Cygne noir
Revue d'exploration sémiotique
Number 10, 2022 Sémiotique et critique Guest-edited by Simon Levesque, Fabien Richert and Emmanuelle Caccamo
Table of contents (7 articles)
Dossier
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Sémiotique et critique : introduction au 10e numéro du Cygne noir
Simon Levesque
pp. 1–13
AbstractFR:
Introduction au 10e numéro de la revue Cygne noir, sous le thème « Sémiotique et critique », digiré par Simon Levesque, Fabien Richert et Emmanuelle Caccamo. L’esprit dans lequel le rapprochement entre la critique et les études sémiotiques a été effectué est précisé. La part intrinsèquement critique de la sémiotique est examinée. Une question dirige ensuite la réflexion : comment concilier critique et rationalité ? Puis, les articles composant le dossier sont présentés un à un. Enfin, un constat est posé qui concerne la réflexivité dans les sciences interprétatives. Dans l’ensemble, ce numéro montre que les études sémiotiques peuvent servir au développement d’une, voire de plusieurs perspectives critiques sur le contemporain.
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Croyances en crise dans le contexte de la Covid-19 en France : autoethnographie d’un pragmatiste contrarié
Bernard Darras
pp. 14–42
AbstractFR:
Cette étude de sémiotique pragmatiste examine une confrontation de croyances au sujet de la crise sanitaire en France. De février 2020 à novembre 2022, l’auteur a assisté et participé à la montée de deux récits d’abord consensuels, puis antagonistes et finalement incompatibles. C’est la dynamique de ces récits croisés qui est explorée et analysée à partir des concepts peirciens de croyance, de doute et des quatre méthodes de fixation des croyances. L’étude aborde aussi les processus d’assertion et de discrédit réciproque des données, des informations et des désinformations. Les trois protagonistes des échanges n’échappent pas non plus à ces discrédits qui se déroulent dans un contexte de rapports de pouvoir où le doute est confronté à la montée du soupçon. Le corpus de la recherche est très situé, et même personnalisé, puisqu’il concerne la relation à distance de l’auteur avec deux interlocutrices. À sa façon réflexive, critique, mais aussi autocritique, cette étude porte sur la construction et la déconstruction des croyances en situation d’incertitude et d’inconnu provoquée par la crise de la Covid-19.
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Parisiens et paysans plaisants : mise-en-registre, subjectivation politique et camouflage lors de rencontres rurales
Félix Danos
pp. 43–65
AbstractFR:
Partant du positionnement explicitement opposé à la figure des « Parisiens » de deux paysannes retraitées que j’ai rencontrées lors de mon travail ethnographique dans le centre de la France, cet article propose l’analyse critique et historique d’un type d’événement de communication impliquant deux types de personae sociales, les paysans et les citadins. Il propose de questionner dans quelle mesure, du point de vue des citadins (le mien), ce genre de rencontres impliquerait l’interpellation de l’autre paysan en tant que tel. Inversement, il propose de souligner des pistes d’émancipation, entendues comme le dépassement des catégories précédemment supposées, émergeant au cours de telles rencontres. Pour ce faire, il explore les rapports entre le processus de mise-en-registre, impliquant des positionnements réflexifs par rapport à des stéréotypes, celui de camouflage, ou de transformation matérielle visant à devenir imperceptible dans un environnement, et celui de subjectivation politique, soit l’émergence exceptionnelle de manières hétérodoxes de dénombrer (ou de mesurer) un monde social. L’article revient sur l’émergence en France d’un intérêt pour les manières de parler considérées comme non françaises, intérêt concomitant au développement d’un récit national français, et résultant dans l’émergence d’un type particulier de rencontres entre citadins et paysans. Puis il présente l’analyse d’un passage du roman biographique La vie d’un simple d’Émile Guillaumin, dans lequel une rencontre de ce type est mise en scène. Pour conclure, je suggère que seule une approche sémiotique et ethnographique laisse le temps et la place à une quelconque émancipation, et à la visibilisation de projets sociaux divergents.
