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Introduction

Le tabac est probablement une des plantes s’étant le mieux exportées hors de son terreau traditionnel, sous l’impulsion des grandes explorations de la Renaissance. Comme l’aubergine, la pomme de terre et la tomate, ses cousines de la famille des solanacées, le tabac est en effet une plante propre au Nouveau Monde, inconnue de l’Ancien Monde. Mais si les premières ont contribué à agrémenter les cuisines traditionnelles de l’Europe – que serait la gastronomie italienne sans la tomate ? – le tabac constitue un apport culturel aux portées beaucoup plus complexes, en raison des répercussions physiologiques qu’il est susceptible d’entraîner. Si l’Occident présente actuellement le tabagisme comme une tare morale, sociale et médicale, il apparaît intéressant de se questionner sur l’origine du tabac et de sa consommation et, surtout, de se pencher sur l’évolution de cette pratique dans la longue durée, du XVe siècle jusqu’à nos jours.

Les motivations qui sous-tendent la consommation de tabac ont connu de remarquables adaptations au cours des siècles derniers. Claude Lévi-Strauss observait que « là même où le tabac est connu, les formes de sa consommation offrent une grande diversité » (Lévi-Strauss, 1967). On remarque néanmoins une constante : toute la séquence tabagique, depuis le tabac lui-même jusqu’à sa consommation et ses significations, sert de support à la définition de l’identité. Paraphrasant l’adage célèbre, il serait possible d’énoncer « dis-moi si tu fumes (ou comment tu fumes) et je te dirai qui tu es ». Par exemple, le fin tabac à priser est l’un des attributs de la haute société européenne aux XVIIe et XVIIIe siècles, tandis que la cigarette est quasi indissociable de l’image de la « garçonne » et de son désir d’émancipation au début du XXe siècle. Aborder le tabagisme permet par conséquent de mieux comprendre la construction de l’identité de certains groupes sociaux et l’expression de cette identité dans les écrits politiques ou médicaux, les arts ou la littérature.

Cet article vise à contribuer à l’interprétation des rapports complexes entre l’Homme et le tabac depuis le XVe siècle. Cette thématique s’avère on ne peut plus actuelle, alors que l’on assiste au niveau mondial à un curieux paradoxe : d’une part, l’accroissement du tabagisme dans les pays à économie émergente et, d’autre part, à un durcissement de la croisade anti-tabac dans la majorité des pays industrialisés, dont le Canada. Objet d’étude polymorphe, c’est par l’intermédiaire d’un large éventail de sources et de multiples approches disciplinaires que le tabagisme se détache de l’écran de fumée où il se dissimule habituellement. Sans bien sûr prétendre à l’exhaustivité, cette contribution propose un tour d’horizon à la fois historique, sociologique et anthropologique du tabagisme, de son imbrication progressive dans les sociétés occidentales et de son rôle dans l’expression de l’identité[1]. Nous espérons ainsi contribuer à une meilleure compréhension du phénomène d’attraction tabagique qui dépasse largement, selon nous, les mécanismes physiologiques de la dépendance à la nicotine.

Un « cadeau des dieux » : aux origines amérindiennes du tabac

Le tabac est originaire de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud. Il aurait commencé à être cultivé il y a quelque 8 000 ans, ce qui en fait l’une des premières plantes à avoir été domestiquée. Le vocable « tabac » viendrait d’un mot d’origine caraïbe, déformé puis propagé par les Espagnols. On dénombre une cinquantaine de variétés de tabac, mais les plus connues sont la Nicotiana rustica (Amérique du Nord) et la Nicotiana tabacum (Amérique centrale et Amérique du Sud).

Les fouilles archéologiques ont montré que la plupart des sociétés autochtones des Amériques fument le tabac et d’autres plantes depuis des millénaires, à l’exception des nations de l’Arctique et du subarctique septentrional, où le tabac a été introduit après la venue des Européens. Les archéologues ont exhumé des pipes à tabac dans des sites archéologiques, pour la plupart des sépultures, datées de plus de 3 000 ans. Ces pipes d’os, de pierre ou d’argile présentent une grande variété de formes et de décorations. D’autres types d’artefacts témoignent d’usages différents du tabac : ainsi, des statuettes ou des tablettes gravées illustrent des sujets en train de priser ou de chiquer. Au moment de la période de contact entre cultures américaines et cultures européennes, des pratiques tabagiques distinctes coexistent donc, depuis les hauteurs du Pérou jusqu’à la vallée du Saint-Laurent, en passant par les grandes plaines américaines.

Usages traditionnels du tabac par les Amérindiens

Le tabac est traditionnellement consommé de diverses manières par les peuples de l’Amérique précolombienne. Ainsi, les Cannibas et Tupinambas du Brésil fument le tabac sous forme de cigares. Les Tupi-guaranis, tout comme les peuples du Venezuela, fument peu mais consomment surtout le tabac sous forme de chiques, dont ils se servent pour couper la faim et la soif. Bien qu’on ait retrouvé des pipes dans les tombeaux de la période incaïque du Pérou, d’autres sources indiquent que les Incas préfèrent priser le tabac. Au Mexique, les Aztèques et les Mayas prisent et chiquent, privilégiant toutefois, eux aussi, le cigare. En Amérique du Nord, c’est la pipe qui constitue le principal moyen de consommer le tabac. Les Sauteux du lac Supérieur fument la pipe et exhalent la fumée par les narines, ce qui en maximise les effets intoxicants (Von Gernet, 1988). Quant aux Amérindiens établis dans la vallée du Saint-Laurent, dont les Iroquoiens rencontrés par Jacques Cartier au XVIe siècle, ils consomment principalement le tabac en fumée. Leurs « pétunoirs » sont le plus souvent des pipes d’argile, présentant une forme coudée, qui sont parfois ornées de motifs d’animaux ou d’êtres humains. Ils utilisent aussi des calumets de pierre (Chapdelaine, 1996).

