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Cet article présente une étude de cas de ce que la création et l’implantation de l’Universidad de las Artes del Ecuador à Guayaquil (UArtes) ont signifié pour l’hypercentre de la ville de Guayaquil. Il propose une analyse-synthèse des impacts et des contributions que l’Université a suscités dans la ville et, plus précisément, dans le périmètre urbain dans lequel elle se déploie. Presque 10 ans après la promulgation d’une loi[1] qui a ordonné la création et l’implantation de l’Université des Arts de l’Équateur (UArtes) au centre-ville de Guayaquil, cet article cherche à faire un bilan et un état des lieux du développement de ce projet innovant, lequel articule infrastructures universitaires et dynamique territoriale à travers les relations que l’université tisse avec le milieu culturel local.

La mise en oeuvre de ce projet universitaire public de grande envergure et jusqu’alors inédit dans l’écosystème de l’enseignement supérieur équatorien soulève de nombreuses interrogations  : quelle est la nature des relations développées entre les populations qui habitent traditionnellement le centre de Guayaquil et celles qui s’installent/transitent en raison du projet universitaire ? Sur quoi repose l’originalité du modèle éducatif de l’Université des arts et quel est son apport au système d’enseignement supérieur équatorien ? Comment la proposition de production artistique et culturelle de l’université dialogue-t-elle et s’insère-t-elle dans le champ culturel local ?

Pour aborder ces questions, l’article mobilise des informations extraites de sources primaires (archives universitaires, entretiens avec les responsables du projet) et examine les réglementations qui encadrent le projet. L’article s’appuie sur un corpus théorique critique multidisciplinaire dans le domaine des sciences sociales et des études culturelles. Parmi les principales catégories d’analyse, l’article fait référence de manière récurrente 1. à l’histoire et à la dynamique sociale de la ville de Guayaquil, 2. aux trois fonctions de la mission universitaire – enseignement, recherche-création et lien avec la société et 3. aux contributions, dialogues et tensions suscités par ce projet d’éducation artistique dans l’écosystème artistique local.

L’Université des Arts dans la ville

Guayaquil, son histoire et son hypercentre

L’« hypercentre » de Guayaquil est une zone à forte concentration de biens et de services, publics et privés, ainsi qu’un lieu de travail et de commerce. Des institutions publiques comme le ministère du Travail, l’Institut équatorien de sécurité sociale, la Corporation financière nationale, la Banque Centrale ainsi que les sièges sociaux d’institutions bancaires privées comme le Banco Bolivariano, le Banco del Pacífico et le Banco de Guayaquil sont quelques-unes des entreprises et organisations qui le caractérisent.

L’hypercentre se définit avant tout comme le coeur géographique d’une ville, caractérisé par une forte densité d’une population diversifiée, particulièrement le jour pendant les heures normales de travail, et une forte concentration d’activités économiques, culturelles et sociales. Dans le cas de Guayaquil, certaines caractéristiques spécifiques permettent de définir cette zone où se trouve aujourd’hui l’université des arts : 1. l’héritage d’événements historiques qui se sont déroulés dans ses rues; 2. le niveau élevé d’activités politiques, économiques et commerciales qui coexistent dans cet espace; 3. la valeur immobilière élevée de la zone, laquelle a récemment connu une tendance à la hausse.

L’hypercentre de Guayaquil abrite des monuments emblématiques, des sites historiques, des institutions politiques, économiques et culturelles et des quartiers traditionnellement touristiques (Sassen, 2001). Ces éléments renforcent le prestige et l’importance de cet espace en tant que représentation physique du pouvoir et de l’influence urbaine, bien que les élites de la ville vivent généralement en dehors de cet espace géographique. Dans un article, Jordi Borja et Zaida Muxi (2001, p. 115-116) soutiennent que « la ville est connue et reconnue par son centre [...], des espaces polysémiques, attractifs à l’extérieur ; multifonctionnels et symboliques à l’intérieur ». L’Université s’intègre ainsi dans cet espace pour y développer son action.

Le statut de port commercial de Guayaquil et son passé cacaotier et agro-exportateur, lequel a donné naissance à une bourgeoisie florissante et à un premier boom urbain entre 1880 et 1930 (Rojas et Villavicencio, 1988), ont eu une influence marquée sur la configuration du centre-ville. Cette période d’essor commercial a donné naissance à un système bancaire complexe, parallèlement à l’apparition d’industries et à la multiplication des activités tertiaires. À cette époque, le secteur central de la ville s’articulait autour de deux axes : le Malecón, l’espace de « dialogue » entre la ville et le fleuve Guayas, et, plus tard, l’avenue du 9 Octobre, le principal axe routier où se retrouvaient les activités administratives, financières et commerciales ainsi que les habitations de populations à hauts revenus.

Plus tard, dans les années 1960, les activités portuaires ont abandonné le Malecón et le centre pour se déplacer plutôt vers le sud de la ville. Ce mouvement correspond également à une désertion des zones résidentielles du centre, contrebalancée par une densification commerciale, sans que l’on assiste pour autant à une véritable revalorisation du secteur. Au contraire, « le Centre », comme l’appelle couramment la population, est alors identifié à un lieu impropre à la vie en commun.

La riche histoire navale et commerciale de Guayaquil se reflète dans l’architecture du centre-ville, caractérisée par la présence d’arcades. Cet élément architectural se présente comme un héritage des constructions rurales typiques alors qu’il permettait d’éviter les inondations, servait de protection pour les animaux de ferme et d’espace pour les réunions de famille. Dans le contexte urbain, le même élément architectural prend de nouvelles fonctions, soit celles d’utilisation de l’espace public devant les bâtiments. Ainsi, les arcades protégeaient les passants des vicissitudes du temps, mais aussi des entreprises et des boutiques s’y installaient. Selon Jorge Martillo, célèbre chroniqueur de Guayaquil, les arcades sont encore utilisées aujourd’hui comme espace de rencontres sociales, notamment grâce à l’installation de salles à manger et de magasins improvisés, ou encore comme cachette pour les délinquants, ou même de toilettes publiques (Santana, 2015).

