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Introduction

Bien que l’usage de substances psychotropes soit depuis longtemps encadré par des modes de régulations traditionnels relevant principalement de l’entourage immédiat des usagers (Castel et Coppel, 1991), ce n’est que très tardivement dans l’histoire que sont apparus les premiers mécanismes de régulation politique de la pratique psychotrope. Mises à part quelques initiatives localisées, c’est à compter du début du 20e siècle que seront instaurées dans les pays industrialisés les premières politiques visant à contrôler l’usage et le commerce de certaines drogues qui seront dès lors considérées comme représentant une menace pour l’ordre social ou pour la santé publique. Des régimes prohibitionnistes seront à cette époque instaurés dans plusieurs pays occidentaux, reconnaissant ainsi aux instances nationales le pouvoir de légiférer en matière de régulation des substances psychotropes. Ces régimes reposent sur l’adoption de mesures nationales visant la criminalisation des activités entourant l’usage et le commerce de substances psychotropes, et dont l’objectif est d’éliminer l’offre de drogues par le recours à la répression et aux sanctions pénales.

Bien que circonscrit au départ à l’Amérique du Nord, le prohibitionnisme allait rapidement se propager dans le monde, stimulé en grande partie par la multiplication des conventions internationales portant sur la lutte aux drogues. C’est en 1912 que fut signée à La Haye la première convention sur les drogues (Société des Nations, 1912), inaugurant alors une longue série d’ententes multilatérales qui allaient contribuer à diffuser le prohibitionnisme dans de nombreux pays à travers le monde. Cette large diffusion des mesures politiques de contrôle nous invite à évoquer l’existence d’un régime prohibitionniste mondialisé (Andreas et Nadelmann, 2006). Cette mondialisation des mécanismes de contrôle aurait été justifiée entre autres par la nécessité de se doter de mécanismes supranationaux en mesure de répondre à une mondialisation des activités relatives au trafic de stupéfiants.

Les conséquences liées à cette diffusion de la prohibition sont légion, en particulier si l’on s’attarde aux effets pervers de la lutte aux drogues. On constate en effet, et ce depuis de nombreuses décennies, qu’en plus de ne pas répondre à son objectif d’éradication des drogues, le régime prohibitionniste produirait des conséquences inattendues qui s’avèreraient tout aussi dommageables que le fléau auquel il prétend s’attaquer (Beauchesne, 2006). Au nombre de ces effets pervers, mentionnons la vulnérabilisation et la stigmatisation accrue des consommateurs qui sont souvent aux prises avec des problèmes de dépendance. Les politiques de criminalisation de la pratique psychotrope représentent en effet un sérieux obstacle à la mise en place de stratégies de prévention et de soins qui puissent rejoindre les usagers, comme les stratégies de réduction des méfaits. On constate aussi que la prohibition a eu pour principal effet d’abandonner entre les mains du crime organisé un lucratif marché, caractérisé par la violence et la production de produits frelatés.

Parmi les conséquences négatives associées à cette mondialisation des mesures de contrôle, certains observateurs évoquent la remise en question du principe de souveraineté des États nationaux en matière de politique interne. On affirme en effet que le principe de la souveraineté nationale aurait été particulièrement malmené tout au long du 20e siècle par la multiplication des initiatives internationales et par la mise en place d’agences de régulation supranationales.

L’objectif de cet article est de circonscrire le phénomène de la mondialisation du contrôle des drogues, et de réfléchir aux principaux enjeux que soulève ce phénomène en regard de la souveraineté des États à instaurer leurs propres mécanismes de régulation des drogues. S’inscrivant dans une perspective principalement sociopolitique, cet article propose une analyse théorique et critique de la régulation supranationale des pratiques psychotropes, en insistant sur les enjeux et les limites inhérents à la souveraineté des États nationaux en matière de droit pénal et de politiques publiques.

Dans un premier temps, nous brossons un portrait du contexte dans lequel s’est développé ce régime prohibitionniste sur le plan international. Nous insistons en particulier sur la façon dont la question des drogues fut problématisée dans une perspective mondialisée, justifiant par le fait même la nécessité de se doter de mécanismes de régulation dont la portée soit globale. Nous proposons ensuite d’analyser les conséquences et les enjeux de cette mondialisation des contrôles, en particulier en ce qui concerne le principe de la souveraineté des États, pour ensuite décrire les principales manifestations de cette mondialisation des mécanismes de contrôle.

Mondialisation et trafic de drogues

Au nombre des phénomènes qui ont marqué la seconde partie du 20e siècle, la mondialisation est assurément l’un de ceux qui ont été le plus largement documentés et commentés (Martin, Metzger et Pierre, 2003 ; Robertson, 2000). Il s’agit en effet d’un processus qui semble avoir marqué profondément l’ensemble des activités humaines, générant des conséquences dans des domaines aussi variés que l’économie, la politique et la culture. Dans le cadre de cet article, nous considérons la mondialisation comme le processus par lequel s’est constitué un espace globalisé qui échapperait en partie aux mécanismes nationaux de régulation. À cet égard, il importe de distinguer la mondialisation de l’internationalisation, qui implique quant à elle un régime de collaboration entre différents acteurs, dans lequel l’autonomie des agences nationales serait préservée.

