Abstracts
Résumé
La nature des infractions liées à la culture, au commerce et à la consommation de cannabis fait en sorte que la criminalisation engendre des discours sociaux variés venant justifier et contester celle-ci. La présente étude vise, d’une part, à relever les justifications énoncées pour rendre acceptable l’imposition de la souffrance par le droit criminel, et, d’autre part, à examiner les contestations que génèrent les normes pénales relatives au cannabis. L’examen des justifications et des contestations de la prohibition du cannabis révèle deux vedettes centrales : le déviant et la victime. Ces vedettes se présentent sous des figures variées. Les rhétoriques prohibitionnistes donnent vie à cinq figures typiques de la déviance : le dangereux, le fou, le junkie en devenir, le fumeur et l’« amotivé ». Les figures typiques de la victime auxquelles donnent vie tant les contestations que les justifications sont le corps, la liberté et la société. L’analyse de la construction de ces deux vedettes et des rôles pour lesquels on leur déroule le tapis rouge permet d’entrevoir certains produits culturels du régime prohibitionniste, notamment comment ce régime peut être justifié par certains de ses effets qui se présentent comme des causes.
Abstract
The nature of the infractions linked to the growth, sale and use of cannabis is such that criminalization brings forth varied social positions that both justify and contest it. The present article aims, on the first part, to identify the stated justifications that make the imposition of pain acceptable to criminal law and, on the second part, to examine the protests that generate the penal standards relative to cannabis. The examination of the justifications and of the protests concerning the prohibition of cannabis reveal two prominent stars: the deviant and the victim. These stars show up under different aspects. The prohibitionist rhetoric identifies five typical aspects for deviance: the dangerous, the crazy, the junky to be, the smoker and the “amotivated”. The typical aspects of the victim that give life to the protests as well as to the justifications are: the body, liberty and society. The analysis of how these two stars are built and of the roles for which the red carpet is laid before them gives some insight into the cultural products of the prohibitionist regime, in particular how it may be justified by some of its effects that are seen as causes.
Article body
La criminalisation est avant un tout un système discursif, qui constitue ses objets par l’application de la distinction légal/illégal. La norme pénale a ainsi pour effet premier de rendre disponible cette distinction afin de créer des actes et des conditions illicites et d’agir sur ceux-ci. La distinction est disponible, mais non nécessaire ; elle se présente comme une possibilité dont l’application est contingente. Mais est-ce que son application engendre un objet, un illicite identique dans tous les cas ? Dans l’excellent rapport qu’il a produit pour le Comité spécial du Sénat du Canada sur les drogues illicites, Alvaro P. Pirès (2002) nous propose de repenser les infractions instituées par le droit criminel en appliquant la distinction suivante : illicites standard/illicites à « double face ». Dans le premier ensemble, nous pouvons placer, par exemple, l’homicide, le vol et les agressions sexuelles. Dans le deuxième groupe de délits, souvent dénommés « crimes sans victimes » depuis Schur (1965), nous retrouvons entre autres les infractions créées par la Loi réglementant certaines drogues et autres substances.
Parmi les critères que Pirès établit pour distinguer les deux types de crimes[2] se trouve celui de « la composante/dépendance cognitive ». Cette composante/dépendance, explique l’auteur, sera faible dans le cas des illicites standard et forte dans le cas des illicites à double face. Ce qu’il veut dire, c’est que les illicites standard, étant des rapports conflictuels, génèrent d’eux-mêmes le fondement de la norme pénale. Cependant, dans le cas des illicites à double face, la « racine » de la norme pénale présentera une composante cognitive, dépendra fortement de discours sociaux médiatisés, c’est-à-dire étrangers à l’espace-temps de pratiques culturelles autonomes qui ne sauraient venir d’elles-mêmes fonder leur interdiction. Par exemple, si je m’adonne au commerce d’héroïne, comment mes clients et moi-même pourrions-nous générer ou justifier une norme qui prohiberait de telles transactions ? Nous pourrions sans doute adopter des conventions commerciales, mais jamais fonder un motif de punition dans le commerce même. Le critère de la composante/dépendance cognitive suppose ainsi la nécessité que les illicites à « double face » soient « bien justifiés », c’est-à-dire « entourés de motifs pour les rendre acceptables[3] ». En découle un postulat : la contestation des justifications met en péril la norme pénale, soit l’existence même de ce type d’illicites. Qu’en est-il en ce qui concerne la prohibition de la production, de la distribution et de la possession du cannabis au Canada ? Quels motifs sont avancés pour la « rendre acceptable » ? Quelles sont les contestations ? Quels sont leurs effets sur les normes pénales ? C’est à l’analyse de ces justifications et contestations, ainsi qu’à certains effets de celles-ci, que je me consacrerai dans cet article.
Je présenterai les justifications et contestations qui occupent les espaces du politique, du droit et de la culture (j’y inclus la science). Je ne prétends pas en faire un inventaire exhaustif. Celles-ci nous conduisent notamment à pénétrer l’espace violent d’une guerre de vérités, de laquelle je voudrais être l’observateur et non le chevalier. Ma présentation des rhétoriques prohibitionnistes et contestataires, considérées ici comme des ressources mobilisables dans le jeu de la persuasion[4], résume souvent à outrance les arguments. Cela n’empêche cependant pas de constater que s’y illustrent deux acteurs centraux, que construisent bien différemment les justifications et les contestations. Ces vedettes, auxquelles je m’intéresserai après la présentation des discours qui leur donnent vie, ce sont le déviant et la victime.
Avant de présenter les justifications et les contestations, je proposerai des réponses brèves et schématiques à deux questions. Pourquoi avoir prohibé le cannabis ? Quelles normes pénales a-t-on instituées ? L’obscurité de la cause et la sévérité des sanctions permettent d’entrée de jeu de postuler le caractère nécessaire de la justification et l’inéluctabilité des contestations.
La cause obscure
Peut-être y a-t-il autant d’histoires qu’il y a d’historiens. Mais, chose extraordinaire, les analystes s’entendent au sujet de la naissance de la prohibition canadienne du cannabis. Ils s’entendent sur leur ignorance de la cause. Aucune des pages parmi les tonnes écrites sur la prohibition, depuis la commission LeDain (1970, 1972, 1973) jusqu’au comité Nolin (2002a, 2002b), ne permet d’établir pourquoi le cannabis a été ajouté aux lois sur les drogues en 1923. Il n’y eut en effet aucun débat parlementaire lorsque le ministre de la Santé de l’époque affirma, sans plus de détail : « Il y a un nouveau narcotique dans la liste[5] ». L’ajout du cannabis est ainsi considéré comme un « mystère » (Giffen, Endicott et Lambert, 1991, p. 179[6]) dans l’extension des produits visés par les lois sur les drogues. « [Il] ne semble pas que l’étendue de l’usage de la marijuana ou l’inquiétude du public aient eu quelque rôle à jouer dans l’insertion de cette drogue dans la loi de 1923. Il ne semble pas non plus que l’on ait tenté de justifier cette décision au moyen de preuves scientifiques » (LeDain, 1970 , p. 194[7]).
Malgré notre ignorance de la cause, un certain nombre de facteurs sont avancés pour permettre une interprétation sociohistorique de la prohibition du cannabis. Cette interprétation est indissociable de celle qui est faite de l’histoire de la prohibition canadienne en général et de l’internationalisation des contrôles. Quelques lignes permettent de relever superficiellement quatre facteurs majeurs dans le Canada du début du XXe siècle.
Biomédecine : une profession médicale s’établit et s’accapare le monopole de la définition scientifique du corps malade (p. ex., dépendant) et des technologies de soin[8]. La biomédecine établit quels produits sont susceptibles d’un usage thérapeutique ; la prohibition des drogues est avant tout la prohibition des usages non médicaux de ces produits et de ceux qui n’ont pas de valeur thérapeutique admise.
Modernité, racisme et « crise civilisationnelle » : les univers normatifs se pluralisent, notamment en raison de l’immigration et de la diminution de l’emprise du religieux. Plusieurs groupes d’acteurs, notamment les ligues de tempérance, voient dans les drogues étrangères à la culture occidentale (mais également dans les « vices » de la prostitution, des paris, de l’usage d’alcool, etc.), une menace directe à la civilisation occidentale blanche « judéo-chrétienne », elle-même jugée dégénérescente. L’usage non médical de cannabis est présenté dans les médias comme causant, notamment, une « perte de responsabilité morale » chez les consommateurs, lesquels deviennent des « maniaques délirants sujets à tuer ou à violenter d’autres personnes » (Murphy, 1922, p. 332).
Économie politique : la naissance de la prohibition avec la Loi sur l’opium de 1908 est le fruit d’une solution privilégiée par le ministre du Travail de l’époque à un « conflit de travail entre les travailleurs blancs et chinois » (Nolin, 2002b, p. 267). Dans le cas du cannabis, à l’origine, la dimension économique touche non pas le commerce à des fins d’usage non médical, mais plutôt celui du chanvre, alors contraire aux intérêts d’autres industries textiles (Spicer, 2002).
