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Qu’un simple virus puisse, à l’ère de l’Anthropocène, immobiliser pendant des mois les plus grandes puissances de la planète rappelle soudainement que la vie sur terre est le fruit d’une longue histoire complexe et dynamique où s’enchevêtrent matière vivante et non vivante, humains et non-humains, dans un équilibre toujours plus menacé par les velléités démiurgiques de la croissance industrielle. Ainsi, le surgissement de la pandémie causée par la prolifération du SARS-coV-2 remet de façon brutale la condition élémentaire de la vie sur terre de l’avant, soit celle d’une interdépendance entre les espèces et d’un enchevêtrement entre humains et non-humains. Les diverses hypothèses émises par les scientifiques autour de l’origine probable du virus attestent d’ailleurs clairement que les frontières entre nature et artifice, entre vivant et non-vivant, sont de moins en moins opérantes pour comprendre le monde actuel. Car si l’origine animale du coronavirus ne fait pas de doute, ce dernier aurait théoriquement pu surgir d’un organisme vivant ou tout simplement d’une boîte de Pétri. Loin d’être anodine, cette simple constatation soulève des enjeux profonds quant au rapport à la matière vivante portée par la transformation de la matière biologique en objet biotechnologique (Lafontaine, 2021).

Le point de départ de notre réflexion repose donc sur le fait que bien avant d’être l’objet d’une déconstruction intellectuelle en vogue dans les campus universitaires, la remise en cause des frontières entre vivant et non-vivant, entre nature et artifice et entre humain et non-humain est le résultat concret des développements technoscientifiques, plus spécifiquement des expérimentations biotechnologiques qui, depuis des décennies, ont profondément transformé notre façon d’appréhender le corps humain et l’ensemble du monde vivant.

Dans Par-delà nature et culture, l’anthropologue Philippe Descola (2005) nous a appris de manière magistrale que la « nature », comme concept abstrait et universel, est une invention récente de l’Occident, étrangère à la très grande majorité des sociétés humaines. Le naturalisme moderne se caractérise par un exceptionnalisme ontologique accordant à l’humain un statut unique et privilégié sur la base du dualisme sujet/objet. Bien que de façon très inégalitaire, la catégorie de « sujet » a, jusqu’à tout récemment, été réservée à l’humain, on commence à y intégrer timidement certaines espèces animales. Indissociable de la tradition humaniste et de la science moderne, le dualisme autorise toutefois à regrouper de manière indifférenciée la presque totalité des entités physico-chimiques, biologiques, techniques et culturelles sous la très vague catégorie d’objet, laquelle peut comprendre le corps humain et l’ensemble de ses composantes. Nous sommes encore bien loin, très loin même, d’avoir saisi toutes les conséquences du processus d’objectivation par lequel les êtres et les choses qui composent le monde deviennent des objets analysables, décomposables et manipulables à volonté dans un processus sans fin de production techno-industrielle. Alors que la déconstruction philosophique a permis depuis des décennies de remettre en question la figure toute puissante du sujet moderne comme maître et possesseur de la nature, la mise à disponibilité des « ressources naturelles » rendues possible par le processus d’objectivation semble, au contraire, s’étendre sans fin, englobant désormais une quantité toujours croissante d’organismes et de matière vivante. Malgré la prise en compte grandissante des limites et des conséquences environnementales engendrées par cette division arbitraire de la réalité, elle n’en demeure pas moins le fondement même de la connaissance scientifique et l’une des assisses premières de nos démocraties modernes.

Dépassant l’anthropocentrisme des sciences sociales, plusieurs courants théoriques ont entrepris, depuis le milieu des années 1990, de déconstruire l’exceptionnalisme propre à l’humanisme moderne, en reconnaissant la place fondamentale des « non-humains » dans l’édification d’un monde commun. Figurant parmi les pionnières de cette entreprise de déconstruction, la sociologie de l’acteur-réseau élaborée par Bruno Latour et ses collègues s’intéresse, à travers notamment le concept d’actant, à la place grandissante qu’occupent les objets sociotechniques dans les sociétés modernes (Latour, 2006, 2012). Cette mouvance théorique a le mérite de montrer que le monde est constitué de dispositifs d’interactions qui sont le fruit d’un assemblage complexe impliquant à la fois des acteurs humains, des espèces animales ou végétales ainsi que d’innombrables objets techniques. Loin de considérer les non-humains comme de simples composantes passives de la vie sociale, les travaux issus de ce courant sociologique leur accordent une véritable agentivité, c’est-à-dire qu’il les considère comme des agents actifs des systèmes sociaux qu’ils contribuent à façonner. Cette volonté de prendre en considération le rôle actif des non-humains dans la constitution des systèmes sociaux est désormais au coeur d’un récent courant de pensée, le nouveau matérialisme, qui a pour ambition de recentrer les recherches en sciences sociales autour de l’agentivité des non-humains et de leurs dimensions matérielles et environnementales (Coole et Frost, 2010).