Phénomène de la mondialisation

Au départ économique, la mondialisation s’est tout d’abord manifestée par la création d’un espace économique globalisé. Cette zone d’échanges économiques s’est développée en cherchant à échapper aux modes de régulation nationaux, se distinguant ainsi des manifestations plus anciennes du commerce associées à l’internationalisation des échanges économiques (Wallerstein, 2006). La création de ce marché « déterritorialisé » a en effet exigé une remise en question des frontières nationales, attaquant du même élan le principe de la souveraineté des États par le biais d’un vaste mouvement de dérèglementation des marchés.

Bien qu’elle soit au départ considérée comme un phénomène économique, la mondialisation a aussi généré des transformations dans le domaine politique. La dérèglementation des marchés a en effet contribué à un redéploiement des rôles et des influences au sein des agences de régulation politique. Une multiplication des foyers de régulation a aussi été observée, tant au-dessus qu’en dessous de l’État, permettant ainsi de remettre en question la légitimité des instances de régulation nationales. Le rôle accru accordé aux diverses agences supranationales a aussi modifié de façon significative le jeu des rapports de forces qui s’exercent à l’échelle planétaire. À cet égard, la mondialisation comporte aussi une importante dimension politique, comme nous le verrons d’ailleurs avec la multiplication des agences créées pour réguler le trafic de drogues.

L’impact de la mondialisation s’est aussi manifesté dans le domaine culturel, alors que l’ouverture d’un vaste espace planétaire modifiait la façon dont l’être humain allait désormais se représenter le monde. La mondialisation est en effet décrite par certains analystes comme un phénomène de compression de l’espace et du temps (Bauman, 1998 ; Robertson, 2000). Ce phénomène a bien sûr permis une plus grande mobilité planétaire, que ce soit en matière d’échanges commerciaux ou de flux migratoires (Kolowski, 2001). De façon plus abstraite, cette compression du monde s’est aussi accompagnée de transformations majeures en ce qui a trait à la condition humaine, notamment parce que les êtres humains ont pris conscience des liens qui les unissent désormais aux autres habitants de la planète (Robertson, 2000, p. 8). En prenant conscience qu’ils habitent désormais une « petite planète »[1], les êtres humains sont confrontés à un nouveau sentiment d’interdépendance globale. Ce sentiment se manifeste à travers une préoccupation accrue pour les nouveaux phénomènes globaux qui semblent menacer la planète, dont celui du trafic de drogues.

De la mondialisation des activités liées au trafic de drogues…

Les activités relatives à la distribution des drogues n’ont pas été épargnées dans cette mouvance globalisée, comme en témoignent les nombreux ouvrages consacrés au commerce transnational des drogues (Jenner, 2014). L’impact de la mondialisation en matière de trafic de drogues peut s’expliquer de différentes façons, selon qu’on s’attarde à une dimension ou l’autre du phénomène.

Au même titre que les autres activités économiques, le commerce des drogues illicites a bénéficié lui aussi de l’expansion des réseaux d’échange et des avancées technologiques en matière de communications et de transports (Findlay, 1999). C’est ainsi que l’on voit émerger, à partir de la seconde moitié du 20e siècle, diverses manifestations d’une criminalité transnationale qui emprunte ces nouveaux réseaux d’échange créés dans la foulée du capitalisme globalisé (Mueller, 2001). C’est le cas des activités consacrées aux commerces illicites, tel que le trafic de drogues, le blanchiment d’argent et le trafic des êtres humains. Ces nouvelles activités se distinguent des activités illicites plus traditionnelles du fait qu’elles s’exercent sans tenir compte des frontières nationales, permettant du même coup d’élargir leur marché tout en échappant aux mécanismes de contrôle qui demeurent confinés à leurs territoires et à leurs juridictions nationales. Le recours à Internet pour le trafic des substances psychotropes s’avère à cet égard une illustration frappante de l’éclatement des réseaux commerciaux traditionnels (Seddon, 2014). Les nouveaux réseaux internationaux offrent ainsi un immense marché, tout en assurant une plus grande impunité aux trafiquants.

Cette mondialisation des activités illicites se mesure aussi en fonction de l’ampleur des conséquences qu’elle va générer. Se manifestant dans un monde aux distances de plus en plus réduites, la criminalité transnationale sera dès lors perçue comme un nouveau fléau qui menace non plus seulement les individus et les États, mais aussi l’ordre et les intérêts de ce qu’on désigne désormais comme la « communauté internationale ». Le problème des drogues illicites sera reformulé selon de nouveaux paramètres, puisqu’on insiste sur la dimension transnationale du phénomène. Cette nouvelle « problématisation » de l’usage des drogues se traduira aussi par la promotion de réponses et de solutions nouvelles (Castel, 1994). Les conséquences domestiques associées au trafic international de drogues vont se transformer en conséquences transnationales et les enjeux de la lutte aux drogues vont désormais se jouer à une échelle qui transcende les enjeux nationaux. Le phénomène sera « problématisé » de façon à bien souligner la portée globale de son impact, comme en témoigne cet extrait d’un rapport de l’ONU datant des années 1990 : « Au cours des 20 dernières années, l’usage illégal des drogues s’est développé à un rythme alarmant, sans respecter aucune frontière sociale, économique, politique ou nationale » (ONU, 1992, p.7). On dépeint ainsi le caractère transnational du phénomène comme étant le principal facteur ayant contribué à une expansion sans précédent de l’usage des drogues. « The increase in both demand and supply of drugs was thus made possible due to ever more efficient transnational drug-trafficking networks constituting the link between demand and supply » (Chawla et Pietschmann, 2005, p.162-163). La question des drogues illicites est alors devenue un problème globalisé qui en appelle à des mesures tout aussi globalisées.

