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L’itinérance a été examinée sous plusieurs loupes dans les dernières décennies ce qui permet de mieux saisir sa complexité. Ne pouvant être expliquée que par l’absence de logement, l’itinérance est souvent décrite comme une expérience processuelle marquée par les ruptures institutionnelles, structurelles et personnelles (Greissler, 2020 ; Namian, 2012 ; Roy, 2013a). Historiquement, au Québec, les premières explications avancées parlaient surtout d’une itinérance masculine, urbaine et liée à des problèmes d’ordre moral (XVIIIe-XIXe siècle) ou psychiatriques (XIXe-XXe siècle) (Anderson, 1993 ; Aranguiz, 2000 ; Fecteau, 2004 ; Foucault, 1972 ; Geremek, 1987). Aujourd’hui, les plus récentes études montrent que l’itinérance prend plusieurs formes et visages et évoquent la grande diversité des expériences vécues (Bellot et al., 2017 ; Coté et al., 2023 ; Gravel, 2020 ; Latimer et Bordeleau, 2019 ; MSSS, 2022). Difficile à saisir pleinement et à définir, la figure de l’iceberg est souvent utilisée comme métaphore de ce que serait l’itinérance (Wellesley Institute, 2010) ; ce que l’on voit et ce que l’on sait est sans commune mesure avec ce que l’on ne voit pas et ne sait pas. Étudier le phénomène de l’itinérance, c’est aussi étudier des personnes et les réalités qu’elles vivent avec toute la complexité que cela peut induire. Cela nous amène parfois à les étudier comme tout phénomène social, c’est-à-dire à la fois comme des « autres » qui sont « insaisissables », car ce qu’elles vivent peut nous être étranger mais aussi comme des « autres » qui sont aussi « mêmes » puisque nous ne sommes pas hors de la société. C’est ce qui m’est donc toujours apparu comme un défi de la posture sociologique. Comment étudier des « autres » qui sont à la fois des « autres » et des « mêmes » ?

Dans cette contribution, j’examinerai donc ma posture façonnée par différentes influences disciplinaires : sociologie, travail social et plus récemment l’architecture. Cette posture est le reflet de l’approche interdisciplinaire abondamment valorisée dans les institutions universitaires, mais aussi interrogée dans le travail empirique de construction des connaissances. À cela s’ajoutent le questionnement entre les enjeux de la lutte à l’itinérance mis de l’avant dans le cadre des politiques étatiques et une démarche qui contribuerait à l’amélioration de la vie de ces personnes, sans prosélytisme, mais en partant de leurs paroles et de leurs expériences. Enfin, l’expérience du cadre institutionnel qui est le mien, le monde universitaire et ses règles, qui souvent supportent et favorisent mais aussi limitent et contraignent. Ces divers éléments ont traversé toute ma démarche de chercheure et la nécessité de composer avec cette grande complexité que présente l’itinérance s’est imposée dès le départ et continue à chaque étape de mon cheminement. Entre ouverture disciplinaire, bifurcation et repositionnement, ma trajectoire intellectuelle et celle de chercheure terrain en est le témoin. Je chercherai donc dans ce court texte à partager ces moments et temps marquant de ma trajectoire en partant de la sociologie et en faisant de nombreuses bifurcations.

Hésitations disciplinaires

La sociologie m’est toujours apparue comme une lunette disciplinaire féconde pour étudier l’itinérance, notamment parce qu’elle permettait de saisir l’ampleur et la profondeur de cette complexité, mais aussi parce qu’elle me permettait (pensais-je) de me tenir à distance du phénomène social que j’étudiais (Ingram, 2013). Les personnes en situation d’itinérance et le mode de vie à la rue me mystifiaient et m’attristaient. J’associais ces trajectoires de vie à la rue ou proche de la rue à une vie vécue dans la souffrance. Et de manière plus inattendue, j’avais l’impression que si je m’approchais trop des personnes en situation d’itinérance, j’allais vivre toutes leurs souffrances par procuration. Je préférais donc me réfugier dans une posture à distance.

