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Au cours des dernières décennies, plusieurs états, provinces, territoires et districts des pays anglo-saxons ont reconnu la situation des enfants vivant dans un contexte de violence conjugale, notamment à travers leurs politiques en matière de protection de l’enfance et de la jeunesse (Nixon et coll., 2007). Au Québec, dès 1995, la Politique d’intervention en matière de violence conjugale a mis en lumière l’importance d’assurer la sécurité et la protection de ces enfants (Gouvernement du Québec, 1995). Quelques années plus tard, en 2007, l’exposition à la violence conjugale a été reconnue comme étant une cause potentielle de mauvais traitement psychologique à l’endroit des enfants dans l’article 38-C de la Loi sur la protection de la jeunesse (Gouvernement du Québec, 2021a). Plus récemment, le rapport de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse (ci-après « Commission Laurent ») dont le mandat était « d’entreprendre une réflexion qui porte non seulement sur les services de protection de la jeunesse, mais également sur la loi qui l’encadre, sur le rôle des tribunaux, des services sociaux et des autres acteurs concernés » a consacré un chapitre entier à l’importance de reconnaître les impacts des conflits familiaux et de la violence conjugale sur les enfants (Gouvernement du Québec, 2021b). Dans la foulée de ce rapport, des modifications importantes ont été apportées à la Loi sur la protection de la jeunesse, reconnaissant notamment l’exposition à la violence conjugale (incluant la violence post-séparation) comme un motif de compromission distinct. Des facteurs spécifiques ont aussi été identifiés pour évaluer la sécurité et le développement des enfants exposés à la violence conjugale (Gouvernement du Québec, 2022).

Malgré cette reconnaissance, plusieurs problèmes persistent dans la compréhension du phénomène de la violence conjugale et dans les interventions déployées dans ce contexte, plus particulièrement dans le champ de la protection de l’enfance et de la jeunesse. C’est pour pallier ces problèmes que le modèle « Protection des enfants en contexte de violence conjugale » (PEVC) a vu le jour. Ce modèle vise le renouvellement des pratiques d’intervention auprès des équipes des Centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) et des Centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS) dans les situations de violence conjugale, mais il est surtout destiné aux intervenant(e)s ayant un mandat en protection de la jeunesse. Il a comme objectif de mettre en place des pratiques tenant compte des violences vécues et des conséquences de celles-ci dans la vie des enfants et des parents victimes. Pour atteindre cet objectif, il s’appuie sur les quatre principes d’intervention suivants : 1) assurer la sécurité et le développement de l’enfant; 2) favoriser la participation de l’enfant à toutes les étapes du processus d’intervention; 3) travailler en alliance avec le parent victime; et 4) responsabiliser le parent violent pour qu’il ou elle puisse mettre fin à la situation de compromission.

S’appuyant sur une recension des écrits, cet article a un double objectif. D’une part, il dresse le portrait des principaux défis et problèmes émergeant des recherches sur les pratiques en protection de l’enfance et de la jeunesse dans les situations de violence conjugale. D’autre part, il présente le modèle PEVC et son contexte d’émergence et illustre en quoi les principes de ce modèle proposent un changement de paradigme dans l’intervention auprès des enfants et des familles en situation de violence conjugale au Québec.

Problématique

La littérature scientifique fait état d’une multitude de problèmes et de défis en termes d’évaluation et d’intervention dans les situations de violence conjugale au sein des services de protection de l’enfance et de la jeunesse. Ces problèmes et défis ont été documentés au Québec, dans les autres provinces canadiennes et sur la scène internationale. La prochaine section dressera le portrait de ceux-ci en les divisant en deux catégories : les défis liés à l’évaluation des situations de violence conjugale et les problèmes en lien avec l’intervention auprès des mères victimes et des pères auteurs de violence.

Défis liés à l’évaluation des situations de violence conjugale

L’évaluation des situations de violence conjugale pose un certain nombre de problèmes pour les intervenant(e)s en protection de l’enfance et de la jeunesse. D’une part, identifier la présence de violence conjugale, évaluer les situations et les distinguer des conflits conjugaux demeurent des défis de taille. D’autre part, l’évaluation de la sécurité des enfants vivant en contexte de violence conjugale repose sur des critères relativement arbitraires.