… à une mondialisation des contrôles

En abordant la question des drogues illicites comme étant un phénomène dont l’impact est devenu transnational, on explique du même coup le constat d’échec des mesures prohibitionnistes ayant une portée nationale (Shelley, 1995). Ainsi, cette mondialisation du marché de la drogue justifiera la mise en place de mécanismes de régulation pouvant s’appliquer sans tenir compte des frontières nationales. La nouvelle « problématisation » de la question des drogues a par le fait même influencé la façon dont on pense désormais la réponse politique, comme l’illustrent les nombreux appels à une réponse globalisée.

(S)o long as transnational criminal organizations capitalize on global processes to structure their operations in ways that limit the effectiveness of initiatives by any single nation, the response needs to be extensive in scope, multilateral in form and, to the extent possible, global in reach

Godson et Williams, 2001, p. 329

Pour contrer le caractère transnational du trafic de drogues, on prétend dès lors que les mesures de contrôle doivent elles aussi se mondialiser afin de mieux répondre à ce phénomène globalisé qui menace désormais la communauté internationale.

Cet appel à la mise en place de mesures transnationales s’inscrit dans une mouvance de plus en plus forte dont l’une des manifestations les plus puissantes est celle du cosmopolitisme, faisant référence à cette position selon laquelle les phénomènes doivent être analysés à l’échelle globale plutôt que nationale. Sur le plan politique, le cosmopolitisme est souvent présenté comme la réponse logique à l’incapacité des États à répondre à des problèmes globaux. Selon Ulrich Beck, qui est l’un des chantres les plus influents de cette mouvance, la « cosmopolitisation » serait un processus irréversible qui aurait transformé de façon significative le monde social et politique dans lequel nous évoluons. Or, afin de mieux saisir cette nouvelle réalité cosmopolite, il est essentiel de se doter de nouveaux outils d’analyse nous permettant de mieux saisir le monde qui nous entoure. Le cosmopolitisme consisterait ainsi à une position nous permettant de mieux circonscrire le monde globalisé dans lequel nous sommes désormais engagés (Beck, 2006, p. 24).

Adoptant une posture résolument réaliste, Ulrich Beck en appelle ainsi à un virage épistémologique qui consisterait à abandonner le nationalisme méthodologique, pour une vision cosmopolite qui serait en mesure de mieux cerner la véritable nature des enjeux contemporains.

The cosmopolitan outlook means that, in a world of global crises and dangers produced by civilization, the old differentiations between internal and external, national and international, us and them, lose their validity and a new cosmopolitan realism becomes essential to survival

Beck, 2006, p. 14

Dans un monde caractérisé par une compression de l’espace et par la dissolution des frontières nationales, les tenants du cosmopolitisme sont convaincus de la nécessité de se doter d’outils politiques dont la portée transnationale correspondrait mieux à cette nouvelle réalité globalisée. Pour mieux répondre aux problèmes d’insécurité globalisée, certains acteurs de la scène internationale réclament ainsi la mise en place d’instances supranationales qui permettrait de mieux promouvoir une solidarité cosmopolitaine (Slaughter, 2005).

À cette perspective cosmopolite marquée par le réalisme, on peut évidemment opposer une vision plus constructiviste des politiques transnationales selon laquelle ce serait au contraire à travers l’intérêt suscité auprès des instances transnationales que le trafic de drogues aurait acquis son statut de phénomène globalisé. Ce qui fait qu’un crime est considéré comme transnational, ce ne serait donc pas tant la nature du réseau qui est emprunté, mais plutôt la nature des mécanismes qui seront mobilisés pour le contrôler. « Transnational crime is new only for the manner in which law-enforcement and international agencies have recently identified it as a priority » (Findlay, 1999, p. 51). Cette façon d’analyser le phénomène s’inscrit dans une perspective de réaction sociale, puisqu’elle nous invite à porter une attention particulière aux mécanismes de contrôle plutôt qu’au phénomène que ces mécanismes cherchent à contrôler. Cette perspective nous permet de comprendre que c’est grâce à la succession des conventions internationales et à la multiplication des agences transnationales que l’aspect globalisé des drogues a pris tout son sens, et que seront reconnues comme caduques les mesures nationales mises en place pour contrer le phénomène. Ce ne serait donc pas tant la mondialisation du trafic des drogues que la mondialisation des mesures de contrôle qui aurait contribué à une crise de légitimité des instances nationales de lutte aux drogues.

