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Les flux migratoires provoqués par la fuite des boat-people et leur implantation en terres étrangères, notamment au Québec, ont contribué à la diffusion de la cuisine vietnamienne grâce à l’essor d’épiceries spécialisées et de restaurants. Désormais familière pour les Québécois, la cuisine provenant du Vietnam conserve tout de même un parfum d’exotisme. C’est dans ce contexte que l’écrivaine Kim Thúy rend hommage à la gastronomie de son pays d’origine. Dès Ru (2009), qui inaugure son entrée sur la scène littéraire, en passant par le livre de correspondances À toi (avec Pascal Janovjak, 2011), suivi des romans Mãn (2013) et Vi (2016), l’auteure ne cesse de mettre en scène les aliments et leur préparation. Avec la parution du livre de recettes Le secret des Vietnamiennes[1] (2017), Kim Thúy, ancienne cheffe propriétaire du restaurant Ru de Nam, confirme la prégnance de la nourriture au sein de son oeuvre ainsi que son lien avec des thèmes qui lui sont chers : la famille, le Vietnam et l’altérité. En dépit du fait qu’il s’agisse d’un livre de cuisine, l’auteure considère qu’il « complète son oeuvre littéraire[2] ». Ce livre hybride se distingue des autres parutions de l’auteure tant par sa forme que son contenu. Ponctué de recettes, de vignettes autobiographiques, d’une iconographie abondante et variée, de collaborations spéciales avec des personnalités et d’extraits de précédentes publications de l’auteure, Le secret des Vietnamiennes invite au dépaysement, à un voyage culinaire dans le temps et dans l’espace. Mais si l’ouvrage met en scène un Vietnam exotique et mythifié, il invite aussi le lecteur à réfléchir à l’histoire tragique du pays à travers des recettes dévoilées par une communauté de femmes résilientes.

L’ « exotisme est une écriture de l’altérité, tentative paradoxale de décrire ce qui est l’autre de la culture européenne[3] ». Pourtant, l’auteure va pratiquer un « exotisme à rebours[4] » en reprenant les codes du discours exotique pour davantage se positionner comme « un passeur de culture », en établissant des ponts entre les cultures vietnamienne et québécoise.

Le présent article s’intéresse à la façon dont la mise en scène de l’exotisme participe à une nouvelle interprétation de l’histoire familiale de l’auteure, et par extension de celle du Vietnam. Pour ce faire, nous explorerons le concept d’« exotisme culinaire » en ayant recours aux travaux de Faustine Régnier, une sociologue de l’alimentation. En effet, cette notion d’exotisme culinaire « repose sur la recherche de sa proximité avec les goûts nationaux qui passe par une adaptation à ces derniers[5] ». C’est ainsi qu’un ensemble de dispositifs se met en place pour « rendre l’étranger familier » tout en préservant un « effet d’exotisme[6] ». Au premier chef, les photographies, constituant une véritable invitation au voyage, seront examinées dans le sillage des réflexions de la psychanalyste Christine Ulivucci[7], qui s’intéresse au cliché non pour son caractère exotique, mais plutôt comme outil analytique et objet d’étude transgénérationnel. C’est que sous la plume de l’auteure, l’histoire familiale et la cuisine se confondent. Ainsi, dans un premier temps, nous verrons que les femmes assurent non seulement la transmission d’un savoir-faire ancestral, mais qu’elles deviennent aussi les dépositaires de la mémoire familiale et nationale. Ensuite, nous questionnerons les illustrations qui servent autant à stimuler les cinq sens du lecteur, à le faire voyager, qu’à lui révéler des archives familiales en résonance avec l’histoire du Vietnam. Face à l’exposition de ce patrimoine culinaire, l’expérience de l’altérité sera questionnée pour comprendre les stratégies mises en oeuvre pour réduire la distance avec l’Autre.

Femmes et transmission culinaire

En 2015, un article paru sur le site d’information Slate.fr diffuse des statistiques qui révèlent que la transmission culinaire « passe encore beaucoup plus par les femmes que par les hommes[8] ». Certes, l’enquête concerne les ménages en France, mais en va-t-il autrement au Québec ? D’après le Secrétariat à la condition féminine, les tâches ménagères, notamment la préparation des repas, sont des rôles principalement attribués aux femmes[9]. Pour Kim Thúy, la transmission culinaire est une obligation qui incombe aux femmes. Elle s’en explique dans un entretien qu’elle accorde au magazine gourmet Exquis suite à la parution de son livre de cuisine :

Avec cet ouvrage, j’ai voulu parler de l’importance de la transmission, montrer le travail des femmes qui nous élèvent dans le clan familial vietnamien, les mères, les tantes et les grands-mères, qui ont aussi la responsabilité de transmettre leur savoir-faire[10].