Si l’on fait un pas en arrière et que l’on retourne au tout début de mes études en sociologie, j’ai toujours entrevu la richesse de cette discipline pour l’analyse des phénomènes sociaux. Mais pragmatiquement, les enjeux de l’intégration au monde du travail m’interpellaient tout de même, d’autant que j’étais fortement intéressée par la discipline du travail social et celle des sciences infirmières. Quelques éléments ont toutefois pesé dans la balance en faveur de la sociologie : 1) j’ai travaillé comme assistante de recherche au Collectif de recherche sur l’itinérance (CRI) durant mon baccalauréat. Et au fil des contrats de recension des écrits et de ma participation aux différentes étapes de la recherche, j’ai cumulé un savoir conséquent sur l’itinérance au Québec ; 2) d’un point de vue pragmatique, j’ai choisi de faire ma maîtrise sur les enjeux de l’itinérance puisque cela me permettait de mettre à profit les connaissances cumulées lors de mes travaux de recherche ; 3) mais surtout en choisissant de m’inscrire dans les thématiques du CRI, cela me gardait en sociologie (auprès de Shirley Roy, codirectrice du CRI et directrice de mon mémoire et de ma thèse). Cela m’éloignait donc des deux autres disciplines que je convoitais et qui représentaient un trop grand potentiel de rapprochement de ces « autres » auxquels j’associais beaucoup de souffrances. Par l’intervention médicale ou sociale, j’aurais eu à interagir au quotidien avec des personnes vulnérables, mais cela me faisait trop peur. La sociologie était idéale, car cela me permettait de me placer à distance de mes émotions et d’investir le terrain balisé de la recherche, jamais trop longtemps, ni trop proche des personnes en situation d’itinérance.

Les émotions ont de plus en plus de place aujourd’hui dans les sciences sociales (Brown, 2021 ; Grimard et al., 2021 ; Le Pain et al., 2020). Dans deux numéros dirigés sur le sujet, mes collègues et moi avons parlé du « affective turn » qui occupe la vie universitaire, autant dans la production de connaissances que dans la pédagogie (Clough, 2008 ; Grimard et al., 2022 ; MacDonald et al., 2021). Si l’on arrive de plus en plus à mettre à profit la présence d’émotions dans la pédagogie et la production de connaissances de nos jours, au moment de mes études et lors de mes premières enquêtes à la maîtrise (2004-2006) et au doctorat (2007-2011), je ne savais pas quelle place elles pouvaient occuper. Elles étaient surtout reléguées aux journaux de bord lors d’enquête terrain ou encore balisées pour éviter les biais (Amiraux et Céfaï, 2002 ; Weber, 2003). Puis, comme le fait de vivre de fortes émotions lors de mes interactions avec les personnes en situation d’itinérance constituait un enjeu personnel complexe, j’ai alors adopté la posture épistémologique du constructivisme. Elle me permettait de concevoir les expériences sociales sous l’angle de Berger et Luckmann (2018), c’est-à-dire une forme de construction sociale de la réalité. Cette posture permettait également l’éloignement des explications trop centrées sur le microsocial ayant tendance à devenir psychologisantes ou pathologisantes et, du même coup, de replacer certaines expériences dans un cadre plus large, un cadre explicatif macrosociologique en interrogeant la structure sociale ou encore un cadre mésociologique en interrogeant les communautés.

La réalité des terrains sensibles m’a toutefois rattrapée lors de mon enquête doctorale dans les refuges pour hommes en situation d’itinérance à Montréal (Grimard, 2011). J’ai été frappée de plein fouet par mes propres émotions, affectée par elles, presque noyée dans elles, mais également confrontée au fait de les comprendre. Je ne savais pas comment réagir face à des corps dégradés, des états de conscience parfois très altérés, des personnes dont le mode de vie est en contradiction avec les valeurs dominantes, activant des préjugés qui ont cours parce que l’on ne comprend pas ce que l’on voit et surtout que l’on se sent démunie devant tant d’injustice sociale.