Mosaïque de bâtiments patrimoniaux, siège de l’Université des arts

Palacio de la Gobernación

Photo : Ricardo Bohórquez

Biblioteca de las Artes

Photo : Ricardo Bohórquez

Edificio del Telegráfo

Photo : Ricardo Bohórquez

Centro de Innovación y Producción Mz14

Photo : Ricardo Bohórquez

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Ce modèle, celui de la ville avec ses passages couverts, existait avant le « grand incendie » de la ville en 1896, et a survécu au processus ultérieur de reconstruction, caractérisé par l’utilisation de matériaux « modernes ». Ce grand incendie a donné lieu à un processus de « rénovation urbaine » – mis en oeuvre par la nouvelle aristocratie de l’époque – où des architectes européens ont érigé des bâtiments de style néoclassique. Parmi les exemples représentatifs des bâtiments construits à l’époque, citons le palais municipal de Guayaquil (1922), la cathédrale de Guayaquil (1923), le palais du bureau du gouverneur (1923) et le bâtiment El Telégrafo (1924).

Cette infrastructure a toutefois connu son déclin au début du XXIe siècle, période coïncidant avec la crise politique et économique qui a touché le pays et qui s’est soldée par une grande débâcle du système financier équatorien.

L’université des Arts de l’Équateur a été créée dans le contexte politique de la « Revolucion Ciudadana » (RC), mouvement politique progressiste qui a rompu avec le modèle économique néolibéral qui prévalait en Équateur dans les années 1980-1990 et au début du XXIe siècle. La RC, à travers le gouvernement de Rafael Correa, a promulgué une nouvelle constitution, proposition doctrinale originale du « Buen Vivir », soit une conception alternative du développement[2]. En Équateur, la RC a représenté un moment de stabilité politique et économique – paradoxalement – dans un contexte de réforme institutionnelle basée sur les postulats du progressisme. Connus en Amérique latine sous le nom de « vague progressiste », les mouvements politiques progressistes ont été soutenus entre autres, à la fin des années 1990, par le gouvernement de Hugo Chavez au Venezuela, celui de Luiz Inacio Lula da Silva au Brésil et les présidences de Néstor Kichrner, puis de Cristina Fernandez de Kirchner en Argentine.

Cependant, dans le contexte local, la ville de Guayaquil ne s’inscrit pas dans cette logique politique renouvelée puisqu’elle était plutôt demeurée sous l’hégémonie conservatrice et néolibérale. En effet, trente ans de gouvernement municipal dirigé par le Parti social-chrétien ont plutôt maintenu le statu quo, privilégiant les intérêts du capital au détriment des droits sociaux. Dans le domaine de l’éducation, on a assisté à la multiplication d’universités privées élitistes, alors que dans le domaine municipal la période s’est soldée par une ville désintégrée, fragmentée dans laquelle les élus sont peu intéressés à la réalisation d’un espace démocratique (Andrade, 2006).

Infrastructures patrimoniales : réappropriation et re-fonctionnalisation

En 2013, lors de la création de l’Université des Arts à Guayaquil, est apparue la possibilité de développer des universités nationales à l’extérieur de la capitale (Quito); les campus universitaires étaient alors vus comme ayant un rôle significatif dans le développement des villes et des périphéries équatoriennes. En récupérant les bâtiments patrimoniaux de la ville, la création de l’Université des Arts a donné lieu à une réappropriation symbolique d’un environnement urbain essentiel à la dynamique historique et économique contemporaine du pays. Pour diverses raisons, les bâtiments anciens étaient dans un état d’abandon ou du moins en voie de dégradation, aggravant encore la crise urbaine, sociale et culturelle du centre-ville. Ainsi, récupérer ces bâtiments est apparu, dans le discours politique éducatif, comme un objectif de la réforme de l’enseignement supérieur. Leur incorporation dans le « Projet gouvernemental d’investissement Université des Arts » a donc signifié un changement dans la structure de leur propriété ainsi qu’une revalorisation du patrimoine architectural, confirmant du même coup l’importance sociale de la culture et des arts, non seulement à partir de leur fonction vitale et esthétique, mais aussi en tant que vecteurs de remise en question de l’hégémonie politique dans la ville et de recherche de transformation productive du pays.

Ainsi, l’Université des Arts s’est implantée dans 8 bâtiments répartis dans différentes zones du centre de Guayaquil : la Bibliothèque des Arts (ancienne Banco de Descuento, puis siège de la Surintendance des entreprises); le Centre d’Innovation et de Production MZ14 (ancien bâtiment patrimonial de la Banco la Previsora, puis de la Bourse); le bâtiment El Telégrafo (ancien siège du plus ancien journal du pays); l’ancien bâtiment du Servicio de Rentas Internas; l’ancien Palais du Gouverneur qui abrite les salles de cours, devenant ainsi le coeur même des activités pédagogiques, le bâtiment Tábara (anciens locaux de la Poste équatorienne); tandis que des espaces complémentaires abritent des salles de classe et des laboratoires dans le Musée d’Anthropologie et d’Art Contemporain (MAAC) et la Plaza de las Artes y Oficios (ITAE) dans le Centre Civique, au sud de la ville.

Ces bâtiments représentent un total d’environ 28 000 m2 restaurés et dédiés aux activités académiques, artistiques et de recherche. À cela s’ajoute le projet de récupération de l’ancienne prison municipale qui, si le plan stratégique pour le développement de l’université établi en 2015 se réalise intégralement, sera intégrée au service des activités universitaires. Par ailleurs, l’institution dispose de plus de 10 000 m2 pour les différents services offerts à la communauté, qui sont répartis entre les studios de son, la zone d’incubation des projets, la bibliothèque, la cafétéria et la zone de restauration, le Fab Lab, les espaces d’exposition et d’expression artistique et les installations sanitaires à usage public. Il convient également de noter qu’entre 2015 et 2019, l’UArtes a alloué un montant de 21,8 millions de dollars américains à la récupération des infrastructures.

Action artistique devant la façade du bâtiment principal de l’Université des Arts, Palacio de la Gobernación.

Photo : Archives institutionnelles de l’Université des Arts

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Cette organisation des activités universitaires en plusieurs bâtiments donne au campus de l’Université des Arts une configuration particulière qui se trouve ainsi entièrement ouvert à la circulation quotidienne de divers groupes sociaux (employés de bureau, vendeurs de rue, propriétaires d’entreprises, fonctionnaires, visiteurs nationaux et internationaux). L’absence de frontières marquant les limites du campus envoie un message important : l’articulation des arts et de la connaissance dans la vie quotidienne d’une ville peut devenir un moteur économique et une source de développement, indiquant également que l’université n’est pas dédiée qu’à ses étudiants et à son corps professoral, mais cherche à inclure l’ensemble de la population.