À contre-courant du discours actuel qui plaide pour la parité à l’intérieur de la cuisine, l’auteure considère que les femmes y détiennent un privilège et un pouvoir, celui de « répondre aux besoins de ceux qu’on aime et de leur faire plaisir[11] ». Manifestement, la cuisine reste associée à la femme et à la figure maternelle : « lorsqu’une mère cuisine pour ses petits, elle fabrique la trame de leur histoire, programme leurs souvenirs, leurs références futures, ce qui les accompagnera toute leur vie[12] ». Véritable pivot de la transmission, la femme occupe le premier plan dans Le secret des Vietnamiennes y compris dans la nomination des sections. En effet, les chapitres sont désignés par le nom et le prénom d’une femme – l’auteure elle-même, sa mère et ses tantes – ainsi que par un numéro. Cette pratique qui peut sembler étrange au lecteur québécois fait l’objet d’une capsule didactique :

Dans le sud du Vietnam, nous nous désignons souvent par le chiffre qui représente l’ordre de notre naissance dans la famille. Étant donné que le 1 est réservé au notable du village, le compte commence à 2. Ma mère est la deuxième enfant, c’est pourquoi elle est appelée Grande Soeur 3 par ses plus jeunes soeurs et, moi, j’appelle mes tantes par leur chiffre : 4, 5, 6, 7, 8. Ainsi, la hiérarchie s’impose dans la conversation, tout comme l’autorité

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La grande soeur 3 introduit les ingrédients de base, suivie des autres tantes responsables respectivement des soupes, des bols et sautés, des légumes, des grillades ou des desserts. Quant à Kim Thúy, elle organise la narration tandis que les autres figures féminines légitiment la typicité des recettes proposées par l’entremise de leurs récits de vie. Si elles contribuent à donner un caractère authentique aux recettes, ces femmes représentent aussi des symboles de résistance et de résilience face aux affres de l’exil. Leurs réussites et leurs déboires nous sont contés : traversée sur une embarcation de fortune, divorce, réussite professionnelle, attente d’un mari demeuré au pays, accident domestique ou handicap. À travers la transmission des recettes, elles livrent une partie de leur vécu. Ces deux éléments semblent indissociables sous la plume de Kim Thúy. C’est que la cuisine doit être portée et incarnée par des individus tout en tenant compte de leur patrimoine culturel. C’est dans ce cadre que les plats proposés s’accompagnent d’une traduction de leurs titres en français et en vietnamien (en italique). Selon Faustine Régnier, l’incursion d’un idiome étranger « suffit à créer l’exotisme et la distance géographique […]. Les termes en langue étrangère accroissent l’effet d’exotisme et ils font rêver, par le mystère qu’ils introduisent, par leur jeu sur les sonorités[13] » et par les particularités de l’alphabet vietnamien.

Véritable liant social, la cuisine est non seulement une façon de faire revivre le pays perdu, mais aussi une manière d’exprimer et de transmettre son amour. En effet, « [l]’art de nourrir a à voir avec l’art aimer[14] ». L’auteure abonde dans ce sens quand elle affirme :

Nous n’avons pas l’habitude de verbaliser nos joies, et encore moins notre affection. Nous empruntons la nourriture comme outil pour exprimer nos émotions. Mes parents ne me disent pas « Tu nous as manqué », mais plutôt « J’ai préparé des rouleaux de printemps », sachant que ce plat me plaît en tout temps.

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Reprenant à son compte cette perception des Vietnamiens (et des Asiatiques plus généralement), l’auteure établit ainsi « une connivence culturelle[15] » avec ses lecteurs tout en les invitant à découvrir sa communauté par le truchement de la nourriture et ce, avec le concours des femmes.

En situation de migration, que ce soit dans le camp de réfugiés ou lors d’un séjour auprès de la famille demeurant aux États-Unis, la préservation des mets vietnamiens se conjugue au féminin. Pour rendre hommage à toutes ces cuisinières anonymes, l’auteure fait un gros plan sur le chà bông, un plat devenu emblématique au Vietnam et au sein de sa diaspora puisqu’il rappelle une période où la disette menaçait la population.