Mais avant de s’attarder à l’analyse des manifestations concrètes de cette mondialisation des contrôles, nous proposer d’explorer les éventuelles conséquences politiques de cette mondialisation sur la souveraineté des États nationaux.

Mondialisation des mesures de contrôle

La mondialisation des politiques publiques, qu’elle soit considérée comme une réponse à une mondialisation des problèmes ou comme un instrument de mise en forme des phénomènes, implique néanmoins des transformations en profondeur du système de normes entourant les pratiques psychotropes. Selon certains analystes, on aurait ainsi assisté, tout au long du 20e siècle, à une multiplication des normes internationales de lutte au trafic de stupéfiants, au détriment des régimes normatifs nationaux. Arnaud utilise d’ailleurs le terme de « polycentricité » pour décrire cette multiplication des foyers de production des normes en dehors de l’État (Arnaud, 2003, p.185). Ces transformations impliqueraient des enjeux importants en ce qui concerne les principes de souveraineté nationale et de territorialité.

Souveraineté des États en matière de droit pénal

La gouvernance étatique repose sur le principe de souveraineté à l’intérieur des frontières du territoire national, ce qui permet d’octroyer aux instances étatiques un monopole dans l’exercice légitime de la violence sur les personnes vivant à l’intérieur des frontières nationales (van Creveld, 1999). Les États ont d’ailleurs été créés au départ afin de maintenir l’ordre sur un territoire donné, répondant ainsi de façon prioritaire à des impératifs de sécurité intérieure. C’est dans cette logique de monopole légitime de la violence et du maintien de l’ordre que le droit pénal a été conçu comme un mécanisme de premier ordre de l’expression de la souveraineté politique des États. C’est ainsi que le droit pénal se trouve au coeur de l’émergence et de la consolidation de l’État national moderne, endossant du même coup la reconnaissance des principes de souveraineté et de territorialité des États nationaux.

Dans cette perspective, on peut donc analyser les politiques criminelles modernes comme la manifestation par excellence de l’affirmation politique de la puissance publique des États-nations. Le droit pénal représente en effet la dimension la plus symbolique du droit, puisqu’il renvoie de façon explicite à une communauté de valeurs à travers laquelle s’exprime l’identité culturelle de la nation, que cette identité soit ou non consensuelle. En établissant la liste des comportements à proscrire et des sanctions pénales, le droit pénal propose un code de conduite dont la légitimité est d’autant plus forte qu’elle s’inspire d’un profond appel à la justice.

En matière de droit pénal, l’État est demeuré pendant longtemps l’acteur exclusif du recours à la sanction, s’octroyant le monopole en matière de production des normes juridiques. À part quelques exceptions, tel que le droit canonique, les règles concernant le droit de punir ont toujours pris leur source dans les normes juridiques nationales. C’est au cours du 20e siècle que ce monopole juridique sera graduellement remis en question, alors qu’on assiste à une multiplication des foyers de régulation en dehors des instances étatiques. La centralité de l’État sera dès lors écartée au profit d’instances et d’acteurs communautaires et supranationaux (Jessop, 1993, p. 10). C’est dans cette mouvance, par exemple, que la Cour pénale internationale se dote, à partir des années 1990, d’un système de sanctions organisé et autonome pour traiter des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité (Massé, 2000). Pour la première fois, on assiste à la naissance d’une organisation pénale dont la portée est véritablement supranationale, puisque le mode de régulation des conduites s’étend désormais au-delà des frontières nationales.

Fragmentation de la souveraineté et gouvernance globale

Ce pluralisme juridique aura pour conséquence de favoriser une multiplication des foyers de régulation, ce qui amène certains auteurs à évoquer une éventuelle dilution du pouvoir accordé à l’État.

(D)ans les dernières décennies, le droit étatique n’a cessé de perdre de son « empire ». Aujourd’hui, dans le même espace politique, coexistent des ordres juridiques étatiques et non étatiques qui sont un défi à la conception moderne de l’État et du droit. L’intensification généralisée des pratiques transnationales ainsi que des ententes régionales inter-étatiques contribuent à la mise en cause des souverainetés nationales telles qu’elle étaient traditionnellement conçues, et à la globalisation de concepts et de pratiques juridiques qui rappellent les vieilles revendications des antipositivistes

Arnaud, 2004, p.136-7

Cette fragmentation des souverainetés a aussi permis de remettre en question le principe de territorialité traditionnellement associé aux systèmes nationaux de droit pénal. Ce principe permettait en effet d’octroyer aux États la légitimité de réguler les individus et les conduites à l’intérieur de leurs propres frontières, où même à l’extérieur de celles-ci dans l’éventualité ou ces conduites pourraient être considérées comme générant des répercussions sur le territoire national. Avec la remise en question de ce principe de territorialité, les frontières nationales perdaient leur pertinence à titre de balises pour analyser les dimensions politiques de la régulation, d’où la nécessité pour de nombreux analystes de recourir à cette nouvelle grille de lecture théorique que représente la gouvernance globale (Hewson et Sinclair, 1999). Cette nouvelle forme de gouvernance renvoie à la multiplication des mécanismes non gouvernementaux de régulation, que ce soit en dessous ou au-dessus des agences étatiques.

