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La notion d’épreuve proposée par Martuccelli (2010a) liée à la thématique des parcours de vie (Elder, 1995 ; Gaudet et al., 2013) est centrale dans l’évolution de ma réflexion sociologique sur les manières dont des populations déjà vulnérabilisées par diverses conditions de vie (pauvreté, migration, isolement) font face aux épreuves survenant dans leur parcours de vie. Ayant connu dans mon entourage proche des personnes vivant des situations de vulnérabilités sociales multiples, j’ai été exposée et sensibilisée à la stigmatisation en regard d’une responsabilité injustement attribuée aux individus, dans un contexte d’inégalités sociales qu’intuitivement je ressentais comme structurellement produites. De cette connaissance intuitive ancrée dans mon expérience personnelle, mon cheminement intellectuel s’est imprégné de notions sociologiques qui ont permis de donner du sens à ce ressenti et, en ce sens, elles constituent le fondement de mes ancrages et de mes déplacements théorico-méthodologiques, ceux-là même qui font l’objet de cet article.

« Ma » sociologie s’ancre dans ce que l’on nomme la deuxième modernité décrite en termes de succession de crises mondiales et d’enjeux sociaux structurellement produits dont la résolution incombe pourtant aux individus (Martuccelli, 2010 ; Otero, 2013). Ces enjeux se manifestent dans les parcours de vie par une multiplicité d’événements (perte d’emploi, de logement) et de transitions (divorce, migration) qui mettent régulièrement à l’épreuve les capacités des individus et leur résistance à rester membres de la société (Barrère et Martuccelli, 2005 ; Bauman, 2006 ; Beck, 2008 ; Ehrenberg, 2004 ; Martuccelli, 2004 ; 2006 ; 2007 ; 2010 ; 2017 ; Otero, 2003 ; 2012 ; 2013) que je souhaitais saisir au travers des dynamiques relationnelles contemporaines. Cet article relate les étapes de mon raisonnement sociologique sur ces dynamiques, à savoir un va-et-vient entre expérience personnelle et mobilisation d’outils intellectuels.

Ainsi, lors de mes travaux de maîtrise, j’ai tout d’abord mobilisé l’analyse des réseaux sociaux pour rendre compte des rapports sociaux d’inégalités à l’oeuvre dans les parcours de vie de personnes vivant de l’aide sociale au Québec, avec et sans logement. Me fiant, d’une part, aux expériences vécues dans un environnement HLM par des personnes de mon voisinage et, d’autre part, aux observations faites, à ce moment, d’événements durant lesquels l’entourage semblait jouer un rôle décisif, je cherchais à identifier ce que serait un réseau-type de relations permettant de faire face à l’épreuve de l’itinérance. Devant les constats émanant de ce premier terrain, où j’ai pu voir que des relations sociales pouvaient aussi avoir des effets négatifs lors des épreuves dans les parcours de vie, un requestionnement, de l’a priori qu’un réseau social est nécessairement aidant, s’est amorcé dans ma réflexion sociologique.

Au moment d’aborder mes travaux de doctorat qui portaient sur les parcours migratoires de familles originaires de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie installées à Montréal depuis moins de 10 ans, un élément conceptuel manquait pour saisir toute l’importance d’une épreuve aussi bouleversante que la migration. Étant descendante d’immigrant.e.s d’Algérie en France et ayant vécu moi-même l’immigration au Québec, c’est autour de la notion de bifurcation, qui bouleverse simultanément l’ensemble des trajectoires résidentielle, professionnelle, relationnelle et identitaire que je poursuivis mes recherches (Deville-Stoetzel et al., 2013). Dans la foulée de l’idée de bifurcation, mais aussi des données de mon terrain, une nouvelle approche s’est révélée, portant sur le rôle des relations sociales dans les processus de re-construction identitaire mis à l’épreuve par la migration. J’ai alors mobilisé la notion de resocialisation pour rendre compte de la contribution identitaire des réseaux de relations.