Durant les années où les hommes étaient emprisonnés dans les camps de rééducation, les femmes leur apportaient cette viande séchée qui se garde pendant des mois. Il suffisait d’une pincée pour avoir l’impression d’avoir mangé, en raison du goût salé de la sauce de poisson. Sinon, ils se contentaient de sauterelles, de fourmis et de leur ration d’une arachide par jour. […] Aujourd’hui, j’ajoute du chà bông aux bols de riz chaud parfumé d’une noisette de beurre. Ou je garnis un morceau de baguette au beurre avec cette poudre de viande et, instantanément, une histoire jaillit comme un conte arrivant d’un pays lointain.

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L’expression « pays lointain » signale l’attachement et le détachement de la narratrice à l’égard de son pays d’origine dont l’histoire tragique apparaît, au fil du temps, comme un récit imaginaire tant la violence des événements semble irréelle. Ce mets, quoique revisité avec l’ajout du beurre, tend à octroyer aux femmes une place essentielle au sein de l’histoire nationale du Vietnam ; en nourrissant les hommes, elles luttent contre la mort. Résistant à un système oppressif par la nourriture, les femmes ont tenté d’insuffler de la vie et de l’amour. Plus qu’un simple aliment, le chà bông porte les stigmates de l’histoire du Vietnam. En transmettant cette recette, l’auteure « replace la femme au centre du récit, voire de l’Histoire, en partie grâce au symbolisme des plats cuisinés[16] ». Kim Thúy invite aussi le lecteur à découvrir un pan méconnu de l’histoire contemporaine du Vietnam et absent de l’histoire officielle.

Malgré l’exil et le déracinement, les femmes perpétuent des pratiques alimentaires dans un espace différent de leur Vietnam natal. Elles font revivre le passé tout en abolissant les frontières spatio-temporelles. Si elles expriment la singularité de leur identité, elles signalent aussi leur appartenance et leur enracinement au sein du pays d’accueil. En donnant à voir ce groupe de femmes, non seulement Kim Thúy s’insère « dans le groupe d’appartenance de la mémoire micro-collective de son pays, mais elle s’assure en outre de souligner son appartenance à la collectivité des femmes, dépositaire d’un savoir-faire ancestral[17] ». L’auteure ne se contente pas de nous faire livrer leurs recettes, elle utilise aussi la photographie comme support permettant d’accéder à la mémoire familiale.

Le pouvoir évocateur des photographies

Dans un livre de recettes, la photographie a pour fonction de faire valoir les aliments de manière à provoquer l’imaginaire. À la vue des images, les sens sont stimulés puisque le mangeur imagine voir et toucher les aliments, entendre le crépitement des ingrédients dans la poêle, humer et goûter la préparation. Le secret des Vietnamiennes ne déroge pas à la règle et ajoute une dimension exotique qui invite le lecteur au voyage. Dès les premières images du livre, le Vietnam entre en scène : une paysanne souriante dans une rizière, les grands-parents de l’auteure et une photo d’elle, enfant, avec sa mère à l’ombre de ramboutans. La juxtaposition de ces clichés n’est pas fortuite. Elle affirme la filiation de Kim Thúy avec une terre et une lignée. L’exposition de photos dévoilant sa famille et son pays d’origine contribue à rendre cette cuisine plus familière. Si l’incursion de la photographie culinaire fait partie des conventions du livre de recettes, Le secret des Vietnamiennes tend à s’éloigner des normes puisqu’il revisite le canevas classique qui comporte principalement une liste d’ingrédients ainsi que la marche à suivre pour réaliser la recette. L’auteure ne se contente pas de révéler des secrets de cuisine, elle y introduit des souvenirs sous-tendus par des photos de famille. Sur l’une d’elles, elle pose au centre, en position horizontale et portée par ses parents (père, mère et tantes). Cette posture inhabituelle attire toute l’attention sur Kim Thúy, le sujet principal. Le groupe semble heureux d’être ensemble autour de l’auteure qui fait figure de proue. Elle apparaît comme étant celle rassemble la famille au regard de la place qu’elle occupe sur l’image. En réalité, dans cet ouvrage, les photos peuvent être classifiées en quatre catégories.