Le tabac s’inscrit à part entière dans la pharmacopée autochtone des Amériques, où il sert de remède pour soigner de nombreuses affections. Par exemple, les Mayas l’utilisent en fumée pour soulager l’asthme, en application topique pour calmer les démangeaisons occasionnées par les piqûres d’insectes ou pour guérir certaines infections de la peau, et enfin en tisanes pour contrer les problèmes intestinaux, les refroidissements, la fièvre, les convulsions, ainsi que les affections nerveuses et urinaires. Plus au nord, les Malécites l’utilisent pour soulager les maux d’oreilles, tandis que les Cris en font notamment des cataplasmes pour apaiser les coupures et les brûlures (Vidal, 1997).

Tabagisme, chamanisme et cosmogonie amérindienne

Outre ses usages médicinaux, la fumée de tabac sert aussi et surtout d’offrande aux esprits : aussi constitue-t-elle un élément central de nombreux rites traditionnels. En fait, l’importance du tabac dans la vie spirituelle de plusieurs peuples autochtones d’Amérique du Nord peut se comparer au rôle de la Torah dans le judaïsme et à celui du Coran dans l’islam : il s’agit du principal moyen de communication entre l’Homme et les puissances spirituelles (Paper, 1989). La consommation tabagique traditionnelle des Amérindiens doit par conséquent être envisagée principalement sous les angles spirituel et symbolique, et non uniquement dans une dimension physiologique.

Le tabagisme est étroitement imbriqué au chamanisme, en ce sens qu’il favorise la communication avec le monde des esprits. Les anthropologues et ethnobotanistes s’entendent sur le fait que les peuples des steppes asiatiques ayant franchi le détroit de Béring, il y a plus de 15 000 ans, ont apporté avec eux une prédisposition culturelle à faire usage de substances psychoactives, lesquelles permettaient les « visions » nécessaires aux cérémonies chamaniques de ces peuples chasseurs-cueilleurs (Von Gernet, 1992).

L’analyse d’échantillons de Nicotiana rustica trouvés lors de fouilles archéologiques en 1980 a démontré que la concentration de nicotine de cette variété nord-américaine avoisinait les 18 %, un taux pouvant produire des hallucinations et un état catatonique. Le chercheur canadien Alexander von Gernet a expérimenté empiriquement les effets de ce pétun amérindien « originel ». Selon lui, les effets ressentis à l’ingestion de cet aïeul végétal sont indéniablement plus marqués que pour le tabac moderne : vertiges, sensation d’irréalité et de corps éthéré/planant, dissociation du corps et de l’esprit, hallucinations sont au nombre de ses observations. La sensation « d’esprit hors du corps » persista même au-delà des cinq mois de la période d’expérimentation (Von Gernet, 1988). Il n’est donc pas surprenant de constater que, à l’instar d’autres plantes fondamentales comme le maïs ou la courge, les Amérindiens considèrent le tabac comme un don de la divinité suprême, intimement lié au mythe des origines. Plusieurs traditions orales décrivent la découverte du tabac ou sa révélation aux hommes par les esprits. Ainsi, chez les Pieds-Noirs, on raconte que le calumet sacré a été offert aux hommes par le chef Tonnerre, tandis que chez les Sarcee, le tabac est un don du Serpent d’eau (Schissel, 1994). En fait, le tabac n’arrive jamais directement aux hommes : il exige l’intervention du démiurge ou d’êtres surnaturels pour bien marquer sa spécificité (Jacquin, 1997).

Pour les Amérindiens, le moyen le plus puissant d’entrer en communication avec les esprits est la pipe, car la fumée sert en quelque sorte de véhicule permettant d’établir la communication, transportant les requêtes d’ici-bas vers l’au-delà. Les harangues sont accompagnées des fumées de tabac afin que les mots puissent utiliser les volutes de fumée pour s’élever jusqu’au « monde d’en haut ». Il est à noter que le fait de brûler une substance pour ensuite en respirer la fumée recèle à la fois une efficacité biologique et une importance symbolique. D’une part, les substances contenues dans la fumée absorbée par voie respiratoire parviennent presque immédiatement au système nerveux. D’autre part, ce mode de consommation constitue une sorte de métaphore de la mutation de l’état physique à l’état spirituel : en effet, la fumée, en s’élevant, simule l’âme du tabac (Von Gernet, 1992). Quelle que soit la manière de l’offrir, le tabac constitue un élément central de nombreuses cérémonies marquant la vie communautaire, telles que les semailles ou la récolte, les naissances, les mariages et les enterrements, aussi bien que les événements diplomatiques comme les assemblées ou la conclusion d’alliances miliaires. Même lorsque le tabac est fumé quotidiennement, il ne perd jamais son statut symbolique élevé aux yeux des Amérindiens. C’est donc à une pratique culturelle fortement enracinée que sont confrontés les Européens à la fin du XVe siècle.

Premiers fumeurs européens (XVe – XVIe siècles)

Le premier contact documenté des Européens avec le tabac coïncide avec le voyage de Christophe Colomb en 1492, alors que les Arawaks des îles antillaises présentent de quoi fumer aux Espagnols ébahis. Cette pratique culturelle apparaît indéniablement « sauvage » aux visiteurs, à l’image des habitants de ce Nouveau Monde : Barthelemy de Las Casas évoque, presque avec dédain, cette « fumée dont ils s’endorment la chair et s’enivrent presque » (Las Casas, 1979). Au fil des expéditions pénétrant de plus en plus profondément les terres du Nouveau Monde, les Européens découvrent que pratiquement toutes les nations autochtones consomment le tabac.

