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Car les êtres naturels sont comme les êtres chers : il n’est possible, pour les aimer tous, que de les aimer un par un.

Romain Bertrand (2019, p. 240)

Dans quelle mesure la culture mémorielle forgée dans le sillage des catastrophes historiques du XXe siècle peut-elle éclairer la narration des morts autres qu’humaines ? En cette période d’extinction massive des espèces animales et végétales, la disparition des autres formes de vie travaille la culture dans des termes analogues à ceux des massacres de masse de la modernité. Confrontés à des pertes incommensurables dont les statistiques peinent à rendre compte, les témoins – savants, activistes ou artistes – réactivent un lexique du deuil et de la mémoire qui sonne familièrement aux oreilles des spécialistes des guerres et des génocides[1]. Il faut désormais pleurer avec les oiseaux, se souvenir des vies minuscules des insectes, dresser des monuments commémoratifs pour les animaux éteints, témoigner inlassablement pour prévenir d’autres tragédies.

Après des siècles de dualisme opposant aux vies humaines inaliénables des vies animales ou végétales envisagées comme de simples choses – que l’on peut extraire, déplacer, utiliser ou tuer sans même que ces actions soient perçues comme violentes –, le cercle des vies que l’on se doit de protéger et de pleurer semble ainsi, enfin, s’élargir aux autres qu’humains. Mais cette extension du domaine du chagrin n’est pas sans poser problème : De quelle manière la littérature ou les sciences sociales pourraient-elles réparer des pertes que nous n’appréhendons qu’en masse, ou pas du tout ? Comment se souvenir de toutes les vies animales et végétales perdues, une à une, quand le vécu de tant de vies humaines, déjà, nous échappe ? Et pourquoi cultiver à propos des non-humains une « utopie de la mémoire » (Coquio, 2015) qui a si peu su protéger leurs frères humains de la répétition des massacres ?

Célébrer toutes les vies

Avant d’en venir à la situation contemporaine, il faut revenir à la manière dont, dans le sillage de la Révolution française, le périmètre des vies mémorables a commencé à s’étendre pour englober peu à peu, théoriquement du moins[2], l’intégralité des êtres humains. Comme l’explique Thomas Laqueur dans sa magistrale enquête historique sur le travail des morts, la « nouvelle infrastructure émotionnelle » de l’ère industrielle voit coïncider l’entrée du peuple en littérature et la généralisation des tombes individuelles, en rupture avec la hiérarchie d’ancien régime entre les vies mémorables des hommes illustres et les vies oubliables des gens ordinaires. Il devient peu à peu commun de penser que toute vie, même la plus humble, mérite d’être « inscrite d’une manière ou d’une autre, que ce soit dans la pierre, sur papier ou au sein d’un récit » (Laqueur, 2018, p. 535). Les conséquences de cette évolution des sensibilités sont perceptibles aussi bien dans la géographie des villes – on invente alors les grands cimetières urbains, comme le Père Lachaise à Paris, pour faire de la place à tous les morts – que dans la configuration des récits. Les romans de « l’âge esthétique » se donnent « un sujet nouveau, le peuple, et un lieu nouveau, l’histoire » (Rancière, 2011, p. 13), effaçant la distinction traditionnelle entre les genres nobles, dont les héros le sont tout autant, et les genres comiques où se trouvaient cantonnés jusqu’ici les personnages issus des classes populaires.