Il est donc nécessaire de privilégier une analyse stratégique de l’état du projet universitaire et de sa relation avec le territoire qu’il habite. Ainsi, les transformations qu’a connues l’hypercentre de la ville de Guayaquil, coïncidant avec l’implantation de l’université, s’inscrivent à l’opposé de la tendance dominante dans les centres historiques latino-américains, où, depuis les années 1980, on assiste à une dédensification de l’activité. Au contraire, à Guyaquil, on observe de nouvelles façons de ré-habiter le centre de la ville, en même temps que se réévaluent les biens immobiliers et que se développent des projets immobiliers que l’on ne voyait que dans les périphéries bourgeoises.

Caractéristiques de la migration universitaire

L’implantation de l’Université des Arts a signifié l’arrivée d’une population diversifiée dans le centre-ville de Guayaquil qui, tout en présentant des possibilités nouvelles, constitue également une menace au regard des phénomènes mondiaux d’embourgeoisement déjà largement connus. Cependant, en raison de sa diversité (sociale, d’âge, de nationalités) et d’intérêts culturels et artistiques variés, cet afflux de personnes représente une chance dans le processus de revitalisation de cet espace urbain qui était jusqu’alors caractérisé par une activité correspondant principalement aux heures de bureau.

La composition du corps professoral de l’université est très particulière, puisque ses origines sont multiples : il s’agit d’un regroupement de personnes provenant à la fois de Guayaquil, mais aussi plus largement d’Équateur et de l’international. Ces personnes sont spécialisées dans les domaines liés à l’art, la culture et les sciences humaines et répondent, de manière globalement cohérente, aux objectifs visés par la réforme de l’enseignement supérieur. De nombreux professeurs actuellement en poste sont d’anciens boursiers : grâce à l’une des politiques publiques les plus importantes en matière d’enseignement supérieur, entre 2011 et 2017, plus de 20 000 bourses nationales et internationales ont été attribuées à de jeunes talents dans le but de renforcer les secteurs productifs nationaux. Après avoir étudié à l’étranger dans les universités les plus importantes du monde, les boursiers devaient intégrer le marché du travail équatorien pour une période de temps correspondant à la bourse obtenue ; les jeunes sont donc revenus naturellement dans les universités équatoriennes. Dans la même perspective, certains professeurs sont venus au pays grâce à un programme de bourses pour chercheurs étrangers (Proyecto Prometeo) qui souhaitait attirer des « cerveaux » des quatre coins du monde, afin d’accélérer et de renforcer les processus d’accumulation et de transfert des connaissances.

Par ailleurs, l’intégration dans le corps enseignant d’artistes sans qualifications académiques, historiquement engagés dans l’éducation non formelle, est une autre des réalisations positives de l’Université des Arts. En effet, il n’existait pas, au moment de l’implantation de l’université, de formation artistique publique, ce que l’on nomme en Équateur le niveau trois (les études de premier cycle universitaire dans le système universitaire nord-américain) et le niveau quatre (les études supérieures de maîtrise et doctorat). Ainsi, un processus de reconnaissance sui generis des qualifications a permis à plusieurs artistes, dépourvus de diplôme qualifiant au départ mais ayant des expériences pertinentes, d’intégrer le monde universitaire. À titre d’exemple, notons l’intégration à l’Université des Arts de professeurs d’art de la ville de Guayaquil. Les enseignants actuels de l’Université des arts sont issus de 19 pays, dont l’Espagne, la Corée du Sud, la France, les États-Unis et Cuba, ce qui donne à l’UArtes des airs cosmopolites de diversité culturelle, à l’image de la population de Guayaquil, siège du principal port maritime de l’Équateur.

Étudiants en danse suivant des cours dans une salle artistique multifonctionnelle.

Photo : Archives institutionnelles de l’Université des Arts

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En 2021, les effectifs de l’Université des Arts comptaient des étudiants originaires des 24 provinces de l’Équateur : Azuay (5,27 %), Pichincha (3,82 %), Manabí (2,99 %), Cañar (2,88 %) et Los Ríos (1,83) étaient les plus représentées, en dehors de Guayas (71,6 %), la province hôte de l’université. Par ailleurs, l’université accueille aussi des étudiants de 15 autres pays, principalement d’Amérique latine. Cette population rappelle la diversité des vagues de migration liées aux activités commerciales et agro-exportatrices d’antan, bien que dans le cas présent, ce soit les arts et les universités qui génèrent ces mouvements.

L’Université des Arts de Guayaquil voit, dans cette pluralité et cette diversité d’origine socioculturelle, le signe de son identité contemporaine et une contribution à un projet qui alimente et nourrit en même temps le travail social et artistique de la ville. Comme nous l’avons indiqué, les bâtiments accueillent des étudiants et des enseignants issus de milieux différents, chacun ayant sa propre histoire et sa propre vision du monde. Ce scénario kaléidoscopique génère une dynamique d’enrichissement mutuel et ouvre la porte à la reconnaissance et à la propagation de nouvelles formes de connaissance, de recherche et de création, qui s’opposent aux visions généralement dominantes dans le pays. En ce sens, les valeurs fondatrices de l’université comprennent, entre autres, l’interculturalité, la pensée décoloniale, la liberté artistique, l’engagement social, l’inter et la transdisciplinarité.

Réforme du système d’enseignement supérieur : genèse du projet

L’Université des Arts, la réforme de l’enseignement supérieur et la transformation des structures de production

David Harvey (1973) décrit les villes comme des formations construites à partir de la mobilisation, de l’extraction et de la concentration géographique d’importantes quantités de surproduits socialement déterminés. Cette croissance soutenue génère une crise de suraccumulation, dans la mesure où le capital et le travail excédentaires produits dans une dynamique capitaliste ne sont pas rentabilisés par leur transformation en valeurs d’usage social (2004). Pour Harvey, il s’agit d’ouvrir de nouveaux marchés dans d’autres espaces, de nouvelles capacités de production, d’obtenir des ressources et des conditions de travail.

En ce sens, la création de l’Université des Arts à Guayaquil a été l’un des éléments constitutifs d’un projet politico-économique gouvernemental appelé « Stratégie nationale pour le changement de la matrice productive », qui visait à promouvoir la transition d’une économie basée sur les ressources primaires (principalement le pétrole) vers un système fondé sur la connaissance. La loi sur l’enseignement supérieur de 2010 a créé quatre nouvelles universités « emblématiques », qui devaient servir de pépinières à la mise en oeuvre de nouvelles alternatives de développement. Outre l’Université des Arts, on compte le projet d’université-technopole Yachayv, l’Université Nationale d’Éducation (UNAE) située dans le sud du pays dans la province de Cañar et l’université amazonienne IKIAM, dédiée au développement durable.