C’est en tentant de comprendre ce qui m’affectait que je suis allée puiser dans d’autres disciplines et courants théoriques. C’est à partir là que j’ai pu travailler au développement d’une sorte de bricolage méthodologique et théorique qui m’a permis de ressaisir mon véritable objet de recherche : la dynamique qui se crée (et se recrée) entre une institution sociale, sa programmation et ses institués, c’est-à-dire les pratiques d’intervention qui sont déployées (ou pas) dans les refuges pour hommes en situation d’itinérance (Dubet, 2002 ; Meunier, Lambotte et Choukah, 2013). C’est là que j’ai découvert que la sociologie clinique me donnait les moyens d’interroger la posture à partir de laquelle j’analysais le monde autour de moi. C’est là aussi que j’ai découvert l’influence que peuvent avoir les affects, de même que les biais qu’ils peuvent induire. Si ma compréhension de la sociologie, à ce moment-là, m’a timidement donné certains moyens et certains cadres d’analyse pour comprendre les multifacettes de l’itinérance, elle m’a, dans tous les cas, servi de pivot et plus encore d’ancrage.

L’itinérance, entre la recherche et les politiques sociales, quelle rhétorique ?

Dans les sociétés démocratiques où la régulation sociale s’organise autour de politiques sociales, l’action publique cherche à réguler/régler ce qui est désigné comme problématique selon une diversité de facteurs : quelles sont les tensions sociales à l’oeuvre ? Qui sont les protestataires ? Quel parti politique est au pouvoir ? Qui sont les acteurs concernés ? Le problème est-il à l’agenda politique ? Comment peut s’opérer la mise en oeuvre d’une politique sociale (Hassenteufel, 2011 ; Lascoumes et Le Galès, 2018) ? C’est à la lumière de ces éléments que s’examine le phénomène de l’itinérance au Québec. En l’absence d’une politique spécifique, l’itinérance était vue, jusqu’au début des années 2000, comme un problème social dont les diverses réalités et responsabilités relevaient de divers ministères (Roy et Hurtubise, 2007). Cela a mené à la fragmentation des services et des pratiques d’intervention cherchant à répondre aux besoins des personnes. Relevant à la fois d’un cadre institutionnel relié à la santé et aux services sociaux et d’un cadre communautaire, les actions ne se situaient pas au même niveau : l’un se centrait sur la responsabilité individuelle et l’autre revendiquait la responsabilité collective du problème posé par les situations d’itinérance. Devant cette fragmentation des services et son efficacité relative, une réponse globale a été réclamée (Côté, 2012 ; RSIQ, 2006 ; Roy et Hurtubise, 2008). Celle-ci est apparue en 2014 avec l’adoption de la première politique nationale de lutte à l’itinérance, couplée à un plan d’action, coordonnés par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS, 2014a ; MSSS, 2014b).

Dans ce contexte sociopolitique cohabitent différentes perspectives de l’itinérance et une diversité de solutions qui peuvent y être apportées. Que ce soit sous un regard microsociologique centré sur les besoins, les droits, les visages, les trajectoires de l’itinérance ou dans une perspective macrosociologique posant le phénomène en lien avec les enjeux institutionnels et structurels qui le circonscrivent (Laberge, 2000 ; MSSS, 2022), émergent des propositions de réponses de nature individuelle ou globale. Mais sur le terrain, cette double conception divise. De fait, une grande diversité de pratiques d’interventions en itinérance est déployée dans les divers secteurs d’activités (Roy et al., 2006 ; Roy et Grimard, 2015). Entre les tensions dans l’ordre social, les tentatives de régulation de l’action publique et l’élucidation, à travers la recherche sociologique, des processus sociaux à l’oeuvre, les temporalités sont discordantes et la séquence anticipée s’exécute rarement dans cet ordre. L’itinérance étant complexe, il est parfois difficile de savoir ce qui génère des tensions sociales, qui a la responsabilité de les réguler (et s’il faut les réguler) et comment y arriver.