Violence conjugale ou conflits parentaux ? Les pratiques des intervenant(e)s en protection de l’enfance auprès des familles où il y a présence de violence conjugale sont hétérogènes (Bourassa et coll., 2008). Certaines tendances émergent néanmoins dans la littérature, dont le manque d’informations sur la violence conjugale dans les dossiers des intervenant(e)s. Par exemple, si les incidents impliquant des voies de fait sont généralement documentés (Allagia et coll., 2015), la « nature », la « durée » et la « sévérité » de la violence à l’endroit de la mère des enfants ne sont pas toujours spécifiées (Baynes et Holland, 2012). Dans une analyse thématique du contenu de 75 dossiers d’enfants exposés à la violence conjugale dans les services de protection de l’enfance en Ontario, Allagia et coll. (2015) ont constaté que très peu d’informations sur les comportements des pères violents sont colligées, ce qui ne permet pas de bien cerner la dynamique de violence conjugale et d’évaluer sa dangerosité.

De manière générale, les intervenant(e)s en protection de la jeunesse trouvent difficile d’avoir accès aux informations permettant de bien documenter la violence conjugale (Lavergne et coll., 2008). Plus encore, elles et ils peinent à distinguer cette problématique des conflits conjugaux ou parentaux ou encore confondent les deux situations (Lapierre et Côté, 2011; Lapierre et FMHF, 2013). À cet égard, la violence conjugale est fréquemment minimisée ou invisibilisée par des euphémismes (« conflits », « disputes », etc.) (Humphreys, 1999; Humphreys et Absler, 2011) ou par un manque d’informations détaillées dans les notes aux dossiers.

Par ailleurs, la popularité grandissante ces dernières années au Québec du concept de « conflit sévère de séparation » (Lapierre et coll., 2020) amène des intervenant(e)s à interpréter à tort des situations de violence conjugale qui se poursuivent suite à la séparation des conjoints comme étant des conflits de séparation (Lapierre et Côté, 2016a). Ces deux problématiques sont pourtant bien distinctes, l’une faisant référence à un rapport de domination qui pose des enjeux de sécurité pour les victimes et les enfants (Gouvernement du Québec, 1995) et l’autre référant davantage à un conflit chronique et persistant entre deux parents (Godbout et coll., 2018). Même si certains articles sur les conflits de séparation soulignent expressément l’importance de distinguer les deux problématiques (Godbout et coll., 2018), d’autres avancent que des manifestations de violence peuvent se produire dans des contextes de conflits sévères de séparation (Cyr et coll., 2021). À titre d’exemple, une carte conceptuelle développée par le CIUSSS de la Capitale-Nationale et l’Université Laval mentionne la présence de violence verbale, physique ou émotionnelle comme une caractéristique d’un conflit entre parents (Pauzé, 2017).

Ceci alimente inévitablement la confusion qui existe dans l’évaluation des situations de violence conjugale et pose des enjeux importants pour l’évaluation de la sécurité des enfants. De plus, elle est associée à une tendance inquiétante au Québec : des femmes victimes de violence conjugale sont perçues comme des mères aliénantes, c’est-à-dire des mères mal intentionnées qui dépeignent un portrait négatif du père des enfants, lorsqu’elles dénoncent les comportements de leurs conjoints ou ex-conjoints violents (Lapierre et Côté, 2016a; Côté, Lapierre et Dupuis-Déri, 2019). Dans certains cas, des enfants peuvent même être confiés au parent violent lorsque la situation familiale est évaluée sous l’angle du conflit de séparation et l’aliénation parentale (Lapierre et Côté, 2016a). Le rapport de la Commission Laurent (Gouvernement du Québec, 2021b) met d’ailleurs en lumière ce phénomène, soulignant l’importance de distinguer les deux problématiques dans les services de protection de la jeunesse au Québec.

Comment évaluer la sécurité des enfants ? Les recherches révèlent également que, même lorsque la violence conjugale est détectée, les intervenant(e)s n’évaluent pas nécessairement ces situations comme posant des risques pour la sécurité et le développement des enfants. À cet effet, une vaste étude québécoise portant sur 1 071 dossiers en protection de la jeunesse a mis en lumière que les intervenant(e)s sont plus enclin(e)s à garder les dossiers ouverts lorsqu’elles ou ils détectent une autre forme de maltraitance ou de facteurs de risque chez les enfants (Lavergne et coll., 2011). En d’autres mots, la violence conjugale, prise de manière isolée, n’est pas nécessairement perçue comme une cause de mauvais traitement psychologique pouvant compromettre la sécurité et le développement des enfants. Un constat similaire a été rapporté dans l’étude canadienne de Black et coll. (2008) portant sur 55 services de protection de l’enfance à travers le pays[1].

