou moral, voire de préjudices structuraux ou cumulatifs (Stone, 2002 : 113-115). Il peut aussi être difficile de distinguer entre le préjudice et le risque du préjudice : le principe est-il préventif ou ne peut-il se baser que sur la démonstration du préjudice ? Par ailleurs, il existe des « crimes sans victime » qui font l’objet de sanctions légales pour d’autres raisons, tel que le bien commun. Il n’empêche que l’argument est invoqué par les activistes pro-légalisation, ne serait-ce que pour souligner que la prohibition du cannabis serait disproportionnée par rapport au risque que représente la substance pour la sécurité des personnes. Or, l’argument de la sécurité est l’un des principaux arguments qui soutiennent le régime actuel et la prohibition.

En matière de cannabis médical, les arguments critiques font ressortir des biais défavorables qui existeraient au sein de certaines institutions, ces biais nuisant à l’accessibilité et à la reconnaissance du cannabis comme ressource thérapeutique. Les organisations qui émettent ce diagnostic se désolent du manque d’ouverture qu’elles perçoivent dans le monde médical :

I think the obstacles are in the way people believe that medical marijuana needs to be held to the same degree of scientific research than novel pharmaceutical compounds […] ; that’s really holding back a lot of things because doctors are viewing marijuana in the same way as any other medication and while it’s what they are trained to do, marijuana is really different in a lot of ways.

Association de patients, entrevue

I think that division is really between doctors that have had an open mind and seen or read the research and doctors that really haven’t and are just toeing the age-old lines.

CAMCD, entrevue

The requirement for a prescription has always been a pretty high barrier, because doctors by and large lack sufficient knowledge of cannabis to be comfortable prescribing it and so they don’t. For patients who do need cannabis, it can be a real challenge sometimes finding a doctor with the adequate knowledge base to be able to do that for them.

Jade Maple, entrevue

Les arguments diagnostiques critiques portant sur le régime d’accès au cannabis médical soulignent donc que les milieux médicaux sont encore relativement fermés au cannabis et que les connaissances sont trop limitées pour assurer l’accès à la substance et les meilleurs soins aux patients qui désirent l’utiliser.

D’après un diagnostic critique, les logiques qui sous-tendent la prohibition du cannabis constituent le problème, puisqu’elles limitent notre compréhension collective du phénomène et nous cantonnent à des approches restrictives aux effets secondaires préoccupants. Ces arguments vont plus loin que les arguments basés sur l’inefficacité : une variété d’acteurs militants redoutent que la « mentalité de la prohibition » ne soit maintenue à travers une légalisation réalisée sans une réflexion de fond. La plupart des groupes gravitant vers cette perspective réclament d’ailleurs aussi une conversation sociale en profondeur non seulement sur le cannabis, mais sur l’ensemble des substances illicites. L’argument critique, cérébral et réflexif, amène à s’interroger de façon sur la manière dont la société traite la consommation des substances psychotropes en général. Le diagnostic de l’injustice, que nous abordons dans la section suivante, se construit autour de notions de libertés fondamentales et de discrimination.

Diagnostic d’injustice

Au sein des mouvements sociaux, le cadrage diagnostique prend souvent la forme d’un « cadre d’injustice » présentant une situation comme une entorse à des principes fondamentaux d’égalité ou de liberté. Des arguments de cet ordre sont mobilisés contre les règles canadiennes qui régissent le cannabis et contre certains projets de légalisation, qui sont alors dépeints comme des politiques répressives ou inégalitaires.

L’argument par l’injustice présente la prohibition du cannabis – directement ou indirectement – comme un système discriminatoire produisant l’exclusion, la marginalisation et la stigmatisation. Certains acteurs estiment en effet que la prohibition est une mesure de contrôle social prenant racine dans le racisme et la persécution de certaines populations :

At some point we need to recognize that legalization isn’t a favour they are doing to people. [Drug] prohibition was a terrible policy created in racism, designed to ostracize and eliminate Chinese and other ethnic groups from our society. It has caused a great deal of harm and nothing positive has come out of the war on marijuana. There is no saving grace or benefit. It’s just a terrible racist destructive policy, [that has been lasting] for a hundred year in Canada.