Ce que la recherche a toutefois démontré c’est qu’au Québec, les personnes en situation d’itinérance sont souvent perçues comme celles qui dérangent l’ordre moral et l’ordre public, notamment parce qu’elles ne correspondent pas ou n’adhèrent pas aux valeurs véhiculées dans nos sociétés contemporaines : avoir un travail salarié ou en chercher activement un ; avoir un domicile fixe possédant quatre murs « en dur » ; être une personne autonome (Aranguiz et Fecteau, 1998 ; Bellot et al., 2021 ; Castel, 1995 ; Dubet, 2002 ; Farge et Laé, 2000 ; Fecteau, 2004 ; Grimard et al., 2023 ; Margier, Bellot, Morin, 2014). Ces personnes, et ces écarts à la norme, ont donc été et sont visés par les pratiques d’intervention sociales, médicales, judiciaires, etc., cherchant à les influencer quant à leur rapport aux valeurs centrales de la société. Et comme tout bon sociologue le fait, il est facile de questionner l’adhésion à ces valeurs et de percevoir parfois cette adhésion comme une injonction normative (Gaudet et Turcotte, 2013). Et il est encore plus facile de questionner le fait que certains groupes sociaux soient davantage soumis à ces injonctions normatives lorsqu’ils sont perçus comme étant déviants (Becker, 1985 ; Loriol, 2017).

La construction des problèmes publics sur lesquels la société veut intervenir alimente les manières d’intervenir sur ceux-ci, de les évaluer ou encore d’examiner ces dynamiques. Influencée par ce contexte autant sur le fond que sur la forme, les enjeux priorisés et les modes d’organisation, j’ai longtemps cherché à savoir à quoi contribuaient les recherches que je menais. M’intéressant aux pratiques d’intervention destinées aux personnes en situation d’itinérance et à leur déploiement dans des institutions spécifiques (entre autres les refuges pour hommes itinérants), mais aussi à la question de l’accès vs la dépendance aux services permettant à ces personnes de survivre, j’ai longtemps tergiversé devant la posture à adopter qui préciserait de « là où je parlais ». Entre un devoir de neutralité axiologique, en prenant en compte ma sensibilité à ces questions fondamentales, et la construction de problèmes publics où je ne voulais pas être instrumentalisée, j’hésitais entre diverses voix à partir desquelles mes recherches pouvaient parler.

Embauchée en 2019 à l’École de travail social de l’Université de Montréal, ma posture hésitante a continué d’être mise à l’épreuve. En tant que toute nouvelle professeure, le (re)développement de ma programmation de recherche sur les questions de l’itinérance s’est produit dans un contexte légèrement différent de celui qui prévalait au moment de mes enquêtes à la maîtrise et au doctorat (entre 2004 et 2011). De plus, un séjour de cinq ans, effectué en Suisse entre la fin de ma thèse et le moment de mon embauche, m’a géographiquement et théoriquement éloignée des transformations en cours au niveau des politiques publiques canadiennes et québécoises. Celles-ci proposaient divers plans d’action favorisant les principes de la Nouvelle Gestion publique qui ont, de surcroît, gagné toutes les sphères de l’action publique (Demazière, Lessard et Morissette, 2013 ; Gaetz et al., 2016 ; MSSS, 2014b ; MSSS, 2021).

Ce tournant gestionnaire, pris par l’État québécois dans la foulée de la crise de l’État-providence où les financements publics ont été rationnalisés, devait surtout servir à des programmes sociaux performants et rentables (Bellot, Bresson et Jetté, 2013). Dans le contexte de la lutte à l’itinérance, le financement de l’urgence sociale, là où les personnes usagères étaient perçues comme immobiles, inactives et dépendantes des structures d’aide, ne pouvait plus se faire de la même manière : il devenait donc impératif de sortir les personnes installées dans les dispositifs d’intervention d’urgence (Simard, 2007 ; SPARC BC, 2007). C’est dans cette période que s’est développé le discours visant à « mettre fin à l’itinérance/ending homelessness » largement appuyé par le programme de financement Vers un chez-soi et le lobby pancanadien la Canadian Alliance to End Homelessness (Gouvernement du Canada, s.d. ; CAEH, s.d.).