Cette démocratisation du souvenir semble au premier abord laisser de côté le destin des vies animales ou végétales. On sait que pour ceux que Bruno Latour appelle les Modernes[3], les humains et les non-humains appartiennent à « deux zones ontologiques entièrement distinctes » (1997 [1991], p. 20), le monde social et le monde naturel, qui correspondent à deux domaines séparés du savoir – les sciences humaines et les sciences exactes – et du pouvoir – la politique et la science. Désormais supposés indifférents à la marche de l’histoire, les êtres naturels sont relégués, dans les sciences sociales naissantes et dans une grande partie de la production littéraire du XIXe siècle, à l’arrière-plan d’aventures qui ne les concernent plus[4]. Sur le florissant marché de la mémoire qui se développe alors, cette distribution inégale des vies est tout aussi manifeste. Quelle que soit son origine sociale, chaque humain a sa place dans les nouveaux cimetières, dont la géographie reproduit à la fois l’inégalité des fortunes et le mélange moderne des classes. Les acquéreurs de tombes privées ont toute liberté pour l’aménagement de leur parcelle, à condition, précisent parfois les actes de propriété, qu’il s’agisse bien « d’inhumations humaines » (Laqueur, 2018, p. 391). Les non-humains, pourtant, sont essentiels au succès de la commercialisation des concessions : envers de l’espace urbain, les cimetières modernes sont des jardins où la nature offre aux endeuillés ou aux simples visiteurs, bientôt nombreux, le réconfort et l’agrément d’un paysage inspiré des champs Élyséens ou de l’Arcadie (Laqueur, 2018, p. 326-352). Ni les arbres, ni les plantes, ni les animaux ne sont dignes d’être pleurés, mais leur agencement artificiel dans l’espace du parc offre un splendide écrin à la nouvelle religion de la mémoire.

La sortie des non-humains de l’histoire se paye d’un appauvrissement considérable des capacités de description : les animaux et les végétaux quittent le récit à mesure que les Modernes perdent la capacité à les nommer, laissant nos contemporains sans voix devant la disparition massive d’êtres dont la diversité et l’identité leur échappent (Bertrand, 2019). Le récit commun de l’anthropocène veut ainsi que nous découvrions enfin les ravages de l’histoire sur les non-humains au moment où se défait un front de modernisation qui a su écraser méthodiquement, y compris dans la langue, toute opposition à l’exceptionnalisme humain. Reste que le dialogue des ordres politiques et naturels n’a jamais tout à fait cessé[5], et que la frontière entre les humains et les non-humains est demeurée poreuse tout au long du XIXe siècle. Non seulement, de Charles Fourier à William Morris, des voix dissidentes s’élèvent contre la vision mécanique de la nature mais, au coeur même des narrativités dominantes – les écrits scientifiques de Humboldt, l’histoire progressiste d’un Jules Michelet, le roman réaliste d’un Flaubert –, les non-humains et les humains semblent dignes de la même attention. Romain Bertrand s’est ainsi intéressé au projet largement oublié d’une histoire naturelle faisant voisiner dans un même récit « la galaxie et le lichen, l’homme et le papillon », sans qu’aucune créature « ne possèd[e] sur les autres d’ascendant narratif » (Bertrand, 2019, p. 13). Porté par des savants héritiers de l’ancien régime des savoirs (Goethe, Humboldt, Wallace), ce rêve d’une description du monde attentive à tous les êtres, dans leur infinie variété, offre un pendant scientifique à la poétique de l’égalité du roman réaliste, qui défait toutes les hiérarchies sociales, politiques et narratives au nom d’une forme d’« égalité moléculaire » (Engélibert, 2017, p. 96) de toutes les parcelles du monde visible. C’est pourquoi, dans la fameuse scène de Madame Bovary (1856) où Charles aperçoit Emma pour la première fois, Flaubert décrit avec autant de minutie les mouches qui montent sur les verres encore emplis d’un reste de cidre que la peau en sueur de la jeune héroïne (Engélibert, 2017, p. 96).

