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Les Cahiers de recherche sociologique (CRS) ont fêté, en 2023, leur 40e anniversaire. Depuis 1983, les CRS « publient des numéros thématiques ancrés dans l’actualité des enjeux sociaux et sociologiques contemporains » (Freitag, 1983). Dans un esprit de rencontre et d’échange autour de recherches menées au Québec et ailleurs, la revue a proposé (et propose toujours) de nouvelles lectures, a exploré des objets originaux, des thématiques en émergence et a osé des approches qui interrogent les frontières de la discipline. En quarante années de publication, les CRS se sont situés du côté du renouvellement. La revue a pris des risques et témoigne de la richesse des débats sociologiques au Québec. La ligne éditoriale privilégiée a cherché à transformer le regard, les pratiques, les discours sociologiques. Elle a ainsi reflété les enjeux et questions qui animent la recherche contemporaine, et notamment celle menée par la relève[1].

À l’occasion de cet anniversaire, le comité de rédaction a souhaité souligner la pérennité de la revue. Au fil des ans, plus de 70 numéros ont été publiés sous la direction d’une dizaine de professeur.e.s[2] du Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). La revue est l’oeuvre de sociologues d’horizons variés, qui ont collaboré et se sont succédé à la direction, comme au comité de rédaction et au comité scientifique. Inscrits dans l’air du temps et en phase avec les changements des modes de production et de diffusion, la numérisation de l’ensemble de la collection (2011)[3] et le passage en accès libre (2024) assurent une plus grande visibilité et une accessibilité facilitée. D’ailleurs, ce numéro spécial est le premier diffusé en accès libre.

Les objectifs et la démarche retenus

Dans ce numéro intitulé « Arrêt sur image : La sociologie repensée par de jeunes chercheur.e.s au Québec », les CRS voulaient innover. Et plutôt que d’opter pour un regard rétrospectif, certes très intéressant, nous voulions nous intéresser aux rapports que les nouvelles générations de sociologues entretiennent avec « la discipline » sociologique, « la pratique » sociologique ou « le métier » de sociologue. L’objectif n’était pas de dresser un état des lieux, ni de produire un bilan de ce qui a été fait, dit ou écrit. Nous avons plutôt tenté de donner à voir les modalités à travers lesquelles ces « nouvelles générations » prolongent, renouvellent et inventent la sociologie. En somme, nous avons choisi de mettre le projecteur sur leurs points de vue et leurs pratiques d’analyse du monde social et de ses mutations. Une sorte d’arrêt sur image, au sens d’un travail réflexif sur ce qui caractérise leurs démarches, objets, questionnements, méthodologies et ancrages théoriques.

La démarche ne favorisait donc pas un appel de texte autour de thématiques et d’axes définis à l’avance ; au contraire, c’est la diversité et l’ouverture qui nous intéressaient. Une contrainte a cependant été imposée pour la soumission des textes : détenir un doctorat depuis moins de 10 ans ; avoir été formé.e.s en sociologie et/ou exercer le métier de sociologue ; et pratiquer la sociologie ici au Québec. Ces critères visaient à brosser un portrait situé, ici et maintenant, sans se vouloir exhaustif. Les auteur.e.s ont donc en commun d’avoir cheminé dans l’univers de la sociologie, d’appartenir à la nouvelle génération de sociologues et de partager une connaissance et une expérience de la société et de la sociologie québécoises. Nous souhaitions ainsi nous pencher pour ce numéro sur la sociologie en train de se faire, actuellement au Québec.

Le contenu du présent numéro

Les dix textes rassemblés dans ce numéro sont de nature et de contenu très différents et pourtant ils se font écho, dialoguent. Même si leurs objectifs, leurs champs de recherche ou leurs objets se distinguent, les questions sociales et sociologiques investiguées ici s’inscrivent dans les débats scientifiques et sociaux de notre monde contemporain. En effet, leur contextualisation (formation disciplinaire, espace de professionnalisation, etc.) les expose à des influences parfois proches. Il n’est donc pas surprenant de constater que questionnements, approches, concepts, thématiques, théories, méthodologies se rencontrent partiellement et ponctuellement. C’est là le fil rouge de ce numéro, ce qui relie les textes les uns aux autres et traduit certains enjeux actuels de la recherche sociologique.

Ce qui marque la singularité des textes et de ce numéro par ailleurs, c’est la narration des trajectoires, des chemins empruntés et qui ont mené à construire le lien entre « histoire de vie » et « choix théoriques », en bref, les récits biographiques. Ces divers récits présentent des éléments de parcours : rencontres professionnelles, déplacements géographiques, découvertes théoriques ou surprises du terrain, mais aussi adversité et hasards de la vie ; de ceux qui influencent tant la trajectoire personnelle qu’intellectuelle. Le travail d’appropriation de l’objet de recherche, en regard des influences premières, puis des bifurcations et repositionnements qui s’ensuivent, qualifie de façon particulière les démarches exposées.