Sensible BC, entrevue

[The growing opinion] is that prohibition by nature is a human rights violation, and so we have to look at prohibition in the same way as we would look at other government actions that were legal, but morally horrifying. You could consider all the people in prison on drug charges as not far from, say, Japanese Canadians in internment camps: people who have not committed a violent crime, have not done any damage to any one’s person or property, but yet they are incarcerated by force. The only difference is that with Japanese Canadians obviously we are talking about ethnicity and with cannabis we are taking about a lifestyle choice.

Jade Maple, entrevue

Les parallèles utilisés ne sont pas anodins : les acteurs étudiés qui mobilisent un cadre d’injustice rangent l’enjeu du cannabis dans le domaine des luttes pour les droits et libertés. Ici, plaider pour la légalisation du cannabis est présenté comme une affaire d’égalité, au même titre que les revendications d’autres mouvements sociaux. Un autre argument important du cadre d’injustice dans les discours des organisations pro-légalisation concerne l’application inégale de la prohibition du cannabis, qui affecte plus durement les minorités et les milieux défavorisés :

Le système de contrôle en vigueur au Canada pour le cannabis entraîne une grande injustice, les minorités racialisées ayant une chance plus élevée d’être arrêtées et poursuivies en justice pour des infractions liées à la consommation de cannabis.

CAMH, Cadre stratégique, 2014

Cannabis prohibition falls unevenly on the population. That is to say: the people who bear the burden of the harm of prohibition tend to be inner-city lower-class minority populations or on reservations in the far North and people [...] who are white middle-class educated and older will never be busted […] ; that’s just fundamentally inequitable and unfair, and it should not be tolerated in a democracy.

NORML-Canada, entrevue

Selon les diagnostics basés sur l’injustice, la prohibition au sens large reposerait également sur des préjugés et des stéréotypes soutenant une image péjorative du cannabis et des personnes qui y sont associées. Or, ces représentations courantes n’auraient rien à voir avec la réalité des consommateurs. Plusieurs acteurs militants évoquent les problèmes concrets qui découlent de la criminalisation de ces individus, décrivant les retombées d’un casier judiciaire, des peines et du jugement social qui les accompagne:

Les amateurs de cannabis sont des citoyens à part entière [même si] la logique du déviant qui fait partie de la rhétorique prohibitionniste les considère plus ou moins comme des citoyens à parts égales.

Bloc Pot, entrevue

The stigma of having a criminal record, the stigma of being criminalised for using a substance, it’s very damaging to society as well as to individual families and communities.

CDPC, entrevue

Ainsi, on affirme qu’à l’instar d’autres populations victimes de discrimination, les individus associés au cannabis subissent un traitement différencié reposant sur des préjugés négatifs et dégradants. Plusieurs organisations font plus spécialement référence aux droits des patients. Le droit d’accéder au cannabis à des fins médicales et thérapeutiques a été confirmé par les tribunaux canadiens. Or, plusieurs groupes militants estiment que ce droit n’est toujours pas respecté, qu’il soit question des institutions ou du public en général:

At this point, we still have a lot of people who don’t understand the medical aspect and the medical use. They only think of it as something that people get high on, and something just for fun, like alcohol. […] The patients have proven that access to cannabis as a medicine is a constitutional right, but at the same time they are still not really fully given that right.

Association de patients, entrevue

Le discours des droits humains est depuis longtemps mobilisé par les mouvements antiprohibitionnistes. Lorsqu’il est question du cannabis, les acteurs qui font appel à ce type d’argument insistent sur l’idée que la prohibition ferait entorse à des droits fondamentaux. Pour présenter le système de gestion du cannabis comme une source d’injustice, les organisations étudiées qui emploient ce cadrage usent des référents propres aux luttes sociales : le langage de la lutte contre la répression et les inégalités. On fait souvent appel à un vocabulaire plus militant et plus revendicateur en construisant ce cadrage, comparativement au diagnostic d’inefficacité et au diagnostic critique.