La conscience du caractère extraordinairement mortifère du productivisme n’est pas étrangère à cette intégration partielle des animaux dans la communauté morale des Modernes. L’année de la publication de Madame Bovary, Jules Michelet, travaillé par « les violentes péripéties de notre âge » et les « pertes irréparables » qu’il occasionne, y compris « au sein de la nature[6] », plaide dans L’oiseau pour le droit de ces citoyens d’un autre ordre[7] dont le chant immuable, en ces temps d’instabilité permanente, donne une « force nouvelle, et des ailes » (Michelet, 1858 [1855], p. IV-V) à ceux qui les écoutent[8]. Quelques décennies plus tard, il devient néanmoins patent que les animaux ne peuvent plus offrir de refuge à ceux qui fuient le pas destructeur de l’histoire humaine. Dans « À Mon frère le paysan » (1899), le géographe anarchiste Elisée Reclus décrit avec horreur les « usines à céréales » de l’Ouest états-unien où l’on se livre à l’exploitation scientifique de tous les terriens : « Machines, chevaux et hommes sont utilisés de la même manière : on voit en eux autant de forces, évaluées en chiffres, qu’il faut employer au mieux du bénéfice patronal, avec le plus de produit et le moins de dépenses possibles » (Reclus, 1925 [1899], p. 12). Les animaux s’agrègent à la communauté politique et narrative des Modernes au moment où leur destruction par les humains s’intensifie. Et cette destruction affecte en retour des êtres humains désormais considérés, à l’instar des animaux, comme de simples instruments de la maximisation des profits.

Au terme de cette brève traversée du XIXe siècle, on voit que la séparation humain/non-humain est atténuée à la fois par l’attention que continuent d’accorder certains récits modernes aux vies non humaines et par l’affaiblissement concomitant de la valeur de toutes les vies, y compris humaines, dans les pratiques et les discours des ingénieurs les plus ardents de la modernisation. Au nom de la science, de l’hygiène et de l’utilité, les promoteurs de la crémation, à la fin du XIXe siècle, ne font plus de différence entre les corps des chevaux, des chiens et des humains : « une carcasse [est] une carcasse » (Laqueur, 2018, p. 665) et plutôt que de laisser pourrir inutilement les 56 millions de livres de chair produites chaque année par les habitants de la Grande-Bretagne (p. 681), on pourrait, propose un crématiste, produire environ 683 tonnes de cendres, soit l’équivalent de 30 660 livres sterling d’engrais, sans compter les économies réalisées sur l’importation de farines d’os animales. Après tout, « un corps mort, à l’instar du fumier ou de tout autre déchet organique, fait partie du capital de la nature, dit Thompson, et “le capital a pour objectif de rapporter des intérêts satisfaisants” » (Laqueur, 2018, p. 686). Ce n’est pas le moindre des paradoxes que l’âge industriel, tout en renforçant la séparation entre l’humanité et tous les autres vivants, voie se défaire une frontière métaphysique entre corps humains et animaux qui perdurait depuis l’Antiquité.

Pleurer l’incommensurable

S’il n’a pas fallu attendre les crises écologiques récentes pour intégrer les non-humains à la communauté politique, éthique et narrative des Modernes, aujourd’hui, néanmoins, les plaidoyers pour la valeur des vies animales et végétales se sont banalisés. De plus en plus de voix s’élèvent, au moment où tant d’animaux disparaissent, pour exiger que ces vies perdues soient pleurées au même titre que les nôtres. Tournant le dos à l’exceptionnalisme qui séparait irréductiblement les humains du reste du vivant, nous apprenons à reconnaître que l’humain est un animal, et que les vies des animaux ou des végétaux sont enchevêtrées aux nôtres, tant comme victimes du biocide que comme actrices d’un monde vivable pour tous les terriens. Puisque « nous participons et appartenons à ce tissu de pertes » (Haraway, 2015, p. 51), il nous faut désormais « pleurer avec ce qui pleure » (Noël, 2019, p. 142) en étendant la mission mélancolique des sciences sociales et de la littérature au-delà des mondes humains[9].

C’est ici, néanmoins, que les difficultés surgissent. Dans la culture des Modernes, la valeur de la vie humaine est intimement liée au souvenir : l’oubli des morts est un scandale auquel les tombeaux de pierre et de papier doivent remédier. C’est pourquoi l’avènement sur le territoire européen de la mort de masse, au cours des grandes guerres et des massacres du XIXe siècle, donne lieu à de nouvelles manières de commémorer les disparus. De la tombe du Soldat inconnu aux listes interminables de noms des monuments aux morts en passant par les milliers de témoignages produits dans le sillage de la destruction, il faut inventer des formes de deuil adaptées à des pertes incommensurables. Loin de le rendre vain, les massacres à grande échelle accentuent le désir de mémoire, d’autant que leur survenue est précisément vécue comme la conséquence de la dévaluation des vies humaines : combien a-t-il fallu déprécier chaque vie pour autoriser de tels sacrifices ? Se noue alors l’une des grandes impasses de la culture moderne de la mémoire : nous voudrions nous souvenir de chaque nom, de chaque visage, de chaque vie, de manière à reconnaître que leur singularité importe, mais nous sommes confrontés à des pertes si massives qu’il devient impossible de simplement délimiter l’étendue de ce qui est perdu.