L’analyse de réseaux pour rendre compte des rapports sociaux d’inégalités

La notion d’épreuves dans les parcours de vie que j’ai combinée à l’analyse des réseaux sociaux est la première approche que j’ai mobilisée dans la recherche. Mon enfance en HLM a affûté ma sensibilité aux situations de vulnérabilités sociales complexes. J’ai été témoin et j’ai entendu des histoires d’événements ayant dramatiquement bouleversé la vie des personnes pour qui l’entourage pouvait jouer un rôle décisif. J’ai un souvenir affectueux d’une voisine ayant connu l’expérience de la rue au cours de sa vie qui nous avait raconté comment elle n’avait pas pu trouver refuge chez ses enfants, sa seule famille, lesquels s’étaient éloignés d’elle du fait de sa situation de pauvreté. C’était donc tout « naturellement » que, dans le cadre de mon mémoire de maîtrise[1] portant sur les parcours de vie de personnes vivant de l’aide sociale au Québec, je me suis intéressée aux réseaux de relations (Stoetzel, 2007 ; 2010).

Je trouvais dans la notion de pauvreté de Simmel ([1858-1918] 1998), combinée à celle de désaffiliation de Castel (1991), une manière d’aborder sociologiquement cette question selon une perspective interactionniste qui résonnait avec mon intuition de ce qui avait pu se produire dans l’histoire de ma voisine. Pour Simmel, la pauvreté constitue un processus de catégorisation sociale reposant sur une représentation collective inscrite dans des rapports sociaux ; il ne s’agit pas d’un « état » relevant de la responsabilité individuelle ou associé à des manques de compétences. Étant collectivement jugée inacceptable, la pauvreté entraîne alors un sentiment de honte d’appartenir à un groupe dévalorisé, renforce la tendance à l’isolement vis-à-vis des proches afin de dissimuler sa condition et contribue à leur rejet. Le concept de désaffiliation de Castel (1991) enrichit cette idée : la pauvreté résulte de la dissolution progressive du lien social plutôt que de celle des ressources de base.

Je percevais en l’analyse des réseaux sociaux un grand potentiel permettant de saisir ces rapports sociaux d’inégalités, mais surtout de les rendre plus visibles et concrets. La dimension structurelle de l’analyse de réseaux consiste à identifier et à représenter graphiquement la présence ou non de relation (la connexion directe ou indirecte entre les membres), la mise en commun d’informations et de ressources (Lemieux, 2000). Combinée à une approche de type parcours de vie impliquant divers éléments de la trajectoire sociale (scolaire, professionnelle, résidentielle, relationnelle) (Sapin et al., 2007) et événements (Gaudet et al., 2013), l’analyse qualitative complétait l’approche structurale des réseaux sociaux en prenant en compte aussi la qualité des relations. Cette perspective permettait une meilleure compréhension de l’évolution des processus d’affiliation et de désaffiliation dans le temps (Carpentier et Ducharme, 2005).

Mon hypothèse, dans la lignée des travaux de Hurtubise et al. (2000) portant sur l’itinérance des jeunes à Sherbrooke, était que la famille représentait le dernier filet de sécurité d’hébergement et de soutien avant la rue (Hurtubise et al., 2000). Ma prémisse s’ancrait dans une logique de contribution positive du réseau associée à la présence d’un capital social (largement documentée). Plusieurs postures (micro, macro et mésosociologique) quant à sa définition co-existaient (Burt, 1995 ; Fukuyama, 1995 ; Granovetter, 1983 ; Putnam, 1995), mais elles reprenaient et complétaient généralement la définition de « tradition structurelle » de Coleman, à savoir que le capital social constitue une ressource positive qui présente un intérêt pour l’individu et qu’il utilise afin d’atteindre un but (Coleman, 1988).