Essentiellement, les enfants « uniquement » exposés à la violence conjugale sont parfois perçus comme n’étant pas à risque comparativement à ceux dont cette problématique est concomitante avec d’autres formes de mauvais traitements ou ceux dont les parents vivent d’autres difficultés, telles qu’un problème de santé mentale ou de consommation. Pourtant, le fait de vivre dans un contexte de violence conjugale peut poser des risques importants pour la sécurité des enfants, incluant le risque d’homicide (Olszowy et coll., 2021). Dans ce contexte, les enfants ne sont pas toujours protégés, surtout si la violence conjugale n’implique pas d’infractions criminelles documentées.

En outre, l’évaluation du risque que pose la violence conjugale pour les enfants comporte un certain nombre de biais tel qu’une perception accrue du risque chez les familles racisées, autochtones et celles dont les parents et les enfants sont plus jeunes (Alaggia et coll., 2015; Devaney, 2008; Humphreys, 1999). Les situations où les auteurs de violence ne sont pas les pères biologiques des enfants sont également perçues comme posant plus de risques pour ces derniers, même si les pères biologiques auteurs de violence sont statistiquement plus dangereux pour leurs enfants (violence sévère et homicide) (Lee et coll., 2008).

Problèmes liés à l’intervention dans les situations de violence conjugale

Plusieurs études rapportent que les attentes des intervenant(e)s envers les parents demeurent fortement genrées, se traduisant par des attentes très élevées à l’endroit des mères et très peu d’attentes à l’égard des pères. Ainsi, une partialité caractérise les pratiques en protection de l’enfance à l’égard des mères victimes et des pères auteurs de violence (Archer-Kuhn et de Villers, 2019; Humphreys et Absler, 2011; Strega, 2006).

Le blâme et la responsabilisation des mères victimes de violence. Le blâme et la responsabilisation des mères victimes de violence conjugale s’inscrivent dans une tendance historique dans les services de protection de l’enfance (Humphreys et Absler, 2011). Ainsi, même dans les situations où la violence exercée par les pères des enfants ou les conjoints des mères est reconnue et documentée, les intervenant(e)s ont tendance à adopter une approche qui responsabilise les mères victimes (Bourassa et coll., 2008) et à percevoir leur « coopération » dans l’intervention comme un facteur significatif dans l’orientation des dossiers (Lavergne et coll., 2011). Dans une étude portant sur 785 dossiers de maltraitance dans cinq agences de protection de l’enfance en Ontario, Alaggia et coll. (2015) ont constaté que, dans les situations où des enfants sont exposés à la violence conjugale, ce sont les mères victimes qui sont ciblées et ce sont leurs actions qui sont examinées par les intervenant(e)s dès le processus d’évaluation.

Ces mères sont ainsi perçues comme étant responsables de la compromission de la sécurité et du bien-être de leurs enfants (Archer-Kuhn et de Villers, 2019; Humphreys et Absler, 2011), bien qu’elles ne soient pas à l’origine de cette violence et qu’elles n’aient que peu de possibilités d’influencer ou de contrôler les comportements violents de leur conjoint. Ces pratiques s’articulent donc, implicitement ou explicitement, autour du concept de « défaut de protéger » ou du « manquement au devoir de protection » (failure to protect), ce qui amène des intervenant(e)s à blâmer directement les mères pour la violence du conjoint en les positionnant comme le parent responsable de la protection de leur(s) enfant(s) (Strega, 2006). Si certaines provinces ont adopté des dispositions législatives en la matière, ce concept est souvent présent de manière plus générale dans le discours et les pratiques des intervenant(e)s en protection de la jeunesse (Strega et Janzen, 2013).

Tenant compte de cela, certain(e)s auteur(e)s parlent de « pratiques punitives » à l’égard des mères (Humphreys, 1999). Les pratiques punitives prennent différentes formes, comme celles de tenir les mères responsables de la situation de violence conjugale, d’évacuer leurs inquiétudes face à la sécurité de leurs enfants ou encore de les soumettre à de nombreuses exigences (Johnson et Sullivan, 2008). Plusieurs mères subissent ainsi de la pression pour se séparer de leur conjoint violent, ce qui se manifeste, dans certains cas, par la mise en place d’un ultimatum : quitter leur conjoint ou perdre la garde de leurs enfants (Humphreys et Absler, 2011). Ces options ne tiennent toutefois pas compte du contexte de domination créé par le parent violent et du fait que la séparation des conjoints est un important facteur de risque pour les mères et leurs enfants (Gouvernement du Québec, 2020).