Les scènes de vie au Vietnam sont prises sur les marchés ou dans les rues. Ces photos mettent en valeur les produits alimentaires locaux à travers les étals des marchandes ou de la « bouffe de rue ». Ces clichés exotiques, dignes des guides touristiques, procurent au lecteur un sentiment de dépaysement. Au-delà de ces images, il s’agit du Vietnam d’aujourd’hui où les marchés débordent d’aliments (fruits, légumes et grillades). Prise en contre-plongée, l’image du marché, sur une double page, accentue, l’idée d’abondance et matérialise la résilience de tout un pays (LSV, 102-103). La présence de ces photos participe à un processus de « transformation de la perte » où le pays a repris vie[18].

Les archives familiales sont dévoilées. En procédant ainsi, l’auteure pose un regard rétrospectif sur son existence afin d’établir une corrélation avec son présent. Elle se remémore son enfance et s’inscrit dans une filiation à travers ses grands-parents et sa mère, qui fait figure de guide au sein du clan familial reconstitué à l’étranger. « Elle nous répète souvent qu’elle nous transporte d’une rive à l’autre comme un traversier. Je dirais qu’elle est plutôt une sherpa qui nous guide dans nos périples » (LSV, 15). Tout se passe comme si « [o]bserver d’anciennes photos nous permet ainsi d’aborder une histoire que nous avons besoin de revisiter. […] Elle [l’image] véhicule un inconscient collectif et familial perceptible des décennies plus tard[19] ». Le lecteur y décèle un vécu qui semble marqué par l’insouciance et le confort matériel. De cette manière, l’auteure se présente au lecteur, indiquant ses origines culturelles, familiales, sociales, et retraçant le chemin parcouru jusqu’au Québec avec les siens. Ces photos portent aussi les traces indélébiles de ce « pays lointain » (LSV, 139). Leur transmission, associée aux recettes, participe à un travail mémoriel pour conserver un patrimoine immatériel. Loin d’être statiques, les pratiques culinaires sont repensées de façon à tenir compte de l’histoire familiale marquée par la migration et la rencontre avec l’Autre.

Les portraits et photos de famille sont extirpés de l’espace privé. À l’instar de ces recettes qui étaient secrètement transmises de génération en génération et que l’auteure choisit désormais de partager, le dévoilement de son récit familial revient à « poser [ses photos] hors de soi et déjà s’en séparer[20] ». Tout se passe comme si l’auteure et les femmes qui l’accompagnent élaborent la perte du Vietnam à travers sa cuisine.

Chaque participante (mère, tantes, auteure) fait l’objet de portraits accompagnés de légendes qui invitent à « ouvrir l’image figée[21] » pour s’attarder à la subjectivité de chacune en contraste avec l’approche globalisante et superficielle. Les photos de groupe mettent en lumière une dynamique familiale idéalisée basée sur le partage, la cohésion et un esprit de solidarité. Des images de repas de famille sont captées et constituent l’occasion d’assurer la transmission auprès de la nouvelle génération. Ainsi, une tante guide une fillette dans l’art des baguettes lors de la préparation de la table. Minutieusement, la petite fille dresse des assiettes avec des flans au caramel. Un kaléidoscope de photos composé de membres de la famille, d’amis et de collaborateurs est proposé en fin d’ouvrage. L’atmosphère est festive au vu des sourires et des éclats de rire qui égayent les visages. L’ambiance détendue apparaît propice à la commensalité. Le lecteur a le sentiment d’entrer dans l’univers d’une famille vietnamienne, et par extension au sein de cette communauté.

Quelques plats cuisinés sont accompagnés d’illustrations. C’est le cas du sauté de porc à la citronnelle qui est mis en relation avec l’image de tiges de citronnelle non transformées. D’autres clichés mettent en évidence des plats en cours de préparation ce qui donne du mouvement à la photo et révèle une cuisine dynamique, populaire et à la portée de tous. La liste des ingrédients et des instructions est courte. Cette simplicité apparente semble liée au fait que l’exotisme doit être apprivoisé. Voilà pourquoi l’auteure a misé sur la familiarité des produits : « [j]’ai voulu que les recettes soient simples et faciles à réaliser avec des ingrédients de tous les jours[22] », confie-t-elle. Grâce à la mise en scène que fait l’auteure de sa famille, de ses amis québécois et d’elle-même, l’accent n’est pas seulement mis sur la représentation des plats, mais sur leur accessibilité. Comment rendre l’exotique familier ?

Un groupe étranger, du fait de ses différences, peut inquiéter. Cette crainte peut mener à chercher, en l’Autre, ce qui proche de soi, […]. Pour venir à bout de cette peur de l’Autre dans l’exotisme, on rend l’Autre semblable à soi, ou du moins on affirme sa ressemblance avec soi[23].