Parmi les dix contributions, certaines postures adoptées sont en continuité avec des héritages intellectuels tout en opérant des pas de côté ; plusieurs sortent des cadres pour se déplacer vers des terrains originaux et éclairer des angles morts ; d’autres, enfin, se positionnent en rupture avec les traditions et invitent au renversement du point de vue. Quoi qu’il en soit, ces travaux contribuent incontestablement au renouvellement de la sociologie. Ils se démarquent selon nous sur quatre aspects : l’originalité des approches et des terrains de recherche ; l’hybridation théorique ou la pensée à la croisée des champs thématiques et des disciplines ; le développement de postures épistémologiques de la co-construction ; l’exploration des méthodes d’enquête de proximité. C’est à travers ces quatre dimensions que les travaux présentés dans ce qui suit ouvrent sur de nouvelles perspectives dans la compréhension de notre monde.

Déplacer le regard : nouvelles approches, nouveaux terrains

Plusieurs textes se saisissent du développement de nouveaux paradigmes pour faire advenir des objets sociologiques inédits ou pour repenser des objets plus classiques.

Une thématique qui intéresse plusieurs textes de ce numéro renvoie à l’« injustice épistémique », en tant que produit de l’héritage colonial. Ces contributions remettent en question la prédominance accordée aux savoirs scientifiques produits en Occident moderne, au détriment des épistémologies des Sud et des systèmes de savoirs locaux et autochtones. Ces textes s’intéressent à des objets et à des terrains encore peu explorés par la sociologie au Québec : la souffrance psychique vécue par les descendant.e.s de l’immigration postcoloniale sud-asiatique (Hamisultane), les pratiques spirituelles de femmes musulmanes des communautés africaines (Traoré) ou encore le travail mémoriel lié aux injustices historiques (Rousseau). Fondés sur une approche décoloniale, ils repensent les enjeux propres à la sociologie du racisme et de l’immigration en resituant les effets du colonialisme non seulement au niveau de la construction des identités, mais aussi de la capacité concrète à se constituer comme sujet de connaissance.

Dans un autre registre, plusieurs auteur.e.s s’attachent à revisiter un des thèmes classiques de la sociologie : la déviance. Certain.e.s s’appuient sur ce paradigme pour explorer l’expérience sociale du quotidien de personnes autistes (Courcy) ou précaires (Deville-Stoetzel). D’autres s’efforcent de mettre au jour les mécanismes sociaux producteurs de déviance, à travers la judiciarisation des personnes déficientes intellectuelles (Ouellet) ou la construction de l’itinérance comme problème public (Grimard). Plus encore, ces textes explorent la complexité des dynamiques sociales dans lesquelles s’inscrit une part importante d’individus et de groupes sociaux marginalisés, exclus, criminalisés. Ils permettent en creux de saisir les contours de la normativité sociale contemporaine (historiquement opposée à déviance). Ces textes éclairent au passage les manières dont la définition de la norme subit une extension de ses frontières, à travers le développement du paradigme de la diversité. À un point tel que les catégories classiquement utilisées pour nommer des pratiques, des représentations et des rapports sociaux s’en trouvent bouleversées.

En filigrane persiste encore et toujours la normalité, une « catégorie silencieuse » qui, en étant abordée de front, permet d’interroger en continu « ce qui semble aller de soi » (Labrecque-Lebeau). Les catégories sociales dominantes associées à la « normalité » (masculinité, blanchité, hétérosexualité, etc.) occupent actuellement le devant de la scène et traversent plusieurs contributions de ce numéro. Les analyses dans ce domaine s’accompagnent d’une théorisation de l’entrecroisement des rapports de pouvoir basés sur le genre et le handicap, la race ou encore le statut socioprofessionnel. Les textes sur cette thématique s’attachent à décentrer le regard, en le déployant depuis les groupes minorisés, pour le pointer vers les systèmes de hiérarchisation sociale. En s’intéressant notamment au thème de l’humour comme vecteur de l’hétéronormativité en milieu de travail (Morand) ou à la division sexuelle du travail dans le monde agricole alternatif (Francoeur), il s’agit de mettre au jour des dimensions nouvelles ou jusque-là peu connues des mécanismes de (re)production des catégories sociales.