Géopolitique des drogues : deux accords multilatéraux sur les drogues ont déjà été conclus, au moment où le cannabis est prohibé au Canada ; la substance est intégrée à ces accords deux ans plus tard, en 1925.
Les normes pénales
La cause obscure de la prohibition du cannabis n’a pas empêché le législateur d’assortir les infractions liées à cette substance de peines privatives de liberté extrêmement sévères[9] (je ne m’intéresse pas ici aux variations observables dans les montants des amendes associées à la durée maximale d’incarcération). La première loi canadienne instituant la prohibition ne vise que l’opium et ne prend pas pour cible les usagers, mais les commerçants agissant hors du champ médical. Toutefois, l’extension des produits visés et des conduites et conditions interdites sera rapide. Dès 1909, on prévoit des dispositions permettant aux policiers d’arrêter les clients de fumeries d’opium, et la possession est criminalisée en 1911. Les nombreuses modifications législatives apportées dans les années 1920 se résument à l’extension des pouvoirs policiers[10], à la hausse des peines attachées aux infractions et à l’intégration de nouvelles substances dans la loi. Les policiers, par le « mandat de main-forte[11] », obtiennent des pouvoirs de fouille et de perquisition contre lesquels les citoyens sont, en d’autres matières, autorisés à résister par la force physique. Une autre mesure extraordinaire est prévue en 1954. En créant l’infraction de possession en vue d’en faire le trafic, on renverse le fardeau de la preuve dans ces affaires (présomption de l’intention de trafic). Au terme d’une première période législative, allant de 1908 à 1961, les peines prévues dans les cas de possession sont passées d’un emprisonnent maximal d’un an (1911) à un emprisonnement minimal de 6 mois et maximal de 7 ans. On a même prévu des châtiments corporels (le fouet) et, pour ce qui est des Asiatiques, la déportation. Dans le cas du trafic, les peines maximales d’emprisonnement sont passées de 3 ans à 14 ans. Cette période a été qualifiée d’« hystérique » dans le Rapport Nolin.
Suit le règne de la Loi sur les stupéfiants[12]. En vigueur de 1961 à 1996, elle est le produit d’un législateur qui semble toujours aussi « hystérique ». Il accroît le nombre de produits prohibés, qu’il traite toujours de façon identique. Les peines maximales prévues dans les cas de trafic, de possession en vue d’en faire le trafic et d’importation/exportation grimpent à 25 ans d’incarcération, peu importe la substance en cause. À la possession de cannabis est attachée la même peine maximale qu’en 1923, soit sept ans d’incarcération.
À la suite des travaux de la commission LeDain, qui condamne l’absence de distinction entre les substances et recommande l’élimination de l’infraction de possession de cannabis, des politiciens suggèrent tantôt l’assouplissement des sanctions (projet de loi S-19), tantôt la décriminalisation de la possession simple. Les projets de réforme sur le cannabis seront rapidement abandonnés. Mais, dans les années 1980, on utilise le droit pour combattre certains excès du législateur. Le renversement du fardeau de la preuve dans les cas de possession en vue d’en faire le trafic et la peine minimale de sept ans d’incarcération prévue dans les cas d’importation sont déclarés inconstitutionnels. Le mandat de « main-forte » est rendu caduc.
C’est en 1997, avec l’entrée en vigueur de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances (LRDS), qu’on distingue finalement les substances, le cannabis étant traité comme une drogue « à part » au sein des produits prohibés. La LRDS amende la Loi sur les aliments et drogues et abroge la Loi sur les stupéfiants, réunissant dans un même instrument l’essentiel des deux lois. Les peines maximales varient en fonction de la quantité possédée. La possession de moins de 1 gramme de haschisch ou de moins de 30 grammes de marijuana est une infraction sommaire punie d’un maximum de 6 mois d’incarcération. Lorsque la quantité est supérieure, la peine d’emprisonnement est d’une durée maximale de 5 ans moins un jour[13]. La même peine maximale peut être imposée en cas de trafic de moins de 3 kilogrammes, une quantité supérieure rendant toujours possible l’incarcération à vie (25 ans). Quant au cultivateur de cannabis, il risque une peine maximale de sept ans, comme sous la Loi sur les stupéfiants.
La LRDS fut dotée d’un mécanisme (article 56) permettant à certaines personnes d’être exemptées de la loi, cela afin qu’elles puissent posséder du cannabis pour en faire un usage thérapeutique. Dans l’arrêt Parker (2000), non seulement la Cour d’appel de l’Ontario a-t-elle établi l’inconstitutionnalité de ce mécanisme, mais elle a donné un an au Parlement pour rendre la prohibition de la possession du cannabis conforme à la Charte des droits et libertés. La LRDS devait donc être amendée avant le 1er août 2001 relativement à l’infraction de possession de cannabis, faute de quoi aucune personne ne pourrait être trouvée coupable de cette infraction, qu’il soit ou non question d’usage à des fins thérapeutiques. Le 14 juin 2001 était ainsi adopté le Règlement sur l’accès à la marihuana à des fins médicales, qui modifiait le Règlement sur les stupéfiants (Gazette du Canada, 2001). En mai 2003 cependant, cette réglementation fut interprétée par la Ontario Superior Court of Justice comme ne répondant pas aux exigences de l’arrêt Parker, et l’on déclara invalide la prohibition du cannabis[14]. Après ce jugement, les tribunaux refusèrent, dans au moins deux provinces (Nouvelle-Écosse et Île-du-Prince-Édouard), de donner suite à des arrestations pour possession de cannabis (Kingstone, 2003[15]). De nombreux médias ontariens rapportèrent les frustrations de policiers et d’associations policières, selon lesquels il leur était désormais inutile, voire interdit, d’arrêter les personnes en possession de cannabis[16].
Au moment d’écrire ce texte, la Cour suprême du Canada est par ailleurs saisie de trois causes qui devraient l’amener à statuer sur la constitutionnalité de la prohibition du cannabis en 2003. Le projet de loi C-38, qui prévoit la décriminalisation de la possession de petites quantités de cannabis, avait amené la Cour, en décembre 2002, à ajourner ces causes jusqu’à la session du printemps. Selon le ministre Cauchon qui l’a déposé, ce projet de loi ne doit pas être vu comme un pas vers un plus grand libéralisme juridique, mais bien au contraire comme une « réforme [qui] permettra de mieux appliquer nos lois tout en augmentant la rigueur des sanctions appliquées contre les exploitants de cannabis[17] ». Le terme « décriminalisation », dirigeant l’attention des analystes sur le retrait possible du risque d’incarcération et de casier judiciaire pour les « petits consommateurs », a occulté le fait que le projet vise à punir mieux et davantage ces mêmes personnes. Le ministre Cauchon affirma ainsi en Chambre des communes :
En vertu de la loi actuelle, les personnes interpellées avec la quantité dont il est question dans le projet de loi [15 grammes ou moins] s’en sortent, dans la plupart des cas, avec une simple mise en garde. Avec ce que nous proposons aujourd’hui, les personnes écoperont désormais d’une amende. […] Nous punissons sévèrement et durement la criminalité.
Hansard, 2003b
Nécessaires justifications
On constate la célébration du prohibitionnisme par le gouvernement dans le projet de loi C-38. Sa justification est-elle aussi éclatante ? L’examen des débats parlementaires entourant le projet ainsi que de nombreux articles de la presse[18] rapportant les propos de politiciens fédéraux sur ce sujet, permet de constater que le politique peut se passer de justifications claires et explicites.
Justifications politiques
Lors des débats parlementaires, Randy White (Langley-Abbotsford, Alliance Canadienne) asséna : « [traduction] Le gouvernement possède un éventail de peines, mais il ne dispose pas d’un moyen lui permettant de déterminer pourquoi il les impose. C’est brillant ! » (Hansard, 2003c). Dans sa réplique, Cauchon justifia comme suit le projet : « [La loi] fera nettement comprendre que l’utilisation de la marijuana est strictement illégale » (Hansard, 2003c). Il jugeait que la loi actuelle est mal appliquée et qu’il faut punir mieux et davantage. Mais pourquoi punir ? Je n’ai pu trouver dans tous les débats en chambre que ces deux énoncés : la consommation de cannabis « a des effets néfastes sur la société » (Hansard, 2003b) et « c’est dangereux pour la santé » (Hansard, 2003a). Aucun argument n’accompagne ces affirmations.
La presse écrite rapporta une de ces justifications énoncées par le ministre : « La marijuana est nocive et restera illégale, a réitéré le ministre Cauchon » (Néron, 2003). La ministre McLellan (Santé) seconda le ministre de la Justice : « We do not want Canadians to smoke » (Brown, 2003) ; « One would hope nobody would smoke, whether it's tobacco or marijuana, she said. At the end of the day, we would like everybody to quit smoking » (Lunman, 2003) ; « Personne ne doit se faire d’illusion et croire que la mari est bonne pour la santé […] je veux m’assurer que les jeunes et leurs familles comprennent bien que fumer de la marijuana n’est pas une bonne chose » (Le Soleil, 2003), etc. Ainsi, ce fut Santé Canada qui se chargea de nous informer que « [t]he Government of Canada believes that, in the interest of health, cannabis use (sic) must remain illegal » (Health Canada, 2003).