Si l’intégration des concepts de non-humains ou d’autres qu’humains dans la réflexion théorique en sciences sociales s’avère, à notre avis, plus que nécessaire afin de penser les enjeux profonds du monde contemporain, il nous apparaît cependant tout aussi essentiel d’accorder une place particulière au vivant en reconnaissant à celui-ci une singularité qui lui est propre et en maintenant une distinction conceptuelle et théorique – et non pas ontologique – entre vivant et non-vivant. En ce sens, l’approche matérialiste que nous esquissons ici s’inscrit dans la poursuite du projet de remise en question du dualisme moderne fondée sur une prise en compte de l’ensemble des composantes matérielles (physique, chimique, biologique, sociale et technique) tout en s’éloignant de la logique d’indifférenciation épistémologique portée par le concept de non-humain et d’autres qu’humains. Avant de présenter l’approche matérialiste du vivant dont nous nous réclamons, il convient toutefois de bien situer notre point de vue et de contextualiser notre perspective critique.

Humain/non-humain : les impasses d’un découpage conceptuel binaire

Englobant indifféremment des espèces vivantes, des composantes biologiques et des artéfacts techniques, le concept de non-humain en vient à placer sur le même plan épistémologique un singe, une cellule souche embryonnaire et un téléphone portable. Cette indifférenciation procède, selon nous, du modèle informationnel, hérité de la cybernétique, qui tend à considérer les êtres et les choses selon le positionnement au sein du système social, conçu comme réseau d’information (Lafontaine, 2004). Visant à sortir du cadre étroit du binarisme humain/non-humain, le concept d’autre qu’humain participe de cette même logique d’indifférenciation qui s’avère problématique pour prendre en compte les enjeux matériels et environnementaux de la production des objets techniques issus du naturalisme. Ainsi, les diverses espèces vivantes (fongiques, végétales, animales, etc.) sont incluses dans la catégorie d’autre qu’humain au même titre que des artefacts techniques tels des robots ou les innombrables entités imaginaires qui peuplent les cultures humaines. En ce sens, le concept d’autre qu’humain accentue la logique d’indifférenciation qui rend problématique toute perspective critique sur la production industrielle d’êtres vivants et d’objets techniques. L’aplatissement ontologique sur lequel repose la volonté de reconnaître l’agentivité des autres qu’humains en vient paradoxalement à nier l’altérité des autres vivants que l’on confond désormais avec nos propres créations culturelles. Plusieurs questions épistémologiques fondamentales sont ainsi laissées en plan, par exemple : les défunts sont-ils véritablement autres qu’humains ? Ou encore, une cellule souche IPS est-elle autre qu’humaine ? Sans une définition minimale de ce qu’est l’être humain qui inclurait les créatures imaginaires et ses artefacts techniques, on en vient à considérer les propres productions des cultures humaines comme des entités autres dont l’agentivité s’impose de l’extérieur.

Nos réticences face aux approches fondées sur le concept de non-humain ou de d’autre qu’humain ne se limitent pas à la logique d’indifférenciation sur laquelle elles reposent, mais aussi sur la critique de l’anthropocentrisme que ces courants appellent de leurs voeux. À moins de se placer dans la position d’un pur esprit ou d’une divinité quelconque, l’idée de s’affranchir complètement d’une vision du monde centrée sur l’être humain ne semble pas tenir compte des limites cognitives de ce dernier qui ne peut penser qu’à partir de ces propres projections. Pour le dire simplement, si une critique de la posture anthropocentriste de l’humanisme moderne, particulièrement en ce qui concerne la question du vivant, nous apparaît essentielle, le concept même d’anthropocentrisme nous semble problématique. S’il s’avère selon nous impératif d’inclure les espèces vivantes et les objets techniques dans une réflexion sociologique globale, l’idée que l’on puisse s’extraire complètement d’une perspective anthropologique pour comprendre le monde relève à notre sens d’une pure et simple vue de l’esprit… humain. Loin de sortir du régime d’exceptionnalisme propre à l’humanisme moderne, le concept de non-humain contribue à perpétuer une logique dualiste en regroupant les artéfacts, les objets techniques et les autres espèces vivantes dans une même catégorie indifférenciée. On se retrouve ainsi à nouveau avec, d’un côté, les humains, et de l’autre, tout le reste des composantes du monde, qui ne sont définies qu’à la négative et sans que ne leur soit accordé un statut singulier.

Notre distanciation théorique à l’endroit des approches fondées sur la notion de non-humain n’est pas uniquement épistémologique, mais relève d’une posture également politique. En accordant une agentivité commune aux humains et aux non-humains, le modèle latourien contribue, comme l’affirme la sociologue Sheila Jasanoff, à un aplatissement des rapports sociaux qui mène théoriquement à une irresponsabilité généralisée en matière de développement technoscientifique (Jasanoff, 2015). Il ne s’agit pas ici de remettre en question la prise en compte de la contribution active des espèces vivantes et des dispositifs techniques dans l’édification du monde commun, mais plus simplement de rappeler que seuls les êtres humains ont le pouvoir de répondre politiquement aux énormes défis environnementaux, économiques, sociaux et culturels qui se posent désormais devant nous. Ainsi, bien qu’on ne saurait évidemment condamner la volonté de se détourner d’une conception trop anthropocentriste du monde et d’ouvrir les sciences sociales à la réflexion sur les entités non humaines – un décentrement qui nous semble d’ailleurs nécessaire –, l’avenue prise par certaines propositions théoriques pour faire avancer ce projet apparaît cependant pour le moins discutable, dans la mesure où elle s’accompagne d’une indifférenciation entre le vivant et le non-vivant. Si se préoccuper des entités et des phénomènes non-humains est une chose (Grusin, 2015 ; Houdart et Thiery, 2011), le faire en les envisageant comme un ensemble unifié, sans que la moindre distinction soit effectuée entre eux, en est définitivement une autre (Neyrat, 2016). S’il importe de réintégrer dans la réflexion la façon dont l’être humain entre en interaction avec les autres êtres du monde, il nous semble cependant essentiel d’effectuer une telle distinction entre les interactions impliquant des non-humains vivants et celles concernant des non-humains non-vivants. Car c’est précisément le rapport qu’entretient l’être humain avec le monde vivant qui se retrouve au coeur des enjeux liés à la crise écologique dans laquelle nous nous trouvons actuellement. Et si l’objectif est de ramener le vivant dans la réflexion des sciences sociales, il importe pour ce faire de le reconnaître avant tout en lui-même, pour lui-même et en ce qu’il a de particulier.