Parallèlement, un discours favorable à l’implication des pères dans la vie des enfants a gagné en popularité au Québec (Dupuis-Déri, 2018). Dans ce contexte, les mères victimes reçoivent un double discours : elles doivent protéger leurs enfants du parent violent, mais éviter de projeter une image négative de ce dernier (par exemple, exprimer des inquiétudes, s’opposer aux contacts), au risque d’être perçu comme étant de mauvaise foi, hostile ou même « aliénante » (Côté, Lapierre et Dupuis-Déri, 2019). Ceci a été mis en lumière dans le rapport de la Commission Laurent : « Les mères sont tenues responsables de protéger leurs enfants » et elles « perçoivent des messages contradictoires de la part des intervenant.e.s », tels que l’importance de quitter leur conjoint pour assurer la sécurité des enfants, mais également la nécessité de favoriser le lien père-enfant (Gouvernement du Québec, 2021b, p. 331).

L’invisibilisation des pères auteurs de violence. Du côté de l’intervention auprès des pères auteurs de violence, la littérature fait état d’une tendance inverse : ces derniers sont absents des processus d’évaluation et, de manière plus générale, des interventions (Alaggia et coll., 2015; Baynes et Holland, 2012; Daveney, 2008; Humphreys et Absler, 2011). Certain(e)s auteur(e)s soulignent la tendance à « invisibiliser » ces pères alors qu’ils sont pourtant responsables de la situation de compromission de la sécurité et du bien-être des enfants (Archer-Kuhn et de Villers, 2019; Humphreys, 1999; Humphreys et Absler, 2011).

Différentes raisons peuvent expliquer cette invisibilisation. Rappelons d’abord que la violence de ces hommes est souvent minimisée et que peu d’attention est portée à leurs capacités parentales (Baynes et Holland, 2012; Lavergne et coll., 2008). Pourtant, les hommes ayant des comportements violents créent un environnement qui n’est pas sécuritaire pour leurs enfants, ont tendance à être rigides, autoritaires et peu impliqués auprès de ces derniers et sont plus enclins que les pères non violents à infliger des abus physiques, psychologiques et sexuels à leurs enfants (Bancroft et Silverman, 2002). Dans ce contexte, il semble particulièrement problématique que les plans d’intervention ne mettent pas l’accent sur leurs comportements violents et que très peu d’entre eux soient dirigés vers des programmes spécialisés en violence conjugale et axés sur la responsabilisation (à l’exception des hommes qui sont mandatés par la Cour; voir Allagia et coll., 2015).

Il semble également pertinent de souligner que les hommes ayant des comportements violents sont reconnus comme étant une clientèle avec laquelle il est difficile d’intervenir (Bancroft, 2003; Olszowy et coll., 2020). Smith et Humphreys (2019) ont d’ailleurs noté une « déconnexion » chez certains pères qui, même lorsqu’ils sont en mesure de reconnaître les conséquences de leurs comportements sur leurs enfants, ne reconnaissent pas les liens entre leurs comportements violents et l’implication des services de protection dans leur vie. Ces pères ont même tendance à se percevoir comme étant « victimes » des services de protection. Dans cette optique, ils sont moins enclins à s’engager dans les interventions que les mères victimes (Baynes et Holland, 2012).

Certaines intervenant(e)s soulignent également les enjeux de sécurité associés au travail avec ces hommes et identifient la peur comme étant un obstacle à l’intervention (Archer-Kuhn et de Villiers, 2019; Bourassa et coll., 2008; Olszowy et coll., 2020; Strega, 2006). Elles et ils peuvent ainsi faire le choix de concentrer leurs énergies sur les mères, compte tenu des comportements hostiles, agressifs et parfois violents de ces hommes. Pourtant, les intervenant(e)s « devraient avant tout chercher à évaluer les risques que présentent les hommes plutôt que les risques encourus par les enfants » (Devaney, 2008, p. 443, traduction libre). Somme toute, ne pas travailler avec ces derniers maintient le statu quo qui revient généralement à placer les exigences sur le parent victime (Olszowy et coll., 2020).