Le dispositif photographique concourt à rendre l’étrange accessible tout en rassurant le lecteur. Le raffinement des images contribue à revaloriser le regard posé sur la cuisine vietnamienne, souvent confondue avec d’autres cuisines asiatiques[24]. Également, le lecteur est confronté à sa propre conception des mets vietnamiens et de leur lieu d’origine.

Le secret des Vietnamiennes constitue une porte ouverte sur un inconscient familial, mais aussi sur la cuisine et la culture vietnamienne. Revisitant les codes du livre de cuisine, cet ouvrage décentre le discours exotique puisqu’il invite le lecteur à découvrir la vie intime et familiale de toute une communauté.

À la rencontre de l’Autre

En préambule, l’auteure relate ses « expériences culinaires […] les plus marquantes » (LSV, 12). Nombreuses et variées, elles expriment l’ouverture de l’auteure à des cuisines étrangères, et par extension à l’Autre. Ainsi, elle évoque le « sandwich au homard de Francis » (LSV, 12), les « pierogi » polonais (LSV, 12), un « repas de sushis où le maître » comptait le nombre de secondes entre le moment où il déposait le morceau de poisson sur la boule de riz et le moment où nous le dégustions » (LSV, 12) ou l’inespérée boisson gazeuse froide dans le camp de réfugiés où elle s’est retrouvée avec sa famille. Dans le même ordre d’idées, elle confie son goût pour les cuisines italienne, française, indienne et celle du marché[25]. En réalité,

[c]hez Thúy, les défis engendrés par le fait d’avoir quitté sa culture originelle et d’avoir à s’adapter à la culture de son pays d’adoption sont évoqués, mais l’accent est mis sur ce que sa double appartenance culturelle rend possible, en particulier sur le plan de l’art culinaire[26].

L’extrait de Mãn, repris dans le livre de cuisine, illustre ce positionnement :

[L]e saumon grillé ou poêlé accueille sans retenue la salade de mangue sure et de gingembre. Comme deux amis de longue date, la sauce de poisson s’accorde avec le sirop d’érable dans la marinade des côtes levées, alors que dans la soupe au tamarin, tomates, ananas et poisson, le céleri remplace dignement la tige des oreilles d’éléphant.

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En mélangeant des ingrédients issus de traditions culinaires différentes, l’auteure invite autant la cuisine vietnamienne que québécoise à interroger leurs frontières respectives dans un contexte mondialisé. L’inclusion d’aliments québécois (saumon, côtes levées, sirop d’érable) crée un sentiment de familiarité et de sécurité pour le lecteur. Pour introduire les mangeurs à de nouveaux aliments, un visuel sophistiqué et une approche pédagogique sont privilégiés. D’autre part, « [s]ur le plan de la pratique strictement culinaire, face à la difficulté à accepter la nouveauté alimentaire, l’un des procédés les plus courants est la substitution[27]. » La suggestion de remplacer la tige des oreilles d’éléphant par du céleri va dans ce sens. Il en va de même dans les recettes proposées. De la sorte, quand il s’agit d’apprêter le sauté de calmars, concombre et ananas, « on peut remplacer les tiges de céleri chinois par de la livèche ou des feuilles de céleri ordinaire » (LSV, 80). Une concordance est ainsi établie entre ces deux aliments, ce qui rassérène le lecteur. La substitution « permet d’atténuer le côté mystérieux d’une cuisine encore inhabituelle, dont on ne retient, en un premier lieu, qu’une manière de préparer des aliments habituels et familiers[28] ».