Tous les textes ont, par ailleurs, en commun de se distancer des approches trop centrées sur les structures sociales assigneraient une place à chacun.e, ou bien sur les acteurs ou actrices dont la position occupée serait le résultat d’actions individuelles. Les auteur.e.s de ce numéro ont plutôt tendance à pratiquer des jeux d’échelle, tenant compte à la fois des dimensions macro, méso et microsociologiques. Dans la foulée, certain.e.s s’intéressent à l’action et mobilisent notamment la notion d’épreuve, tout en invoquant les injonctions sociales et les conditions matérielles d’existence. Issue de la sociologie pragmatiste, la notion d’épreuve, à laquelle chacun.e est confronté.e, permet d’identifier les processus à travers lesquels l’individu se construit et s’adapte, mobilise des ressources, développe des stratégies de résistance. Au fil de ces trajectoires apparaissent tout à la fois l’histoire collective et le récit singulier dans une sorte d’« inter-monde » où ces deux dimensions sont indissociables.

À la croisée des chemins : décloisonnement et interdisciplinarité

La sociologie s’est historiquement développée dans la filiation de postures épistémologiques et d’assises théoriques dominantes qui ont, au fil du temps, été questionnées, donnant lieu à des luttes importantes dans l’espace intellectuel et universitaire. Les critiques adressées aux approches plus traditionnelles (monodisciplinarité vs pluridisciplinarité ; raisonnement hypothético-déductif vs inductif ou abductif, etc.) ont ouvert la voie à des manières « autres » de penser le social, et à des façons novatrices de pratiquer la sociologie. Plusieurs jeunes chercheur.e.s tendent à innover en ce sens, en décloisonnant les savoirs et les processus de recherche.

Certaines contributions font appel aux notions d’objet-frontière, de carrefour et d’interface. S’appuyant sur une littérature provenant de courants théoriques et de domaines d’étude diversifiés, les auteur.e.s évoquent les limites que présente l’analyse d’un objet circonscrit à un champ thématique (Deville-Stoetzel, Hamisultane, Morand, Francoeur, Labrecque-Lebeau, Rousseau). Ces textes invitent à repousser les frontières qui cloisonnent les champs thématiques, afin de saisir ces « entre deux », ces points de rencontre qui donnent à voir des dimensions de l’objet imperceptibles autrement. L’idée de « complexité », comme modalité d’appréhension des objets et de production de sens, est récurrente.

Cette démarche passe à travers différents procédés dont la construction d’un regard inter ou transdisciplinaire d’une part, et/ou celui de bricolage, soit l’hybridation théorique, conceptuelle, méthodologique, d’autre part. Malgré les questions et les critiques adressées à ces approches, plusieurs auteur.e.s les retiennent, en invoquant leur caractère dynamique pour la réflexion sociologique et en les envisageant comme autant de formes de résistances aux manières « traditionnelles » de produire du savoir (Courcy, Traoré, Grimard, Ouellet). Ainsi, ils et elles explorent les liens entre sociologie et anthropologie, travail social, architecture, psychologie par exemple, franchissant les frontières qui séparent les domaines d’étude, fragmentant artificiellement les objets de recherche. Ces remises en question impliquent parfois des pivots, voire des bifurcations, des changements de cap théoriques. De tels déplacements, « chemin faisant », bousculent ou renversent complètement l’angle à partir duquel on pense désormais l’objet ou la thématique de recherche.

Postures épistémologiques en (co-)construction

Une approche compréhensive, sans définition a priori, questionnant épistémologiquement et méthodologiquement le rapport au savoir, est un autre élément commun aux textes de ce numéro.

La lecture des phénomènes, la construction du savoir et la production du sens ne relèvent pas ici uniquement du ou de la sociologue. Au contraire, s’imprégner du terrain, porter attention autant à l’action observée et à la diversité des pratiques qu’à la parole individuelle ou collective, sont au coeur des démarches de recherche rapportées ici. La place prépondérante laissée à la parole des enquêté.e.s ne signifie pas la disparition des chercheur.e.s, on pense plutôt en termes de co-construction à travers des dispositifs adaptés aux différentes étapes de l’enquête. L’interdépendance entre savoirs scientifiques et expérientiels se pratique ici dans une sorte d’aller-retour constant, remettant en cause la hiérarchisation des savoirs (Traoré, Grimard, Hamisultane, Morand, Courcy, Francoeur). Une telle perspective exprime une volonté claire de parler de, avec ou à partir de, mais non sur. Si les manières d’y arriver et le rôle des protagonistes de la recherche ne sont pas toujours clairement explicités dans ces textes, cette posture est toutefois explorée par plusieurs.

Rejetant l’idée de neutralité, certains textes optent pour une épistémologie des points de vue (Morand, Traoré) ou de la sociologie clinique (Grimard, Hamisultane) sondant l’implication vis-à-vis du terrain ou de l’objet d’étude. Cette démarche réflexive vise à identifier les éléments « personnels », intimes participant de la production de la connaissance sociologique. Elle prend en compte certaines des émotions vécues, examinant la « part de soi » que nous renvoie le terrain et qui influence l’appréhension de l’objet d’étude. Ce « travail sur soi » permet de dépasser son rapport premier et souvent inconscient à l’objet, cherchant par là à éviter d’y projeter ses propres interprétations sans prise en compte du processus de recherche lui-même. Il s’agit ainsi de parvenir à inscrire une distance « objectivante » entre soi et le terrain.