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Les problèmes exposés ci-haut ne peuvent être attribués uniquement à des facteurs individuels. Les intervenant(e)s en protection de l’enfance et de la jeunesse sont confronté(e)s à une série de barrières systémiques, organisationnelles et individuelles dans leur travail auprès des familles aux prises avec de la violence conjugale (Olszowy et coll., 2020). Le rapport de la Commission Laurent souligne d’ailleurs le besoin de formation des intervenante(e)s en protection de la jeunesse à la problématique de la violence conjugale et recommande le développement et le maintien de l’expertise chez ces intervenant(e)s (Gouvernement du Québec, 2021b). Malgré le fait que le modèle PEVC ait vu le jour avant même la publication des recommandations de la Commission Laurent, c’est précisément pour répondre à ce besoin de formation et pour outiller les intervenant(e)s à mieux évaluer et intervenir dans les situations de violence conjugale qu’il a été développé.

Le modèle PEVC

Le modèle « Protection des enfants en contexte de violence conjugale » (PEVC) a vu le jour en 2019. Financé par le ministère des Femmes et de l’Égalité des genres (pour la période allant de 2019 à 2024) et implanté dans trois régions du Québec dans le cadre d’un projet-pilote (Outaouais, Capitale-Nationale et Estrie), il vise le renouvellement des pratiques des intervenant(e)s des CISSS et des CIUSSS en matière de violence conjugale, avec un accent sur les intervenant(e)s ayant un mandat en protection de la jeunesse (travailleuses et travailleurs sociaux, criminologues, psychologues, éducateurs et éducatrices spécialisés, etc.). Les participant(e)s des régions où le modèle est implanté ont accès à une formation initiale de quatre jours consécutifs, suivie de six mois de communautés de pratiques[2]. Tous les partenaires[3] travaillant dans les situations de violence conjugale de ces régions ont aussi accès à une journée de formation à l’outil d’évaluation du modèle PEVC, afin d’assurer une meilleure cohérence des pratiques entre les professionnel(le)s.

Le modèle PEVC s’appuie sur la théorisation du contrôle coercitif proposée par Evan Stark (2007), qui conceptualise la violence conjugale comme une problématique par laquelle un parent violent déploie de multiples stratégies violentes et non violentes ayant comme objectif de contrôler le parent victime et l’enfant et de les priver de leur liberté. Dans ces situations, il arrive néanmoins que les deux parents puissent commettre des agressions; c’est pourquoi la violence conjugale doit être évaluée dans son ensemble (avant, pendant et après la séparation des conjoints). Le modèle insiste d’ailleurs sur la nécessité de s’éloigner d’une évaluation restreinte basée sur un incident unique. Cela pourrait également émerger chez le parent victime en réaction au schéma de comportement du parent violent ou, dans certains cas, dans un contexte de conflit conjugal. Une section du modèle vise d’ailleurs à donner des pistes aux intervenant(e)s afin qu’elles et ils évitent de tomber dans certains pièges dans l’évaluation des situations familiales, pièges qui pourraient les amener à conclure hâtivement à un conflit conjugal ou un conflit de séparation. Ces pièges sont, entre autres, le fait que les parents soient séparés, la présence de nouveaux conjoints dans leur vie, un litige concernant les modalités de garde et les droits d’accès, des versions différentes des faits et les réactions du parent victime. Dans le modèle, nous avançons qu’un seul critère permet de distinguer les situations de violence conjugale de celles de conflits conjugaux ou parentaux : la présence d’un schéma de comportement de nature contrôlante et coercitive chez le parent violent qui compromet la sécurité et le développement de l’enfant.

Le modèle PEVC a donc comme objectif principal de mettre en place des pratiques tenant compte de la dynamique de violence conjugale dans son ensemble et des conséquences de celle-ci dans la vie des parents victimes[4] et des enfants. Pour ce faire, il privilégie une évaluation rigoureuse et approfondie des situations de violence conjugale en ciblant rapidement qui est le parent victime[5] et qui est le parent violent. Ceci devrait amener les intervenant(e)s à mieux orienter le dossier et à éviter qu’une situation soit évaluée à tort comme étant un conflit conjugal ou parental ou encore un conflit sévère de séparation. Ce type d’évaluation de la situation familiale devrait permettre aux intervenant(e)s d’éviter certains des défis et problèmes détaillés plus haut.

Les quatre principes directeurs du modèle (voir l’introduction) ont été développés pour guider les intervenant(e)s à partir de bonnes pratiques et de données probantes en matière de violence conjugale, et ce, de la réception du signalement jusqu’à la fermeture du dossier. Afin d’assurer une vision et un langage commun dans les services, ces principes ont été élaborés en cohérence avec ceux de la Politique d’intervention en matière de violence conjugale (Gouvernement du Québec, 1995), signée par plusieurs ministères, dont celui de la Santé et des Services sociaux qui chapeaute les CISSS et les CIUSSS. Cette politique met entre autres de l’avant que « la sécurité et la protection des femmes victimes et des enfants ont priorité en matière d’intervention », que « toute intervention doit tenir compte des effets de la violence conjugale sur les enfants et viser à les atténuer » et que « les agresseurs sont responsables de leurs comportements violents; l’intervention doit viser à leur faire reconnaître leur responsabilité face à leur violence et à l’assumer » (Gouvernement du Québec, 1995, p. 30). Les principes du modèle PEVC, qui ont été élaborés à partir de ceux de cette politique, feront l’objet de la prochaine discussion.