Global governance is not so much a label for a high degree of integration and order as it is a summary term for highly complex and widely disparate activities that may culminate in a modicum of worldwide coherence or that may collapse into pervasive disarray. In the event of either outcome, it would still be global governance in the sense that the sum of efforts by widely disaggregated goal-seeking entities will have supplemented, perhaps even supplemented, states as the prime source of governance on a global scale

Roseneau, 1999, p. 294

Le rôle joué désormais par les agences supranationales ou transnationales aurait ainsi contribué à une transformation des rapports de forces entre les divers niveaux de régulation, dans lequel les agences étatiques auraient graduellement perdu leur hégémonie à titre de pouvoir central. C’est ce qui incitera certains auteurs à évoquer l’existence d’une « gouvernance sans gouvernement » (Roseneau et Czempiel, 1992), où le rôle traditionnellement octroyé aux agences étatiques serait sérieusement compromis.

Sans nécessairement endosser de façon aussi catégorique la thèse de l’érosion du principe de souveraineté nationale en matière de contrôle des drogues, on constate néanmoins que des transformations importantes se sont manifestées au cours des dernières décennies dans la façon dont s’articulent les actions des différentes agences de régulation. La question qui se pose de façon légitime est de savoir si ces transformations relèvent d’une internationalisation des mécanismes de contrôle, c’est-à-dire d’un mouvement de collaboration accrue entre diverses instances nationales qui continuent de conserver leur autonomie politique, ou d’une véritable mondialisation de ce champ de régulation, à travers laquelle les acteurs nationaux auraient progressivement perdu leur indépendance au profit d’instances ayant une portée transnationale ou supranationale. Afin de mieux analyser la portée de ces transformations, nous analyserons dans la section suivante différentes manifestations de cette multiplication des foyers de régulation en insistant particulièrement sur les enjeux relatifs au principe de souveraineté des États en matière de prohibition des drogues.

Analyse des manifestations de cette mondialisation des contrôles

Il existe plusieurs manifestations de cette diversification des foyers de régulation en matière de contrôle des drogues. Nous proposons ici d’analyser les manifestations qui nous apparaissent les plus frappantes, en s’attardant tout particulièrement à la portée de ces manifestations en ce qui concerne le principe de souveraineté nationale.

Mondialisation des philosophies et des doctrines pénales

Bien que le phénomène de la mondialisation soit un concept qui ait été mobilisé pour décrire les transformations qui se seraient manifestées vers la fin du 20e siècle, certains analystes nous rappellent qu’un mouvement d’internationalisation des pratiques et des discours était depuis longtemps en progression. Si on associe ce phénomène à une tendance à l’uniformisation et à l’universalisation de la culture, on peut retracer des signes de cette internationalisation des pratiques et des philosophies pénales bien avant la mise en place d’instances de régulation supranationales. On peut entre autres évoquer la diffusion des travaux des grands réformateurs classiques du 18e siècle, tel que Cesare Beccaria, et l’impact qu’ils ont eu sur les réformes pénales un peu partout en Occident. On peut aussi mentionner la diffusion, dès le début du 20e siècle, de la philosophie de la défense sociale, qui allait être importée dans de nombreux pays sous forme de mesures pénales visant à neutraliser les individus jugés dangereux (Robert et van de Kerchove, 2010). En ce qui concerne les politiques en matière de drogues, on constate aussi une diffusion sur le plan international de certains régimes de régulation des drogues, plus particulièrement le prohibitionnisme et les politiques de tolérance zéro (Smith, 2001). On peut associer cette diffusion des pratiques et des philosophies pénales à une certaine forme d’acculturation juridique, phénomène par lequel on emprunte des normes et des stratégies provenant d’un système juridique étranger, pour les intégrer à un système complètement différent (Carbonnier, 1998 ; Rouland, 1988). Bien que ce phénomène témoigne d’une certaine internationalisation de la pénalité, il ne représente en rien une menace au principe de la souveraineté des États en matière de droit pénal. L’énoncé et l’application des normes pénales, bien qu’ils aient été promus par un mouvement d’uniformisation de la philosophie pénale, relèvent encore et toujours des instances nationales, alors que chaque État demeure souverain quant aux décisions législatives et exécutives qui seront prises sur son territoire.

Multiplication des ententes et des conventions internationales

Une autre manifestation de cette soi-disant mondialisation des contrôles en matière de drogues renvoie bien sûr à la multiplication des traités et des conventions qui seront entérinés tout au long du 20e siècle. Le prohibitionnisme allait en effet s’imposer sur le plan international comme le principal régime de régulation des drogues, grâce en partie aux efforts de certains acteurs pour instaurer des accords multilatéraux entre les États, créant ainsi un cadre international en matière de prohibition des drogues. Une première convention internationale est conclue à La Haye en 1912, par laquelle les pays signataires s’engagent à instaurer à l’échelle nationale des mesures de contrôle de la production et du commerce de l’opium (Société des Nations, 1912). On assistait dès lors à l’amorce d’un important mouvement d’internationalisation des politiques pénales en matière de drogues, qui allait tout au long du 20e siècle promouvoir l’implantation de mesures prohibitionnistes qui toucheront un nombre toujours croissant de substances et de conduites. De nombreuses conventions seront par la suite adoptées tout au long du siècle.