Mon analyse a bel et bien révélé des « liens aidants » de types familiaux mais aussi amicaux et institutionnels (organismes, intervenant.e.s) au moment précédant l’épreuve qui venaient confirmer mon hypothèse (Stoetzel, 2007 ; 2010). Parmi les bénéficiaires de l’aide sociale, les personnes qui vivaient une situation d’itinérance n’avaient pas un réseau suffisamment aidant contrairement à celles vivant en logement. Cependant, l’analyse a aussi révélé des liens conflictuels ou ayant une influence négative lors de l’épreuve. Ainsi, un burn out, la perte d’un emploi ou un divorce combiné à une configuration de réseau conflictuel avec la famille ou un réseau composé majoritairement de connaissances (moins proches que des ami.e.s) n’apportaient pas à la personne les ressources nécessaires pour faire face à l’épreuve, mais au contraire contribuaient à en accentuer les effets négatifs (Stoetzel, 2007 ; 2010). En retournant dans la littérature pour proposer des explications à ces résultats, je découvrais que le déplacement concernant la tendance positive largement attribuée au capital social, souligné aussi par Lévesque (2000), restait encore très peu exploré. Même si la plupart des auteurs relevaient l’existence des effets négatifs du capital social, il restait tout de même généralement mobilisé dans une perspective de contribution positive au parcours de vie (Lévesque, 2000).

Ainsi, tenter de saisir l’influence et l’évolution des relations dans mes premiers travaux a permis d’ouvrir à des éléments importants pour la suite de mes recherches, à savoir prendre en considération la composition structurelle (famille, ami.e.s ou connaissances) du réseau mais aussi la qualité du lien (aidant ou non) tout en portant une attention toute particulière au moment précédant l’épreuve. Le capital social négatif semblait influencer la manière dont les personnes appréhendaient l’épreuve et devenait, à partir de ce moment, un aspect à approfondir dans mes travaux.

Rapport au temps dans l’analyse des réseaux mobilisés lors des épreuves

Suivant ce fil, documenter le rôle des réseaux sociaux dans les parcours migratoires, dans le cadre d’une thèse, avait déjà germé en moi. Faisant partie de la deuxième génération d’immigrant.e.s d’Algérie en France et ayant vécu l’immigration au Québec il y a 20 ans, j’y voyais un espace d’analyse crucial alors peu exploré en sociologie de l’immigration. Je me rappelais ce moment de l’arrivée au Québec, au cours duquel, tout à coup, je ne connaissais personne et personne ne me connaissait. Et en même temps, une prise de conscience viscérale s’est imposée : décoder ce nouveau monde et m’intégrer pouvaient se faire sans rencontrer autrui. Au cours de ma formation spécialiséee en relations ethniques, racisme et immigration[2], deux approches ont influencé le développement de ma pensée sociologique : l’analyse des réseaux enseignée par Alain Degenne et celle des rapports sociaux d’inégalités proposée par Christopher McAll. Les autres notions que j’explorais en sociologie de l’immigration, à ce moment, abordaient abondamment les trajectoires et parcours d’insertion professionnelle et les formes de discriminations ; ces travaux ne s’attardaient que trop peu au rôle des réseaux dans les parcours migratoires. Après m’être initiée aux rapports sociaux d’inégalités et à l’analyse de réseaux pendant ma maîtrise, connaissant mon intérêt pour les questions migratoires, mon directeur de thèse m’a mise en contact avec Catherine Montgomery qui démarrait un projet de recherche intitulé Le projet Roman familial : familles maghrébines et projets migratoires[3]. Un des aspects de ce projet portait justement sur ce qui deviendra mon objet central de thèse : les parcours d’insertion de familles originaires de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie installées à Montréal depuis une décennie ; cela croisait aussi mon intérêt à mobiliser l’analyse de réseaux.