Les justifications politiques contemporaines de la prohibition du cannabis sont peu élaborées et non sophistiquées : la consommation de cannabis 1 – n’est pas bonne pour la santé des personnes et 2 – a des effets « néfastes pour la société ». Ces effets ne sont pas précisés.
Justifications juridiques
Contrairement au politique, le droit doit déployer une argumentation explicite et très perfectionnée qui justifie ses décisions. Je ne peux ici faire l’analyse de l’ensemble des questions de droit soulevées dans les 50 causes impliquant des infractions liées au cannabis que j’ai consultées[19], dont certaines sont à la source de l’examen actuel de la constitutionnalité de la prohibition du cannabis par la Cour suprême du Canada. Je tenterai seulement de dégager des discours juridiques les réponses qu’on y offre à la question : pourquoi punir ?
Au centre des débats juridiques se trouve l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui se lit comme suit : « Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne ; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. » Relativement à l’usage thérapeutique de cannabis, il a été établi, dans l’arrêt Parker, que la prohibition du cannabis était inconstitutionnelle puisque privant des malades d’un produit nécessaire à la sécurité de leur personne. Cet argument ne peut être invoqué par la défense dans les cas d’usage non médical. Les tribunaux sont donc chargés d’expliquer en quoi la prohibition du cannabis, par les atteintes à la liberté qu’elle garantit, est « en conformité avec les principes de justice fondamentale », particulièrement avec le harm principle. Ce principe a été explicité par John Stuart Mill dans On Liberty (1859) : toute contrainte à la liberté d’une personne doit reposer sur la démonstration du tort qu’elle cause, le tort qu’une personne (adulte) se cause de son plein gré ne pouvant justifier aucune forme de contrainte.
Premièrement, dans certaines affaires, notamment dans celle de R. c. Clay, on juge que l’usage de cannabis « does not qualify as a matter of fundamental personal importance so as to engage the liberty and security interests under s. 7 of the Charter » (2000, s. 18).
Deuxièmement, les torts à autrui fréquemment associés au cannabis sont déjà autrement interdits. La victimisation de personnes (propriétaires) et le vol d’électricité par certains producteurs sont des infractions criminelles indépendantes de la LRDS. Mais elles sont utilisées pour justifier l’imposition de peines que l’on veut dissuasives dans les affaires de culture (p. ex. , R. c. Hutchings, 2002 ; R. c. MacIvor, 2002 ; R. c. Jones, 2001). L’opération de machines ou la conduite de véhicules en état d’intoxication sont également déjà interdits mais ne sauraient, cette fois, justifier la prohibition du cannabis aux yeux du droit (R. c. Malmo-Levine et al., 2000, s. 26).
Troisièmement, le harm principle devrait signifier que les effets du cannabis sur la santé ne peuvent constituer un motif justifiant sa prohibition. Pourtant, les tribunaux notent fréquemment les effets (possibles ou jugés démontrés) du produit, notamment, sur le système respiratoire, le système immunitaire, sur la cognition et sur le développement à l’adolescence ; « […] the purpose of the cannabis prohibition is to minimize the potential harm to health, safety and personal development of the user and to society as a whole associated with the use of cannabis » (R. c. Malmo-Levine et al., 2000, s. 150) ; « one of the purposes of the law is to prevent harm to the health of Canadians and the resulting costs to society » (R. c. Parker, 2000, s. 192). Dans l’arrêt Clay et dans l’arrêt Malmo-Levine, on cite les travaux de la commission LeDain pour affirmer que l’un des torts causés par le cannabis est « the role played by cannabis in the development and spread of multi-drug use by stimulating a desire for drug experience and lowering inhibitions about drug experimentation » (R. c. Clay, 2000, s. 17).
Quatrièmement, l’indifférence du politique face aux rhétoriques contestataires devient un motif pour justifier l’imposition de la souffrance :
In conclusion, the deprivation of the appellants' liberty caused by the presence of penal provisions in the NCA [Narcotic Control Act] is in accordance with the harm principle. I agree that the evidence shows that the risk posed by marihuana is not large. Yet, it need not be large in order for Parliament to act. It is for Parliament to determine what level of risk is acceptable and what level of risk requires action. The Charter only demands that a "reasoned apprehension of harm" that is not significant or trivial. The appellants have not convinced me that such harm is absent in this case. […] Determining whether the NCA strikes the "right balance" between the rights of the individual and the interests of the State is more difficult. In the end, I have decided that such matters are best left to Parliament. The LeDain Commission recommended the decriminalization of marihuana possession nearly thirty years ago based on similar arguments raised by the appellants in this case. Parliament has chosen not to act since then, although there are moves afoot to make exceptions for the medical use of marihuana in wake of recent decisions. Nevertheless, I do not feel it is the role of this Court to strike down the prohibition on the non-medical use of marihuana possession at this time.
R. c. Malmo-Levine et al., 2000, s. 158 et 160
Enfin, l’adhésion du Canada à diverses conventions internationales est un motif fréquemment invoqué par la Couronne. Le Canada aurait l’obligation de punir.
Les motifs dont se revendique le droit pour justifier l’imposition de la souffrance sont donc que 1- l’usage n’est pas d’une importance personnelle telle qu’on doive reconnaître aux consommateurs les droits dont peuvent se prévaloir les non-consommateurs ; 2- la production clandestine de cannabis est dangereuse et résulte en la victimisation de propriétaires ; 3- la consommation de cannabis cause du tort à autrui parce que ses effets sur la santé des consommateurs impose des coûts à la collectivité ; 4- le politique demeure indifférent aux conséquences négatives de la prohibition ; 5- le gouvernement est signataire de conventions internationales l’obligeant à punir.
Justifications culturelles
À l’extérieur des systèmes politique et juridique s’énoncent une variété de justifications de la prohibition du cannabis, que je regrouperai sous le chapeau de la culture. Qu’elles s’énoncent à l’extérieur des deux systèmes considérés jusqu'à présent signifie non pas qu’elles leur demeurent étrangères, mais simplement qu’elles se constituent sans égard aux normes de productions discursives de ces systèmes. Ces justifications culturelles, qui constituent le matériau de base du bricolage rhétorique prohibitionniste, sont immensément hétéroclites. Elles peuvent être construites par des représentants d’organes de contrôle, par des intervenants en toxicomanie, par des parents, par des universitaires, etc.
L’usage est cause de crimes. Comme je l’ai souligné plus haut, l’association de l’usage à la criminalité de prédation a précédé la prohibition canadienne. Dans les années 1920-1930, les médias écrits et certaines productions cinématographiques illustrent que l’usage conduit à la violence, voire au meurtre[20]. Si tous les travaux scientifiques concluent, depuis le rapport La Guardia en 1937, que l’intoxication n’induit pas un comportement violent, la prohibition est toujours justifiée par l’association de l’usage au crime. La Ontario Association of Police Chiefs prévenait ainsi les citoyens d’un « long, hot, violent summer » (Rogers, 2003) en voyant la prohibition du cannabis interprétée comme invalidée par un tribunal provincial. Plusieurs lecteurs écrivent dans les pages de leur quotidien local qu’il faut s’opposer à la décriminalisation parce que l’usage est source de violence[21]. Des intervenants en milieu scolaire voient dans le cannabis la cause de certains cas de taxage et de violence, cela en raison des coûts entraînés par l’usage. De nombreuses études associent l’usage à la criminalité dans certaines « sous-populations spécifiques ». Ainsi, pendant que je rédigeais le présent texte, plusieurs médias (p. ex., Carey, 2003 ; Lazaruk, 2003 ; Thompson, 2003) ont commenté une étude établissant une prévalence d’usage plus élevée chez les jeunes rapportant, entre autres choses, voler l’argent de leurs parents et « vandaliser la propriété d’autrui ». L’association MADD (Mothers Against Drunk Drivers) voit dans le cannabis une cause de criminalité routière et effectue un lobby puissant pour contrer le projet de décriminalisation. Les policiers occupent souvent les médias avec leurs saisies de cannabis, généralement présentées avec d’autres drogues, de l’argent et des armes. Les représentants d’organe de contrôle soutiennent que le cannabis est la cause de vols qualifiés (Orban, 2001) ; etc.
L’usage cause la dépendance. On admet généralement que l’usage n’induit pas de dépendance physique. Cependant, selon plusieurs auteurs[22], quelques consommateurs chroniques peuvent développer une dépendance psychologique. Cette possibilité peut constituer un motif de justification du prohibitionnisme, surtout lorsqu’on l’associe à différents problèmes, par exemple la criminalité acquisitive chez les jeunes qui parviendraient autrement difficilement à acheter le produit dont ils auraient besoin.