Les récits d’extinction animale ou végétale héritent de cette exigence de mémoire, mais aussi de cette impasse. Que l’on lise Deborah Bird Rose, Thom van Dooren, Vinciane Despret ou Donna Haraway, il est toujours question de tourner le dos aux approches statistiques de pertes incommensurables pour écrire des récits susceptibles de faire ressentir à celles et ceux qui les lisent que « des modes de vie entiers, des façons entières de vivre et de mourir en compagnie d’autres personnes sont en train de disparaître » (van Dooren, 2021). Ou encore, comme l’écrit Vinciane Despret (2021),

il faut sérieusement, très sérieusement, poser la question, faire l’inventaire, spéculer, imaginer, enquêter (eh oui, tous ces registres doivent être convoqués) au sujet de tous ceux pour qui une perte en cours a et aura des conséquences, dans chaque situation. Très sérieusement, c’est à dire non pas en général, mais dans chacun des drames concrets, là, à cet endroit, maintenant, pour tels êtres.

Ce souci du particulier, toujours relié à la nécessité de raconter des histoires (« Et “le plus sérieusement” revient alors à raconter des histoires », conclut Vinciane Despret), est au coeur des récits d’extinction. Qu’il concerne les humains ou les non-humains, le deuil, comme l’amour, est une relation singulière, située, qui nous unit à des êtres dont la perte est irréparable précisément parce qu’ils sont uniques, tout comme étaient uniques le lien qui nous unissait, le contact à nul autre semblable de nos corps, la langue que nous parlions ensemble.

Cette idée que toutes les vies, une à une, veulent être souvenues et pleurées est déjà la source de difficultés considérables quand on raconte des pertes humaines en grand nombre. Or l’exigence d’une mémoire singulière, appliquée aux non-humains, ne fait que les intensifier. La violence de masse, en effet, nous confronte toujours au déséquilibre profond entre le désir de mémoire et l’étendue de l’oubli. Les récits d’historiens ou d’écrivains sur la mémoire des catastrophes sont remplis de lamentations sur l’impuissance de la représentation des vies perdues : les traces font défaut, ou elles sont incapables de restituer la mémoire vive d’un être ; la masse des individus dont il faudrait se souvenir semble inépuisable, alors même que se souvenir d’un seul est déjà si difficile (Guidée, 2013)… On est saisi de vertige quand on regarde la liste des morts parisiens de la Grande Guerre, qui couvre sur des centaines de mètres un mur entier du Père Lachaise. Alors quel mot pour décrire ce que l’on ressent lorsqu’on pense aux milliards d’individus non humains qui disparaissent chaque année ? Comment prétendre se souvenir d’eux un par un ?