Assurer la sécurité et le développement de l’enfant

Au Québec, les intervenant(e)s en protection de la jeunesse ont comme mandat d’assurer la « protection de l’enfant dont la sécurité ou le développement est ou peut être considéré comme compromis » (article 2 de la Loi sur la protection de la jeunesse, 2021a). En raison des comportements du parent violent, les enfants vivant dans un contexte de violence conjugale évoluent dans un milieu où leur sécurité et leur développement peuvent être compromis.

Pour assurer la sécurité et le développement des enfants vivant dans un contexte de violence conjugale, le modèle PEVC encourage d’abord les intervenant(e)s à évaluer de manière approfondie le schéma de comportement du parent violent et ses conséquences sur le parent victime, sur l’enfant et sur la dynamique familiale. Il amène également les intervenant(e)s à lier ce schéma de comportement aux capacités parentales du parent violent qui fait un « choix parental » en utilisant la violence à l’endroit du parent victime (Mandel, 2016).

Cette évaluation requiert une compréhension de la violence conjugale qui ne se limite pas aux incidents de violence se déroulant en présence de l’enfant ou uniquement aux infractions pouvant nécessiter une intervention des services policiers, mais documente l’ensemble des manifestations de violence et de contrôle (stratégies violentes et non violentes) qui ont des conséquences sur l’enfant. Le modèle PEVC mise ainsi sur une analyse des situations de violence conjugale basées sur le schéma de comportement du parent violent, qui inclut la privation de droits et de ressources, la surveillance et la microréglementation du quotidien et le contrôle et les manifestations de violence, de manière cohérente avec les travaux portant sur contrôle coercitif (Côté et Lapierre, 2021; Stark, 2007). L’évaluation nécessite également que les conséquences de la violence sur l’enfant soient clairement attribuées aux comportements du parent violent, qu’elles soient directes ou indirectes. Par exemple, un parent violent qui prive le parent victime de son réseau familial prive également son enfant de l’accès à ses grands-parents et à sa famille élargie. Bien qu’indirecte, cette conséquence peut affecter la sécurité et le développement de l’enfant et doit être prise en considération.

Or, assurer la sécurité de l’enfant va bien au-delà de l’évaluation de la situation familiale. En matière d’intervention, l’enfant doit être écouté, consulté et informé (principe 2), une alliance doit être créée et maintenue avec le parent victime (principe 3) et le parent violent doit être responsabilisé (principe 4). Les trois autres principes du modèle ont également comme objectif de contribuer à assurer la sécurité de l’enfant.

Favoriser la participation de l’enfant

Les enfants sont peu écoutés et entendus en société (Lowe, 2012); les enfants vivant dans un contexte de violence conjugale ne font pas exception à ce constat (Gouvernement du Québec, 2021b; Lapierre et Côté, 2016b). Dans les situations rapportées à la protection de la jeunesse, les enfants et les adolescents apprécient lorsque les intervenant(e)s mettent en place des pratiques qui permettent d’assurer leur sécurité et leur bien-être et lorsqu’ils sont informés et consultés au cours des processus décisionnels (S. Lapierre et coll., 2022). Ce droit d’être entendu et considéré dans les procédures les concernant est d’ailleurs consigné dans l’article 12 de la Convention relative aux droits de l’enfant (ONU, 1989). En cohérence avec cette convention et afin que les enfants vivant dans un contexte de violence conjugale puissent avoir une expérience positive dans les services, le modèle PEVC met de l’avant leur participation à toutes les étapes du processus d’intervention.