Rodrigo de Jerez, compagnon de Colomb sur la Pinta, est vraisemblablement un des premiers fumeurs européens : il prend si rapidement goût au tabac cubain qu’il introduit l’habitude de fumer en Espagne. Malheureusement pour lui, à la suite d’une dénonciation par ses voisins, qui prennent peur en le voyant exhaler de la fumée par le nez et la bouche, l’Inquisition jette Jerez en prison pour cause de pratiques démoniaques. Il y restera sept ans. Cet incident, mineur aux yeux de l’Histoire, n’empêche pas le tabagisme d’entamer sa grande carrière européenne dès la fin du XVe siècle.

De façon générale, les Européens surmontent plutôt vite le malaise initial que leur cause la consommation du tabac et acquièrent eux aussi l’habitude de fumer. Procurant une légère euphorie et une sensation de bien-être, le tabac est d’emblée assimilé aux autres substances connues pour leurs propriétés enivrantes, c’est-à-dire les boissons alcooliques. Les marins et les soldats, traditionnellement réputés pour être de grands buveurs, deviennent aussi de grands adeptes du tabac. Il n’est donc pas étonnant que ces groupes de métiers soient les premiers à adopter et à diffuser le tabagisme au hasard de leurs pérégrinations. Au début du XVIe siècle, cette nouvelle pratique culturelle essaime donc un peu partout dans « le monde connu », pénétrant les territoires par les ports de la côte occidentale de l’Afrique, du pourtour méditerranéen et du littoral franco-ibérique. Le navigateur dieppois Pierre de Grignon décrit en 1525 sa rencontre avec le tabac, par l’intermédiaire d’un vieux matelot :

Tout en buvant, il a sorti soudain de sa bougette un objet en terre blanche que j’ai pris d’abord pour un écritoire d’écolier ; on eût dit d’un encrier avec un long tuyau et un petit gallimard ; il a rempli le gros bout de feuilles brunes, cassées par lui dans le creux de sa main, a bouté le feu dessus au moyen d’un briquet et l’instant d’après, ayant mis le tuyau entre ses lèvres, il soufflait de la fumée par la bouche, ce qui fort m’émerveilla. Il m’apprit alors que les Portugais lui avaient appris cela et qu’eux-mêmes le tenaient des Indiens Mexicos. Il appela cela « pétuner » et dit que ce pétunage éclaircit les idées et donne des pensées joyeuses…

cité par Jakovsky, 1962

Après ces premiers contacts par l’intermédiaire des matelots, le tabagisme se popularise véritablement vers le milieu du XVIe siècle. André Thevet, un moine français ayant fait partie de l’expédition de Villegaignon au Brésil dans le premier quart du XVIe siècle, se fait l’apôtre du tabac en France. À sa suite, Jean Nicot, ambassadeur de France au Portugal dans les années 1560, contribue à diffuser cet usage auprès des sphères aisées de la société française. Pour l’Angleterre, il semble que ce serait John Hawkins, second de l’amiral Drake, qui aurait introduit en 1565 les premières feuilles de tabac, bien que le véritable « père » du tabagisme soit sir Walter Raleigh, qui lance la mode de la pipe à la cour d’Angleterre. Les huguenots fuyant les persécutions introduisent le tabac en Allemagne dans le dernier tiers du XVIe siècle. Dans les décennies qui suivent, on trouve des fumeurs en Autriche, en Turquie, au Maroc, et même en Corée, au Japon et en Chine (Wyckoff, 1997 ; Molimard, 2002). Ainsi, dès l’époque moderne, le tabac est connu pratiquement dans le monde entier.

Tabagisme et essor de la modernité en Occident (XVIIe – XVIIIe siècles)

Au cours des siècles modernes, l’usage du tabac atteint toutes les sphères de la société : on assiste à un essor rapide de la consommation de tabac dans tout le monde occidental aux XVIe et XVIIe siècles.

Tabac et humorisme

Le tabac attise d’emblée la curiosité d’une société européenne friande d’exotisme. La sensation de bien-être qu’il procure le situe d’emblée comme une substance aux propriétés médicinales. Cette nouvelle plante se taille donc une place dans les herbiers et les ouvrages médicaux dès le XVIe siècle.

L’univers médical occidental est alors dominé par la médecine galénique, aussi appelée médecine hippocratique, humorisme ou théorie des humeurs. Selon cette théorie, établie par Hippocrate et reprise par Galien, le corps est gouverné par quatre humeurs, soit le sang, le phlegme, la bile jaune et la bile noire, dont l’équilibre assure la santé et le déséquilibre entraîne la maladie. On considère que les chaudes et sèches fumées du tabac contribuent à assécher les humeurs froides et humides du corps humain, et surtout qu’en ouvrant les pores et conduits du corps, elles permettent d’éviter les obstructions causant la maladie. Dans l’ouvrage Singularitez de la France antarctique, publié en 1558, le moine André Thevet observe que le tabac « est fort salubre (…) pour faire distiller et consumer les humeurs superflues du cerveau » (Thevet, 1558). Les nombreuses vertus thérapeutiques qu’on lui prête laissent l’impression qu’aucune maladie ne peut résister au tabac, que l’on utilise en fumigations, mais aussi en décoctions ou en cataplasmes.