Dans notre quatrième et dernière catégorie de cadrages diagnostiques sont rangés des arguments qui identifient le problème dans les dynamiques de pouvoirs et les intérêts d’acteurs qui tireraient profit du système actuel entourant le cannabis.

Diagnostic politique

Les arguments diagnostiques relevant du politique situent la question du cannabis dans le contexte de dynamiques de pouvoirs et d’intérêts. Dans ce cadrage diagnostique particulier, les règles entourant le cannabis sont présentées comme des instruments permettant à certains joueurs d’obtenir et de conserver des ressources importantes. Les mesures en place résulteraient de logiques intéressées et de rapports asymétriques, ce qui expliquerait que le système soit défaillant et contreproductif. Par ailleurs, les acteurs militants qui adoptent cette perspective redoutent que la réforme à venir reproduise essentiellement les mêmes mécanismes.

En construisant un cadrage diagnostique à teneur politique, certaines des organisations étudiées affirment que des institutions s’opposent à la légalisation ou à certains plans de réformes, parce que le statu quo les avantage. Cet argumentaire peut être comparé à la théorie de la dépendance au sentier (path dependence) de Paul Pierson (2000). Ce concept d’origine économique cherche à expliquer pourquoi les politiques publiques souffrent parfois d’inertie. D’après la théorie de la dépendance au sentier, des acteurs sociaux ou institutions sociales qui bénéficient ou dépendent d’un système en place sont prêts à lutter pour le préserver, ou du moins demeureront passifs et résistants au changement. Le cadrage diagnostique politique à propos du cannabis met l’accent sur le fait que le régime actuel (ou certains modèles de légalisation) constituerait justement un système profitable pour certaines institutions.

Par exemple, on attribue aux gouvernements des raisonnements économiques et idéologiques nuisibles en ce qui concerne les substances illicites :

I think that politically they are going to see the opportunity to make tax money [and] to make a bunch of rules, and create a new bureaucracy. That’s typically what governments like to do.

Sensible BC, entrevue

It feels like it’s been about [the government] not wanting to give up the reins […]. The previous government did not want to admit it was a medicine, so now that we have a government that’s looking at evidence, hopefully they are going to have a different outlook on it, which will lead to progress.

CAMCD, entrevue

Certaines organisations militantes appliquent également cet argument au cas des forces de l’ordre, en avançant que la police pourrait perdre des ressources importantes ou de l’influence avec la légalisation du cannabis :

For the police, this is a budget-balancing act. When the revenue for enforcing prohibition dies off, they’ll need to replace it with something else, otherwise they are going to have to cut staff and reduce expenditures, which is something that they of course don’t want to do. […]. [Even] within the Liberal party platform on legalization, they [say] “sure we’ll legalize it, but we are going to increase enforcement and punishment for people who will operate outside of whatever regime we create.

Jade Maple, entrevue

Un argument d’influence politique peut également être élaboré au sujet du cannabis à usage thérapeutique. Plusieurs organisations avancent que les producteurs autorisés sous le régime d’accès au cannabis médical bénéficient actuellement non seulement d’une part du marché assurée par Santé Canada, mais aussi d’une meilleure position pour influencer les développements du régime légal.

There’s this ongoing assumption that [licensed producers] are going to be producing recreational cannabis, and I think that’s a pretty dangerous assumption that needs to be questioned

Association de patients, entrevue

On évoque aussi que d’autres joueurs – plus indirectement concernés – peuvent chercher à influencer le dossier du cannabis, comme les compagnies pharmaceutiques.