Le principal engagement national concernait le développement techno-scientifique par la création d’une université technologique expérimentale, dans une technopole appelée Yachay – la ville de la connaissance – qui, dans le discours officiel, permettait de penser à une nouvelle économie, basée sur la recherche d’une transition productive vers la spécialisation dans des secteurs à forte densité de connaissances. La proposition du gouvernement comprenait certaines positions basées sur le développement de biens communs de la connaissance et la remise en cause des principes hégémoniques de la propriété intellectuelle – notamment pour sortir de la logique du brevet industriel dans des secteurs essentiels au respect des droits humains et sociaux. C’est ce qu’on a appelé, « l’économie sociale de la connaissance ».

Cette stratégie politique contemporaine, la « Stratégie nationale pour le changement de la matrice productive » est apparue au même moment qu’un nouveau boom pétrolier et a tenté de corriger l’un des fondements d’une précédente politique de transformation productive des années 1970 : l’industrialisation de substitution aux importations (ISI)[3] appliquée par l’Équateur et d’autres pays de la région. Au début du XXIe siècle, à la différence des années 1970, la priorité a été accordée aux variables du renforcement des capacités de formation (éducatives) du « talent humain », politique qui s’est matérialisée par un investissement en science et technologie, lesquels sont perçus comme nécessaires au développement de nouveaux secteurs productifs.

Ce sont les axes fondateurs de la recherche d’un nouveau schéma de développement, qui – sans le savoir – s’inscrivent dans l’application de modèles linéaires de croissance endogène par le biais de la triade formation-recherche-innovation, généralement proposée à partir de la matrice théorique du modèle de la triple hélice (Etkwowitz et Leydesdorff, 1995). La principale caractéristique de cette théorie économique mainstream n’est pas éloignée de la logique économique productiviste – qui a été désignée par Bernard Stiegler (2020) comme la principale cause de l’entropie, et donc, la principale menace à l’équilibre planétaire à l’ère de l’Anthropocène. Dans sa mise en place en Équateur, à partir des fondements de « l’économie sociale de la connaissance », il faut néanmoins reconnaître quelques variantes hétérodoxes qui ont attiré l’attention d’autres pays et de plusieurs chercheurs internationaux.

Par ailleurs, le discours sur les industries culturelles et créatives, en tant que secteurs d’avenir, apparaît comme un élément innovant potentiel pour les économies déprimées d’Amérique latine. Ce constat a été instrumentalisé au cours de la dernière décennie par les organisations multilatérales et les gouvernements néolibéraux, qui le désigne désormais sous le vocable d’« économie orange ». Il convient toutefois de rappeler que cette expression peut être mise en parallèle avec celle « d’économie verte » née à la suite du sommet de Rio (1992). Cette dernière a généré la fausse illusion d’entrer dans une phase de nouvelles dynamiques économiques et productives responsables face à l’environnement. Rien de tout cela ne s’est pourtant produit. Et tout semble indiquer que les discours liés à l’économie orange s’inscrivent dans une dynamique semblable où les pouvoirs technocratiques mondiaux vident de leur contenu des idées intéressantes en leur donnant des étiquettes colorées. Dans ses fondements, l’économie orange, popularisée dans la publication The Orange Economy : An infinite opportunity (Buitrago et Duque, 2013), cherche à favoriser le développement des secteurs culturels et créatifs à partir d’une matrice d’entreprise et de marché. Dans le cas de l’Équateur, le début formel de ces politiques date de 2019 avec la mise en oeuvre du Plan Creative Ecuador (Cardoso et al., 2020).

C’est dans ce contexte et sur cette toile de fond que la conceptualisation et la mise en oeuvre de l’Université des Arts se donne de nouvelles responsabilités éthiques et de nouvelles formes d’interprétation de son travail, ce qui la situe aux antipodes de l’instrumentalisation de la culture au profit de la machinerie néolibérale nationale et régionale. En ce sens, analyser les fonctions de l’Université des Arts dans le contexte de sa création nécessite de dépasser le discours gouvernemental, disparu depuis la fin du deuxième boom pétrolier équatorien. En d’autres termes, cela implique également une réorganisation de l’approche des arts et de leur enseignement ainsi qu’une reconsidération de leur rôle dans le champ de la production de connaissances.

Si ce que l’on appelle « l’économie orange » vise à intégrer le domaine artistique dans l’appareil économique et productif selon un schéma à prédominance entrepreneuriale, il est clair que cette approche est moins respectueuse des droits culturels et de la diversité culturelle, inclus dans plusieurs accords internationaux, nationaux et locaux qui régissent les principes déclaratifs du développement de la culture en Équateur[4]. Par conséquent, il est nécessaire de s’intéresser au modèle éducatif de l’Université des Arts dans sa dimension politique, c’est-à-dire dans la manière dont ce modèle soutient la logique des droits établis, par exemple dans la Constitution de la République de l’Équateur, et par rapport au rôle que les pratiques et la production artistiques occupent dans les nouvelles possibilités de production de la connaissance.

Présentation d’art expérimental au cinéma du Centre d’innovation Manzana 14 de l’Université des Arts lors de l’Encuentro Minga Multimedia de Arte y Tecnología.

Photo : Archives de l’université

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La bataille pédagogique : la reconnaissance des arts comme producteurs de connaissances

Dans le domaine de la culture et des arts en Équateur, les processus de formation et de transmission des connaissances ont historiquement été négligés. Tout d’abord, l’éducation artistique n’a pas réussi à se développer sur le plan qualitatif ou quantitatif, à l’exception de quelques projets modernes. Parmi ces quelques exceptions, l’histoire de la création précoce du Conservatoire national de musique permet de mieux comprendre le statut qu’ont traditionnellement eu les arts dans la société équatorienne et qui a été modifié par la réforme qui a créé l’Université des Arts de Guayaquil. Par ailleurs, la création et l’évolution du Conservatoire national de musique confirment la place attribuée aux pratiques artistiques dans les débats sur ladite « construction de l’État » comme en atteste le récit du déroulement historique qui suit.