L’usage conduit à la consommation d’autres drogues. La « théorie de l’escalade » stipule essentiellement, comme le suggère par exemple Gold (1989, p. 25-28), qu’il existe un lien de causalité simple entre l’usage de cannabis et le développement d’une consommation problématique de drogues illicites telles que l’héroïne et la cocaïne. L’usage transformerait le corps de façon à induire un besoin d’autres substances. Le fait que cela soit « amplement rejeté par la recherche » (Nolin, 2002a, p. 132) n’empêche pas de nombreux Canadiens de considérer le cannabis comme dangereux parce qu’il conduirait les consommateurs à rechercher des sensations toujours plus fortes. Une variante de la « théorie de l’escalade » considère le cannabis comme une gateway drug : drogue d’introduction, il servirait de porte d’entrée dans le monde clandestin des drogues « dures » dont on le distingue.
L’usage cause des problèmes psychologiques et sociaux. Sous cette rhétorique justificatrice sont placés une kyrielle de problèmes qui seraient le fruit de l’usage, particulièrement chez les personnes jugées dépendantes. L’usage serait cause de « psychoses », de décrochage scolaire, d’« inadaptation sociale », de « problèmes familiaux », d’absentéisme au travail, etc. Certaines agences gouvernementales sont d’avis que l’usage peut provoquer un « syndrome d’amotivation ». Selon le Comité permanent de lutte à la toxicomanie (2001, p. 57), ce syndrome est « caractérisé par des difficultés de concentration, une perte d’intérêt et d’ambition, une diminution de la performance à l’école et au travail […] ». Dans la brochure La drogue… si on s’en parlait ?, le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (1999) indique que « si on en consomme trop souvent », il y a « passivité accrue » ([sic] ; je souligne).
L’usage cause des problèmes de santé. J’ai déjà mentionné certains problèmes de santé associés à l’usage. Plusieurs travaux scientifiques, de méthodologies inégales, documentent les effets du cannabis sur le corps humain, généralement à partir d’études sur les animaux[23]. Ces travaux reçoivent habituellement une médiatisation importante.
L’usage nuit à la société. L’ensemble des motifs abordés plus haut peuvent se condenser dans le poids économique que ferait peser l’usage sur la société : coûts liés au traitement biomédical et psychosociologique de certains usagers, défrayés par les payeurs de taxes. La nuisance est cependant loin d’être seulement économique ; l’usage de cannabis serait à la fois cause et symptôme de malaises sociétaux (anomie, jeunesse ici en péril, là menaçante, etc.).
Ces six motifs de criminalisation permettent une variété importante de bricolages discursifs visant à justifier la prohibition du cannabis. D’autres arguments sont parfois apportés, même s’ils ne constituent nullement une justification de la prohibition. Je pense ici à trois « constats » en particulier, qui sont chers aux personnes s’insurgeant contre une « banalisation » de l’usage : l’âge de l’initiation au cannabis diminue ; la teneur en THC augmente et le cannabis n’est plus (ou n’a jamais été) une « drogue douce » ; le nombre de consommateurs augmente. Mais les mêmes arguments sont utilisés par les contestataires pour réclamer la fin de la prohibition.
Inéluctables contestations
Si l’on fait exception de la question de l’usage à des fins thérapeutiques, les rhétoriques contestataires s’énoncent avant tout à l’extérieur des deux systèmes dont le discours s’accompagne d’un pouvoir formel, soit à l’extérieur du droit et du politique. En effet, on l’a vu, les tribunaux n’ont jusqu’ici mis en question la constitutionnalité de la prohibition que dans des affaires où des malades faisaient la preuve que le cannabis était nécessaire à leur bien-être. Dans le cas des politiciens, certains ont trouvé du capital politique en épousant la cause des malades, d’autres en réclamant que les consommateurs appréhendés ne gagnent plus du même coup un casier judiciaire. Le sénateur Pierre-Claude Nolin fait la promotion ouverte de la légalisation. Mais son discours, comme celui des autres contestataires, ne trouve pas d’écho chez les élus, qui continuent d’appuyer le régime prohibitionniste sans même sentir le besoin de répondre aux objections des premiers. Le fait que les rhétoriques contestataires s’énoncent surtout à l’extérieur des espaces du pouvoir juridico-politique ne signifie nullement qu’elles soient sans effets. Je reviendrai sur cette question plus loin ; pour l’instant, je résumerai les principales rhétoriques contestataires prenant pour cible la prohibition du cannabis.
La prohibition donne un pouvoir économique, voire politique, à des groupes « criminels ». L’interdiction de produire du cannabis et d’en faire le commerce est critiquée parce qu’elle a pour résultat d’enrichir des groupes organisés, réputés être également impliqués dans d’autres activités illicites (vente d’armes, « commerce des femmes », etc.). On s’est ainsi opposé fermement au projet de décriminalisation puisqu’il ne coupait pas l’herbe sous le pied à de tels groupes.
La prohibition garantit l’absence de contrôle sur la qualité et la pureté du cannabis. L’augmentation de la teneur en THC du cannabis est ici utilisée non pas pour justifier des peines plus sévères ou l’augmentation des effectifs policiers affectés à la lutte contre les consommateurs (il n’y a pas de guerre à la drogue), mais pour réclamer l’abolition d’un régime qui ne pourra jamais offrir de contrôle sur les produits offerts. Et lorsque l’on fait du cannabis un médicament, l’absence de contrôle sur le produit est source de bien des embarras pour le législateur, que les tribunaux confrontent sur cette question.
La prohibition force les consommateurs à s’approvisionner dans un milieu violent ou « criminel ». L’interdiction qui pèse sur le commerce est considérée comme vecteur soit de victimisation, soit d’entrée dans ce qui sera construit par les socio-psychopathologues comme une « carrière criminelle ».
L’usage de cannabis est moins nocif que celui de plusieurs drogues licites. La prohibition du cannabis montre que le partage des drogues licites et illicites se réalise selon des critères culturels plutôt que pharmacologiques. Les conséquences négatives de la consommation de cannabis seraient, fait-on valoir, moins importantes que celles de la consommation de substances psychoactives légales, telles que le tabac ou l’alcool (Roques, 1999 ; The Lancet, 1998 ; Morgan et Zimmer, 1997) et de nombreux médicaments (Grinspoon, 1999, 1997, 1994 ; Nadelmann, 1998). Il n’est pas inhabituel d’entendre les critiques affirmer que la consommation d’aspirine est plus dangereuse que celle de cannabis, ce dernier produit, au contraire du premier, n’ayant jamais causé la mort.
La prohibition ne peut pas remplir de fonction pédagogique. Intimement liée à la précédente, cette critique du prohibitionnisme fait valoir que les citoyens ne peuvent faire des choix éclairés relativement aux produits psychoactifs qu’ils consomment en se basant sur le fait qu’ils soient ou non prohibés. Parallèlement, certains s’inquiètent que la prohibition du cannabis n’entraîne « un mépris général de la loi » chez les consommateurs (Bertrand, 1972, p. 304).
La prohibition est inefficace. L’augmentation du nombre de consommateurs permet une critique du prohibitionnisme sur des bases pragmatiques : cela ne fonctionne pas. Cette critique a trouvé un écho tout particulier chez les intervenants en milieux scolaires ; si ces lieux sont toujours investis par des policiers qui scandent le « dites non à la drogue » en guise de prévention, qui fouillent les lieux à l’aide de chiens et qui se déguisent en jeunes pour épingler un ou deux petits revendeurs[24], les succès du mouvement de la réduction des méfaits ont fait en sorte que l’on fait de plus en plus la promotion de la santé plutôt que celle de la prohibition. On peut également citer des études empiriques suggérant que les considérations pour la santé l’emportent sur le risque pénal dans les choix de consommation (Warner et coll., 1998 ; Erickson et Murray, 1988). La rhétorique de l’inefficacité se formule aussi sur la base des difficultés auxquelles les policiers font face, à l’intérieur des pays de common law, dans le cadre de la répression de crimes qui ne génèrent pas de plaintes criminelles[25]. Car les infractions « ne produisent pas de victimes – ou du moins, celles-ci ne se définissent pas comme telles » (Dias Ferreira, 1996, p. 557). La nature consensuelle des infractions instituées, avec toutes ses conséquences pour la mise en force du droit, constitue le coeur de l’argumentaire contestataire libéral.
Le glaive du droit s’abat surtout sur les consommateurs de cannabis. Non seulement les agences de contrôle s’occupent-elles surtout d’infractions impliquant du cannabis plutôt que des drogues plus nocives, mais elles répriment avant tout les consommateurs à l’aide de l’infraction de possession. On peut dire que grosso modo au Canada, depuis les deux derniers siècles, la plus grande part de l’ensemble de la criminalité officielle relative à toutes les drogues est due à l’arrestation de personnes ayant en leur possession une petite quantité de cannabis. J’ai placé en annexe deux tableaux illustrant l’évolution de la criminalité officielle au cours de cette période ; pour une analyse plus détaillée, on consultera Nolin (2002b) et Dion (2000, 1999, 1997).