La rhétorique entourant l’itinérance a donc grandement changé au cours des dernières années et cela avait pour effet que le développement de ma nouvelle programmation, en tant que nouvelle professeure, ne pouvait pas complètement se soustraire au discours visant à « mettre fin à l’itinérance ». Cela m’amenait toutefois à me poser des questions sans réponse : comment mes travaux peuvent-ils contribuer à mettre fin à l’itinérance ? Pourquoi, après tant d’années de recherches, de mises en place de mesures sociales et de pratiques d’intervention repensées et adaptées, il y a encore autant sinon plus de personnes en situation d’itinérance ? Ces questions s’inscrivaient aussi dans la période pandémique et post-pandémique qui ont fait voir différents aspects de l’itinérance qui n’avaient pas été identifiés auparavant ou du moins pas à ce niveau de gravité. Le nombre de personnes en situation d’itinérance a augmenté ; la complexité des enjeux vécus s’est exacerbée ; la crise des surdoses d’opioïdes touche durement les personnes qui vivent à la rue ; le manque de logements abordable est plus important que jamais ; l’inflation met une pression énorme sur tous les individus et de nouvelles populations basculent dans l’itinérance (Bellot, 2020 ; CCSA, 2021 ; CREBS, 2021). Comment peut-on, dans ce contexte, penser que l’on peut mettre fin à l’itinérance en utilisant les mêmes moyens, en avançant les mêmes arguments ?

Pendant des années, je n’arrivais pas à saisir ce qui m’agaçait tant dans cette rhétorique « de mettre fin à l’itinérance ». Lors d’une discussion avec un collègue, qui insistait sur l’idée que si l’itinérance est, pour certains, un « problème » social pour lequel on doit trouver des « solutions », je me suis rendu compte que cette vision nous enferme – et m’enfermait – dans la rhétorique des pratiques « probantes » qui doivent, pour acquérir une légitimité, s’appuyer sur des données probantes et produire des résultats probants. Pour suivre la logique « problème-solution », l’action publique propose des réponses à l’itinérance qui s’inscrivent dans des programmes ayant des visées précises et quantifiables (Namian, 2018 ; 2022). La recherche à travers la production et la mobilisation des connaissances doit aussi viser le même objectif pour être financée ou diffusée. Or, si l’itinérance peut être examinée comme un problème social auquel il faut trouver des réponses, elle peut aussi être examinée comme un phénomène social au sens d’un fait social, tel que l’entend Durkheim (Ouellet, Bernheim et Morin, 2021) Cette posture permet de se détacher de la binarité « problème = solution » pour tendre vers un autre type d’analyse qui permet la prise en compte de la complexité et du déploiement de modalités sociales adaptées permettant d’apprendre à vivre avec ce phénomène. Concevoir l’itinérance comme un fait social peut être choquant, si on la pense comme une fatalité ; mais pas si on la considère comme une réalité observable qui permet d’interroger la dignité humaine et les droits des personnes qui la vivent (Farha et Schwan, 2020 ; Leblanc et al., 2023).

Bifurcations dans le regard et dans l’action

Ma posture disciplinaire a de nouveau été influencée récemment par la découverte de l’architecture, en tant que science et pratiques, qui offre un potentiel de relecture de l’itinérance (Jouve et Lemarchand, 2016 ; Merton, 1949 ; Pable, McLane et Trujillo, 2022). Déjà à cheval entre la sociologie et le travail social, ma posture disciplinaire s’ouvre sur de nouvelles avenues, soit celles des pratiques d’aménagement. Avec des collègues d’Architecture sans frontières Québec (ASFQ), j’ai revu ma compréhension des tensions au coeur desquelles se situent les personnes en situation d’itinérance dans l’espace public, en examinant comment les pratiques actuelles d’aménagement peuvent invisibiliser ces personnes, voire les exclure, de la ville ou des environnements qu’elles fréquentent habituellement (Amster, 2008 ; Bélanger et Cameron, 2016 ; Margier, Bellot et Morin, 2014 ; Parazelli, 2021). Certaines pratiques de design, considérées comme « hostiles », ont comme objectif de dissuader, voire de déloger, les personnes en situation d’itinérance de l’espace public. Pensons, par exemple, à l’installation de structures métalliques piquantes ou blessantes empêchant d’occuper certains espaces, à la présence d’accoudoir sur les bancs publics empêchant de s’y coucher, au retrait de la grande majorité des bancs dans les stations de métro ou encore aux pratiques d’aménagement qui gentrifient rapidement des quartiers. Ce que ces pratiques de design hostiles permettent de voir en filigrane, ce sont des conflits d’usage, opposant les personnes en situation d’itinérance qui feraient un usage détourné du mobilier urbain et de l’espace public, à une vision de l’usage du mobilier et de l’espace public plus temporaire, rapide, transitoire, qui ne se matérisalise pas dans l’occupation des lieux et encore moins dans une forme d’habiter ces lieux publics (Bellot et al., 2005 ; Bellot, 2021 ; Pichon, 2010 ; 2012).