L’étude de la musique a été institutionnalisée sous le mandat du gouvernement conservateur de Gabriel García Moreno en 1870, avec l’intention de célébrer les valeurs de la patrie. À la mort de García Moreno, le Conservatoire sera fermé, mais, en 1890, le principal protagoniste du réformisme équatorien, le président libéral Eloy Alfaro Delgado, l’a refondé. En 1947, le président José María Velasco Ibarra a implanté une importante réforme en l’incorporant à la structure de l’Université Centrale de l’Équateur (UCE) – institution doyenne du système d’enseignement supérieur équatorien (Guerrero, 2023). On aurait pu croire qu’à partir de ce moment historique, la musique, et par extension les arts, allaient faire partie des fondements de l’avenir de la Nation, si l’on considère que les universités sont des espaces dominants dans la compréhension et l’organisation de la société. Or, ça n’a pas été le cas, car l’intégration du Conservatoire à l’UCE ne passera pas l’épreuve du temps. En effet, en 1970, sous la Junte militaire, le Conservatoire est de nouveau retiré de l’UCE, pour redevenir une institution autonome, indépendante du système d’éducation supérieure.

Ce récit doit être analysé sous au moins deux angles pour saisir la valeur attribuée par la nation à la pratique artistique : 1. En faisant du Conservatoire une institution indépendante du monde universitaire, on concrétise une distance nette entre la production des savoirs artistiques et les modalités de production et de gestion des connaissances scientifiques et technologiques, dont les universités sont les dépositaires au XXe siècle. 2. Dans cette perspective, la production artistique est conçue comme un élément exogène à la production des savoirs, dans la tradition de « l’art pour l’art », préconisée par l’esthétique idéaliste du XIXe siècle. En somme, la production des savoirs en Équateur s’observe à travers la scission du domaine scientifique et technologique, d’une part, et du domaine des pratiques artistiques, d’autre part, comme c’est le cas en partie en France où les écoles d’arts dépendent du ministère de la Culture et non pas de celui de l’Éducation nationale.

Du point de vue des politiques publiques, l’autonomie de l’éducation artistique révèle un système de connaissance dans lequel le sensible ne fait pas partie intégrante du projet moderne de l’enseignement supérieur. Plutôt que d’appréhender et de problématiser les relations entre arts, sciences et technologies, cette autonomie apparaît comme un outil de dislocation philosophique, par le biais d’une astuce administrative, qui cache l’une des significations les plus politiquement sensibles de la formation de l’identité en Amérique latine. Les effets sont majeurs : d’une part, s’enracine l’idée que l’éducation artistique est essentiellement différente de l’éducation « formelle » et, d’autre part, se forge une invisibilité du processus artistique, celui-ci demeurant absent du dialogue avec les autres domaines de la connaissance. Cela condamne les arts à une inertie en termes de gestion des ressources budgétaires. En raison des faibles ressources qui lui sont attribuées, l’enseignement des arts se maintient dans un isolement, condamné à former, dans des conditions pas toujours adéquates, quelques centaines de musiciens auxquels on offrira un titre universitaire dévalorisé dans la sphère économique des technologues, un titre inadéquat pour le développement professionnel.

Ce ne sera qu’en 2010, avec la réforme de l’éducation supérieure, que ce schéma historique sera révisé, ce qui mènera, entre autres, à la création de l’Université des Arts comme un élément substantiel du système des productions des connaissances. L’existence de l’Université des Arts a apporté quelques éléments novateurs au système d’enseignement supérieur. D’une part, elle a permis de repenser les standards homogènes d’évaluation de la production scientifique, basés sur la tradition épistémologique positiviste. D’autre part, le développement de l’université est intégré au récit de « l’économie sociale de la connaissance », un concept disruptif derivé du Plan national pour le bien-vivre, ce qui lui confère une complexité et une vitalité sans précédent dans la sphère universitaire équatorienne. De fait, la recherche dans le domaine des arts et la professionnalisation des artistes ne sont pas isolées dans leur champ disciplinaire. Ils sont plutôt des outils qui génèrent des relations entre différents champs de connaissances (politiques, scientifiques, technologiques, ancestraux) et servent en même temps à se questionner sur ce qu’est la recherche dans les arts et sur le rôle joué par les artistes dans la société contemporaine.

Ces questionnements ont eu un effet fondamental dans le renouvellement de la conception pédagogique mise en oeuvre à l’Université des Arts. Sur le plan épistémique, c’est à la fois dans la conception de ses unités académiques, dans le dialogue entre elles, dans le développement des programmes de recherche et d’extension de l’université depuis son ouverture officielle en 2015 que ces questionnements ont été incarnés. En effet, un système d’échange permanent entre diverses matrices de connaissances et de pratiques collectives a été configuré de manière à remettre en question l’éducation artistique conservatrice du XXe siècle et à opérer une ouverture réelle et active à de nouvelles formes d’action éducative au XXIe siècle. Les relations entre tous les acteurs de l’université ont été analysées, tandis que des échanges actifs ont été générés, à partir de logiques inter et transdisciplinaires, entre les sciences, les technologies, les sciences humaines et sociales, les connaissances traditionnelles et le patrimoine culturel matériel et immatériel. L’Université des Arts a reconnu cet échange créatif comme faisant partie de sa raison d’être : la transformation intégrale de la société.

Plus précisément, l’une des principales batailles menées en regard de la conception antérieure de la formation artistique a été d’obtenir la reconnaissance des particularités des processus de recherche-création, parallèlement à une compréhension du fait que l’acte même de la création artistique est lui-même le fruit de processus complexes de recherche. En ce sens, l’Université des Arts apparaît comme un acteur décisif dans le positionnement des pratiques artistiques comme productrices de connaissances et comme éléments organiques de la vie communautaire dans les imaginaires intellectuels et technocratiques. Cette approche s’étend concrètement, par exemple, aux projets communautaires, qui représentent une expression essentielle du modèle de recherche de l’université et de l’impact des arts sur la communauté. Ce modèle à trois composantes – recherche, création artistique et liens avec les communautés – évolue vers ce qui semble être non seulement un trait caractéristique, mais aussi un modèle pédagogique issu des politiques éducatives mises en place au sein de cette université.

Concert de l’Orchestre symphonique de Guayaquil dirigé par le professeur de l’Université de Floride Willard Kesling en résidence à l’Universidad de las Artes en 2022.