La mise en force du droit est discriminatoire. Si les policiers s’occupent avant tout des petits consommateurs de cannabis, poursuivent les contestataires, ils se chargent aussi de cette tâche de façon inéquitable. La justice n’est pas aveugle et punit surtout les jeunes, les marginaux, les personnes qui occupent l’espace public, etc.[26]. Une version légèrement transformée de cette critique est construite lorsque l’on considère que les lois sur les drogues sont instrumentalisées afin de contrôler des groupes marginaux (Carrier, 2000 ; Lyons, 1999 ; Christensen, Schmidt et Hendersen, 1982).
La mise en force du droit conduit à la violation des droits et libertés de la personne. Les difficultés rencontrées par les policiers qui trouvent un sens ou un intérêt à vouloir contrer « le problème de la drogue » les forcent à recourir à des pratiques de contrôle illégales (Carrier, 2000 ; Erickson, 1980). La majorité des causes impliquant des infractions liées au cannabis que j’ai consultées, se penchent d’ailleurs avant tout sur la recevabilité de la preuve apportée par des fouilles et des perquisitions dont la légalité est remise en question.
La souffrance induite par la mise en force du droit est disproportionnelle par rapport aux infractions. Le poids du casier judiciaire, jugé trop lourd pour des personnes reconnues coupables de possession, a été au centre du discours politique cherchant à justifier le projet de décriminalisation. Les coûts sociaux de la criminalisation sont étudiés et critiqués par les sociologues et psychologues, d’aucuns critiquant la prohibition pour ses effets stigmatisants.
La mise en force du droit est trop coûteuse. Considérant l’apparente faiblesse de l’effet dissuasif, sans parler de ses effets contreproductifs, la prohibition est critiquée parce qu’elle coûte beaucoup trop cher.
La prohibition est illégitime. On met en cause la légitimité de l’État de prohiber les « crimes contre la moralité », les « vices » ou les « crimes sans victime[27] ». La contestation prend ici deux formes principales, que je ne ferai que nommer. L’une de ces formes est essentiellement le fait de libéraux qui s’opposent à l’interventionnisme étatique en matière de conduite privée (Szasz, 1994 ; Husak, 1992 ; Caballero, 1989 ; Bakalar et Grinspoon, 1984 ; Richards, 1982). Bien des consommateurs crient ainsi au « droit » qu’ils auraient de consommer du cannabis. L’autre forme que prend cette contestation y est fortement liée, mais plutôt que de se matérialiser dans une discussion de philosophie politique, elle fait appel aux principes auxquels est théoriquement contraint le droit dans les sociétés dites démocratiques. Ce sont donc des sociologues du droit et des juristes qui critiquent la prohibition en affirmant, résume Baratta (1990, p. 168-169), que les lois sur les drogues « violent » les principes d’adéquation, de subsidiarité et de proportionnalité et, plus généralement, « l’idée centrale » du droit des sociétés contemporaines, soit celle d’un « droit pénal minimal ». Comme le notait Riley dans une étude réalisée pour le compte du comité Nolin, « le gouvernement pourrait justifier sa décision de renoncer à appliquer une politique d’interdiction totale en faisant valoir que le maintien de la criminalisation va à l’encontre du principe fondamental de modération en matière de recours au droit criminel » (1998, p. 47).
La Constitution canadienne a préséance sur les conventions internationales. Juristes et sociologues du droit critiquent l’argument selon lequel les conventions internationales obligent le gouvernement à punir ses citoyens. Les obligations liées aux conventions sont jugées morales et non juridiques, et dans tous les cas, elles doivent être conformes aux constitutions nationales[28].
Deux vedettes
Les justifications et contestations dont j’ai fait le survol sont des produits culturels de la prohibition. Bien peu semblent pouvoir faire l’économie d’une quelconque construction de déviants ou de victimes. Certes, justifier la prohibition par l’adhésion du Canada à des conventions internationales ne repose pas sur une mise en scène de déviants ou de victimes. Mais les justifications de ces conventions dépendent de leur présence. Peut-être certaines formes de contestations, fondées sur un examen empirique de la mise en force du droit, peuvent-elles se passer de déviants et de victimes ? La seule justification où déviants et victimes sont clairement absents est celle que formule un langage juridique estimant que l’inaction politique rendrait problématique toute forme d’activisme judiciaire. L’analyse des justifications et des contestations de la prohibition doit donc passer par l’observation plus minutieuse de la production de ces vedettes et des rôles pour lesquels on leur déroule le tapis rouge.
Les figures de la déviance
Les discours donnant vie aux différentes figures de la déviance liées à la prohibition du cannabis ne sont pas un produit, stricto sensu, de la criminalisation : on ne fait pas du cannabis un produit susceptible d’induire une dépendance en appliquant la différence légal/illégal. Les figures de la déviance doivent plutôt être considérées comme des produits de rapports variés entre la symptomatologisation, la périllisation et la criminalisation. C’est-à-dire que les discours qui construisent l’usage à partir du symptôme ou du risque peuvent se solidifier du fait de l’existence de la criminalisation, et, dans le même mouvement, produire des savoirs qui serviront la justification de la criminalisation (Carrier et Quirion, 2003). Cela signifie aussi que si la justification par certaines formes de déviance est le résultat nécessaire de la criminalisation d’interactions sociales consensuelles, incapables de fournir d’elles-mêmes les motifs de leur interdiction, il n’en découle pas que ces formes de déviance doivent être construites par l’utilisation de la différence légal/illégal. Autrement dit, les figures de la déviance associées au cannabis, mobilisables pour justifier les normes pénales, ne sont pas forcément dépendantes de celles-ci. L’examen des justifications montre que les discours des pathologues sur les consommateurs de cannabis ont permis l’émergence d’au moins cinq figures typiques : le dangereux, le fou, le junkie en devenir, le fumeur et l’» amotivé ».
Le dangereux. Les discours sur les risques liés à la conduite automobile en état d’intoxication maintiennent en vie le consommateur-meurtrier-en-puissance. La production et le commerce de cannabis sont utilisés pour dramatiser des crimes qui autrement laisseraient les médias dans l’indifférence. Bref, cannabis et violence font, comme dans les années 1920-1930, très bon ménage. Du point de vue des contestataires constructivistes, la relation drogue-crime est loin de présenter quelque complexité que ce soit. Plutôt que de faire des drogues une cause de conduites interdites autrement que par les lois sur les drogues (violence, etc.[29]), les crimes sont considérés comme un produit… de leur criminalisation. Logiquement, on ne peut pas justifier la prohibition d’une drogue parce que certaines personnes s’adonnent aux crimes de son commerce ou de sa culture. Pourtant, on l’a vu, cela est bien le cas à l’extérieur du discours juridico-politique. De façon similaire, même si les tribunaux rappellent que cela est déjà autrement interdit, et qu’on ne peut donc justifier sur cette base la prohibition, il n’est pas rare que l’on fasse valoir les risques qu’entraînerait la conduite sous l’effet du produit. L’argumentaire contestataire (et l’épistémologie !) n’embarrasse nullement celui des policiers ou de groupes de pression comme le MADD ; le cannabis rend dangereux.
Le fou. L’usage pourrait induire, prétendent certains, des « psychoses toxiques », la « schizophrénie » et d’autres problèmes de « santé mentale ». Il est possible qu’une psychose soit diagnostiquée à la suite de l’usage du produit, mais les universitaires concluent que les « psychoses » attribuées à l’usage de cannabis reposent sur des bases anecdotiques ou sur des travaux dont la scientificité est douteuse (Channabasavanna, Paes et Hall, 1999[30]). Toutefois, ici comme ailleurs, ce qui se présente comme vérité pour certains scientifiques devient opinion ou mensonge pour d’autres acteurs sociaux (par exemple, pour la mère dont le fils s’est rendu à l’urgence pour des motifs psychiques après avoir consommé du cannabis). Le fou est ainsi une figure toujours bien présente.
Le junkie en devenir. En ce qui concerne la figure du junkie en devenir, l’association de l’usage de cannabis à celui de drogues dites « dures » remonte aux années 1950[31]. Le fait de considérer le cannabis comme une gateway drug reçoit toujours une considération certaine dans les recherches les plus complètes (Nolin, 2002a, p. 134). Une transformation subtile a cependant été opérée : auparavant l’usage était cause, aujourd’hui certains usages sont « facteurs de risque ». La logique à l’oeuvre est actuarielle ; l’idée de la gateway drug repose sur ce que Baudrillard (1981) nomme les « simulacres de simulation », que je renommerai, pour le sujet qui nous occupe, la « simulation de la toxicomanie ». Par cela, j’entends le fait que c’est un « futur passé » (Bogard, 1996) qui vient signifier certains usages dans le registre du pathos, soit l’observation d’une toxicomanie non advenue, la projection d’une toxicomanie hyperréalisée, vraie avant le fait, indépendante du réel. Faire du cannabis une gateway drug et justifier sur cette base la prohibition du cannabis suppose donc un contrôle actuel des infracteurs sur la base d’un contrôle virtuel : la surveillance d’un futur simulé.