Le Canada est présentement engagé à l’égard de trois conventions internationales. Il y a tout d’abord la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 (ONU, 1961), qui a permis de regrouper dans un même traité les dispositions des conventions antérieures. L’adoption de cette convention a conduit à une radicalisation du régime prohibitionniste, en élargissant le nombre de mesures de contrôle devant être adoptées par les pays signataires. Il s’agit en fait de la première convention à s’appuyer principalement sur le recours à des mesures pénales pour lutter contre les drogues (Bewley-Taylor et Jelsma, 2012, p.76). Cette convention, qui fut amendée en 1972, est encore aujourd’hui en vigueur, ce qui implique que le Canada, à titre de pays signataire, doit respecter les exigences qui y sont stipulées en matière de prohibition de certaines substances psychotropes. En réponse à la multiplication des substances de synthèse, une convention additionnelle sera entérinée en 1971. Il s’agit de la Convention sur les substances psychotropes (ONU, 1971), qui prévoit des mesures restrictives concernant de nouveaux produits synthétiques, tels que les barbituriques, les amphétamines et le LSD. Les mesures mises en place pour contrôler l’accès à ces produits sont moins strictes que celles prévues pour les substances psychotropes couvertes par la convention de 1961, en raison probablement des pressions exercées par les importants joueurs de l’industrie pharmaceutique (Bewley-Taylor et Jelsma, 2012, p.79). Puis, une troisième convention sera adoptée à Vienne en 1988, soit la Convention contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes (ONU, 1988), portant de façon plus spécifique sur le commerce et la distribution des drogues énumérées dans les deux conventions précédentes. Cette convention a renforcé la logique prohibitionniste et répressive, en proposant entre autres des mesures plus restrictives pour contrer le blanchiment d’argent et le commerce de produits précurseurs. On y propose aussi de prohiber expressément la possession de stupéfiants pour usage personnel (ONU, 1988, art.3.1.aiii), ce qui n’avait jamais été exigé dans le cadre des conventions antérieures.

L’adoption de ces différentes conventions avait pour objectif d’instaurer une harmonisation des lois nationales en matière de drogues, de façon à renforcer la collaboration entre les États signataires dans leur lutte au trafic de stupéfiants. À cet égard, l’adoption de ces conventions visait à consolider le régime prohibitionniste sur le plan international. Les pays signataires de ces conventions s’engagèrent en effet à modifier leur droit national de façon à répondre aux exigences très répressives stipulées dans le cadre de ces conventions. En uniformisant les mesures de contrôle à l’échelle de la planète et en renforçant la collaboration entre les États signataires, on espérait ainsi être en mesure de répondre plus efficacement à la mondialisation du marché des drogues.

Bien que ces conventions aient une très grande portée symbolique, elles n’ont toutefois aucun impact direct en matière d’instauration de normes juridiques supranationales. Ces conventions reposent en fait sur des ententes multilatérales entre des États qui s’engagent à mettre en place des mesures nationales de contrôle. Sous réserve de leurs restrictions constitutionnelles, les États signataires s’engagent en effet à légiférer sur le plan national, de façon à inclure dans leur droit interne la liste précise des infractions liées aux drogues qu’on retrouve dans le texte des conventions. « En fait, les conventions internationales sur les stupéfiants n’ont pas d’application directe en droit national. Pour leur donner force sur le territoire national, l’État doit adopter une loi » (Sénat du Canada, 2002, p. 503). La ratification d’une entente internationale repose ainsi sur un consentement de tous les partis signataires, qui prend dès lors la forme d’une entente contractuelle. À cet égard, le droit international qui régit ces conventions permet de préserver le principe de souveraineté nationale, en octroyant aux pays signataires une certaine latitude dans la façon dont les normes juridiques seront adoptées en droit interne. Dans les pays de tradition juridique britannique comme le Canada, la séparation des pouvoirs implique en effet que, bien que la décision de signer une convention revienne à l’exécutif, cette décision n’engage en rien le législatif à modifier les normes juridiques de façon à respecter ces obligations. On retrouve d’ailleurs dans le texte de ces conventions la reconnaissance explicite de ce principe de protection de la souveraineté nationale. C’est le cas, par exemple, de la Convention de Vienne qui fut adoptée en décembre 1988. Les pays signataires de cette convention se sont engagés à légiférer de façon à mieux lutter contre le trafic de drogues, à condition que ces mesures soient compatibles avec les exigences de leur droit national. On stipule en effet, à l’article 2.2 :

Les parties exécutent leurs obligations au titre de la présente Convention d’une manière compatible avec les principes de l’égalité souveraine et de l’intégrité territoriale des États et avec celui de la non-intervention dans les affaires intérieures d’autres États

ONU, 1988, art. 2.2

Dans un même esprit, on reconnaît de façon tout aussi explicite le principe selon lequel les poursuites en matière de conduites liées aux drogues demeurent une compétence essentiellement nationale.