Dès les années 1560, les médecins commencent à préconiser l’usage du tabac pour réchauffer le corps, le cerveau et l’estomac, ce qui revient à guérir les coliques, les hernies, les migraines, calmer les rages de dents, éliminer les problèmes respiratoires, restaurer les forces (Wyckoff, 1997 ; Von Gernet, 1988). De manière générale, le tabac est jugé bénéfique pour la santé. La fumée de tabac, comme l’indique Marc Lescarbot au début du XVIIe siècle :

(…) en passant par les conduits de la respiration le cerveau en est réchauffé, & les humidités d’icelui chassées. Cela aussi étourdit & enivre aucunement, lâche le ventre, abat les ardeurs de Vénus, endort.

Lescarbot, 1609

On va jusqu’à croire que les effets asséchants, échauffants et « désinfectants » du tabac peuvent préserver ou guérir de la peste : en 1665, alors que l’Europe est frappée par une grande vague d’épidémies, le tabagisme apparaît comme une pratique pouvant préserver la santé et prolonger la vie (Von Gernet, 1988). Bref, on prête au tabac des vertus prophylactiques évidentes, s’inscrivant tout à fait dans la pharmacopée occidentale de l’époque. Les noms qu’on lui donne à l’époque trahissent cette haute opinion : Herbe à tous les maux, Herbe à la Reine, Panacée antarctique, Herbe sacrée (Molimard, 2002).

La question n’est donc pas tant de savoir si on veut consommer du tabac, mais plutôt de quelle manière on le consommera. Certains chercheurs, dont Jordan Goodman, croient que le mode de tabagisme choisi dépend de la zone de contact lors des explorations au Nouveau Monde (Goodman, 1994). Ainsi, les Européens ayant été confrontés au tabac roulé en cigare des Amérindiens du Sud préfèrent cette manière de consommer, alors que les Européens arrivés en Amérique du Nord accordent leur préférence à la pipe puisqu’il s’agit du moyen le plus couramment utilisé par les Amérindiens de cette zone géographique. À cette interprétation se superpose cependant une nuance, soit le fait que l’adoption d’un mode privilégié de tabagisme par les masses populaires entraîne presque automatiquement un choix différent de la part des classes sociales aisées, par souci de distinction et d’élitisme.

Modes de consommation du tabac

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’usage de la pipe était connu en Europe bien avant le tabac, puisque des pipes de terre ou de bronze ont été découvertes dans des sépultures russes et gaéliques (Jakovsky, 1962). Ainsi, les Celtes fumaient apparemment certaines plantes aromatiques, écorces broyées ou champignons séchés. Si l’idée de fumer a précédé l’arrivée du tabac dans l’Ancien Monde, c’est cependant cette plante qui va donner un véritable essor à l’usage de la pipe à toute l’Europe.

Dès le milieu du XVIe siècle, les populations européennes et celles des colonies adoptent la petite pipe de terre, dont la morphologie est directement inspirée de la pipe coudée amérindienne (Chapdelaine, 1996). Ces pipes bon marché sont fabriquées massivement : en Angleterre, l’industrie pipière s’avère si lucrative qu’elle favorise l’émergence de la première corporation des fabricants de pipes et mélangeurs de tabac en 1600. Or, au début du XVIIe siècle, l’aversion que porte au tabac le roi Jacques Ier pousse un bon nombre de maîtres-pipiers anglais à émigrer en Hollande. Ces derniers feront même de Gouda la capitale européenne de la pipe de terre : vers les années 1620, l’industrie pipière occupe parfois jusqu’à 50 % de la main-d’oeuvre des grandes villes hollandaises (Goodman, 1994). On utilise aussi des pipes de bois, de métal ou de céramique. Des clubs de fumeurs apparaissent en Europe, dédiés aux diverses couches sociales : par exemple, au XVIIIe siècle, l’élite anglaise s’adonne avec passion au tabagisme, dans le décor luxueux des gentleman’s club où les épaisses volutes bleutées et les verres de punch accompagnent la conversation. Plusieurs tableaux ou gravures de cette époque, notamment de l’Anglais William Hogarth et du Français Abraham Bosse, illustrent bien cette étroite association entre le tabac et l’alcool dans les débits publics. En définitive, le tabac trouve sa place auprès des boissons alcooliques dans les salons, mais aussi dans les tavernes et auberges, où il remplit la même fonction socialisante (Goodman, 1994).

Si le fumeur impose à autrui sa passion en brûlant du tabac en feuilles, exposant son entourage aux volutes de fumée, le priseur s’avère généralement plus discret lorsqu’il renifle une petite quantité de tabac en poudre. Faut-il y voir la principale raison pour laquelle la prise de tabac fut longtemps considérée comme un geste de bonne compagnie en France, tandis que l’usage de la pipe y était considéré comme vil et bas (Rival, 1981) ? De surcroît, pour les Français, fumer est un comportement associé aux marins, aux soldats, bref au vulgaire (Von Gernet, 1995). Même si l’on fume aussi parmi les classes sociales aisées, les personnes de qualité de part et d’autre de l’Atlantique privilégient donc la prise du tabac (Ferland, 2007). Le fait que la plupart des Européens ignorent l’origine amérindienne de cette pratique contribue peut-être à leur donner l’impression que cette forme de tabagisme est moins « sauvage » et donc plus compatible avec la respectabilité que l’on attend des honnêtes gens.