La question qui est soulevée à travers la critique de l’indifférenciation conceptuelle et théorique portée par le concept de non-humain est ultimement celle du réductionnisme. En effet, la pensée de l’indistinction se révèle souvent être une forme de réductionnisme excessif, radical qui, en cherchant à mettre de l’avant l’ensemble des êtres et des choses dans une visée teintée d’égalitarisme, leur dénie un statut particulier et ne tient pas compte de leur dynamique d’émergence, de leur temporalité et de leur histoire propre. Si l’on veut sortir des dualités absolues et mieux comprendre le monde, on n’a d’autre choix que d’aller vers un monisme ontologique qui, en postulant l’existence d’une substance unique, est forcément un réductionnisme. Nécessaire sur le plan ontologique, cette opération de réduction doit toutefois s’accompagner d’une prise en compte des particularités concrètes et des propriétés des différents niveaux d’organisation de la matière (physique, chimique, biologique, psychologique ou social). Or, telle que formulée dans le cadre du nouveau matérialisme, l’indifférenciation portée par le concept de non-humain comporte le risque de tomber dans un réductionnisme excessif qui ne permettrait pas de rendre compte de la diversité de formes et des propriétés de la matière qui composent la réalité. Contre une telle pensée de l’indistinction qui gommerait toute spécificité au vivant, il importe plutôt de reconnaître l’existence de différentes manifestations de la matière, et ce, dans le but premier de mettre en lumière, notamment dans le contexte actuel de la crise écologique, la particularité de la condition du vivant et, indissociablement, de l’action humaine.

Le nouveau matérialisme : une pensée de l’indistinction

Caractérisé par un assemblage de plusieurs disciplines et de divers courants théoriques incluant les gender studies, les science studies, les études environnementales et la théorie de l’acteur-réseau, le nouveau matérialisme participe d’une redéfinition de l’être humain et de ses frontières dans la mesure où il propose une conception désanthropologisée de la vie sociale dans laquelle les non-humains occupent un rôle central dans la constitution des systèmes sociaux. Dans son livre Le champignon de la fin du monde, l’anthropologue américaine Anna Lowenhaupt Tsing (2017) offre un exemple remarquable du décentrement intellectuel opéré par cette mouvance théorique et la richesse des nouvelles perspectives ouvertes par la prise en compte des non-humains pour comprendre les enjeux économiques, écologiques, sociaux et culturels du capitalisme globalisé. De manière plus fondamentale, cette approche permet de replacer l’être humain dans le réseau infini des relations qui le relient aux autres espèces et à son environnement.

Profondément ancré dans la culture japonaise, le matsutake est le sujet central de cette vaste étude qui retrace le parcours transnational du réseau de distribution de ce fameux champignon devenu une marchandise rare. De façon magistrale, Tsing nous amène du Japon jusqu’aux forêts de l’Oregon où des immigrants d’origine laotienne cueillent, dans une liberté précaire aux marges du capitalisme industriel, le matsutake. Réfractaire à la production agricole, écologiquement lié aux forêts de pins, le champignon constitue en quelque sorte une métaphore réelle des enchevêtrements profonds reliant les humains aux autres espèces et à leur environnement. Premier organisme vivant apparu sur les terres dévastées de Hiroshima à la suite du bombardement atomique, le matsutake incarne à la fois la précarité et la résistance du vivant face à la dévastation du capitalisme industriel. Si la démarche de décentrement épistémologique déployée par Tsing démontre la pertinence des réflexions théoriques portées par le nouveau matérialisme, plusieurs aspects de ces nouvelles approches demeurent toutefois à nos yeux problématiques lorsqu’on cherche à élaborer une analyse critique des logiques techno-industrielles propres à l’Anthropocène. Le matsutake n’est d’ailleurs pas un non-humain parmi d’autres, c’est un organisme vivant qui échappe à la domestication, ce qui fait de lui une exception plutôt que la règle.

Bien qu’il remette en question le dualisme ontologique matière/esprit, la thèse de la passivité de la matière et une forme d’anthropocentrisme absolu ou radical, le nouveau matérialisme demeure, pour une bonne part, une pensée de l’indifférenciation entre vivant et non-vivant, entre produits industriels et matières premières qui se doit d’être critiquée dans une perspective proprement matérialiste. Cherchant à mettre de l’avant la dimension matérielle de la réalité et des diverses entités qui la peuplent, la perspective néo-matérialiste questionne la façon dont les non-humains furent historiquement considérés et pris en compte dans la pensée occidentale – ou, plus vraisemblablement, laissés pour compte (Coole et Frost, 2010). Si le nouveau matérialisme n’arrive pas, selon nous, à développer de véritables nouveaux outils analytiques comme il prétend le faire, on doit admettre que les questionnements qu’il pose et les problèmes qu’il soulève permettent de mettre en lumière des dimensions importantes laissées pour compte dans les approches plus traditionnelles des sciences sociales alors qu’elles deviennent de plus en plus centrales dans le monde actuel, soit la présence et la capacité d’action des non-humains ainsi que la dimension matérielle des enjeux contemporains.