If you look at the history of Canada’s drug laws, pharmaceutical companies have been there behind the scenes promoting [prohibition]. For instance, when the Liberals passed more restrictive marijuana laws back in 1996, there are testimonies from dozens of public groups and officials. Everybody opposed prohibition, but the only groups in favour of those new laws were the Canadian Association of Police and the Canadian Pharmaceutical Association

Sensible BC, entrevue

Qu’il soit question des forces de l’ordre, des gouvernements, des compagnies détenant une licence sous le régime d’accès au cannabis médical ou des compagnies pharmaceutiques, les cadrages diagnostiques politiques établissent qu’il est difficile de réformer le système de gestion du cannabis, étant donné les désavantages que cela représenterait pour certaines institutions bénéficiant plus ou moins directement du régime. Toutes les organisations étudiées ne perçoivent pas ces risques d’ingérence de la même façon, mais leurs discours font état d’inquiétudes voulant que la question du cannabis soit déterminée par des intérêts politiques ou économiques asymétriques.

Le diagnostic politique établit donc que les problèmes reliés à la prohibition prennent racine dans la lutte que livrent différents joueurs pour obtenir ou conserver du pouvoir, des ressources ou de l’influence. Ce cadrage particulier fait ressortir les liens entre la question du cannabis et les calculs qui animent l’arène politique autour de cet enjeu. Le problème diagnostiqué ici est que le système actuel (ou le système à venir, dans certains cas) est conçu pour être au service d’intérêts particuliers.

Conclusions

Nous avons décrit les quatre types de cadrages diagnostiques que notre recherche nous a permis d’identifier à travers les discours de différents acteurs militants favorables à la légalisation du cannabis au Canada. Il est important de souligner que ces types d’arguments ne sont pas aussi nettement séparés dans les propos des acteurs. La ligne est parfois fine entre un argument renvoyant au politique et un argument relevant de l’injustice sociale. Par ailleurs, aucun des discours étudiés ne contient qu’un seul type de cadrage. Tous les discours se composent d’une courtepointe d’éléments empruntant aux quatre perspectives. Cela dit, la place et le poids accordés aux divers arguments forment un cadrage diagnostique unique à chaque organisation.

Ces différents types d’argumentaires diagnostiques aident à comprendre comment l’enjeu de la légalisation du cannabis peut être compris de plusieurs manières. Dans le discours soutenu, par exemple, par le gouvernement libéral, on retrouve surtout le cadrage de l’efficacité : la légalisation vise à mieux atteindre les objectifs fixés par rapport au cannabis, à savoir contrôler convenablement la substance et protéger le public. Certaines organisations militantes relèvent aussi l’inefficacité des politiques actuelles. Cependant, plusieurs groupes – notamment les acteurs favorables à la réduction des méfaits – avancent que le problème réside dans l’approche générale que le Canada a adoptée pour gérer certaines pratiques psychotropes. Ces cadrages critiques vont plus en profondeur, remettant en question les prémisses du système actuel. En « poussant plus loin » ce raisonnement, on peut en arriver à considérer la prohibition du cannabis (et certaines formes de légalisation) comme des pratiques discriminatoires, inégalitaires, allant à l’encontre des droits et libertés. Enfin, le cadrage diagnostique politique attire l’attention sur les dynamiques asymétriques et les compétitions d’intérêts qui traversent le débat sur le cannabis.

Alors que le discours de l’inefficacité domine dans la sphère publique, les discours critiques, la perspective de l’injustice ou la vision centrée sur les intérêts remettent plus vigoureusement en question les fondements des politiques prohibitionnistes. Déjà, à partir du cadrage diagnostique, on saisit la complexité derrière le débat sur la légalisation du cannabis et ses liens avec d’autres questions sociales. On constate que la discussion peut être plus complexe que d’avoir à choisir entre la santé publique et le marché, ou entre la gestion du risque et la vente libre. Ces cadrages constituent autant de façons de définir « le problème » que doit résoudre la légalisation et correspondent donc à des propositions bien différentes quant à la réforme à adopter. Pour beaucoup d’acteurs militants, la légalisation doit constituer un changement des mentalités, un progrès social, une avancée démocratique ou un véritable projet socioéconomique. Les discours militants conduisent à des réflexions multiples à l’intérieur de l’enjeu sur la légalisation.

Tableau des organisations

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