Ma thèse a ainsi débuté par le biais d’une analyse du rôle des réseaux sociaux dans les parcours d’insertion de 20 familles. Cependant, ma réflexion sociologique, amorcée dans mes travaux de maîtrise, m’amena à réfléchir conceptuellement à l’ampleur d’une épreuve aussi bouleversante que la migration, en prenant en compte le moment précédant l’épreuve, ce qui m’a menée à mobiliser la notion de bifurcation (Grossetti, 2004 ; 2006 ; 2010). Celle-ci renvoie à un changement majeur, soudain et durable de l’ensemble des éléments de la trajectoire sociale et se caractérise par un haut degré d’imprévisibilité et d’irréversibilité qui implique un rapport au temps (Bidart, 2006 ; Grossetti, 2004 ; 2006 ; 2010). Par la prise en compte des effets des imprévisibilités sur les parcours, la notion de bifurcation s’avérait prometteuse en regard des éléments liés aux phases pré-migratoires et migratoires (Deville-Stoetzel, 2022 ; Deville-Stoetzel et al., 2013).

Ainsi, les analyses réalisées dans le cadre de mon doctorat ont révélé que la famille jouait un rôle très ambigu au moment de la phase pré-migratoire et de l’arrivée dans le pays d’adoption. Un rôle, certes positif, tout en assurant un soutien sans faille au projet migratoire (hébergement, soutien financier, liste de contacts, etc.), l’analyse a cependant révélé la présence de conflits interpersonnels au moment de l’hébergement dans la famille aussi dans la phase pré-migratoire ; ces tensions étaient notamment associées à une situation connue de dépendance, d’une durée difficilement prévisible, liée à l’incertitude quant aux délais d’obtention du visa. Au moment de l’arrivée dans le pays d’accueil, l’analyse a révélé l’existence d’une pression de la part des hébergeant.e.s (famille et/ou ami.e.s) sur les nouveaux arrivants afin qu’iel.s acquièrent rapidement leur autonomie (Deville-Stoetzel, 2022 ; Deville-Stoetzel et al., 2013). Pour celles et ceux qui n’avaient pu être hébergé.e.s par de la famille ou des ami.e.s, l’arrivée au Québec a été décrite comme une « période dépressive » de tristesse et de solitude et pour une majorité, cela a été vécu comme une période d’errance durant laquelle iels sont allé.e.s à la rencontre de personnes qui les ont guidé.e.s dans la compréhension des nouvelles normes et de repères identitaires (Deville-Stoetzel, 2022) mettant ainsi des mots sur l’épreuve que j’avais moi-même vécue 20 ans plus tôt.

Ces sentiments d’isolement avaient également été révélés dans mon mémoire de maîtrise portant sur les trajectoires des personnes vivant de l’aide sociale. Même si des « liens aidants » existaient avant et après l’épreuve, celle-ci semblait associée à une absence de liens momentanée. Dans ce cadre, un certain isolement du réseau était expliqué par une volonté individuelle de se préserver – par fierté ou pudeur – de la réaction des membres du réseau familier, le temps de retrouver des repères (Stoetzel, 2007). Métraux (2011) explique que la transition représente le passage d’un monde à un autre où s’entremêlent des appartenances en deuils et d’autres en construction. J’allais également explorer intellectuellement cette explication identitaire qui résonnait avec le vécu de mon expérience migratoire et mes observations émanant de ces deux terrains.