Le « renouveau » des analyses dites matérialistes en sciences humaines et sociales, ou ce « tournant matériel » (Rekret, 2016), se présente ouvertement en réaction au constructivisme social radical des courants linguistiques, textuels, culturels et discursifs qui ont, au cours des dernières décennies, dominé le champ intellectuel avec leur propension à réduire la matière à de purs effets de langage. Il leur apparaît dès lors nécessaire de retourner aux questions les plus fondamentales concernant la nature de la matière et la place de l’humain en tant qu’être incorporé à l’intérieur de ce monde matériel. Dans le cadre de ce qui est présenté comme un monisme matérialiste postcartésien, les néo-matérialistes appellent à la mise à distance d’une conception mécaniste de la matière qui, en la réduisant à une simple substance passive, inerte et prévisible, ne reconnaît pas le rôle actif de celle-ci dans la constitution du monde (Tillman, 2015). Ce qui est affirmé et conceptualisé, c’est une « matérialité qui se matérialise littéralement elle-même » (Coole, 2013, p. 453), c’est une matérialité qui est active, productive et auto-créative, caractérisée par sa puissance, son agentivité et sa vitalité. Elle renvoie à un processus de matérialisation dynamique, continu et complexe qui comporte en lui-même ses propres forces de génération, d’organisation et de transformation et qui fait d’elle une matière éminemment relationnelle et interactive (Coole, 2013 ; Coole et Frost, 2010). Dans ce cadre néo-matérialiste, est ainsi développée une ontologie qui, à la fois relationnelle et performative, répartit de manière égale l’agentivité à travers l’ensemble des agents/actants matériels et se présente comme une ontologie véritablement plate, au sens latourien (Latour, 1991, 2006, 2012), dans laquelle nous sommes dynamiquement engagés avec la matière et elle avec nous (Barad, 2007 ; Tillman, 2015).

Si la tentative « matérialiste » du nouveau matérialisme semble à première vue attrayante, elle présente toutefois un certain nombre de limites et de problèmes qui nous empêchent de l’adopter directement, notamment en raison de son réductionnisme radical et de la place attribuée à la condition du vivant. Si nous rejoignons la volonté d’intégrer dans le cadre de réflexion les non-humains, et les êtres vivants en particulier, et ce, dans leur dimension matérielle, nous considérons toutefois que le nouveau matérialisme peine à accomplir ce qu’il se donne comme ambition, notamment par rapport à l’aspect éthico-politico-écologique de son projet. S’il fonde son argumentaire sur une ontologie matérialiste – qui se doit par ailleurs d’être examinée en tant que telle –, la manière dont celle-ci est articulée permet difficilement d’opérer un passage vers une théorie politique et sociale conséquente avec ses ambitions. En effet, la manière dont est invoquée la matérialité et dont est évacuée toute forme de considération historique tend à dissimuler, selon nous, les logiques par lesquelles le monde humain entre en relation avec le non-humain et le rapport particulier qu’il entretient à l’égard du vivant. En orientant la focale vers l’observation et la considération d’une « force » aussi anonyme, ahistorique et inhumaine que celle de la matérialité en elle-même, et en faisant de cette force ce qui produit et façonne ultimement les divers rapports politiques, économiques, éthiques et sociaux, le nouveau matérialisme rend difficile l’analyse adéquate de ces derniers dans ce qu’ils ont de structurels, d’historiques et de spécifiques, et ne permet pas d’envisager les rapports de pouvoir et de domination entre les acteurs, de même que les différences dans le degré d’agentivité des acteurs impliqués dans un même phénomène. Ce qui n’est pas sans soulever certaines questions quant à la manière de réfléchir, dans un cadre néo-matérialiste, aux effets sociaux et environnementaux du développement technoscientifique et industriel ainsi qu’aux actions politiques à mener dans le cadre de la crise écologique actuelle.

Pour un matérialisme émergentiste

Les tenants du nouveau matérialisme aspirent à un dépassement des dualismes modernes en mettant de l’avant la dimension matérielle du monde à travers les différentes entités – humaines et autres qu’humaines – qui le constituent. Ce projet épistémologique passe par une redéfinition de la matérialité en termes d’agentivité et de vitalité (Bennett, 2010). Indépendamment de leurs particularités, les composantes matérielles du monde (animées et inanimées, vivantes et non vivantes) sont conçues comme des agents actifs, dynamiques et instables. La volonté du nouveau matérialisme de se détourner d’une conception anthropocentrique du monde mène ainsi à une indifférenciation significative entre le vivant et le non-vivant. En réduisant le vivant ou la vie à un simple principe « actif » ou « agentif », qu’on attribue, par la suite, à l’ensemble de la matière, on perd en effet la possibilité de penser le vivant en tant que tel. Le monisme néo-matérialiste tend ainsi à aplatir l’ensemble des différences et des spécificités de la matière sans permettre une véritable compréhension des divers niveaux de réalité, dont le niveau de réalité biologique. Afin d’éviter l’aplatissement ontologique des multiples dimensions de la matière qui constituent le monde, nous proposons d’adopter un matérialisme émergentiste davantage en mesure de rendre compte du caractère distinctif du vivant au sein du monde matériel ; une approche développée notamment par les philosophes Mario Bunge (2004, 2008), Yvon Quiniou (2004, 2019) et Patrick Tort (2016).