Quoi qu’il en soit, cette pratique connaît un grand succès auprès des élites européennes. Il semble que ce soit le clergé qui, le premier, adopte ce mode de consommation en Espagne, au Portugal et en Italie, dès la fin du XVIe siècle. On juge alors que priser est moins concupiscent que fumer. De nombreux ecclésiastiques, et même des papes, deviennent d’ardents priseurs. L’habitude de priser se répand en France, en Irlande et en Angleterre au XVIIe siècle. D’illustres consommateurs, comme la reine Catherine de Médicis qui fait grand usage de tabac en poudre pour soigner ses migraines, contribuent à encourager la prise du tabac à la cour (Von Gernet, 1995). L’habitude de priser connaît son âge d’or à l’époque des Lumières, s’arrimant à une pratique déjà en vogue dans les milieux sociaux aisés, soit la prise de sternutatoires, ces poudres de poire, de myrrhe, d’euphorbe et autres plantes que l’on prise alors pour « s’éclaircir les idées »… On voit même fleurir de savants traités qui enseignent l’art de la prise, puisque la précieuse gestuelle propre à cette pratique devient une manière d’afficher son appartenance à l’élite. Entre autres, Louis Ferrant, dans son Traicté du Tabac en Sternutatoire, vante les mérites du tabac en poudre comme procurant une excellente purge cérébrale sans pour autant affaiblir la mémoire (Ferrant, 1655).

Il existe une extraordinaire variété de tabacs à priser manufacturés dès le premier quart du XVIIe siècle. Ces tabacs, souvent teints et parfumés, sont souvent mélangés à des ingrédients irritants comme le gingembre, la moutarde ou le poivre, afin de déclencher de violents éternuements (Wyckoff, 1997). On conserve ces tabacs dispendieux dans des tabatières souvent richement ornées. Au XVIIIe siècle, les orfèvres rivalisent d’imagination pour créer des modèles de plus en plus beaux et luxueux.

L’habitude de priser commence à perdre du terrain chez les gens de qualité à la fin du XVIIIe siècle. C’est que la prise, associée aux milieux aristocratiques, est réprouvée par les dirigeants sous la Révolution française… ce qui n’empêche pas nombre de consommateurs de continuer à priser. La prise est peu à peu remplacée par le cigare, qui deviendra par la suite le nouveau symbole du luxe et de la richesse.

Outre le tabac à fumer et le tabac à priser, on trouve également du tabac à chiquer. La chique connaît cependant beaucoup moins de succès auprès des populations d’origine européenne. Les soldats et les marins se mettent à chiquer, non pour lutter contre la faim comme le faisaient les Amérindiens, mais principalement pour « tuer le temps » pendant les périodes d’inactivité ou pendant les travaux fastidieux. Cette pratique s’avère également plus sécuritaire dans les campements militaires et, a fortiori, sur les navires, où les risques d’incendie incitent à la prudence. De plus, on prétend que le jus de tabac est bon contre le scorbut, cette terrible maladie des marins. Hormis chez ces groupes socioprofessionnels, on trouve peu d’adeptes de cette manière de prendre le tabac dans les mondes européens.

L’émergence du discours anti-tabagique

En dépit de tout l’engouement qu’il suscite, les premières protestations officielles envers le tabagisme apparaissent pratiquement en même temps que l’implantation de cette pratique en Europe. Elles s’intensifient cependant lorsque le tabac devient un produit de consommation populaire, vendu non plus par les apothicaires, mais par des débitants spécialisés. Vers la fin des années 1580, le discours officiel commence donc à se nuancer, certains médecins émettant des mises en garde à l’encontre du tabac, que l’on qualifie « d’herbe violente ».

En Angleterre, les volontés anti-tabac émanent du roi lui-même. Jacques 1er (1603-1625) amorce une croisade sans pitié contre la consommation de tabac, qu’il compare au péché d’ivrognerie (sinne of drunkennesse), un fléau qui, comme la syphilis, provient du Nouveau Monde… (James I, 1604). De nombreux dévots se méfient de cette substance exotique : originaire d’un monde « sauvage », le tabac semble retirer à ses usagers leur vernis de civilité. On juge cette substance mieux adaptée à la constitution physique des peuples du Nouveau Monde qu’à celle des Européens, ces derniers ayant déjà les boissons alcooliques et les épices pour « échauffer » leur corps. Un petit texte latin figurant sur une gravure anglaise de 1617 ne met-il pas en garde contre le danger de « contamination » du tabac, capable de transformer un homme blanc en « Éthiopien » (Brathwait, 1617) ?

Tout ce que l’Europe compte de penseurs et d’intellectuels, aussi bien philosophes que scientifiques, choisit son camp et participe à la polémique, à coup de diatribes, de traités ou autres sermons. La plupart admettent une consommation médicinale et récréative, proscrivant toutefois les abus qui, observe-t-on, peuvent rendre malade, causer des problèmes de mémoire et même causer la stérilité chez l’homme. Au début du XVIIIe siècle, le médecin Nicholas Andryde Boisregard affirme que les jeunes hommes prenant trop de tabac sont affligés de tremblements des mains et des pieds ainsi que d’un dessèchement des parties génitales. Le discours médical, lui-même changeant, introduit donc dans les mentalités européennes une première ambivalence à l’égard du tabac.

Certains opposent au tabagisme des préoccupations de nature esthétique. La princesse Palatine, qui tient une chronique de la vie à la cour de Louis XIV, écrit en 1715 que le tabac à priser « rend les nez horribles et répand une odeur infecte », ajoutant que « avec un nez barbouillé de tabac, on a l’air, passez-moi l’expression, d’être tombé dans la crotte » (Orléans, 1999). Cet avis péremptoire montre que la prise, malgré sa grande popularité, ne plaît pas à tous dans le « grand monde ».