Photo  : Archives de l’Université

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Liens entre l’université et les milieux culturels

L’Université contribue à un écosystème artistique

Borja et Muxi affirment que « les espaces publics imposent un débat public » (2003, p. 51) ainsi que la participation des citoyens aux processus de conception, de production et de gestion de ces espaces. Pour cette raison, et dans le but de renforcer le tissu urbain, ils préconisent des politiques urbaines qui favorisent la mixité et l’hétérogénéité culturelle, sociale et fonctionnelle. La durabilité et l’utilisation sociale future de ces espaces communs dépendent alors de la prise en compte de différentes dimensions professionnelles, culturelles et sociales. Or, l’administration municipale de Guayaquil, dirigée par une équipe néolibérale entre les années 1990 et 2023, s’est toujours plutôt montrée encline à la privatisation des espaces publics. Alors, comment agir, voire exister, dans ces conditions (Andrade, 2006) ?

Le projet porté par l’équipe de l’Université des Arts peut être compris en regard de cette tension politique, notamment en ce qui a trait à sa conception et à sa gestion : les axes d’enseignement, de recherche et de lien avec la société ont servi de tremplin à son développement. Ainsi, sur la base d’une perspective qui transcende la simple élaboration de programmes de formation artistique, le projet vise plutôt une implication fondamentale dans les relations avec la communauté, l’espace public, la pédagogie et la recherche : « l’Université [des Arts] existe dans la salle de classe, l’étudiant est dans la salle de classe, mais aussi dans la bibliothèque, dans la rue, dans sa relation avec les autres. Cette université est un lieu qui re-signifie ces relations » (Noriega, 2015). À cet égard, l’Université des Arts à Guayaquil a inscrit à son agenda institutionnel trois projets incontournables qui permettent de mieux comprendre la portée de la politique culturelle et éducative de l’institution en relation avec l’espace de son action.

Le premier projet, la plateforme culturelle InterActos, Encuentros Públicos de Artes, a été conçu comme une classe ouverte, un « campus élargi » dans la ville et dans ses péripheries, et animée, de manière non hiérarchique, par des artistes, des étudiants et des gestionnaires culturels nationaux et internationaux. Sous le slogan « passer de l’individuel au collectif », ce festival culturel a fonctionné comme un laboratoire collaboratif visant à rendre visibles des pratiques artistiques et pédagogiques hétérogènes, au sens de ce que Rolnik (2011) appelle les « cartographies sentimentales », c’est-à-dire ce qui féconde « l’ici et maintenant » et non ce qui « devrait être ». InterActos occupe une place déterminante dans l’histoire de l’Université puisqu’elle constitue une cartographie vivante et critique, nécessaire pour identifier la pertinence d’un projet éducatif orienté par le besoin de générer des relations plutôt que des vérités absolues[5].

L’espace universitaire, dans la perspective de cette intervention, trouve sa puissance dans son caractère symbolique. En effet, le projet présente une dichotomie par rapport à une certaine vision de la ville : d’un côté se trouve la définition conservatrice du centre de Guayaquil, et de l’autre la vision « populaire » de la ville, c’est-à-dire la ville réelle, celle de la majorité de la population, qui existe, selon Edouard Glissant (2002), comme un archipel culturel, une géographie du visible et de l’invisible. Dans ce contexte, depuis sa création, l’université fait face à un dilemme fondamental : correspondre à l’espace installé par le statu quo ou déchiffrer les relations d’un espace-autre, un espace utopique. Rolnik (2011) identifie ce phénomène à partir de la tension entre la géographie et la cartographie : la géographie étant une pratique qui fixe la connaissance du lieu dans lequel nous nous développons, alors que la cartographie est une expérience du lieu dans lequel nous sommes. Par ailleurs, ce projet révèle aussi, et c’est là un point important, la tension entre le disciplinaire comme axe et parfois comme finalité du processus d’éducation et d’apprentissage (la fin justifie les moyens) et le chemin (les manières) que nous empruntons à travers l’expérience existentielle. En bref, les rencontres permises par la plateforme InterActos doivent être analysées davantage dans leur dimension humaine que dans un résumé quantitatif. Les subjectivités qui s’y manifestent deviennent ainsi un terrain propice au questionnement de la relation de l’objet institutionnel à ses finalités citoyennes.

Le second projet est l’Institut latino-américain de recherche en arts de l’Université des Arts (Instituto Latinoamericano de Investigación en Artes-ILIA). Celui-ci est apparu sur la scène de Guayaquil comme le principal lieu de réflexion théorique entre l’université et la ville, dans une atmosphère de débat où était questionnée la pertinence de la création de cette nouvelle institution publique. En effet, certaines voix liées à la scène locale des arts visuels ont remis en question la pertinence de la décision gouvernementale de créer une université des arts à travers la publication de l’essai Limpio, lúcido y ardiente : Artes visuales y correato(Ecuador, 2007-2017) (Kronfle, 2017). Le message principal de l’essai peut être résumé ainsi : Guayaquil n’a pas demandé une université des arts de dimension nationale et régionale; l’agenda culturel et artistique de la ville, géré depuis les sphères privées, à l’image de la politique urbaine néolibérale, y suffirait. Plus encore, pour l’auteur de cet essai, les possibilités actuelles du marché de l’art, alliées au système bancaire oligarchique, les vernissages dans les galeries privées, l’installation postmoderne d’art contemporain suffiraient... Ainsi, l’État, ou le secteur public, n’aurait pas sa place dans le champ culturel local, valorisé par les tenants d’une telle position pour son « autonomie » et pour sa « liberté ».

Indépendamment de l’appréciation faite de ces affirmations, nous pouvons convenir que l’espace d’échange des connaissances, et plus particulièrement des connaissances sensibles, est un objet de différends. Dans Le débat sur la recherche dans les arts, H. Borgdorff (2010) situe la question à au moins deux niveaux : le premier est lié aux institutions de l’enseignement, comme nous l’avons noté plus haut, alors que le second réfère plutôt à des aspects épistémiques, ontologiques et méthodologiques, comme traces de l’identité des pratiques artistiques. Au fond, le débat sur l’émergence d’une Université des Arts nous permet de constater que la question des arts, de l’esthétique et des connaissances liées est une question politique et en litige, tel que Rancière (2011) l’affirme. La dimension latino-américaine de cet Institut – fondé au moment même où se mettait en place l’Undergraduate School, première étape de la création de l’UArtes – permet de repenser la pertinence du projet éducatif et sa relation avec les espaces. Or, l’université se situe bien en Amérique latine, dans la ville de Guayaquil, ce qui implique un contexte culturel, économique, social et politique particulier; elle n’est pas, comme le voudrait et le promeut Kronfle (2017) et d’autres acteurs locaux, une ville « indépendante » ou « autarcique », comme le prétendent les discours nationalistes occidentaux du XXIe siècle.