Dans la perspective matérialiste à laquelle nous nous rattachons, une importance toute particulière est accordée à la reconnaissance de la spécificité des différentes formes et propriétés à travers lesquelles se manifeste la matière, ainsi qu’à la prise en compte de l’existence de « niveaux de réalité » (Bunge, 2004, 2008). Ces considérations s’accompagnent d’un rejet de toute forme de réductionnisme explicatif et théorique abusif (Tort, 2016), dont le plus influent demeure le physicalisme, et impliquent que chaque niveau de réalité ne soit pas réduit à ses composantes. En ce sens, un matérialisme complet et conséquent ne chercherait pas, par exemple, à expliquer l’ensemble des phénomènes matériels (qu’ils soient physiques, chimiques, biologiques, psychologiques ou sociohistoriques) à partir de ses composantes microphysiques ou quantiques, puisque cela empêcherait de rendre compte des formes particulières et irréductibles que la matière, en vertu de son caractère immanent, a elle-même engendrées.

Éminemment pluriel (Dubessy et al., 2004), le matérialisme se présente sous diverses formes et peut en ce sens être envisagé, selon le philosophe et physicien Mario Bunge, comme une « famille d’ontologies extrêmement générales à propos du monde » (2008) et dont la thèse première serait celle selon laquelle l’univers est matériel et uniquement matériel. Il s’oppose ainsi aux pluralismes ontologiques qui, comme le dualisme cartésien, soutiennent l’existence de plusieurs substances qui obéiraient chacune à leurs propres lois, ainsi qu’au monisme idéaliste, pour qui il n’y aurait qu’une seule substance, et que celle-ci serait immatérielle (Silberstein, 2013b).

Par conséquent, comme le souligne à grands traits Bunge, cette conception moniste du monde soutient que toute entité idéale (idées, concepts, symboles, êtres mathématiques, etc.) est le fruit d’un processus qui se déroule d’abord et avant tout dans le cerveau biologique ; en ce sens, elle est le produit d’une chose matérielle (Bunge, 2004). Or, dire cela ne signifie pas que ces entités idéales n’existent pas : elles ne peuvent seulement pas être considérées comme ayant une existence indépendante de l’objet matériel qui les a engendrées, c’est-à-dire le cerveau et l’organisme biologique qui le porte (Bunge, 2004, 2008). En paraphrasant Bunge, on peut donc dire que s’il y a de la matière sans idées, il ne saurait toutefois y avoir d’idées sans matière (Bunge, 2006). Pour Marc Silberstein, l’idée centrale du matérialisme émergentiste pourrait s’énoncer en ce sens : « rien de ce qui existe n’est indépendant de la matière immanente » (Silberstein, 2013c, p. 970). Et c’est cette matière immanente, cette substance unique et première, cette totalité unifiée objective, qui suffit à rendre compte de l’ensemble des objets et des phénomènes du monde, et ce, dans la grande diversité sous laquelle ils se manifestent (Silberstein, 2013c).

Parce qu’il procède d’un monisme, le matérialisme est forcément réductionniste. Il existe toutefois, au niveau épistémologique, plusieurs types de réduction. En effet, comme le défendent les philosophes Yvon Quiniou et Patrick Tort, si le matérialisme constitue bel et bien un réductionnisme ontologique assumé en ramenant la totalité des formes de la réalité à une dimension matérielle initiale, il ne conduit pas nécessairement à un réductionnisme empirique ou explicatif (Quiniou, 2004, 2019 ; Tort, 2016) ; ce qu’on lui reproche d’ailleurs bien souvent à tort. Pour Quiniou, qui s’inscrit dans une posture matérialiste émergentiste, l’entreprise réductionniste d’expliquer le supérieur par l’inférieur ne devient problématique que lorsqu’elle en vient à dissoudre le premier terme dans le second et qu’elle ne fait aucune distinction qualitative entre les divers niveaux de réalité. Contrairement au matérialisme physicaliste qui domine l’épistémologie moderne, le matérialisme émergentiste cherche donc essentiellement à relier les niveaux de réalités les uns aux autres par la mise en lumière de leurs conditions de possibilité et des rapports qu’ils entretiennent, rendant ainsi compte des différences qualitatives empiriques de chaque niveau de réalité tout en conservant, en vertu de son postulat moniste initial, « l’affirmation ontologique de leur commune essence matérielle » (Quiniou, 2004, p. 58).

Réduire le matérialisme à son monisme ontologique – et plus souvent qu’autrement sous la forme caricaturale d’un « monisme physique » (Charbonnat, 2013) – mène donc à une définition incomplète qui ne permet pas de saisir la démarche radicale du matérialisme émergentiste qui consiste à l’adjonction d’un immanentisme de la matière et d’un réalisme gnoséologique à ce monisme initial qui, s’il est nécessaire, ne s’avère pas suffisant. Pour des auteurs matérialistes comme Eftichios Bitsakis et Mario Bunge, il apparaît essentiel de comprendre que le matérialisme ne se résume pas à la simple thèse générale que tout est matière, mais qu’il renvoie plus précisément à l’affirmation que cette substance matérielle unique existe en elle-même, par elle-même et pour elle-même ; qu’elle se suffit à elle-même ; qu’elle trouve en son être sa propre cause et son propre principe d’existence ; bref, que la matière est en soi et qu’elle possède un caractère fondamentalement immanent (Bitsakis, 2004 ; Bunge, 2004).