Dans cette perspective, les intervenant(e)s doivent d’abord comprendre l’expérience et le point de vue des enfants concernés (Callaghan et coll., 2018; Lapierre et Côté, 2016b; Mullender et coll., 2002). Elles et ils doivent également reconnaître que ces enfants ont leur propre compréhension de la situation et qu’ils développent leurs propres stratégies pour y faire face (Callaghan et coll., 2018; Øverlien, 2014; Øverlien et Hyden, 2009). Le modèle insiste donc sur l’importance d’écouter les enfants, de tenir compte de leurs points de vue dans les décisions prises et de les informer de l’évolution des procédures. Les enfants constituent d’ailleurs une importante source d’informations dans l’évaluation de leur situation familiale, mais les intervenant(e)s doivent respecter leur rythme dans le processus d’évaluation. En d’autres termes, les intervenant(e)s ne peuvent pas s’attendre à ce que les enfants acceptent de s’ouvrir sur leur expérience de violence conjugale et doivent accepter que certains auront besoin de temps pour dévoiler certains aspects de leur vécu. Des études montrent d’ailleurs que, s’il est vrai que les enfants sont en mesure de fournir des informations sur leur situation familiale, ils font aussi des choix stratégiques lorsqu’ils décident à qui ils parlent et quelles informations ils dévoilent (Callaghan et coll., 2017). Il est donc essentiel de créer une relation de confiance avec les enfants, ainsi qu’un environnement où ils se sentent confortables et en sécurité. Au-delà de l’évaluation, les enfants devraient aussi être impliqués dans l’élaboration des plans d’intervention. Dans ce processus, les intervenant(e)s doivent demander aux enfants ce qu’ils veulent et ce qui leur permettrait de se sentir en sécurité à l’avenir.

De plus, le modèle PEVC encourage fortement les intervenant(e)s à élaborer des scénarios de protection avec tous les enfants qui vivent dans un contexte de violence conjugale, peu importe l’âge de ceux-ci. Une technique en trois étapes est proposée : explorer, valider et bâtir. La première étape consiste donc à explorer les stratégies de protection déployées ou envisagées par les enfants eux-mêmes. Cela permet de comprendre ce qu’ils font lorsqu’ils ne se sentent pas en sécurité et de documenter les stratégies qui ont fonctionné ou qui n’ont pas fonctionné. La deuxième étape consiste à valider les stratégies déployées par les enfants, même lorsque les intervenant(e)s ne les considèrent pas optimales. Par la suite, les intervenant(e)s sont invité(e)s à bâtir un scénario de protection avec les enfants, en se centrant sur les préoccupations des enfants et en se basant notamment sur les stratégies qu’ils ont déployées dans le passé et qui ont été efficaces pour assurer leur sécurité.

Travailler en alliance avec le parent victime

Travailler en alliance avec le parent victime constitue généralement la meilleure façon d’assurer la sécurité de l’enfant (Nixon et coll., 2007; Olszowy et coll., 2020). En plus d’être les principales sources de soutien et de réconfort pour leurs enfants (Mullender et coll., 2002; Lapierre et coll., 2017), les parents victimes sont les mieux placés pour fournir de l’information sur le schéma de comportement du parent violent. Le principe du travail en alliance favorise la mise en place des conditions optimales permettant d’évaluer adéquatement et de manière continue la sécurité de l’enfant. Or, même si ce principe est à la base de toute intervention en travail social, la création d’une alliance avec le parent victime nécessite un changement de paradigme dans les pratiques des intervenant(e)s en protection de l’enfance et de la jeunesse dans les situations de violence conjugale, considérant la longue tradition de blâme envers les mères.

Dans le modèle PEVC, ce changement de paradigme devrait amener les intervenant(e)s à éviter de tenir le parent victime responsable de la situation de violence conjugale ou des conséquences de celle-ci sur les enfants, à travailler dans la transparence, à reconnaître et valider ses stratégies de protection et à ramener certains de ses choix au schéma de comportement du parent violent. De plus, les intervenant(e)s doivent constamment se demander si certains « choix » faits par le parent victime, à priori perçus comme problématiques, ne constituent pas plutôt des stratégies de protection.

À titre d’exemple, si le parent violent ne respecte pas l’interdit de contact et se présente au domicile du parent victime, les intervenant(e)s doivent acquérir le réflexe de contacter le parent violent et de lui rappeler les exigences à son égard plutôt que de responsabiliser le parent victime pour cette situation. Il est ainsi possible que le parent victime ait laissé entrer le parent violent au domicile après avoir été la cible de menaces de sa part (« Si tu ne me laisses pas entrer, je vais… »). Cette compréhension permet ainsi de renforcer les stratégies de protection du parent victime qui, par ricochet, devrait favoriser l’alliance et permettre de mettre en place des mesures de sécurité accrues en fonction du schéma de comportement du parent violent.