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Politiser la sémiosphère : Juri Lotman et les études culturelles
Nikolai Vokuev
pp. 66–86
AbstractFR:
Le nom du sémioticien soviétique Juri Lotman, ainsi que la sémiotique de la culture de l’École de Tartu-Moscou en général, ne sont pas associés à la théorie critique. Les approches critiques visent à analyser la société contemporaine et sa transformation : les philosophes, comme le disait Marx, expliquent le monde, mais la tâche est de le changer. Dans la science soviétique, cependant, les postulats marxistes sont devenus des dogmes dont les sémioticiens ont voulu se libérer. Cette aspiration s’est incarnée non pas dans une critique du système existant, mais dans une coexistence presque escapiste avec celui-ci : les chercheurs ont abordé des questions historiques et créé un langage théorique difficile à comprendre, développant ainsi une science alternative au discours universitaire officiel. En partie à cause de cette incompatibilité de projets, la sémiotique de la culture a été ignorée par les études culturelles (cultural studies) politiquement engagées. Cependant, la sémiotique de la culture, en particulier le concept de sémiosphère de Lotman, a beaucoup en commun avec le discours critique des études culturelles. Dans cette optique, je place les idées de Lotman dans le contexte des tendances actuelles des études culturelles, ou « tournants culturels ». En comparant les études culturelles et la sémiotique de la culture de l’École de Tartu-Moscou, j’arrive à la conclusion que le politique a été refoulé du langage des sémioticiens soviétiques, et que le dialogue entre les deux traditions suppose de découvrir ce politique refoulé, notamment dans le concept de sémiosphère.
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Défier et rénover les codes du portrait historique : le pari de Kehinde Wiley
Lynn Bannon
pp. 87–106
AbstractFR:
Connu pour converser durablement avec les canons artistiques traditionnels européens, l’artiste Kehinde Wiley s’approprie des oeuvres du passé qu’il réintroduit dans son univers créatif contemporain majoritairement dominé par la portraiture de jeunes Afro-Américains issus de la culture hip-hop. Examiné sous l’éclairage de l’histoire de l’art, le portrait conventionnel représente des individus antérieurement célébrés pour leur statut social et leur parcours biographique édifiants. Il sous-tend du reste des schèmes relatifs au pouvoir et au privilège, dignité dont sont dépourvues les personnes de couleur largement absentes des murs des musées. Cette invisibilité est d’ailleurs l’épicentre de la production de Wiley, qui s’évertue depuis deux décennies à réhabiliter les hommes et les femmes noirs dans le récit artistique. Ce modus operandi singularise sa pratique, qui consiste à figurer élégamment les visages des Afro-Américains, à honorer ces personnes méconnues, à les débarrasser des préjugés prohibitifs dont elles sont chargées, pour ainsi les transformer en êtres extraordinaires. Et c’est là toute la ruse de cet artiste qui, grâce à son travail artistique, pose un regard neuf sur l’art précédent, non pas pour le corriger, mais pour le revisiter de manière critique.
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De la critique théorique à la critique de la société : penser le concept de réification chez Gilles Deleuze et Félix Guattari
Fabien Richert
pp. 107–136
AbstractFR:
Dans cet article, j’examine les points de rencontre possibles entre l’oeuvre de Deleuze et Guattari et la théorie critique de l’École de Francfort afin d’établir leur complémentarité. L’hypothèse que je défends est que c’est à partir d’un concept phare de la théorie critique, la réification, qu’il est possible d’opérer un rapprochement productif entre les penseurs de l’École de Francfort et Deleuze et Guattari. Dans la première partie, le concept de réification et le rôle que celui-ci a joué dans la pensée critique allemande sont présentés (Marx, Lukács, Adorno). Cet exercice doit permettre de mesurer la pertinence du concept de réification pour établir une double critique : critique théorique et critique de la société. Dans la seconde partie, je montre comment cette double critique traverse la pensée deleuzo-guattarienne.
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Méthode critique en études sémiotiques : programme pour un laboratoire disciplinaire
Simon Levesque
pp. 137–169
AbstractFR:
En partant du constat que les études sémiotiques peinent à faire valoir leur pertinence sociale, cet article propose de définir une voie pratique de valorisation : le laboratoire de recherche spécialisé. La question de l’autonomie disciplinaire est abordée d’un point de vue sociologique. Un pont est ensuite jeté entre les sciences naturelles et les sciences humaines et sociales. Le fonctionnement des sciences idéoscopiques et cénoscopiques est ensuite comparé et une solution de continuité entre elles est avancée. Sur cette base, le travail du laboratoire d’études sémiotiques est défini d’après l’exigence critique propre aux sciences cénoscopiques. L’auteur développe un programme méthodologique orienté en fonction d’une tâche unique : la correction des interprétants. Cette tâche unique régissant le travail du laboratoire devrait informer le patron de ses manoeuvres pour l’existence, étant entendu que les interprétants dominants déterminent, parmi la diversité des mondes d’expérience, le sens commun. La pertinence sociale du laboratoire d’études sémiotiques dépend de cette exigence critique.