Resocialisation identitaire, distance et proximité situative[4] avec autrui

Appréhender les dynamiques relationnelles à l’oeuvre dans les parcours migratoires m’a ainsi mise sur la piste de la dimension identitaire et de la notion de resocialisation (Berger et Luckmann [1966] 2014). Mais d’abord, revenons sur mon rapport à mon objet de recherche. Au moment de réaliser et d’analyser les entrevues, je découvrais, pour la première fois, l’effet miroir que le terrain peut avoir sur la chercheure, mais aussi sur la personne que j’étais. Les histoires que j’analysais résonnaient avec ma propre histoire, me révélant les raisons derrière ma propre immigration, à savoir la quête de soi, l’importance de se réaliser et de trouver sa place auprès des autres (Deville-Stoetzel, 2022) au-delà des assignations identitaires extérieures attribuées par le groupe dominant (Camilleri, 1990). Ainsi se révélait le lien entre assignations identitaires et dissonance permanente entre les mondes extérieur et intérieur (Camilleri, 1990 ; Leclerc-Olive, 2010) ; ces assignations mêmes, auxquelles je ne m’identifiais pas, qui m’ont amenée à immigrer au Québec. Je me demandais alors si cela avait pu être aussi le cas des personnes rencontrées dans le cadre de mes recherches, et je découvrais la pièce conceptuelle manquante à la dynamique interrelationnelle entre réseaux et identité[5] : la notion de la resocialisation. Ainsi, dans les cas de bifurcation (ici la migration), les individus doivent procéder à la déconstruction de leur réalité intérieure afin qu’elle coïncide avec le monde extérieur bouleversé, impliquant de remettre du sens sur ce qui arrive (Leclerc-Olive, 2010) ; ces processus de re-socialisation (Berger et Luckmann, 2014) mobilisant alors l’entourage dans la quête de nouveaux repères (Hélardot, 2010 ; Leclerc-Olive, 2010).

Pour la définir brièvement, on doit à la psychologie sociale une définition de l’identité ou conscience de soi qui se construit par le biais d’un processus d’identification dans les situations d’interactions avec autrui (G. H. Mead (2006 [1934]). Celui-ci s’amorce lors de la socialisation primaire et permet d’intérioriser les systèmes de sens du monde extérieur (rôles, positions, normes, comportements sociaux) médiatisés par l’entourage de l’enfant surtout représentés par les membres de la famille. Par la répétition et la généralisation des normes sociales, l’identification passe des proches aux « autruis généralisés » (ou société) marquant ainsi le moment de la constitution de soi par la coïncidence entre les mondes intérieur et extérieur. L’identité, naissant de cette dialectique, était, dans mon cas, en négociation permanente dans un contexte d’assignation identitaire dévalorisant les origines de la famille. C’est le moment de déconnexion avec mon entourage habituel lors de mon arrivée au Québec, mis en lumière par les concepts sociologiques mobilisés, qui m’a fait réaliser à quel point l’entourage pouvait être crucial pour faire coïncider les mondes extérieur et intérieur dans la constitution de soi (Berger et Luckmann [1966] 2014).

En effet, l’épreuve, s’accompagnant d’une invalidation identitaire, entraîne une étape de repli sur soi, sur les sources de la socialisation primaire (famille, communauté d’appartenance d’origine) et nécessite des processus de resocialisation (Berger et Luckmann, 2014 ; Dubar, 2010 ; Soulet, 2010). Cet aspect avait été abordé lors de mes premiers travaux auprès de la population vivant de l’aide sociale. La famille semblait jouer son rôle habituel de soutien dans les cas de maladie, dépression ou de problématique liés à la santé mentale ; elle était cependant absente au moment des autres épreuves comme la perte d’emploi et/ou de logement. L’arrivée d’un diagnostic médical semblait changer la perception de l’entourage quant à la responsabilité de la personne en regard de sa situation (McAll et al., 2010). Ce sont les amitiés ou les connaissances associées à la nouvelle situation qui permettaient de pallier le rôle aidant de la famille en assurant la diffusion de l’information, les repères identitaires et de soutien (Stoetzel, 2007 ; 2010). Ce constat, naissant du passage de la famille aux ami.e.s ou nouvelles connaissances au moment de l’épreuve, s’est davantage révélé lors de l’étude des parcours migratoires (Deville-Stoetzel, 2022).