Dans le modèle PEVC, les intervenant(e)s sont également encouragé(e)s à élaborer des scénarios de protection avec le parent victime, avec la même technique que celle proposée avec les enfants : explorer, valider et bâtir. Ce travail est effectué en alliance et en fonction des préoccupations du parent victime pour sa propre sécurité et celle de l’enfant.

Responsabiliser le parent violent[6]

Le modèle PEVC insiste sur la responsabilisation du parent violent et privilégie une technique en trois étapes pour ce faire : recentrer, exiger et réévaluer. La première étape consiste à recentrer le parent violent sur son enfant, sur son rôle de parent et sur les conséquences de ses comportements sur la sécurité, le développement et le bien-être de son enfant. Cette stratégie est basée sur des résultats d’études démontrant que les enfants peuvent être une importante source de motivation pour amener les pères à s’engager dans une démarche de changement (Smith et Humphreys, 2019; Stanley et coll., 2012). Elle est d’ailleurs utilisée dans d’autres modèles et programmes similaires, entre autres le Safe & Together Model aux États-Unis (Safe & Together Institute, 2020) et Caring Dads (2017) en Ontario.

La deuxième étape, exiger, vise à placer un certain nombre d’exigences sur le parent violent. Dans le plan d’intervention, l’entière responsabilité pour l’arrêt des comportements violents et contrôlants doit lui être attribuée. Ainsi, dans le modèle PEVC, c’est le parent violent qui aura la responsabilité d’assurer un climat sécuritaire et exempt de tensions à son enfant. Le parent violent devra également s’engager dans les services de la protection de la jeunesse (être présent aux rencontres, rappeler les intervenant(e)s, etc.), entamer une démarche axée sur la responsabilisation dans un programme spécialisé pour les auteurs de violence conjugale, et ne devra pas interférer dans les services offerts à l’enfant. Cette pratique transmet le message au parent violent qu’il est responsable de la situation de compromission et évite du même coup de blâmer le parent victime.

La troisième étape vise à réévaluer la progression du parent violent dans sa démarche de responsabilisation visant la cessation de ses comportements violents et contrôlants. Le modèle PEVC insiste d’ailleurs sur le fait que d’entamer une démarche de responsabilisation ou d’obtenir un certificat de participation ne constituent pas des indicateurs de changements. Une évaluation continue, basée notamment sur les informations fournies par le parent victime et l’enfant, s’avère nécessaire pour bien cerner la nature des changements. Le parent violent doit donc être informé du fait qu’il doit changer ses comportements pour assurer la sécurité, le développement et le bien-être de son enfant, et que les exigences seront élevées à cet égard. Cette technique devrait ainsi amener les intervenant(e)s à remettre le schéma de comportement du parent violent au coeur de l’intervention dans les situations de violence conjugale.

Conclusion

Le modèle PEVC est en cours d’évaluation. À cette étape-ci, on espère que le modèle puisse permettre de pallier plusieurs problèmes émergeant des recherches sur l’intervention en matière de violence conjugale dans les situations signalées aux services de protection de la jeunesse. Plus précisément, il est souhaité que le modèle amène les intervenant(e)s à identifier plus rapidement les situations de violence conjugale, à développer une analyse plus poussée de la problématique et de ses conséquences, ainsi qu’à rehausser leur sentiment de compétence dans leurs interventions auprès de l’enfant, du parent victime et du parent violent.

En ce sens, les quatre principes du modèle qui visent respectivement à assurer la sécurité et le développement de l’enfant, à favoriser sa participation, à travailler en alliance avec le parent victime et à responsabiliser le parent violent, constituent un changement de paradigme dans l’évaluation et l’intervention auprès des familles dans les services de protection de la jeunesse au Québec. Le modèle PEVC s’éloigne des tendances à invisibiliser le parent violent et à blâmer, responsabiliser et punir le parent victime pour la situation de compromission. Pour ce faire, le modèle encourage les intervenant(e)s à mettre le schéma de comportement du parent violent au centre de l’analyse et à favoriser la création d’une alliance avec le parent victime dans l’objectif d’assurer la sécurité de l’enfant. Le modèle PEVC met également de l’avant l’importance de promouvoir la participation de l’enfant, afin qu’il soit davantage protégé et considéré. Même si ces principes sont cohérents avec ceux de la Politique d’intervention en matière de violence conjugale (1995) et les recommandations récentes de la Commission Laurent (2021b), des efforts soutenus sont nécessaires pour les actualiser dans les services de protection de la jeunesse. En ce sens, le modèle PEVC constitue donc une avenue potentiellement prometteuse.