Le fumeur. L’application de la même logique de simulation, lorsque appliquée non plus à la personnalité et à l’inscription sociale mais au corps du consommateur, produit une quatrième figure : le fumeur. C’est la santé qui domine la justification politique de la prohibition. Les analyses des sociologues traitant de médicalisation et de « santéisation » offrent des grilles d’interprétation variées pour saisir la déviance attachée au fumeur, c’est-à-dire pour interpréter comment les personnes qui adoptent des pratiques dont on affirme qu’elles représentent un risque pour la santé biocorporelle peuvent du même coup être jugées socialement et psychologiquement anormales[32]. À titre d’exemple, Lupton suggère que « ‘Healthiness’ has replaced ‘Godliness’ as a yardstick of accomplishment and proper living » (1995, p. 4) et que « being ‘at risk’ becomes the equivalent of sinning » (1993, p. 430).
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L’« amotivé ». Enfin, la figure de l’« amotivé » constitue une autre variante de socio-psychopathologisation du consommateur de cannabis, facilement combinable à celle du junkie en devenir. La thèse du « syndrome de l’amotivation » postule qu’un produit peut induire une modification des valeurs. Sur le plan logique, elle a la même validité qu’une affirmation comme « les vins de spécialité causent le snobisme ». Elle suppose qu’il faut être psychologiquement anormal pour ne pas trouver de sens dans un emploi aliénant et mal payé, pour ne pas désirer de maison en banlieue avec cinéma maison, pour quitter un système d’éducation qui ne peut rien garantir et préfère la diplomation à la formation. Cette thèse rend illégitimes des discours et comportements contestant des institutions sociales, cela dans un contexte où les questionnements existentiels sont devenus dépression. La force de la figure de l’« amotivé » tire sa puissance symbolique en partie dans sa capacité à synthétiser plusieurs traits profondément contraires à l’éthique contemporaine, notamment la dépendance, l’échec, le corps mou, le faible consumérisme et la lenteur.
La criminalisation a donc conduit d’autres systèmes discursifs à produire au moins cinq figures typiques de la déviance. Faut-il blâmer les médias ? Les reportages sur le cannabis présentent les consommateurs comme jeunes, tatoués, percés, portant des cheveux colorés, etc. (au contraire des experts que l’on consulte, vieux, propres et bien peignés). Bref, pas de trace du consommateur qui médite sur le dasein heideggerien, mais l’image de drop-outs marginaux, offrant un mélange variable des figures considérées plus haut. Les contestataires sont d’ailleurs incapables de faire la promotion d’une figure non déviante du consommateur, qui pourrait gagner une vie culturelle propre, indépendante des interactions sociales non médiatisées. Une telle figure suppose l’impossible : que son identité soit construite sans recours à la différence consommateur/non-consommateur. Dans la culture occidentale, le fait qu’une personne consomme de l’alcool permet difficilement de lui attribuer des caractéristiques sociales et psychologiques, et tant qu’il n’en sera pas également ainsi dans le cas du cannabis, on ne pourra parler de normalisation.
L’examen des justifications politiques a montré qu’elles ne recourent qu’à la figure du fumeur. Les justifications juridiques mobilisent pour leur part à la fois le fumeur et le dangereux. À l’extérieur de ces systèmes, les figures de la déviance sont disponibles, mais leur usage est contingent. Si les rhétoriques contestataires ne peuvent donner naissance à une figure non déviante du consommateur, elles ont cependant pour effet possible de discréditer toutes les figures de la déviance. Les individus peuvent être convaincus que l’usage ne fait pas et ne fera pas d’eux des dangereux, des fous, des héroïnomanes et des « amotivés », et qu’il est moins nocif de fumer du cannabis que de prendre du Prozac®. Ils pourront citer des « recherches scientifiques » ou faire valoir que la légalisation de la possession à des fins d’usage thérapeutique démontre que le cannabis est peu nocif, voire bon pour la santé. Ne restera plus alors que la possibilité d’une guerre de vérités ou de l’ultime argument autoritaire : la loi c’est la loi ! À l’extérieur du droit on peut alors trouver des acteurs, par exemple des parents, qui justifient l’interdiction par… l’interdiction (avec des résultats que l’on peut imaginer).
Seules des recherches empiriques pourront analyser les impacts de ces figures de la déviance et de leurs contestations sur la phénoménologie de l’usage. Ce type d’études fait cruellement défaut (pour une exception, peu satisfaisante, voir Hathaway 1997a, 1997b).
Les figures de la victime
Comme celles de la déviance, les figures de la victime construites par les rhétoriques justificatrices et contestataires sont multiples. Contrairement aux déviants, les victimes peuvent être utilisées du fait de leur inexistence par les contestataires. On aura aussi pu déjà noter que les victimes peuvent être maintenues en vie sans être incarnées. C’est le cas des concepts de société et de liberté, lesquels constituent, avec le corps, les trois figures dominantes de la victime que mobilisent tant les justifications que les contestations. Les contestataires peuvent aussi faire valoir que les déviants utilisés pour justifier la prohibition sont en fait des victimes. C’est la raison pour laquelle Pirès parle d’« illicites à double face » : la personne criminalisée peut avoir, de façon interchangeable, le visage d’une victime ou celui d’un déviant.
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Le corps comme victime. Faire du corps une victime pour justifier l’acte de punir est l’équivalent de la justification qui repose sur la mise en scène du déviant qu’est devenu le fumeur ; le déviant est constitué par son auto-victimisation hyperréalisée. À lui seul, le couple déviant-victime que forment le fumeur et le corps ne saurait cependant fonder que l’apparence d’une justification de la prohibition, du moins à l’intérieur du système juridique dont elle dépend. Il est en effet nécessaire de faire de la société une victime par les coûts que les fumeurs, victimes de leur déviance, lui imposent. La société devient alors cet Autre dans lequel le discours juridique peut justifier la punition et considérer sa décision conforme aux dispositions constitutionnelles.
Cela signifie-t-il qu’il faille rejeter l’idée que l’on punit au nom de la santé, parce qu’il s’agirait alors toujours de punir au nom de la société ? Dans le cas qui nous occupe, l’argument économique selon lequel punir au nom de la santé est en fait punir au nom de la société se résume ainsi : les conduites librement choisies, mais dont on considère qu’elles risquent d’induire des problèmes de santé, sont punies parce que ces problèmes entraîneront des coûts pour la collectivité. Le fait que plusieurs conduites de cette nature ne soient associées à aucune forme de contrôle par le droit criminel montre que l’argument économique ne se suffit pas à lui-même. On ne prévoit ainsi aucune peine d’emprisonnement pour les personnes trouvées « coupables » d’entretenir un régime riche en gras saturés.
On l’a vu, les tribunaux ont résolu le problème soulevé par l’insuffisance de l’argument économique en imputant au politique la responsabilité de déterminer ce qui doit relever du droit criminel et ce qui doit lui demeurer étranger. La rhétorique contestataire « la loi ne peut remplir de fonction pédagogique » est donc rejetée par le droit : la prohibition du cannabis ne peut pas être invalidée sur la base que le gouvernement vend à profit des substances plus nocives et entraînant des coûts plus élevés pour les contribuables. Au politique d’en fournir les raisons, ce qu’il ne fait pas. Le politique choisit de punir et affirme le faire au nom de la santé, laissant stupéfaites les personnes qui tentent de comprendre pourquoi le cannabis est prohibé lorsqu’elles comparent ses effets sur la santé à ceux de plusieurs drogues légales.
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La liberté comme victime. Dans l’argumentaire prohibitionniste, faire de la liberté une victime peut mobiliser les figures de l’« amotivé » (en raison de la dépendance qu’il aurait au produit), du junkie-en-devenir et du fou, lesquels seraient dépossédés, aujourd’hui ou demain, de libre-arbitre. J’ai jonglé sur cette base avec l’idée que l’on puisse punir au nom de la liberté. Toutefois, l’analyse des justifications juridico-politiques de la prohibition ne fournit pas de base empirique solide pour soutenir l’affirmation. Justifier la prohibition en disant que l’usage de cannabis fait de la liberté des personnes une victime est un énoncé extérieur aux systèmes du politique et du droit. Des parents pourront ainsi justifier l’interdiction de consommer qu’ils imposent à leurs enfants par le désir paradoxal que leur liberté ne soit pas brimée. D’autres pourront avoir la même exigence, mais cette fois parce que le cannabis est prohibé, c’est-à-dire que la liberté de leurs enfants serait compromise par l’éventualité du casier judiciaire.
Faire de la liberté une victime en raison de la mise en force du droit est une dimension fondamentale des rhétoriques contestataires. Plusieurs milliers de Canadiens sont, chaque année, arrêtés, traduits en justice et punis pour avoir possédé, vendu (ou donné) et cultivé du cannabis. Cela sans parler de toutes les personnes que les policiers contrôlent et agressent au mépris de la loi, et qui pour cette raison ne sont pas signalées au système judiciaire. L’obtention d’un casier judiciaire s’ajoute à la liste en limitant les libertés futures des personnes, par exemple en termes d’employabilité. Le retrait éventuel du casier dans le cas des infractions de possession de quelques grammes, comme le prévoit le projet de loi C-38, ne limiterait en rien l’argumentaire contestataire. Notons par ailleurs que toutes les analyses critiquant l’application discriminatoire du droit et le fait que les policiers arrêtent avant tout des « petits consommateurs » n’ont pas empêché le ministre de la Justice de prétendre que la loi n’était pas appliquée à leur égard et qu’il fallait remédier à cet inquiétant problème.