À la substitution s’ajoute le principe de comparaison qui vise à mettre en évidence les ressemblances davantage que les différences, comme le laisse entendre la précision apportée à la préparation de « sauce à l’oignon vert » qui « une fois dorés, [deviennent] croustillants comme les oreilles de christ » (LSV, 34). Le palais réticent n’est pas déstabilisé puisqu’il est en mesure d’établir des similitudes. C’est que « l’absorption d’une nourriture incorpore le mangeur dans un système culinaire et donc dans le groupe qui le pratique[29] ». Manger un aliment étranger revient à absorber un peu de l’Autre. Dans cette optique, la dernière recette du livre est confiée à une Québécoise « de souche » qui élabore des « biscuits au thé matcha de Nathalie » (LSV, 167). C’est d’ailleurs l’unique recette dont le titre n’a pas été traduit en vietnamien puisqu’il n’existe pas d’équivalent dans cette cuisine. Ce faisant, Nathalie a « vertu d’exemple et fonction de légitimation de la nouveauté[30] ». À ses côtés, la réputée sommelière Michelle Bouffard propose des accords mets vietnamiens-vin. Son choix se porte sur le riesling puisque selon elle, « [o]n combat l’adversité par la résilience. La puissance des ingrédients de la cuisine vietnamienne exige un vin avec la même force de caractère » (LSV, 172). Une autre personnalité accompagne l’auteure dans sa démarche de familiarisation et transmission. Il s’agit de l’animatrice Monique Giroux qui recommande des accords mets vietnamiens-musique avec des titres évocateurs tels que « Hanoi Café » de Bleu Toucan, « Ce jour-là sur le Mékong » de Gabriel Yared, mais aussi « Mon pays » de Gilles Vigneault, pièce qui rend hommage à la double culture de l’auteure. En réalité, la recette de Nathalie et les suggestions des amies de l’auteure ont pour effet d’amoindrir l’étrangeté et de montrer que la rencontre avec l’Autre peut se faire au moyen de la cuisine. Si elle nous transmet les recettes confiées par sa mère et ses tantes, Kim Thúy met en scène une cuisine vietnamienne ouverte au métissage comme ce « ragoût de boeuf à la citronnelle » : « [i]l est tellement délicieux de servir ce boeuf avec une baguette : le pain absorbe la sauce comme si l’Orient ne pouvait exister sans l’Occident et vice versa » (LSV, 128). Kim Thúy rappelle aussi que la cuisine du Vietnam est le fruit de rencontres avec la France, comme l’indique le flan au caramel qui « se trouve aux quatre coins du Vietnam parce qu’il est devenu un dessert vietnamien et non plus une importation française » (LSV, 157). Le legs français ne se limite pas qu’à ce dessert puisque

[l]e fameux bánh mì est d’origine française avec le pâté de foie et la mayonnaise. Mais on y ajoute de la coriandre, des légumes marinés, des bouts de piment frais. Le fromage, qui se limitait à la Vache qui rit pendant mon enfance, se mange toujours avec une banane.

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Dans son ouvrage La cuisine coloniale, David Burton répertorie une vingtaine de plats issus de l’occupation française ainsi que quelques ingrédients tels que la baguette, le lait condensé, les crèmes glacées et quelques légumes[31]. L’évocation de l’héritage français, gastronomie dotée d’un fort capital symbolique, n’est pas fortuite. De même, le legs culinaire de la France peut trouver une résonance particulière au Québec étant donné que des descendants y ont leurs racines. En fait, on peut considérer que Le secret des Vietnamiennes « témoign[e] du souci de montrer que l’exotisme est proche de soi, proche des pratiques culinaires nationales : elles sont alors en quête d’une forme de ressemblance entre soi-même et l’Autre. […][32] ». Proche et lointain, l’exotisme se situe dans un interstice que l’auteure a habilement exploité en se jouant des frontières. Ainsi, elle nous livre sa propre vision du monde tout en balayant les idées préconçues et en interrogeant sa propre culture d’origine. Elle pose aussi la question de l’identité vietnamienne au Québec.

En somme, Le secret des Vietnamiennes rend hommage à des femmes qui ont su faire face à l’exil en préservant la culture culinaire de la terre natale. Telle une ethnographe de sa propre culture et une conservatrice de la mémoire familiale, Kim Thúy recueille et adapte des recettes séculaires recueillies auprès de sa mère et de ses tantes afin de les transmettre non plus seulement oralement dans l’espace privé de la cuisine, comme il est d’usage, mais plutôt dans la sphère publique. Cette approche est le signe d’une évolution des moeurs et d’une mutation socioculturelle. Au-delà d’une démarche qui peut sembler être une simple opération de « séduction exotique[33] », l’auteure entreprend un devoir de mémoire. Par l’entremise de la cuisine, ce livre garde les traces d’une histoire tragique afin qu’elle ne soit pas occultée par le temps et la migration. À partir d’un positionnement exotique, Kim Thúy engage la cuisine québécoise à accueillir d’autres imaginaires culinaires.

En revisitant le canon du livre de recettes par l’incursion de nombreuses photographies hybrides et de textes au contenu varié, l’auteure reconfigure son histoire personnelle marquée par la rencontre avec l’Autre. Il en résulte un travail introspectif, au sein de sa propre famille, qui la conduit à transférer son héritage culinaire aux générations à venir, et plus largement à la société québécoise.