Rejetant tout recours à des entités externes au monde ou à une substance immatérielle, le matérialisme soutient au contraire, en concevant la matière comme étant « pleinement capable, à elle seule, d’engendrer et d’élaborer les différents modes d’être » (2013, p. 42), l’indépendance complète de la constitution des êtres matériels. Pour Paul Charbonnat, le matérialisme affiche avec l’immanentisme sa thèse la plus significative, qu’il formule ainsi : « l’être et l’intelligibilité du monde ont pour origine le libre et nécessaire développement d’eux-mêmes » (Charbonnat, 2013, p. 42). Ainsi, loin d’être fixe comme le mécanisme peut la considérer, la matière change à travers le temps ; elle est une substance qui évolue d’elle-même. Et en évoluant, de nouvelles formes émergent ; de nouvelles propriétés, modalités et manifestations de la matière apparaissent en son sein, et ce, évidemment, de façon immanente puisque, faut-il le rappeler, même si la matière s’avère changeante, elle porte toujours en elle sa propre cause et son propre principe d’existence. Est donc injustifiée l’idée courante que le matérialisme repose sur la thèse de la passivité de la matière : bien au contraire, il s’est toujours présenté avec un fondement dynamiciste, et ce, tout au long de son histoire (Bunge, 2008 ; Charbonnat, 2013). Ce qui nous amène d’ailleurs, soulevons-le, à nous questionner sur l’aspect dit « nouveau » du nouveau matérialisme.

Le terme qu’utilise Mario Bunge pour définir son propre matérialisme est celui de « dynamiciste », soulignant ainsi le caractère fondamentalement changeant de la matière (2008). Par cette définition, il s’intéresse davantage au procès de la matière, à son devenir, qu’à la composition de son être. La dimension dynamiciste du matérialisme met en lumière l’essence même de la matière qui est celle du mouvement, du devenir, et qui réfère aux potentialités de son auto-organisation (Bitsakis, 2004 ; Bunge, 2008). Dans le même ordre d’idée, si l’essence de l’être correspond en réalité à son devenir et à son perpétuel changement, la composante temporelle et évolutive de la matière et du monde se doit d’être prise en compte dans la posture matérialiste qui, ultimement, rejette tout fixisme (Paty, 2013). Il est ainsi reconnu que les entités matérielles ne sont ni atemporelles ni intemporelles ; les formes actuelles que prend la matière ne sont pas hors du temps ou de tout temps, elles sont le résultat d’un processus historique. Et cela concerne, pour des penseurs matérialistes comme Mario Bunge ou Eftichios Bitsakis, l’entièreté des formes matérielles : ce ne sont pas seulement les formes sociales, humaines ou vivantes qui évoluent à travers le temps, mais aussi les formes chimiques et physiques comme les atomes, les particules élémentaires et les entités quantiques (Bitsakis, 2004 ; Bunge, 2004, 2008 ; Lechermeier, 2019).

Autrement dit, même les éléments les plus fondamentaux de la matière physique ne sont pas absolus ; les atomes et les particules élémentaires qui constituent actuellement le monde ont, à un moment de l’histoire du devenir matériel, émergé comme nouvelles formes matérielles et ont évolué depuis ce moment originel. Et par évolution, le matérialisme n’entend pas par là un simple « mouvement » de la matière, mais un processus à travers lequel des entités en viennent à se constituer, à se transformer ou à disparaître ; il s’agit donc, pour le matérialisme, de postuler qu’il y a, à travers le temps, « naissance de matière neuve (émergence, création et destruction de formes) » (Bitsakis, 2004, p. 127). La matière apparaît dès lors, dans la conception matérialiste, comme le « substrat dynamique des potentialités du monde » qui, à travers le temps, s’actualisent et deviennent des formes spécifiques de la matière réalisée (Bitsakis, 2004, p. 127). La reconnaissance de la temporalité est un aspect caractéristique de la posture matérialiste, se plaçant par là même contre l’atemporalité qui se manifeste dans les conceptions dualistes, idéalistes ou spiritualistes, dans lesquelles une entité ou une substance vient généralement à se présenter sous la forme d’un absolu intemporel : ce que le matérialisme ne saurait même reconnaître à la matière elle-même (Goldmann, 1970).

Loin d’être confinée à une forme unique, la matière est productrice de réalités nouvelles qui, tout en demeurant rattachées aux formes antérieures et inférieures à partir desquelles elles ont pu émerger, ne peut toutefois y être réduite complètement (Quiniou, 2019 ; Tort, 2016). Mario Bunge développe un matérialisme dans lequel la thèse émergentiste occupe une place centrale et qui se présente d’une façon toute particulière : si son matérialisme correspond bel et bien à un monisme ontologique en stipulant que la matière est la seule substance qui existe, il arbore toutefois un pluralisme sur la question des propriétés de la matière (Bunge, 2008). Dans la conception de Bunge, qui est reprise par plusieurs auteurs se vouant à l’élaboration et à la défense d’un matérialisme structuré, complet et conséquent, les propriétés de la matière peuvent effectivement être aussi nombreuses que diverses (Bunge, 2004, 2008). Il importe ici de voir que, dans la conception émergentiste, bien qu’elles soient irréductibles, les propriétés des formes supérieures demeurent malgré tout déterminées par les propriétés des formes inférieures du fait qu’elles trouvent en ces dernières les conditions de leur émergence, de même que les conditions concrètes de leur existence immédiate (Kistler, 2013).