En contre-pied à ces pratiques hostiles, mes collègues d’ASFQ et moi avons exploré des pratiques d’aménagement qui pouvaient être favorables aux personnes en situation d’itinérance, améliorer leur vie quotidienne et contribuer à leur bien-être. Si les architectes avaient les compétences pour questionner les pratiques d’aménagement et d’en proposer de nouvelles, moi, en tant que sociologue, je leur proposais un regard complémentaire provenant du champ de la sociologie et du travail social qui leur permettrait de saisir et de comprendre les expériences vécues de personnes constamment exclues des espaces sociaux valorisés. En mobilisant les théories sur la construction des problèmes sociaux, en déconstruisant les figures de « déviance » et les écarts à la norme, en examinant les pratiques d’intervention informées par le trauma et en mobilisant les théories sur les émotions, nous avons conjugué nos diversités disciplinaires en nous inscrivant dans le champ des recherches portant sur les interactions entre les personnes et leur milieu (Meiss, 2007 ; Moser et Weiss, 2003).

Nous avons mis sur pied un nouvel espace de réflexion en saisissant la question du design au prisme de l’itinérance, en créant le Collectif Architecture + itinérance. En partant de la définition de Moser (2009) sur le bien-être des individus comme étant la somme des satisfactions personnelles, des aspirations relatives à l’environnement, des conditions objectives que présente cet environnement, nous avons développé une programmation de recherche unique en cherchant des réponses à la mise à l’épreuve constante du bien-être des personnes en situation d’itinérance dans l’espace public.

Depuis mon entrée en poste, je me suis butée à quelques obstacles, particulièrement au niveau de la mobilisation et du transfert de connaissances produites dans la foulée de mes activités de recherche au sein du Collectif A+I. S’intéresser au bien-être des personnes en situation d’itinérance et chercher à comprendre comment y contribuer à travers diverses pratiques d’intervention sociale et de pratiques d’aménagement est fort intéressant et pertinent socialement. Mais cette approche s’inscrit mal dans la rhétorique « problèmes-solutions » et ne contribue pas directement aux pratiques visant à mettre fin à l’itinérance. Mes liens avec les positions étatiques et les programmes de subventions qui accordent une priorité au fait de mettre fin à l’itinérance sont donc ténus. Ainsi, ces dernières années, les appels à communications, à articles, à projets permettant d’obtenir des financements de recherche sur l’itinérance, au Canada comme aux États-Unis, doivent contribuer directement à atteindre cet objectif et démontrer : comment et en quoi le projet ou les résultats contribuent-ils à mettre fin à l’itinérance ? La logique gestionnaire m’a en quelque sorte rattrapée et mes données « non probantes », ne permettant pas d’alimenter la réflexion sur la performance et l’efficacité des dispositifs d’intervention en itinérance, et encore moins de mettre fin à l’itinérance, ne sont pas accueillies dans ces milieux.

Concrètement, au cours des dernières années, mes propositions d’articles et de conférences ont presque toutes été refusées. Si la sociologie offre des lectures déconstructivistes des rapports de pouvoir et des injonctions normatives en défaveur des personnes ayant une trajectoire de vie à la rue, elle n’est toutefois peut-être pas la discipline que l’on voit apparaître dans l’expérimentation artistique ou architecturale ? Ou si l’on renverse la question, peut-être que les bailleurs de fonds et les lieux de diffusion des connaissances n’ont pas encore compris tout le potentiel de cette sociologie en action (Nicolas-Le Strat, 2018). C’est ce à quoi je souhaite que mes recherches contribuent dans les prochaines années.