D’autant que, c’est la deuxième difficulté, la singularité de chaque vie perdue est bien entendu plus difficile à appréhender dans le cas des animaux. On peut certes raconter le lien qui nous unit avec un animal mort en particulier, comme le fait Kelly Enright dans un texte sur le dernier pigeon voyageur états-unien, ou saisir dans un récit la singularité d’une espèce, à l’image de Thom Van Dooren qui, dans le très beau En plein vol, fait ressentir la richesse des mondes des albatros, des corneilles ou des grues. On peut aussi, comme W. G. Sebald, lier l’odyssée capitaliste de la destruction humaine à celle des destructions animales – le massacre des harengs et la culture des vers à soie dans Les Anneaux de Saturne. Ce qui est perdu, ce sont effectivement des manières d’être au monde et de le concevoir enchevêtrées aux nôtres, que des récits de chercheurs ou d’écrivains tentent de fabuler ou de documenter. Mais s’il est vrai, comme l’écrit Sebald, qu’en dépit des efforts des scientifiques, « nous ne savons rien des sentiments du hareng » (1999, p. 76), dont nous présupposons pourtant l’absence de toute capacité à éprouver la douleur pour justifier sa pêche, comme nous ne pouvons savoir « si les mites elles-mêmes ne rêvent pas, ou la laitue dans le jardin, en contemplant l’astre lunaire sous le ciel nocturne » (Sebald, 2002, p. 116), alors a fortiori les sentiments différenciés de tel ou tel hareng, de telle ou telle mite, sans même s’aventurer jusqu’aux rêves de la laitue, restent absolument hors d’atteinte. En d’autres termes, une grande partie des questions qui déterminent la vocation politique et morale des sciences sociales et de la littérature – Qui parle pour les victimes silencieuses ? Comment donner accès au regard singulier qu’elles portent sur le monde ? Comment éviter de ne les considérer qu’en masse ? À quelles conditions la mémoire des vies perdues peut-elle prévenir ou empêcher la violence présente ? – restent évidemment d’actualité quand ces victimes sont des non-humains. Mais, d’un incommensurable à l’autre, la mise en récit des mondes perdus montre la persistance d’un partage entre humains et non-humains qui impose de changer d’échelle – la singularité d’une présence au monde plutôt que celle d’un individu – et de mêler, non sans difficulté, l’héritage politique des sciences sociales aux approches et connaissances des sciences de la vie.

Enfin, la dernière limite de nos capacités à raconter des histoires situées, concrètes, à propos des non-humains disparus, est le décalage entre la connaissance des pertes et leur expression sensible. Alors qu’au lendemain de la Grande Guerre, on construit, dans tous les villages de France, des monuments aux morts où sont inscrits les noms de ceux qui manquent à l’appel, les pertes non humaines restent le plus souvent inaperçues. Nous savons que les oiseaux tombent, victimes du réchauffement climatique, des pesticides ou de l’occupation humaine de leurs lieux de vie, mais, sauf exception, nous ne les voyons pas tomber. Nous savons que la population des abeilles disparaît à grande vitesse, mais seuls les apiculteurs éprouvent directement l’intensité de ces pertes. Les destructions de populations non humaines relèvent de ce que Rob Nixon appelle « la violence lente » (2013), celle de catastrophes au long cours dont les conséquences et les causes sont souvent éloignées dans le temps comme dans l’espace. Là où la brutalité des catastrophes humaines nourrit l’émotion collective et peut parfois imposer l’action, les pertes continuelles des autres qu’humains finissent par faire partie d’un paysage triste d’appauvrissement progressif du monde, d’un sentiment diffus que quelque chose ou quelques-uns manquent (mais quoi ? mais qui ?).

Le choeur des scientifiques, des chercheurs et des écrivains nous enjoint au deuil de ces vies dont il est en effet évident, désormais, qu’elles sont « dignes d’être pleurées » (« grievable »), selon l’expression de Judith Butler[10], mais sans que ce chagrin diffus trouve de résonance précise dans le monde (quel non-humain au juste pleurons-nous ?) ou même en nous. Car il n’y a aucune commensurabilité entre le chagrin ressenti à la perte d’un proche, humain ou non humain, et celui qu’on éprouve à l’annonce de la disparition de millions d’oiseaux. Comment pourrions-nous sincèrement affirmer que, dans un cas comme dans l’autre, nos coeurs se brisent ? À moins que nous soyons engagés de toutes nos forces dans la vie avec les animaux (comme le sont à leurs manières bien différentes les éthologues et les éleveurs, par exemple), nos deuils des populations non humaines, le plus souvent, restent bien théoriques.