Si certains acteurs font valoir un « droit » de posséder et de cultiver du cannabis, il est plutôt question des droits constitutionnels d’en être empêché seulement en conformité avec les « principes de justice fondamentale ». Pour les contestataires se revendiquant du libéralisme juridique, la prohibition fait de la liberté une victime parce que les normes pénales sont des « crimes sans victime ». La prohibition est une injustice. Dans cette perspective, et en prenant la métaphore de l’arbre pour traiter du droit, ceux qui affirment que les infractions instituées par la LRDS produisent des victimes directes, par exemple les agriculteurs, prennent les « feuilles » de la norme pénale pour ses « racines ». Encore ici, les contestations pourront convaincre plusieurs personnes et priver à leurs yeux de toute autorité morale les discours cherchant à justifier la prohibition, qu’ils soient le fait de parents, de médecins, de policiers, de professeurs ou d’intervenants.
On a vu comment les talents de prestidigitateur du droit[33] lui permettent de répondre aux contestations issues du libéralisme juridique : il fait de la société une personne. On peut ici se rallier à certaines observations de Garland (2001, p. 181) selon lesquelles les « crimes sans victimes » disparaissent parce que la société est une « victime tout usage ».
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La société comme victime. La troisième figure de la victime qui est construite par les prohibitionnistes et les contestataires est celle de la société. Rhétorique prohibitionniste : l’usage, le trafic et la culture nuisent à la société. Rhétorique contestataire : la prohibition nuit à la société. Les contestataires voient dans la société une victime notamment parce que la prohibition menacerait la considération que devraient avoir les citoyens pour le système judiciaire, et que la prohibition engendrerait discriminations et violations des droits et libertés de la personne.
La façon dont le droit fait de la société une victime a au moins l’avantage, quoi qu’on puisse dire de l’argument, d’être explicite. L’examen des justifications politiques est par contre loin de permettre de comprendre comment elles font de la société une victime ; le politique considère que l’usage nuit à la société sans préciser comment. Faut-il inférer que la société est une victime en raison des coûts associés aux problèmes de santé que pourraient développer les fumeurs ? Les analyses de Quirion (2002) le suggèrent, mais la question est ouverte. Quant aux justifications que j’ai qualifiées de culturelles, elles font de la société une victime sur la base d’arguments fort variés. Les rhétoriques peuvent mobiliser toutes les figures de la déviance et, par exemple, faire valoir que le « syndrome d’amotivation » nuit à la société parce qu’il compromet l’avenir de celle-ci : la jeunesse. Dans les quotidiens pullulent des commentaires de lecteurs qui font de la société une victime parce que les personnes en cause altèrent leur rapport avec le monde. Comme dans les années 1920, d’autres pleurent la perte d’autorité des valeurs « traditionnelles » et font du cannabis un agent corrosif pour une société pensée en termes d’unité et d’homogénéité. Ces exemples suggèrent que les justifications culturelles de la prohibition font de la société une victime sur la base du pluralisme par un argument essentiellement conservateur, auquel on pourrait ajouter à loisir les deux autres figures de la victime, soit la santé et la liberté. Il faut punir parce que le cannabis menace à peu près tout : la santé des personnes et de la collectivité, le futur de la jeunesse et donc de la société, la sacro-sainte raison et le libre arbitre, l’économie, les biens et propriétés privés, la tradition et les valeurs jugées « collectives ».
Conclusion
La nature des illicites à double face fait en sorte que la criminalisation engendre des discours variés tant pour la justifier que pour la contester. En découle notamment le fait que les mobiles pour lesquels nous choisissons de respecter ou non ces normes pénales sont laissés à la discrétion de chacun ; le pouvoir juridico-politique peut imposer sa « violence légitime », mais pas « l’acceptabilité des raisons sur lesquelles il fonde sa prétention à la légitimité » (Habermas, 1997, p. 52).
L’examen des justifications juridiques suggère que, en dernière analyse, le droit renvoie au politique la responsabilité de la justification (et du maintien) de la prohibition du cannabis. En somme, le droit interprète le fait que le politique fasse fi des rhétoriques contestataires, en particulier celles reposant sur l’argument que l’usage de cannabis est moins nocif que celui de drogues légales, comme un motif lui permettant de justifier l’imposition de la souffrance. En corollaire, si les normes à l’étude dépendent de leurs justifications, c’est vers le politique que l’on doit se tourner pour les trouver. Or tout porte à croire que la justification du politique se résume à l’idée curieuse qu’il faut punir au nom de la santé. Le politique se comporte comme s’il n’avait d’autres alternatives que de criminaliser pour communiquer l’idée que l’usage de cannabis peut nuire à la santé.
Les motifs pour lesquels le politique choisit de gouverner par les mots (et les maux) du droit criminel en matière de cannabis n’ont pu être dégagés dans la présente étude. Si l’on peut aisément comprendre la volonté du politique de prévenir les Canadiens des conséquences possibles de l’usage de cannabis sur la santé, comprendre pourquoi il la réalise par la bouche du droit criminel se présente comme une énigme. Peut-être est-il possible d’y répondre en partie par les effets culturels des normes pénales elles-mêmes ? C’est-à-dire par le fait que la disponibilité de la distinction légal/illégal engendre une gamme de discours sociaux au sein desquels les figures de la victime et du déviant sont centrales. Ces figures se présentent, dans le « stock social de connaissance » (Berger et Luckmann, 1996), comme des causes de la criminalisation. Pourtant, nombreuses sont celles qui sont un pur effet de la disponibilité de cette distinction. L’exemple le plus patent ici est bien sûr la rhétorique « l’usage est cause de crimes ».
Appendices
Annexe
Annexe
Note : Les chiffres de la criminalité officielle renvoient non pas à des personnes, mais à des infractions. Ils ne représentent pas le phénomène de la consommation, mais plutôt celui des interventions policières formalisées. Ils ne traduisent pas non plus la totalité des infractions traitées par les policiers, mais seulement les affaires dans lesquelles l’infraction aux lois sur les drogues est le crime le plus grave. Chaque année, au moment de la parution des statistiques de la criminalité officielle, le Centre canadien de la statistique juridique nous enjoint à une lecture prudente des données, rappelant à tout coup que ces statistiques ne représentent qu’un « sous-ensemble de tous les crimes commis ». En raison de la gravité objectivement faible des infractions de possession, il est plus qu’ailleurs impossible de déterminer le nombre d’infractions traitées par la police. Merci à Guy Ati Dion qui m’a fourni quelques données manquantes.
Notes
- [1]
-
[2]
Pirès nuance sa distinction en suggérant la possibilité d’illicites occupant une « zone grise ».
-
[3]
Le critère de la composante/dépendance cognitive ne permet pas à lui seul de distinguer les deux types d’illicites.
-
[4]
Voir C. W. Mills (1959, 1940, 1939) et Melossi (1995).
-
[5]
Cité dans Nolin (2002b, p. 272), voir aussi Giffen, Endicott et Lambert (1991), Boyd (1988) et LeDain (1972).
-
[6]
Giffen, Endicott et Lambert (1991) qualifient de mystérieux l’ajout du cannabis en raison de la découverte suivante : a draft of the 1923 Bill found in one file made no mention of marijuana on the Schedule. The file following this contained several carbon copies of the draft. One of these had obviously been put into the typewriter again, and “Cannabis Indica (Indian Hemp) or Hasheesh” had been added to the Schedule.
-
[7]
Cette drogue était « virtuellement inconnue » au Canada au moment où on l’intègre à la loi (Solomon et Green, 1988, p. 96 ; voir aussi Spicer, 2002). Qui plus est, neuf ans après l’ajout du cannabis dans les produits visés par les lois sur les drogues au Canada, certains parlementaires n’en avaient jamais entendu parler ou ne savaient pas ce que signifiait le mot marijuana (Giffen, Endicott et Lambert 1991).
-
[8]
Le cannabis, utilisé à des fins de traitement par les médecins depuis 1840, est progressivement abandonné au tournant du XXe siècle (Spicer, 2002).
-
[9]
On consultera Nolin (2002b, 2002d) pour un portrait détaillé de ces dispositions.
-
[10]
Le Bureau fédéral des drogues dangereuses, responsable de l’administration des lois sur les drogues, et la Gendarmerie Royale du Canada, alors chargée de voir à l’application des lois sur les drogues, sont créés en 1920. La répression du trafic des drogues visées par les lois canadiennes sera d’ailleurs la principale mission de la GRC (Giffen, Endicott et Lambert, 1991, p. 155). Selon quelques auteurs, cette organisation trouvera dans le Bureau fédéral des drogues dangereuses un allié particulièrement efficace pour s’assurer de la sensibilité du législateur à ses besoins en matière de mise en force des lois sur les drogues (Beauchesne, 1991, p. 136 ; Solomon et Green, 1988, p. 98).