Pourtant, la principale opposition au tabagisme est plutôt d’ordre moral. L’Église prétend que cette pratique « sauvage » doit rester « sauvage » et ne peut cohabiter avec le christianisme, car le lien est trop étroit entre le tabagisme, l’idolâtrie et les pratiques inquiétantes des chamanes amérindiens… Ce qui émane de barbares ne peut être que barbare : fumer, croit-on, est un artifice du Diable pour amadouer et tromper les chrétiens (Von Gernet, 1995)… et l’accoutumance au tabac apparaît comme une preuve supplémentaire de diabolisme. Aux dires de Barthelemy de Las Casas, les fumeurs espagnols établis à Saint-Domingue au début du XVIe siècle justifient leur « vice » en disant qu’il n’est pas en leur pouvoir de cesser de prendre du tabac. On s’inquiète aussi des effets pervers de cette substance échauffante sur la sexualité (masculine et féminine), considérant que le tabagisme est obscène et encourage l’activité sexuelle (Wyckoff, 1997). Mais malgré ces réserves, l’usage du tabac poursuit son expansion chez les populations de l’Ancien et du Nouveau Monde… n’épargnant personne, pas même au sein de l’Église catholique !

Entre romantisme, industrialisation et suffragisme (XIXe – XXe siècles)

L’avènement de la période industrielle entraîne de nombreux changements dans les comportements tabagiques occidentaux. L’un des événements marquants de cette période est certainement l’arrivée de la cigarette, une nouveauté culturelle qui détrône les modes de consommation traditionnels du tabac et, surtout, crée une nouvelle catégorie d’usagers – ou plutôt d’usagères : les femmes.

Une nouvelle venue : la cigarette

Si les XVIIe et XVIIIe siècles ont été les siècles de la pipe et, dans une moindre mesure, de la prise, le XIXe siècle est celui de la cigarette. Son origine exacte se perd un peu dans la mythologie tabagique. Certains affirment que les mégots de cigares jetés par les riches négociants espagnols, récupérés puis roulés dans du papier par des individus moins fortunés, seraient à l’origine des premières cigarettes, vers la seconde moitié du XVIe siècle. D’autres sources prétendent plutôt qu’elle fut inventée par un soldat turc durant la guerre de Crimée qui, privé de sa pipe par un projectile, se serait confectionné la première cigarette en bourrant de tabac l’enveloppe d’une cartouche (Zivy, 1965). Il est également possible qu’elle descende directement des papelitos, petits rouleaux de tabac traditionnellement fabriqués en Amérique du Sud. Quoi qu’il en soit, ce sont les troupes napoléoniennes qui en popularisent l’usage en France après 1809. Son utilisation se développe ensuite dans l’ensemble du monde occidental à partir de 1830. L’invention précède le vocable qui la désigne, puisque le mot cigarette, littéralement « petit cigare », n’apparaît qu’en 1840 (Molimard, 2002).

Au départ, et pendant plusieurs décennies, la cigarette est fabriquée manuellement par le fumeur lui-même qui roule, dans une feuille de maïs ou de papier journal, du tabac déchiqueté initialement destiné à la pipe. Vers le milieu du XIXe siècle, on assiste à une mécanisation progressive du processus de fabrication des cigarettes, ce qui contribue à en diminuer le coût et, bien sûr, favorise encore l’expansion de ce nouvel article de fumeur à l’ensemble des couches de la société. La première machine à rouler, le cigarettotype, est créée par le Français Le Maire vers 1843-1844. Les perfectionnements techniques permettent à Surini et Durand de présenter une machine pouvant produire 3 600 cigarettes à l’heure, à l’occasion de l’Exposition universelle de 1878 à Paris, puis, à peine cinq ans plus tard, la machine de James Bonsack se révèle capable d’en fabriquer 15 000 à l’heure (Molimard, 2002). La carrière occidentale de la cigarette toute faite semble dès lors bien lancée.

Cette nouvelle forme de tabagisme, appuyée par la publicité, fait littéralement exploser la consommation du tabac en Europe et en Amérique au tournant du XXe siècle. Au tournant des années 1920, la cigarette supplante définitivement tous les autres produits du tabac dans les pays industrialisés (Nourrisson, 2000).

Pour ou contre ?

Son extrême popularité au XIXe siècle ne doit pas faire oublier que le tabac demeure une substance controversée, qui génère nombre de débats animés, de pamphlets, et même de ripostes successives par journaux interposés. À une époque où le lien entre tabagisme et cancer du poumon n’est pas encore scientifiquement établi, les détracteurs de cette pratique insistent surtout sur les effets produits par le tabac sur la morale, la créativité et l’intelligence. Divers organismes anti-tabac voient le jour, dont l’Association française contre l’abus du tabac en 1877 (Molimard, 2002). La plupart des hommes de lettres et des hommes de science de l’époque prennent part à cette polémique.

Les penseurs et les écrivains romantiques s’avèrent partagés. Certains sont de farouches adversaires du tabac : Victor Hugo, Alexandre Dumas fils et Jules Barbey d’Aurevilly, entre autres, avancent que cette substance détruit les capacités intellectuelles et sape toute volonté de labeur, substituant aux pensées constructives d’inutiles rêveries. Honoré de Balzac, lui-même pourtant grand fumeur devant l’Éternel, écrit avec une certaine ironie que, sous l’influence du tabac,

Votre cerveau acquiert des facultés nouvelles, vous ne sentez plus la calotte osseuse et pesante de votre crâne, vous volez à pleines ailes dans le monde de la fantaisie, vous attrapez vos papillonnants délires, comme un enfant d’une gaze qui courrait dans une prairie divine après des libellules (…) Ce spectacle embellit la nature, toutes les difficultés de la vie disparaissent, la vie est légère, l’intelligence est claire, la grise atmosphère de la pensée devient bleue : mais, effet bizarre, la toile de cet opéra tombe quand s’éteint le houka, le cigare ou la pipe. Cette excessive jouissance, à quel prix l’avez-vous conquise ?