Pour Bunge, l’hypothèse de l’émergentisme s’accompagne d’une conception dans laquelle le monde est structuré en niveaux de réalité, ou « niveaux d’organisation », c’est-à-dire des « ensemble[s] formé[s] de toutes les réalités matérielles caractérisées par des propriétés spécifiques (en particulier, certaines lois) » (2004, p. 108). Il faut toutefois noter que la notion de niveau d’organisation n’est pas considérée par Bunge comme ayant une portée ontologique, puisqu’il ne s’agit pas d’une chose ou d’une entité matérielle (seules les entités matérielles individuelles sont réelles et matérielles pour Bunge), mais d’un « ensemble », d’une « collection » de choses ; le niveau d’organisation est un concept, et non une entité concrète (Bunge, 2004). Ainsi, pour Bunge, si les niveaux d’organisation ne sont pas réels en eux-mêmes, les entités concrètes qu’on y retrouve le sont et leurs propriétés spécifiques et émergentes peuvent être observées (2004, 2008).

Concevoir le monde comme une structure composée de plusieurs niveaux de réalité conduit donc Bunge à adopter une approche multi-niveaux dans l’étude des phénomènes et des objets matériels. Chaque niveau étant caractérisé par la présence de propriétés émergentes qui lui sont spécifiques et qu’on ne peut réduire aux propriétés de niveau(x) inférieur(s), il est essentiel de se limiter à l’étude d’un seul niveau de réalité à la fois et de chercher à l’expliquer à partir de lui-même et en lui-même, tout en tenant malgré tout compte, dans une certaine mesure, des composantes se retrouvant au niveau qui lui est immédiatement inférieur et qui le constituent (Bunge, 2004). En considérant cette dimension émergentiste, on peut à nouveau évoquer le fait que, contrairement à certaines idées reçues, le matérialisme ne saurait être tenu pour un réductionnisme physicaliste radical ; bien au contraire, il cherche en réalité à s’ériger contre toute forme excessive de réductionnisme explicatif et théorique en rendant compte de la spécificité et de l’irréductibilité de certains phénomènes et de certaines propriétés de la matière (Quiniou, 2004 ; Tort 2016).

Loin de vouloir tout expliquer à partir de la seule « matière physique », le matérialisme qui intègre une perspective émergentiste se voue plutôt à l’étude de niveaux de réalité particuliers, ainsi qu’à la manière dont ils s’articulent aux niveaux lui étant inférieurs. En d’autres mots, il opère à partir de réductions partielles et locales renvoyant à un niveau de réalité à la fois et s’intéresse aux interstices entre les niveaux en examinant les relations immédiates qui s’y jouent (Kistler, 2013). Il cherche de ce fait à « comprendre comment l’inférieur détermine le supérieur et le produit dans sa nouveauté même », à comprendre le supérieur à partir de l’inférieur sans toutefois l’y réduire (Quiniou, 2004, p. 59).

Les implications de cette conception qui conjugue monisme ontologique et pluralisme des propriétés s’avèrent fondamentales en ce qui a trait au type d’explication considéré valide d’un point de vue matérialiste. En effet, dans ce matérialisme, il est postulé que chaque pallier de réalité peut être étudié et expliqué par lui-même sans forcément avoir recours aux autres paliers. Cette posture épistémologique rend caduques toutes tentatives visant à expliquer l’être humain à partir de sa seule condition biologique, ou à partir de ses seules composantes physico-chimiques (Bunge, 2008 ; Machery, 2013 ; Wolfe, 2013). Ce genre de raisonnement se révèle encore plus questionnable et problématique lorsqu’il fait fi de la structure hiérarchique des niveaux de réalité en tentant d’expliquer, par exemple, la réalité sociale à partir de lois et de composantes physiques, voire quantiques. En effet, en effectuant ce genre de saut explicatif, il n’est pas possible de comprendre, d’une part, la manière dont certains phénomènes et certaines propriétés ont historiquement émergé au cours du processus de développement et d’évolution de la matière, et d’autre part, la spécificité, la nouveauté et la réalité propres de chacun de ces phénomènes et niveaux de réalité.

Conclusion : temporalité de la matière et de la spécificité du vivant

Si le nouveau matérialisme affiche certains des grands principes sur lesquels repose le matérialisme émergentiste, les concepts de non-humain ou de plus qu’humain qui sont au centre de ce mouvement de pensée participent toutefois d’un réductionnisme excessif qui engendre une incapacité théorique et conceptuelle à penser le vivant en tant que forme spécifique de la réalité matérielle. Fondé, pour une bonne part, sur certaines interprétations de la physique quantique (Barad, 2007), le nouveau matérialisme promeut, certes, une vision dynamique et vitaliste de la matière, mais elle perpétue néanmoins une conception réductrice de la réalité qui ramène toutes expressions de la matérialité à la catégorie indifférenciée de non-humain. Au réductionnisme objectivant de la science moderne se substitue ainsi un subjectivisme présenté comme étant « matérialiste » qui s’avère peu utile pour penser les enjeux profonds du monde à l’ère de l’Anthropocène.