Enfin, des démarches liant recherche et action et/ou intervention s’intéressent aux réponses à apporter aux problématiques sociales étudiées. Dans plusieurs travaux, la conduite de la recherche est orientée vers la mobilisation des connaissances et l’élaboration de pistes de solution. L’ambition n’est donc pas seulement théorique, il s’agit de désimbriquer recherche et action. Une telle approche force le regard en direction des institutions ou de l’organisation sociale en tant que telle, dans un objectif de transformation sociale. Concrètement, il s’agissait pour plusieurs de formuler des recommandations, de créer des outils d’intervention, de sensibilisation et de médiation (Grimard, Ouellet, Deville-Stoetzel, Francoeur, Labrecque-Lebeau, Courcy, Rousseau). Mais chaque lieu institutionnel offre une configuration singulière et un fonctionnement souvent invisible à l’oeil nu, qui exigent de réinventer constamment des manières sociologiques non seulement d’éclairer les enjeux mais de formuler des réponses adaptées. Un des défis consiste également à ne pas s’enfermer dans une quête de résultats probants mais sans réel potentiel transformateur. Le travail de chercheur.e est dans ce contexte en constante adaptation et négociation.

Explorations méthodologiques, au plus proche du terrain

Enfin, ces textes s’appuient tous sur des enquêtes de terrain, menées avec une variété de modalités de collecte de données, fondées majoritairement sur des projets de recherche qualitatifs.

Ce parti pris est cohérent avec cette volonté partagée de pratiquer une sociologie au plus près du terrain. La notion de proximité est mise au travail de différentes manières : entretiens libres, semi-directifs ou en groupe, observation participante, enquête ethnographique ou encore fouille d’archives institutionnelles in situ. Pour plusieurs, il s’agit de revisiter les méthodes existantes dans l’objectif de favoriser la participation des enquêté.e.s à la production des données et à leur interprétation (Rousseau, Hamisultane, Grimard, Morand, Francoeur). Leurs recherches se situent ainsi dans une logique de compréhension du sens donné par les acteurs et actrices, accordant une place centrale à leur récit, dans la construction du savoir sociologique. En étudiant de manière approfondie le lien entre récit et expérience, en conciliant la dimension intime et narrative, en adoptant une posture « d’écoutant.e », les chercheur.e.s prennent parfois le rôle de témoin plus que celui d’enquêteur ou enquêtrice.

Si la méthodologie de recherche est repensée par plusieurs, c’est au sens où chaque terrain force à revoir les manières habituelles de faire dans la discipline, plutôt que de chercher à inventer de nouvelles méthodes. Cela dit, le recours à de « nouveaux » outils de collecte de données (photovoix, technologies de communication, etc.) ou à des matériaux de recherche peu usités (visuel, textuel ou sonore, roman familial, etc.) a permis d’explorer autrement les objets de recherche (Courcy, Traoré, Hamisultane). Parallèlement, la multimodalité dans la collecte de données et la triangulation dans l’analyse sont autant de manière de proposer des éclairages pluriels et originaux (Ouellet, Labrecque-Lebeau, Deville-Stoetzel). En bout de ligne, ce que montrent ces travaux, c’est que faire le choix de la méthodologie qualitative implique bien souvent de remanier les outils de collecte de données, une fois sur le terrain et au cours du déroulement de la recherche. Aucune enquête n’étant tout à fait reproductible, il s’agit de développer des astuces pour constamment s’ajuster et moduler son dispositif d’enquête, afin de restituer au mieux le caractère unique de chaque terrain. C’est surtout là que se trouve l’innovation méthodologique des travaux présentés dans ce numéro.

Les textes qui composent ce numéro touchent, comme nous l’avons exposé, à une diversité de thématiques et d’approches, celles qui interpellent ces jeunes sociologues dans le Québec d’aujourd’hui. Il est cependant important de rappeler qu’ils ne constituent en rien un échantillon représentatif des trajectoires de cette génération, il s’agit plutôt d’un éventail constitué sur la base des propositions reçues et retenues par l’équipe de rédaction. Le numéro couvre une gamme évidemment restreinte des recherches menées actuellement en sociologie. Cette prise de parole semble toutefois fructueuse, car elle illustre à sa manière la vitalité actuelle de la sociologie. Elle mériterait d’être poursuivie, afin de souligner les tendances, les transformations et les ouvertures de la sociologie, ou plutôt des sociologies, pensées et pratiquées au Québec.