Balzac, 1994

Pour Théodore de Banville, la cigarette « n’est que rêve et résignation, passe-temps meurtrier, complètement inutile », bien qu’il en soit lui-même un fervent adepte (Banville, 2000). Léon Tolstoï, plus sévère, juge que la consommation de produits tels que le vin, le tabac, le haschich et l’opium « entraîne des maux qui sont la perte d’un plus grand nombre d’êtres humains que n’en détruiraient les guerres les plus sanglantes et les plus terribles épidémies » (Tolstoï, 1902).

Le monde littéraire compte aussi un bon nombre de fumeurs affirmés (Pascarel, 2007). Si Théophile Gautier, Alfred de Musset, Gérard de Nerval et Alphonse Daudet se contentent de fumer sans pour autant chanter les mérites de cette pratique, d’autres, comme l’écrivaine George Sand, militent pour l’usage du tabac. Plusieurs romans de Pierre Loti et de Lamartine évoquent le narguilé, son tabac mêlé de hachisch et surtout l’atmosphère sociale qui l’entoure (Chaouachi, 2007). Loin d’y voir un obstacle à l’intelligence, plusieurs considèrent en fait le tabac comme une aide précieuse pour les écrivains. C’est particulièrement le cas des poètes, qui ont précisément besoin de cet état de rêverie et qui, pour cause, considèrent la pipe comme une complice et lui dédient des sonnets (Pascarel, 2007). Freud lui-même estime que le tabac stimule le travail intellectuel. Alphonse Daudet, ancien consommateur de tabac, affirme que plus il fumait, mieux il travaillait. Un autre ex-fumeur, Émile Zola, se désole aussi d’avoir cessé de fumer…

Le monde médical prend également part à ce débat. Les découvertes scientifiques autour du tabac, qui se succèdent au fil des XIXe et XXe siècles, alimentent la polémique. Ainsi, l’un des principes actifs du tabac, la nicotine, est isolé en 1809 par Louis Nicolas Vauquelin, professeur de chimie de l’École de médecine de Paris, qui le nomme ainsi en référence à Jean Nicot, l’un des premiers à avoir introduit le tabac en Europe. On soupçonne – à bon droit – cet alcaloïde d’être à la base des mécanismes de dépendance au tabac. En 1821, le Dictionnaire des sciences médicales recommande de limiter l’usage du tabac, surtout la fumée qui recèle, croit-on, des propriétés dangereuses en raison de son action « corrosive » sur les tissus. Ces alarmes n’empêchent pourtant pas certains membres du corps médical de trouver au tabac des effets potentiellement bénéfiques pour la santé humaine (Dautzenberg, 2006).

Bref, que l’on soit pour ou contre le tabagisme, la question fait beaucoup couler d’encre dans le monde littéraire et le monde médical, tant à l’époque victorienne qu’à la Belle Époque.

Suffragettes, tabagisme et prise de parole

Cette époque est aussi témoin du développement d’une nouvelle catégorie de consommateurs : les femmes. Au XIXe siècle, la popularité grandissante du tabagisme ébrèche peu à peu un tabou persistant, celui qui entoure la consommation féminine de tabac. Ce tabou n’est pas exclusivement occidental, mais si on le retrouve dans la plupart des sociétés amérindiennes précolombiennes (Von Gernet, 1995), les raisons qui le sous-tendent en Europe et en Amérique semblent s’articuler, en partie du moins, autour du rapport entre le tabagisme, l’oralité et la prise de parole.

Depuis l’époque moderne, fumer en public est l’une des manifestations sociales de la virilité masculine. Les hommes se retrouvent entre eux dans les cabarets et les tavernes, qui constituent à la fois des espaces sociaux et des forums d’expression publique strictement masculins, où ils discutent autour d’un verre d’alcool tout en fumant. Le même comportement, de la part d’une femme, trahit fréquemment une liberté inhabituelle, une certaine licence des moeurs, voire un rapport quelque peu trouble aux choses de la bouche (Wyckoff, 1997). Jean-Pierre Corbeau remarque que dans plusieurs sociétés, « la levée des interdits buccaux (boissons, tabac) s’accompagne du droit de dire que l’on pense et ressent » (Corbeau, 1997). À l’époque victorienne, seules les femmes vivant en marge de la respectabilité consomment du tabac, ce qui inclut aussi bien les prostituées que les femmes affranchies des normes sociales, comme les comédiennes ou les écrivaines, à qui l’on prête une sexualité débridée. Carmen, la cigarière du célèbre roman de Prosper Mérimée dont les amours volages échappent à toute loi, n’est-elle pas une version certes flamboyante mais révélatrice de cette liberté de parole inhabituelle chez la gent féminine, dans un XIXe siècle particulièrement misogyne ? Il n’est pas anodin que la pipe, associée à la bouche féminine, soit connotée d’une signification trouble, d’une duplicité que le langage populaire récupère dès cette époque, aussi bien en français qu’en anglais ou en allemand, comme pour ridiculiser les femmes affranchies du carcan social (Wyckoff, 1997). Chose certaine, dans une société alors fermement structurée par le patriarcat, la liberté d’expression féminine est associée aux trajectoires sociales hors normes.