Après les bisons

Où trouver, alors, les récits qui saisiraient l’intensité catastrophique des pertes non humaines tout en préservant la valeur de chaque vie perdue ? Et comment faire pour que l’extension du cercle des vies dignes d’être pleurées à l’ensemble des non-humains débouche sur des pratiques politiques de protection des espèces actuellement menacées ? Une première piste serait de se tourner vers les narrations relevant des cosmologies non naturalistes, au sens que Philippe Descola donne à ce terme (2005). Puisque notre chagrin est lié au renoncement à l’exceptionnalisme qui nous séparait des autres animaux, on peut chercher dans les très nombreux récits témoignant inversement de relations de proximité entre humains et non-humains des exemples où la destruction des vies animales est effectivement vécue comme un désastre.

J’en vois une occurrence frappante dans le témoignage du chef de la tribu Crow, Plenty Coups, recueilli par Frank Linderman en 1928. Quoiqu’il mène jusqu’à sa mort une activité politique intense de défense des intérêts de sa tribu, Plenty Coups refuse de poursuivre le récit de sa vie au-delà de la disparition des bisons, qui coïncide avec l’entrée dans la réserve car, après ce double désastre, « plus rien n’est arrivé », dit-il (Linderman, 1962, p. 311[11]). La quasi-extinction des bisons – passés d’une population de dizaines de millions d’individus, au début du XIXe siècle, à environ un millier, dans les années 1880 – accompagne le renoncement contraint à la vie nomade et la disparition des liens à la terre et aux animaux construits par ce nomadisme. Plenty Coups témoigne longuement de la richesse du monde qui s’en est allé avec les bisons, et son silence final, a contrario, raconte non seulement l’intensité apocalyptique de la catastrophe qu’a été leur extermination, mais aussi le fait que la possibilité même d’en rendre compte a pris fin avec la mort des animaux.

« Pour les Crows comme pour les autres tribus des plaines, remarque William Cronon, l’univers tournait autour des troupeaux de bisons, et la vie n’avait de sens que tant que la chasse continuait. […] Tout ce qui est arrivé depuis appartient à une autre histoire, et la raconter n’apporte ni sens ni joie. » (1992, p. 1366[12]) Quelques décennies plus tard, quand l’armée états-unienne massacre dans la réserve des dizaines de milliers de chevaux sauvages, la tristesse des Crows est accentuée par le fait que, dans le nouveau monde sans chasseurs où elle prend place, l’intensité de cette perte ne peut plus être reconnue, dans la mesure où « plus personne ne pouvait dire à quoi servaient les chevaux » (Lear, 2006, p. 59[13]). Même si les bisons ne s’éteignent pas tout à fait, grâce aux projets de conservation qui permettent de sauvegarder l’espèce, ils cessent d’être les animaux sauvages et les proies dont la chasse structurait la vie des Crows et de bien d’autres tribus autochtones, ainsi que de leurs mustangs. Leur massacre par les colons venus d’Europe fait s’effondrer non seulement un monde, mais une cosmologie dans laquelle la valeur de chaque animal est moins liée à son individualité qu’aux liens qu’il entretient avec d’autres, humains et non-humains. L’important, en somme, n’est pas de pleurer chaque bison, ni même de témoigner de la catastrophe de leur éradication – indissociable des politiques de destruction du monde des Autochtones –, mais de rappeler la joie et le sens qu’il y avait à vivre dans un monde dont les bisons étaient le centre.

L’intensité expressive du récit de Plenty Coups permet ainsi de préserver la mémoire d’un monde qui n’est plus, et dont il espère que ses héritiers pourront d’une manière ou d’une autre le faire revivre. Mais au-delà de cette vocation mémorielle, la narration transmet également les outils conceptuels, les valeurs et les émotions permettant d’éprouver la destruction de ce monde (humain et non humain) comme un désastre. En ce sens, restituer ce que fut la vie jusqu’à la disparition des bisons est un préalable pour apprendre à en pleurer la perte, mais aussi pour que ce travail de deuil ait une portée réellement politique. Car il ne suffit pas de sauver l’espèce – quoiqu’il reste peu de spécimens sauvages, le bison des plaines n’est plus, aujourd’hui, une espèce menacée – pour ranimer le monde des Crows où les bisons, bien que chassés, pullulaient. Au lieu de nous engager à protéger « la nature » et les animaux qui la peuplent, conçus comme des entités séparées de la culture – celle des peuples autochtones, ou des Modernes –, Plenty Coups invite par son récit à protéger la relation qui permettait à chacun, humain et non-humain, d’avoir sa part du meilleur[14].