Aucune disposition du présent article ne porte atteinte au principe selon lequel la définition des infractions qui y sont visées et des moyens juridiques de défense y relatifs relève exclusivement du droit interne de chaque Partie et selon lequel les dites infractions sont poursuivies et punies conformément audit droit

ONU, 1988, art. 3.11

À cet égard, le droit international repose, du moins en ce qui concerne le contrôle des drogues, sur la présomption d’accord et de consentement des États nationaux à participer à une action concertée en vue d’éradiquer ou de lutter contre certaines activités qui représenteraient une menace collective. Bien que les conventions puissent représenter un certain carcan pour les États signataires en instaurant des obligations morales et politiques, elles offrent aussi une certaine marge de manoeuvre dans la façon dont les États peuvent répondre à ces obligations. On constate d’ailleurs une certaine forme de résistance de la part d’États signataires qui s’opposent à toute forme d’ingérence des agences internationales en matière de droit interne (Canada, 2002, p.487). Les États signataires peuvent par exemple contourner les exigences en matière de criminalisation de certaines conduites liées aux drogues, en instaurant un régime de décriminalisation de facto. Cette stratégie consiste à répondre aux exigences des conventions en adoptant ou en conservant des articles de loi qui criminalisent certaines conduites en matière de drogues, tout en instaurant en parallèle un régime de tolérance de ces conduites par le biais de mesures exécutives ou administratives. C’est l’avenue qui a été privilégiée entre autres par les Pays-Bas, leur permettant ainsi de respecter leur signature en matière de convention, tout en développant des stratégies de décriminalisation de facto de certaines conduites liées au cannabis. Cette avenue, bien que jugée légitime par les autorités nationales, a néanmoins suscité des pressions de la part de nombreux acteurs internationaux qui interprètent différemment cette marge de manoeuvre accordée aux États (Bewley-Taylor, 2012, p. 186).

Ainsi, malgré la multiplication des conventions, le système international de lutte aux drogues relève toujours d’une logique intergouvernementale plutôt que transnationale (Cronin, 2002). Les conventions internationales demeurent en effet des ententes multilatérales, puisqu’elles reposent sur des engagements réciproques entre divers États nationaux (Bewley-Taylor, 1999, p. 3). Ces engagements relèvent du consentement des États à participer, de leur propre volonté, à des efforts pour lutter et réprimer certains comportements considérés comme pouvant porter atteinte à la sécurité tant nationale qu’internationale. Ces conventions offrent ainsi une certaine flexibilité aux États en matière d’implantation des mesures nationales de contrôle, permettant ainsi de préserver leur souveraineté (Bewley-Taylor, 2013 ; Room, 2012). Contrairement à d’autres champs du droit, il n’existe pas encore d’infractions établies par les agences internationales, et qui pourraient être mobilisées dans le cadre de poursuites internationales (Cassese et Delmas-Marty, 2002). Les normes émises dans le cadre de ces conventions internationales ne peuvent en soi être appliquées en droit national, leur portée se résumant en fait à un étalon pour les États signataires.

À cet égard, cette idée d’une communauté internationale se limite encore – du moins c’est notre avis en ce qui concerne la lutte aux drogues – à une juxtaposition d’États nationaux qui ont accepté de signer des traités pouvant favoriser une meilleure collaboration sur le plan international. On ne peut donc pas évoquer l’existence d’une régulation transnationale, qui reposerait sur « l’existence d’un défi aux normes nationales et internationales en vigueur de la part d’entreprises qui créent leurs propres normes » (Arnaud, 2003, p. 52). En matière de régulation de drogues, il n’existe pas de foyer de production normative qui serait complètement autonome par rapport aux États nationaux, comme c’est le cas avec la Cour pénale internationale. En matière de prohibition des drogues, la production des normes juridiques demeure, du moins jusqu’à nouvel ordre, la compétence exclusive des acteurs nationaux.

Multiplication des agences supranationales

Dans la foulée de l’internationalisation du contrôle des drogues, de nombreuses agences à vocation supranationale ont été créées afin de mieux coordonner les efforts visant la répression de certaines conduites prohibées. Les premières manifestations de cette internationalisation des activités répressives remontent au 19e siècle, alors que divers corps de police nationaux décident de collaborer pour lutter contre certains mouvements politiques jugés dangereux, tout particulièrement les mouvements anarchistes (Deflem, 2002). Cette collaboration se résume à l’époque à des activités d’échange d’information et d’expertise entre les diverses agences nationales. Ce n’est qu’au début du 20e siècle que ces initiatives internationales aboutiront à la création de la Commission internationale de police criminelle (CIPC) qui deviendra éventuellement INTERPOL, et dont l’objectif est d’offrir une structure de coopération internationale afin de favoriser les échanges d’information et l’assistance réciproque entre les États participants. Ces ententes n’impliquent toutefois aucune ingérence directe dans les activités internes des États qui adhérent à cette association, si ce n’est à travers la promotion de mesures répressives pour répondre à divers phénomènes qui sont définis comme générant de l’insécurité.