-
[11]
En bref, ce mandat que peuvent obtenir les agents de la GRC pour toute la durée de leur fonction, leur donne le droit de briser ou de forcer tout obstacle à leur perquisition dans toute résidence où ils croient pouvoir découvrir des drogues. Au Québec, cela leur sera particulièrement utile dans leur lutte contre les felquistes avant l’instauration de la Loi des mesures de guerre.
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[12]
L’adoption de cette loi fait suite à la ratification par le Canada de la Convention unique de 1961, un traité international qui uniformise les réglementations nationales et qui oblige les pays signataires à criminaliser la « détention » des « stupéfiants ». Neuf ententes internationales avaient précédé la Convention unique. Aucune n’avait toutefois eu l’impact et l’ampleur de la convention de 1961 (voir Bertrand, 2000). En effet, la Convention unique amène ses signataires à interdire, en plus des infractions figurant déjà dans les lois canadiennes, « l’extraction, la préparation, la détention, l’offre, l’achat, la mise en vente et la vente, la livraison, la distribution, l’expédition en transit, le transport » (Nations Unies, 1961, art. 36 par.1). L’extension des produits visés par la LSS est également le fruit de la ratification par le Canada de la convention de 1961, dont les exigences en termes de sanctions pénales amènent les législateurs de différents pays à prévoir des peines pouvant atteindre 14 ans d’incarcération. Cela a pour effet d’augmenter de façon importante le stock carcéral, notamment parce que « les menaces de peines prévues en vue de trafic de drogues influencent le niveau des peines dans d’autres domaines dans un souci de cohérence entre le niveau de pénalisation des différents secteurs » (Hulsman et van Ransbeek, 1983, p. 275).
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[13]
Une peine plus sévère que celles prévues dans les cas de possession de PCP ou de LSD.
-
[14]
R. c. J.P., (2003).
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[15]
Toutefois, en Saskatchewan (R. c. Hadwen) et en Colombie-Britannique (R. c. Nicholls), les tribunaux refusèrent de considérer l’argument de la défense à l’effet que la prohibition était invalidée.
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[16]
Voir, par exemple, Rosella (2003), Silvester (2003), Anderson (2003), Gillis (2003), Ballantyne (2003), Makin (2003).
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[17]
Propos rapportés par Néron (2003).
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[18]
Méthode : l’ensemble des articles canadiens portant sur le cannabis que m’a fait parvenir le Media Awareness Project (www.mapinc.org) au cours des mois de mai, juin et juillet 2003 ont été analysés. Une recherche sur le moteur de recherche Eureka pour la même période a également été réalisée afin de repérer les articles francophones, rarissimes dans le MAP.
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[19]
Méthode : j’ai choisi les 50 premiers jugements liés au cannabis parmi les 755 que recensait le Canadian Information Institute (www.canlii.org) en juillet 2003. Au terme de cette démarche, peu de causes entendues par des instances variées permettaient de répondre à ma question, la majorité des arrêts ne présentant pas d’intérêt quant à celle-ci, par exemple lorsque l’ensemble du débat en cour porte sur la légalité des pratiques policières ayant permis la découverte de l’infraction. Les arrêts les plus pertinents sont justement ceux sur lesquels la Cour suprême se penche : Malmo-Levine, Clay et Caine.
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[20]
Grass, un documentaire de Ron Mann (1999), fait un usage efficace de films d’époque dans lesquels on voit des usagers se transformer en meurtriers après avoir inhalé la fumée maudite.
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[21]
Par exemple : While driving home during our recent rainstorm, I offered a young lady at the bus stop a lift. In the car she asked me if I had $10. When I asked what for, she replied that she wanted to buy some pot. She then went on to offer me to come to her place to watch porno movies and have a quickie for $20. I politely declined and continued home. On driving home I thought: by legalizing pot, our government is encouraging our young people to smoke pot unaware of the consequences. More teenage prostitution, obviously more illegal grow-ops and more drug-related violent crimes (Bootsma, 2003).
-
[22]
Notamment Roques (1999), Morgan et Zimmer (1997), Hall et Solowij (1995), Hall, Solowij et Lemon (1994), Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (1994), Gold (1989), Santé et Bien-Être social Canada (1989), LeDain (1972). Wiesbeck et coll. (1996) évaluaient à moins de 10 % la proportion des consommateurs chroniques développant une dépendance psychologique au produit, ce qui représenterait, estime Roques (1999, p. 206), moins de 2 % de l’ensemble des consommateurs ; c’est là une proportion beaucoup plus faible, note-t-on, que celles relatives à la consommation d’alcool et de tabac.
-
[23]
Les travaux de Nahas (ex. : 1992) sont à ce sujet célèbres : il démontre les effets nocifs du cannabis en asphyxiant des animaux harnachés en laboratoire (voir Beauchesne, 2003, p. 111-152). Un témoin expert a par ailleurs expliqué devant un tribunal (j’en ai perdu la trace bibliographique) que le cannabis n’était pas bon pour les souris et qu’elles ne devraient pas en prendre.
-
[24]
Par exemple, en février 2000, une intervention policière ayant conduit à l’arrestation d’une quinzaine d’étudiants de l’école secondaire Jeanne-Mance, à Montréal, a été rendue possible par suite du travail d’un agent double. Il faut noter que cette intervention policière a suscité de vives critiques dans les médias, notamment de la part de Nadeau (2000). Cet exemple d’intervention policière montre que les étudiants ne se voient pas reconnaître les droits constitutionnels qu’ils possèdent à l’extérieur de l’école, notamment celui de ne pas faire l’objet de fouille sans autorisation judiciaire.
-
[25]
Voir notamment Carrier (2000), Collison (1994), Veneziano et Veneziano (1993), Kraska (1992), Johns (1992), Lessieur et Welch (1991), Moore et Kleinman (1989). Les représentants de diverses agences de contrôle croient intercepter entre 5 et 20 % des substances illicites [Brochu (1995), Murji (1993), Nadelman (1992), Bertrand (1992), Dorn et Murji (1992), Beauchesne (1991), Schlegel et McGarrell (1991), de Choiseul-Praslin (1991)]. Mais sur quelle base cette affirmation repose-t-elle ?
-
[26]
Voir à ce sujet notamment Bertram et coll. (1996), Bertrand (1992) et Stoddart (1988).
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[27]
En philosophie politique, le débat sur cette légitimité n’est pas nouveau, particulièrement dans les pays de common law, comme le Canada et l’Angleterre, dont le système de justice criminelle a été influencé par la doctrine utilitariste de Bentham. Au Canada, dans son rapport majoritaire, la commission LeDain s’identifiera à la critique que Hart (1962) formule à l’égard de la position de Lord Devlin (1965) et s’approchera du libéralisme de Mill (1859). Lord Devlin, qui synthétise son analyse dans The Enforcement of Morals, a été appelé à témoigner devant le comité Wolfenden de l’Angleterre de la fin des années 1950, portant sur la criminalisation des pratiques homosexuelles. Son point de vue est essentiellement que le droit a pour fonction d’assurer la répression des conduites allant à l’encontre des principes moraux sur lesquels est fondée la société afin de prévenir sa dégénérescence. Dans Law, Liberty and Morality, Hart développe une critique sévère, notamment en remettant en cause l’argumentaire de Devlin qui fait de la tradition ce qui doit être. Dans l’ensemble, Hart rompt cependant avec Mill en donnant au droit une (relative) fonction « paternaliste ».
-
[28]
Pour une revue de littérature complète des critiques du droit international en matière de drogues, voir Nolin (2002c , ch.19).
-
[29]
Voir les réflexions de Kaminiski (2000).
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[30]
Les sources sérieuses concluant à la possibilité de ces « psychoses » suggèrent qu’elles seraient extrêmement exceptionnelles et que la consommation de la substance y jouerait un rôle secondaire ; elle serait « cause de complication » ou d’exacerbation, par exemple chez des personnes diagnostiquées schizophrènes (Hall, Johnston et Donnelly 1999 ; LeDain, 1972). Une enquête majeure, La dangerosité des drogues, conclut toutefois que la (sur)consommation de cannabis ne peut pas être reliée directement à des « syndromes psychotiques » (contrairement à celle de l’alcool, de la cocaïne et de l’ecstasy) et « ne semble pas précipiter l’apparition de dysfonctionnements mentaux préexistants (schizophrénie, dépression bipolaire, etc.) » (Roques, 1999, p. 186).
-
[31]
On consultera sur cette question Nolin (2002a), Acker (2002), Mann (1999), Morgan et Zimmer (1997), Cohen et Sass (1997) et Grinspoon (1994).
-
[32]
Par exemple : Burr et Butt (2000), Rose (1999), Aïach (1998), Nettleton (1997), Peterson (1997), Turner (1992), Conrad et Schneider (1980), Featherstone (1991).
-
[33]
Voir à ce sujet les analyses de Prémont (2002), notamment sur la construction juridique de la « personne morale ».
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