Loin d’être nostalgique, cette injonction muette – ni les chasseurs nomades ni leurs proies ne reviendront – expose directement la brutalité du monde des Modernes. Écho à la prise de conscience actuelle des limites de la croissance dans une planète finie, la disparition des bisons coïncide aux États-Unis avec la fermeture de la Frontière, c’est-à-dire avec la fin de la mythologie de la richesse et du progrès infinis qui justifiait le gaspillage des ressources et la violence exercée à l’égard des premiers habitants, humains et non humains (Enright, 2019, p. 156[15]). Les naturalistes parviennent à protéger les bisons de l’extinction, mais les pratiques d’élevage qui remplacent la chasse reposent sur une mécanique industrielle de mort elle aussi incommensurable : à ce retournement de l’abondance des richesses en abondance des pertes (Enright, 2019, p. 165) – que ce soit par la chasse et l’élevage intensifs, ou simplement par la destruction des habitats – il nous appartient de mettre un terme.

La puissance des oubliés

Une tout autre piste, en restant cette fois dans le champ culturel des Modernes, serait de réfléchir aux manières dont les disparus humains et non humains travaillent la culture et les récits même quand on les oublie. Par là, je n’entends pas tourner complètement le dos à la culture mémorielle née dans le sillage des violences de masse humaines, mais plutôt réclamer pour le compte des autres qu’humains une partie significative mais souvent négligée de son héritage : l’extraordinaire puissance des oubliés. Comme l’écrit Giorgio Agamben, la masse infinie de ce qui est perdu, dans la vie individuelle et collective, l’emporte toujours sur les efforts des archivistes et « la piété de nos souvenirs ». Mais, ajoute le philosophe, « le chaos informe de ce qui a été oublié n’est ni inerte ni inefficace – au contraire il agit en nous comme une force tout aussi grande que celle de la masse des souvenirs conscients, même si c’est de manière différente » (2004, p. 71-73). Les morts font faire aux vivants des actes, des rêves, des récits, des gestes, même quand ceux-ci les ignorent ou échouent à les rappeler. Nous employons chaque jour des expressions familiales dont l’origine est perdue. Nous répétons des gestes transmis par des défunts à nos parents. Nous vivons dans des pièces dont la forme et la disposition ont été décidées par des morts. Nous allons au travail dans des bâtisses dont les murs ont abrité la solitude des pensionnats, la joie d’une salle de concert ou le vacarme d’un atelier. Nous marchons sur des trottoirs recouvrant d’anciens cimetières ou des ruisseaux poissonneux. Nous emmenons nos enfants jouer dans des parcs édifiés sur d’anciennes décharges, dans le terreau desquelles subsistent les restes des vies sauvages enfouies sous les déchets. De nos vies comme des milliards de vies humaines et non humaines qui nous ont précédés, il restera, bientôt, si peu de traces, mais nos pas auront creusé des sillons que d’autres, sans le savoir, continueront à emprunter.