L’entraide entre inconnu.e.s membres de la communauté d’appartenance est une tendance déjà rapportée dans la littérature sur les parcours migratoires (Abou, 2002). La resocialisation et les rôles relationnels de médiateurs (entre les anciennes identifications et les nouvelles), d’agents de reconnaissance et de validation de l’identité (Berger et Luckmann, 2014 ; Honneth, 2004 ; Métraux, 2011) a néanmoins révélé un rapport à l’entourage, davantage marqué par des distances et des rapprochements « situatifs » (Deville-Stoetzel, 2022) qu’associé à la nature du lien initial (famille, ami.e.s) (Degenne et Forsé, 2004). Ce rapport à l’entourage se matérialisait par des distances prises avec certaines personnes pouvant entraver le processus d’acquisition et de validation des nouvelles identifications et des rapprochements avec des personnes qui « sont déjà passées par là ». Ces personnes sont recherchées pour leur expérience, valorisée par les arrivant.e.s, à qui iel.s peuvent s’identifier en contexte migratoire. Même si la famille sur place était généralement perçue comme plus aidante, il semblait que les affinités créées en contexte migratoire allaient primer sur la nature du lien et les ressources habituellement attribuées à la famille (Deville-Stoetzel, 2022). Ainsi, les dynamiques relationnelles à l’oeuvre dans les parcours de vie au travers l’enjeu identitaire ont révélé un rapport à l’entourage moins clairement associé à la nature du lien (famille, ami.e.s) qu’à sa nécessité identitaire situative. Apparaît alors une ambiguïté qui va au-delà de la qualification positive ou négative du lien, celle-ci guidera mes réflexions futures.

Conclusion

Étudier les parcours de vie de populations vulnérabilisées par diverses conditions de vie (ici pauvreté, migration et isolement) m’a amenée à cheminer entre mes observations et mes expériences personnelles qui, mises en lumière par les sociologies mobilisées en regard de chaque situation étudiée, faisaient apparaître les caractéristiques sociologiques relatives à la manière dont les individus contemporains font face aux épreuves du changement. En effet, des liens intéressants apparaissaient entre des parcours de vie différents étudiés dans des champs distincts de la sociologie et le contexte de la deuxième modernité. De fait, celle-ci est marquée de transitions permanentes entre-deux-mondes et d’impermanence, rythmée par des incertitudes et une contingence qui mettent les individus à l’épreuve, rendant les stratégies pour y faire face rapidement dépassées et difficilement prévisibles (Barrère et Martuccelli, 2005 ; Bauman, 2006 ; Martuccelli, 2009 ; 2010b ; 2017). Le fait de regarder ce qu’il y avait de commun en termes d’épreuves plutôt que ce qui est différent m’a amenée à mobiliser des concepts qui dépassaient le cadre de ces différentes sociologies.

De cette hybridation théorico-méthodologique est ressortie une mise en évidence de l’influence des dimensions négatives dans le développement des relations lors des épreuves (McAll et al., 2010 ; Stoetzel, 2007). En ce sens, la mobilisation de la notion de bifurcation a révélé l’existence de relations sociales dont l’effet pouvait aussi dépendre du rapport au temps, que l’on soit dans la phase pré-migratoire ou migratoire (Deville-Stoetzel, 2022 ; Deville-Stoetzel et al., 2013). Enfin, mobiliser la notion de re-socialisation autour de l’enjeu identitaire dans les parcours migratoires a mis en lumière des épreuves où les repères sont constamment chamboulés nécessitant un rapport à l’entourage plutôt « situatif », et qui se matérialisait à travers des distances et des rapprochements liés à la nature du lien initial (Deville-Stoetzel, 2022). Le cadre conceptuel développé lors de ma thèse sur les parcours migratoires mobilisant bifurcations, identification, réseaux de relations et temporalité sera repris et approfondi lors d’analyse d’autres épreuves et parcours de vie. Le but étant de réfléchir aux interventions visant à soutenir les populations, déjà vulnérabilisées par diverses conditions de vie, au moment d’épreuves de nature différente.