Repositionnement et recentrement de ma posture

Finalement, cette expérience, quant à la réception de mes travaux, m’a amenée à revisiter ma posture, l’espace occupé et la place que je veux y prendre. Je me suis recentrée sur mes choix fondamentaux et sur l’importance que j’accorde aux théories dites constructivistes et particulièrement celle formulée par Becker (1985) sur la construction sociale de la déviance. À travers cette lunette, il m’apparaît que « mettre fin à l’itinérance » se veut une tendance politique et gestionnaire légitime, mais qui constitue aussi une entreprise morale spécifique. Dès lors, j’ai pris conscience que ce n’est pas l’entreprise morale que je souhaite mener (Becker, 1985). Ces croisades et leurs entreprises sont, selon Becker (1985), une approche normative qui permet d’entreprendre une réforme des comportements et qui sert habituellement à réduire la transgression des normes

Cela mène par ailleurs à l’adoption de lois ou de mesures concrètes assurant la mise en place de ladite réforme. Dans le sens « beckerien » du terme, les personnes qui transgressent les normes d’un groupe sont considérées comme étrangères (outsiders) à celui-ci. Étiquetées comme tel, elles deviennent l’objet d’une « croisade » morale dont l’objectif, à travers un ensemble de programmes, est de réduire ces écarts à la norme. Cela se voit notamment par la multiplication des programmes de transition ou ceux de types « Logement d’abord » où l’insertion en logement de ces personnes est : 1) la priorité au détriment d’autres réalités et besoins qui caractérisent aussi la trajectoire d’itinérance ; 2) complexe à mettre en place au Québec et au Canada dans l’actuel contexte de crises du logement successives, couplé au non-renouvellement du parc locatif de logements sociaux.

Avec le temps, j’ai pris conscience que ma posture de sociologue au croisement du travail social précisait les contours de la place que j’occupe et à partir de laquelle j’examine les phénomènes sociaux. Cette interdisciplinarité choisie me permet d’apporter divers éclairages sur les tensions sociales existantes en cherchant à traverser les frontières normatives insider/outsider, tout en donnant la parole aux divers acteurs. Mon « entreprise morale » cherche donc, si tant est que l’on puisse la nommer ainsi, à éclairer ces tensions et à rendre audibles les voix trop souvent inaudibles ; ces dernières nous informant sur la manière dont on a construit certains phénomènes sociaux en « problèmes sociaux ».

Mon univers des possibles s’est étendu lors de cette rencontre avec l’architecture (Dunne et Raby, 2013). Partant de la sociologie, en passant par le travail social tout en découvrant le monde de l’architecture, ce parcours interdisciplinaire est devenu, chez moi, un processus itératif et créatif qui me permet de provoquer de nouvelles conversations, d’explorer des pistes autour du bien-être des personnes en situation d’itinérance, et ce, dans leurs rapports aux espaces intérieurs et extérieurs. La rencontre du monde de l’architecture m’a permis de déplacer mon regard sur les manières normatives d’habiter et de concevoir d’autres rapports à l’espace et d’autres manières d’habiter une ville, même dans une forme de non-ancrage dans un espace spécifique qu’est le logement (Grimard et al., 2023). Puis, mon inscription dans le travail social et le recours à des outils et des cadres d’analyse permettant de mobiliser une diversité de savoirs (experts, expérientiels, émotionnels, etc.) m’ont permis d’entendre des voix qui m’étaient jusque-là inaudibles et de les mobiliser en temps opportuns (Grimard et al., 2024).

La sociologie est mon alma mater disciplinaire, celle vers laquelle je reviens toujours. Si elle me donne les mots et les schémas explicatifs qui m’offrent sans cesse de nouvelles façons de voir, elle me permet aussi de raffiner et de renforcer mon plaidoyer envers les personnes en situation d’itinérance. Ce que la sociologie m’a aussi donné, c’est une (voire des) méthode(s) d’investigation. Chercher à lier théoriquement, épistémologiquement et méthodologiquement des disciplines et des manières de voir n’est pas chose simple. Cela dit, tout me ramène constamment à la sociologie. C’est elle qui me permet ultimement de me (re)lier aux autres, comme l’architecture et le travail social. La sociologie est et constitue, pour moi, une discipline pivot : elle est la base de mes démarches de recherche et d’analyse et c’est à partir d’elle que tout est possible, préférable, probable et plausible (Dunne et Raby, 2013).