J’ai montré ailleurs en quoi cette force vive de l’oublié permet d’échapper à certaines des impasses politiques et narratives des récits de catastrophes historiques (Guidée, 2017 ; 2020). Mais maintenant que nous saisissons à quel point la violence de l’histoire s’est exercée également sur les non-humains – que ce soit de manière directe, par l’exploitation intensive d’êtres traités comme de simples ressources, ou de manière indirecte, par la destruction et l’occupation de leurs milieux de vie –, il est temps d’envisager de manière bien plus systématique la manière dont ces milliards de vies perdues agissent elles aussi, dans nos gestes comme dans nos récits. Ici encore, il ne s’agit pas de se souvenir de toutes ces vies, mais de chercher des histoires susceptibles de capturer leur puissance posthume. Dans ce cadre, on pourrait, par exemple, s’intéresser aux récits explorant les sols où s’enchevêtrent les sédiments de milliards de vies humaines et non humaines. Que ces récits se multiplient dans la littérature et les sciences sociales contemporaines n’a rien d’incident au moment où nous découvrons tout à la fois la puissance et la fragilité de la mince « zone critique[16] » dont nos vies dépendent : sous nos pieds, les déchets (Don DeLillo, Underworld), les mines (Robert MacFarlane, Underland), la « terre infertile et étrange » des champs de mort cambodgiens (Rithy Panh, La Paix avec les morts), les traces chimiques de l’industrialisation des deltas (Mathieu Duperrex, Voyages en sol incertain) ou de la fertilisation mortifère des champs (Gisèle Bienne, La malchimie), mais aussi « les poules d’eau, bécasses et hérons cendrés, les ormes et les mûriers » recouverts par le « bourbier » des métropoles (Sebald, 2001, p. 271-272) et « le froissement des herbes hautes au passage des castors » avant la colonisation de Staten Island (Taïeb, 2020, p. 24). Au sentiment accablant d’une perte irréparable, ces récits opposent les multiples manières dont les mondes perdus travaillent la langue, la terre et les corps, commandent des gestes concrets et poétiques, mobilisent des individus ou des foules, hantent les paysages.

Conclusion

Cet article est parti d’une hypothèse qui mériterait sans doute d’être affinée : de même qu’il y a eu pour les humains, tout au long du XIXe siècle, une extension progressive du domaine des vies qui importent, suscitant de nouvelles formes de récit et de commémorations, il y aurait aujourd’hui un élargissement biopolitique des vies dignes d’être pleurées et remémorées à l’ensemble des vivants, suscitant à son tour la production ou le désir de récits inédits dans leur forme comme dans leur objet. Le renoncement au partage ontologique entre humain et animal ouvre ainsi des pistes de rapprochement évidentes entre génocide et écocide, tant du point de vue du caractère incommensurable des destructions que des difficultés de représentation de cet incommensurable. Car, on l’a vu, les impasses d’une mémoire de l’incommensurable ne font que s’approfondir à mesure que se développe la sensibilité à l’étendue des pertes autres qu’humaines. D’autant que les oppositions qui donnaient forme et sens aux narrations modernes de la perte – le deuil ou la mélancolie, la trace ou le fantôme, l’histoire humaine ou l’histoire naturelle, le mort ou le vivant – se trouvent bouleversées au moment où les humanités écologiques appellent à se défaire des cadres de pensée dualistes qui ont rendu la destruction possible.

Peut-être faut-il alors se détourner tant des fables du deuil que des enquêtes mémorielles (ou apprendre à les lire tout autrement) pour envisager d’autres manières de concevoir et de raconter nos liens avec les disparus humains et autres qu’humains. Les deux pistes narratives que j’ai envisagées dans cet article, quoiqu’elles relèvent de cosmologies différentes, me semblent intimement liées. La violence qui s’exerce solidairement à l’encontre des humains, des animaux et des plantes, en Europe et dans le reste du monde, trace une ligne des récits des Premières Nations aux Livres du souvenir yiddish, des « paysages hantés » par les autres qu’humains d’Anna Tsing (Tsing et al., 2017) à la terre gorgée de cadavres foulée par Rithy Panh, lui-même héritier littéraire de Primo Levi, tout autant que de la tradition orale des contes khmers. Si les animaux refusent de boire dans l’étang qui a recouvert la fosse commune de Battambang (Panh, 2020, p. 94), quelle inquiétude traverse nos corps eux aussi animaux lorsqu’ils foulent sans le savoir d’anciens cimetières ? Ici comme ailleurs, nous marchons sur des milliards de morts oubliés, humains et non-humains : de quoi cet oubli nous prive-t-il ? Mais aussi : qu’est-ce que cela nous fait, et que nous font-ils faire ? La question n’est pas seulement mélancolique : dans cet étrange compost, il reste aussi les traces de joies anciennes, de formes de vie moins destructrices que les récits de la perte du monde nous engagent à cultiver.