La consommation publique d’alcool ou de tabac, pour une femme de cette époque, révèle donc un mode de vie douteux, où s’entremêlent, croit-on, une moralité suspecte et des idées subversives vis-à-vis du pouvoir patriarcal traditionnel. L’écrivaine George Sand affiche son féminisme dans un nuage de fumée. Lorsqu’elle affirme péremptoirement que « tout homme qui ne fume pas est un homme incomplet », on peut en déduire que, par inversion sémantique, toute personne qui fume peut prétendre être un homme. Adopter cette habitude revient par conséquent à afficher une masculinité métaphorique et à en revendiquer les attributs, qu’il s’agisse de prise de parole ou d’influence dans la sphère publique. La cigarette, qui connaît alors une popularité croissante auprès des hommes, commence aussi à être adoptée par les femmes à partir du milieu du XIXe siècle, et surtout au XXe siècle, jusqu’à devenir une véritable compagne d’armes des suffragettes. Bien sûr, toutes les femmes ne fument pas, mais celles qui militent pour le changement social adoptent fréquemment le tabagisme comme un signe distinctif de revendication : la cigarette devient donc l’un des symboles de l’émancipation féminine dans les grandes villes occidentales (Rudy, 2005).

La variété des tabacs disponibles sur les marchés occidentaux stimule l’expansion du tabagisme : très concrètement, la multiplication des types de cigarettes permet à l’industrie de se disputer le marché des fumeurs, des fumeuses… et même des non-fumeuses. Les blondes américaines, popularisées par les soldats vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale, sont présentées comme des cigarettes moins fortes que celles comportant du tabac brun. Certaines gammes sont clairement destinées à la clientèle féminine. Ainsi, en réaction aux dangers du tabagisme révélés par les études épidémiologiques menées vers la fin des années 1940, l’industrie met sur le marché la cigarette filtre, un produit présenté comme étant plus doux et donc tout particulièrement approprié aux femmes (Nourrisson, 2000, 2007). Dans de nombreux pays occidentaux, le nombre de fumeuses rejoint et même dépasse le nombre de fumeurs, particulièrement dans les années 1960-1970. Cette tendance tend cependant à s’atténuer en certains endroits depuis une quinzaine d’années.

Conclusion : présent et avenir du tabac dans les sociétés postmodernes

À la lumière de la courte rétrospective qui a été présentée, il est intéressant d’aborder les manifestations actuelles du tabagisme et de poser quelques hypothèses quant à son avenir. Ce questionnement apparaît d’autant plus essentiel que le mouvement mondial est actuellement mené par deux tendances contradictoires : d’une part, un recul du tabagisme dans les grandes villes occidentales, sous la pression des mouvements anti-tabac et, d’autre part, un accroissement de la consommation du tabac sous des formes renouvelées dans de nombreux milieux.

À la suite de vastes campagnes menées conjointement par l’Organisation mondiale de la Santé et par de nombreux États, on observe une diminution significative du nombre d’usagers et d’usagères de la cigarette en Occident. Le Canada, entre autres, a mis en oeuvre des mesures énergiques (en combinant interdictions et imposition de nouvelles normes) pour diminuer le tabagisme. Il en résulte que la proportion de fumeurs est en régression depuis quelques années chez tous les groupes sociaux du Canada, à l’exception des Autochtones où la prévalence du tabagisme demeure extrêmement élevée (OMS, 2003 ; Santé Canada, 2006).

On assiste depuis quelques décennies à une réapparition en force de modes de tabagisme jusqu’alors plus marginaux, tels que la prise, la chique et le snuff-dipping, petit sachet de papier empli de tabac en poudre placé entre lèvre et gencive. Cette dernière pratique connaît apparemment une certaine popularité auprès des jeunes Américains et Scandinaves depuis les années 1980 : de nos jours, on estime que plus de huit millions d’adolescents américains pratiqueraient le snuff-dipping (OMS, 2003). L’éclosion de salons de cigares, depuis le milieu des années 1990, propose de nouveaux espaces de convivialité à la jeunesse des grandes villes d’Europe et d’Amérique. Le narguilé, un instrument tabagique traditionnel en Asie et en Afrique depuis plus de quatre cents ans, suscite également un surprenant engouement dans le monde occidental.

Alors même que la consommation de cigarettes est en recul, comment expliquer cette résurgence du tabagisme sous des formes différentes ? Qu’est-ce qui pousse les jeunes adultes des grandes zones urbaines à se tourner vers le sachet de snuff, le cigare ou le narguilé ? Il semble que dans nos sociétés fortement chambardées, ces formes jusqu’alors plus marginales de consommer du tabac proposent en quelque sorte un rempart contre la fuite du temps, un havre de sociabilité dans un monde hyper individualiste. L’anthropologue et sociologue Kamal Chaouachi voit d’ailleurs dans le symbole du narguilé une sorte de calumet de la paix de l’époque de la mondialisation (Chaouachi, 2007). De plus, n’étant pas des pratiques quotidiennes, mais bien associées au temps réservé aux loisirs, elles sont moins susceptibles d’entraîner la dépendance tabagique. À l’image dorénavant négative (car marquée du sceau « cancérigène ») de la cigarette, le narguilé ou le cigare semblent opposer tout un monde de convivialité, de partage, de ritualisme et d’insouciance exotique ou « haut de gamme ». Il y a là matière à réflexion, aussi bien pour les chercheurs en sciences humaines qu’en sciences de la santé.

En définitive, la consommation du tabac s’avère un phénomène fort complexe, en raison des nombreux aspects soulevés et de la pluralité des approches scientifiques que cette complexité suppose. C’est vraisemblablement par la voie des collaborations interdisciplinaires que la réflexion sur le tabagisme se révélera la plus féconde. En effet, l’approche biomédicale ne peut, à elle seule, rendre compte de la richesse épistémologique de cet objet d’étude, de son importance sociale et ludique, tout comme les sciences sociales et humaines ne peuvent faire l’économie des considérations empiriques liées au tabagisme. Puisse cette contribution favoriser le nécessaire dialogue interdisciplinaire, grâce auquel une connaissance plus équilibrée de cette pratique humaine pourra éclore.