Ainsi, les deux projets discutés jusqu’à maintenant sont révélateurs du positionnement de l’Université des arts en regard de la localité : d’une part, les rencontres publiques des arts – mise en place par InterActos – pointent vers des territoires locaux rendus invisibles et, d’autre part, l’Institut permet d’évoquer une conception historique de la spatialité de la ville à laquelle s’oppose l’action de l’Institut envisagée à la fois comme une responsabilité et une opportunité qui va au-delà du contingent et qui, par conséquent, donne de l’oxygène, en le complexifiant, au débat sur la pertinence de la politique publique d’éducation. Si ces actions ont leur importance d’un point de vue conceptuel, l’aspect le plus significatif est lié à leur « matérialité », tel que l’envisagent Deleuze et Guattari dans Capitalisme et schizophrénie (1980), soit comme un concept qui ne peut pas être compris indépendamment des processus et des relations qui le constituent. Le monde matériel est un réseau de connexions et de relations où les entités et les événements sont interdépendants. Par exemple, les Conférences internationales sur la recherche en arts, organisées par ILIA, convoquent des institutions de la région, des chercheurs de multiples origines géographiques, des artistes chercheurs invités à dialoguer entre eux et avec le public autour d’un sujet qui, par définition, peut sembler opaque, soit celui de la recherche dans le domaine artistique. Avec Rancière (2011), on peut soutenir que les rencontres de ILIA opèrent dans un espace vide, en le montrant, en énonçant, en permettant que la métaphore s’installe avec toute sa puissance philosophique pour dépasser les discours qui aplatissent tout, y compris le secteur productif et culturel (Freire, 1992, Echeverría, 2001), à l’abri de l’intérêt mercantile.

Le troisième projet significatif a été développé par le Plan stratégique de mise en place de l’Université des Arts, qui a intégré le Centre d’innovation et de production Mz14, comme l’un des piliers de la production artistique de la communauté universitaire. Ce centre se présente comme un antidote à la mercantilisation de l’éducation et de la production culturelle (García Canclini, 1997). Depuis son ouverture officielle en 2017, Mz14 s’est constitué en un tiers lieu dédié à la production et à l’exposition de projets artistiques, développant un agenda théorique et pratique. Le centre s’est ainsi engagé à relever des défis complexes pour accomplir efficacement son rôle dans la transformation intégrale et permanente du scénario culturel local et national. Entre 2017 et 2022, l’Université des Arts, à travers Mz14, a organisé 1914 événements en présentiel et 898 événements virtuels, avec une fréquentation de plus de 100 000 personnes en présentiel et 400 000 en virtuel. La contribution de l’université à la ville, et surtout à son environnement géographique, a majoré l’offre d’un programme culturel abondant et diversifié, ainsi que par une connexion avec les acteurs culturels de la ville. Il est certainement pertinent d’évaluer et de réfléchir à la relation entre la production universitaire et sa perméabilité dans la population locale.

Grâce à de telles pratiques, la communauté universitaire interroge les processus par lesquels les dynamiques universitaires et artistiques entrent en dialogue avec les préférences et les habitudes des populations locales et questionnent par la même occasion les relations entre ses activités universitaires et la programmation des espaces publics entourant le campus universitaire. Jusqu’alors, ces espaces étaient généralement caractérisés par des activités qui tendent à privatiser ces lieux et à préférer des contenus « franchisés », souvent liés au contenu audiovisuel associé à la « trash TV ». On peut citer comme exemple l’esplanade du Malecón del Río Guayas qui, à un pâté de maison du campus universitaire, reçoit environ 2 millions de personnes par mois.

À travers ces trois projets et bien d’autres, l’université contribue à changer l’image du centre-ville, traditionnellement associée à l’activité financière et commerciale pendant la journée et à la marginalité pendant la nuit : l’université se trouve ainsi en position d’imaginer une ville autrement ou véritablement intelligente. Cela réaffirme l’hypothèse que l’activité proposée par l’université a rafraîchi, tout en questionnant le territoire qu’elle habite en générant des dynamiques universitaires et artistiques qui servent de plateforme à la communauté artistique de Guayaquil. Ici, la contribution de l’université est au moins de deux ordres : elle favorise la visibilité du travail de ses membres, en raison de l’accès à de nouveaux publics, puis elle contribue à leur offrir des meilleures conditions de pratiques puisqu’elle assume le paiement d’un cachet aux artistes et aux gestionnaires culturels responsable de la production. Cela montre également l’engagement de l’université dans le centre de Guayaquil, particulièrement de sa relation d’ouverture envers la population qui la traverse, afin que ces activités fassent partie de sa vie quotidienne.

Cet engagement pourrait d’ailleurs se poursuivre puisque les projections de transformation territoriale de l’hypercentre de la ville, auxquelles l’Université des Arts pourrait participer, ont été amplifiées par l’ouverture de dialogues avec ses pairs universitaires et les acteurs culturels locaux. À ce chapitre, la signature d’une alliance stratégique avec l’Escuela Politécnica del Litoral constitue un défi de dialogue entre les sciences exactes et les disciplines artistiques pour l’établissement d’un corridor scientifico-culturel, qui soulève la nécessité d’établir de nouvelles économies basées sur la connaissance et la créativité.

Il convient de noter que cette situation, qui constitue sans aucun doute une opportunité pour les universités impliquées et pour la ville, nécessite une analyse à différents niveaux – philosophique, épistémologique et technique – afin de garantir l’adaptation du projet à son contexte territorial et démographique, et à son époque. C’est seulement au prix d’une telle analyse que les partenaires pourront éviter de tomber dans de faux imaginaires typiques des aspirations du capitalisme cognitif qui reproduisent les dynamiques cumulatives. Par conséquent, les fondements et la direction du travail doivent être orientés vers la production et la distribution sociale de la connaissance, sur la base de sa nature de bien public et librement accessible.

La symbiose entre le monde de l’éducation, la production artistique et la société

L’Université des Arts a conçu, dans la durée, un système de liens avec la communauté – qui correspond à la troisième mission universitaire – lequel lui a permis entre autres de déployer ses capacités auprès des organisations du quartier, des organisations populaires, des établissements publics de la province de Guayas et, de manière plus générale, du territoire national. La portée de l’action de l’université sur le territoire va au-delà de sa proximité : elle touche des zones éloignées du centre-ville, et c’est par l’impact généré par ces projets que l’université tente d’agir sur ce que plusieurs chercheurs ont défini comme un « territoire-archipel ».