Plus spécifiquement, dans la mouvance des diverses conventions internationales qui ont ponctué le 20e siècle en matière de lutte aux drogues, plusieurs agences permanentes et supranationales sont aussi créées (Sheptycki, 1996). Ces agences se voient confier la mission d’appuyer les pays signataires quant au respect des ententes internationales auxquelles ils ont adhéré. C’est le cas en particulier de l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS), une instance formée d’experts élus par le Conseil économique et social des Nations Unies, et dont le mandat est d’appuyer les États dans l’adoption de mesures qui soient conformes aux traités (Bewley-Taylor, 2012). Cette agence joue en fait un rôle de chien de garde en ce qui concerne l’application des conventions internationales dans le droit interne de pays signataires.

Bien que ces diverses agences supranationales puissent exercer des pressions auprès des pays signataires des conventions internationales, elles ne possèdent pas de véritable pouvoir en matière d’instauration de normes qui pourraient s’appliquer en droit national. Leur portée politique se limite à un rôle de persuasion et de dénonciation, laissant ainsi aux États signataires le pouvoir de légiférer en matière de contrôle des drogues. Bien que leurs activités puissent se déployer à une échelle transnationale, ces agences ne possèdent aucun pouvoir quant à l’édiction des normes de conduite. Leur pouvoir se limite à recourir à certaines contraintes morales pour inciter les États signataires à modifier leur droit interne de façon à se conformer aux textes des conventions.

En plus de ces agences qui ont été instaurées sur le plan supranational, on retrouve aussi des agences nationales dont la portée des activités peut s’étendre à l’extérieur de leurs frontières. Il s’agit d’organismes nationaux qui bénéficient d’un important pouvoir logistique et politique, ce qui leur permet d’exercer un certain contrôle auprès des autres juridictions nationales. On pense évidemment à la Drug Enforcement Administration (DEA), qui bien que relevant des autorités américaines, exerce ses activités de lutte aux drogues sur le territoire de nombreux pays étrangers (Nadelmann, 1990). À cet égard, les Américains ont toujours été particulièrement actifs dans la promotion du prohibitionnisme à l’échelle internationale, allant jusqu’à exercer un certain contrôle sur les agences onusiennes en matière de lutte aux drogues. On peut mentionner, par exemple, le rôle joué par les Américains lors de la création en 1971 du Fonds des Nations Unies pour la lutte contre l’abus de drogues (FNULAD). Ce fond, qui fut essentiellement financé par les États-Unis, est rapidement devenu un outil de répression et de lutte contre le trafic de drogues. À défaut d’évoquer une mondialisation de la lutte aux drogues, on peut toutefois reconnaître l’existence d’une certaine américanisation des contrôles, qui s’exercerait à travers des contraintes de nature économique et diplomatique (Bewley-Taylor, 1999).

Bien que les pressions exercées par ces nombreuses agences nationales ou supranationales ne représentent pas véritablement de menace au principe de la souveraineté nationale des États, elles constituent néanmoins une certaine forme de contrainte et ont joué un rôle important dans le mouvement d’internationalisation du contrôle des drogues au 20e siècle. Cependant, comme les régimes prohibitionnistes reposent avant tout sur l’adoption de normes juridiques nationales, on ne peut véritablement parler d’une mondialisation de la lutte aux drogues, puisqu’on demeure dans une logique d’ententes multilatérales entre États nationaux souverains.

Conclusion

À la lumière des principaux enjeux soulevés par l’internationalisation du contrôle des drogues, on constate que malgré la multiplication des conventions et des agences dont la portée semblait transnationale, les États signataires demeurent relativement autonomes en ce qui concerne l’instauration des normes en droit interne. Il s’exerce bien sûr des pressions sur la scène internationale pour que ces pays adhèrent plus intensément au régime prohibitionniste, mais dans les faits le principe de souveraineté les protège contre une ingérence indue des agences internationales de contrôle. Il n’existerait donc pas de véritable mondialisation des mesures de contrôle qui se manifesterait par une multiplication des foyers de production des normes pénales au-dessus des États. On constate plutôt une internationalisation des contrôles qui prendrait davantage la forme de collaborations et d’ententes multilatérales entre les différents acteurs nationaux.

Ce constat quant à la marge de manoeuvre qui est toujours octroyée aux États nationaux nous autorise alors à espérer que le régime prohibitionniste globalisé pourrait éventuellement être remis en question, au profit de régimes plus libéraux qui répondraient mieux aux besoins des différents États. Cette avenue est d’autant plus plausible, que l’on ne peut plus véritablement nier l’échec de la prohibition dans sa visée d’éradication de l’usage des drogues et des conséquences qui l’accompagnent (Babor et al., 2010, p. 217). Cet échec de la prohibition aurait aussi contribué à miner le consensus sur lequel semblaient s’appuyer les conventions internationales du 20e siècle (Bewley-Taylor, 2012). Ne pourrait-on pas dès lors envisager, après l’internationalisation du régime prohibitionniste, une internationalisation des mécanismes de régulation qui s’inspirerait davantage de la réduction des méfaits et de la promotion de la santé ? C’est du moins ce que laisse présager la multiplication des États nationaux, qui au cours de la dernière décennie, se sont aventurés en dehors des sentiers balisés par les chantres de la prohibition. Le régime prohibitionniste mondialisé pourrait ainsi être lentement démantelé par le bas, au gré des réformes nationales, constituant ainsi une certaine revanche du local sur le global.