Conceptualisée au tournant des années 2000, la notion d’Anthropocène est au centre de questionnements et de débats relatifs à l’empreinte géologique des activités coloniales et industrielles (Yussof, 2018). Loin d’être un phénomène géologique inévitable, neutre et unifié, cette nouvelle ère de bouleversements climatiques engendrée par l’action humaine doit plutôt se comprendre à partir de dynamiques socioéconomiques, politiques et matérielles au sein desquelles s’inscrivent les logiques de productions industrielles qui refaçonnent indifféremment la matière vivante et non-vivante selon une logique radicalement réductionniste. Une perspective matérialiste portant attention aux différents niveaux constitutifs de la réalité matérielle et aux excès réductionnistes offre en ce sens un point d’appui pour amorcer une réflexion sur les limites du réductionnisme technoscientifique qui a guidé le développement des sciences du vivant et, par extension, l’affirmation d’une conception artificialiste de la nature et l’assimilation du vivant à une machine.

Réduisant le vivant à ses composantes élémentaires sans tenir compte de ses propriétés spécifiques, le modèle du vivant-machine, sur lequel repose, entre autres, toute la bio-ingénierie contemporaine, participe d’une décomplexification de la matière vivante qui ouvre, de fait, la voie à l’instrumentalisation, la manipulation et la standardisation du vivant. Et ce sont ces processus, intimement liés à des conceptions sur-réductionnistes, qui se retrouvent au coeur du mode de développement industriel ayant historiquement conduit aux bouleversements environnementaux caractérisant notre époque. Un mode de développement qui se poursuit et s’intensifie aujourd’hui à travers le modèle de la bioéconomie globalisée qui, transformant le vivant en simple matière première renouvelable, plastique et malléable, cherche à favoriser la multiplication et la production d’entités matérielles vivantes dont les composantes et les potentialités biologiques seraient sources de valeur marchande (Lafontaine, 2014). En refusant d’opérer une distinction entre les différents niveaux de réalité matériels, en particulier entre vivant et non-vivant, le nouveau matérialisme contribue à une naturalisation des artefacts industriels en ne tenant pas compte des rapports à la matière et des temporalités multiples, souvent multimillénaires, ayant mené au monde tel que nous le connaissons aujourd’hui (Bensaude-Vincent, 2021).

Afin d’être conséquente, une pensée matérialiste se doit de se distancier vigoureusement de toute forme de réductionnisme explicatif et théorique – qualifié par Engels de matérialisme « vulgaire » (cité par Bunge, 2008) – et de reconnaître que la matière se manifeste à travers une multitude de formes, dont la forme vivante. Il nous faut ainsi penser le vivant comme faisant partie du monde matériel et de son histoire, et comme étant une forme, un moment et une activité spécifique de la matière. Il s’agit de se situer dans une approche matérialiste affirmant que le vivant est le produit des niveaux de réalité ou d’intégration inférieurs et que, s’il est bel et bien constitué d’éléments physico-chimiques et qu’il en dépend, il ne saurait y être réduit. Il s’agit d’affirmer le postulat selon lequel le vivant, ou la vie, correspond à une manifestation particulière et originale de la matière, un mouvement spécifique et autonome de celle-ci, qui, malgré tout, doit toujours être compris comme faisant fondamentalement partie du monde matériel, comme en étant issu et comme lui étant intrinsèquement dépendant.

Il s’agit aussi de penser le vivant à partir du vivant, c’est-à-dire en reconnaissant la propre condition organique de l’être humain. Car s’intéresser au vivant et au rapport que nos sociétés entretiennent avec lui, c’est aussi forcément s’intéresser à l’humain et à la manière dont il s’aborde lui-même. Penser le vivant en sciences sociales, c’est penser le devenir humain ; c’est rappeler un aspect essentiel de l’existence et du vécu de l’être humain en approfondissant et en complexifiant notre rapport à nous-mêmes ; c’est réintégrer la dimension organique à la réflexion et à la compréhension des phénomènes sociaux ; bref, c’est penser l’humain dans sa condition d’être vivant, une condition qu’il partage avec un grand nombre d’entités autres qu’humaines et auxquelles il se trouve de fait lié. Se soucier du vivant constituerait en ce sens un souci de soi élargi, incluant l’humain et ses interdépendances avec les autres êtres vivants.

Dans cette optique, la séparation arbitraire entre humain et non-humain se révèle davantage perpétuer le subjectivisme moderne en refusant, une fois de plus, de considérer l’être humain dans sa spécificité d’être vivant. Parce qu’il nous oblige à repenser à la condition de toute vie terrestre, le concept d’Anthropocène offre une nouvelle voie pour penser le rapport au vivant instauré par la science moderne. En promulguant une conception réenchantée d’une matière indifférenciée, non seulement le nouveau matérialisme participe, sans le vouloir, d’un réductionnisme abusif, mais en niant la spécificité des différentes formes de la matière, il place sur un même plan épistémologique un virus, un robot, une cellule souche et un tableau de Picasso. Une telle déconstruction de la spécificité des niveaux de réalité matériels, notamment celle relative aux dynamiques relationnelles propres aux organismes vivants, se montre impuissante à construire une véritable politique matérialiste capable de renverser la logique technoscientifique de domination illusoire et mortifère de la matière qui représente désormais une menace bien réelle au déploiement multimillénaire de la vie sur terre.