Le travail de service à la communauté s’est concrétisé par des plans, des programmes, des projets et des activités de différentes natures. Ceux-ci sont liés à la formation continue, à la gestion de réseaux et de relations locales, en cherchant à respecter les particularités territoriales du lieu sans pour autant l’isoler des tendances globales. L’université s’est également impliquée dans des projets qui visent le développement, la production et la circulation de pratiques artistiques, créatives et de connaissances, de manière à favoriser la démocratisation et la construction collaborative de la connaissance, l’innovation socioculturelle et le renforcement des capacités collectives. Ces projets permettent d’augmenter le bien-être des populations impliquées dans le cadre d’un apprentissage réciproque et de dialogues de connaissance respectueux. Cela montre que les arts, loin d’être une simple discipline, constituent une plateforme idéale pour la production de connaissances qui dépassent les sphères académiques et formelles en permettant l’exploration et la transformation du monde et de ceux qui l’habitent.

Le Gamelan est un instrument traditionnel indonésien. Unique en son genre en Amérique du Sud, il a été cédé par le gouvernement indonésien à l’Université des arts afin de promouvoir les échanges artistiques interculturels.

Photo : Archives institutionnelles de l’université

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Certaines données confirment cette hypothèse : entre 2018 et 2022, 184 projets ont été développés avec environ 50 000 partenaires dans 11 provinces du pays. Ces initiatives partagent certains aspects décisifs, tels que la remise en question d’une vision paternaliste de l’éducation (l’université enseigne plutôt que d’apprendre), de la séparation entre les activités tenues sur le campus universitaire et celles tenues en dehors de ses murs (le campus n’est pas défini spatialement, c’est une idée-espace en construction permanente) et des relations de pouvoir lorsque la connaissance est appréhendée comme un vecteur hiérarchique. L’implantation de l’Université des Arts ne correspond donc pas au phénomène de la création d’une institution, mais plutôt à un processus authentique et complexe de dialogue des savoirs animé par la volonté de rompre – ou du moins de remettre en question – l’isolement traditionnel de l’académie conservatrice par rapport à son environnement et aux fondements de son existence.

Ainsi, en guise de conclusion à cette section qui décrit le développement de l’université, son implantation dans son territoire et sa relation avec les communautés, nous mobilisons une oeuvre d’un des professeurs de l’université, Cristian Villavicencio, exposée en septembre 2022 au Musée de l’Université de Louvain (Musée L) en Belgique. L’oeuvre, intitulée Myco Resilience Fiction, explore par le chromatisme et les ressources visuelles la relation symbiotique entre les champignons et les racines, et la manière dont ces connexions sont essentielles à la vie, car ces micro-organismes ont la capacité de vivre dans des environnements pollués, offrant ainsi un espoir pour l’agriculture durable et la décontamination des sols. Par ailleurs, et pour reprendre les termes de Villavicencio, elle révèle également la capacité des organismes, et par extension des personnes, à apprendre des autres formes de vie, de leurs modes d’organisation et de subsistance. Tout d’abord, on peut voir dans cette oeuvre une représentation de la relation entre la science et les arts, ainsi que la capacité de ces derniers à partager et à rendre visibles les résultats de la recherche par le biais d’expériences sensorielles qui transcendent les barrières d’accès que présente souvent le langage technique et scientifique. L’oeuvre est aussi une métaphore de l’interconnexion et de la relation que l’Université des Arts entretient avec son environnement cherchant à contribuer à la construction d’un scénario artistique solide et d’une scène locale résiliente et productrice de connaissances pour sa propre émancipation dans la ville.

Ainsi, une relation symbiotique émerge entre l’université et la ville : avec son centre-ville, avec sa scène artistique et avec ses populations, comme des champignons qui s’enracinent et peuvent contribuer à sa récupération. À l’image de l’oeuvre de Villavicencio, l’UArtes se présente comme un organisme aux membranes perméables, qui se nourrit à la fois de son propre cytoplasme et de l’environnement dans lequel il se développe. Par conséquent, c’est à travers l’interconnexion et la relation avec son environnement que l’Université des Arts cherche à contribuer à la construction d’un contexte artistique robuste et d’un scénario social résilient et producteur de connaissances pour sa propre émancipation.

Cérémonie de remise des diplômes pour la cinquième cohorte de 160 diplômés de l’Université des Arts en décembre 2022.

Photo : Archives institutionnelles de l’université

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Conclusion

La création et l’implantation de l’Université des Arts dans le centre-ville de Guayaquil apparaissent comme un élément perturbateur de différents systèmes : celui de la ville et de ses habitants, celui de l’enseignement supérieur et de ses logiques académiques, et celui du champ culturel et de ses hégémonies. En étudiant les diverses missions constitutives de l’université contemporaine (enseignement, recherche et liens avec la communauté), il est possible d’identifier les innovations proposées par ce projet universitaire.

L’originalité de la proposition pédagogique vise à rompre avec l’académisme eurocentrique hérité de la tradition artistique classique, en mettant en oeuvre un modèle éducatif fondé sur l’interdisciplinarité et le dialogue des connaissances comme base de la mission de transmission. Cette posture pédagogique inclut également la conception de projets sur le terrain comme mécanisme pour renforcer la pratique artistique et réaffirmer le lien avec les communautés, élément central à la mission de l’université. En effet, l’un des aspects à souligner est le dialogue et la complémentarité des dispositifs mis en place pour remplir simultanément les missions universitaires.

Outre l’enseignement, les deux autres missions, la recherche-création et le lien avec la société, s’illustrent par une forte présence de productions artistiques universitaires sur les territoires. La relation entre l’université et le milieu artistique local est complexe. Si, au début, certaines voix provenant de secteurs élitistes ont critiqué la création d’une université publique nationale, le temps a montré que les acteurs artistiques et la communauté universitaire (étudiants et enseignants) pouvaient faire front commun avec le milieu culturel local pour apporter des éléments novateurs qui ont permis de remettre en question les hégémonies et ainsi favoriser la diversité de la scène locale.

Cette action, associée à la dynamique créative de l’Université des Arts, s’inscrit dans le cadre d’une contestation politique qui vise à générer un nouveau scénario de développement alternatif pour l’Équateur, celui-ci étant basé sur une politique gouvernementale qui cherche à mettre en échec le modèle économique d’exportation des ressources primaires si caractéristique de l’histoire républicaine du pays depuis 200 ans.