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Cet article pose un regard anthropologique sur le rôle symbolique réservé à deux animaux, la chèvre et le chat, dans l’un des multiples récits fondateurs de la sainteté et, à la fois, dans le commerce avec des êtres mythiques, les jnoun (pluriel arabe de jinn), en contexte ethnothérapeutique marocain. Il se donne pour ambition de faire émerger, notamment autour du concept organisateur de baraka, les possibles lignes de continuité ontologique entre humains et autres qu’humains au sein d’une cosmologie que le premier auteur de cet article, Abdelwahed Mekki-Berrada, a investiguée à l’aube du xxie siècle[2]. Parmi les tradipraticiens rencontrés, il y a des vivants, mais aussi des défunts, pour qui l’on a bâti des mausolées, tantôt de facture modeste tantôt d’allure majestueuse. Mekki-Berrada a alors fait quelques rencontres ethnographiques dans le mausolée d’un saint, à proximité de Casablanca, au contact d’un des descendants de ce dernier, lui-même « médecin du corps et de l’âme ». Ce dernier est en effet sollicité par des gens dont les caractéristiques sociodémographiques sont très diversifiées, pour soigner autant du mal physique (« kyste », « rate », « cancer ») que des possessions par les jnoun, en ayant recours à cette force d’abstraction que les savoirs culturels locaux instaurent comme la baraka : un puits immatériel de bénédiction, absolu et transcendantal, un effluve bénéfique que peuvent contenir, à charges inégales, la salive des guérisseurs, la terre argileuse entourant le mausolée du saint, telle ou telle plante, tel ou tel animal, tel talisman (herz).

Pour le philosophe Sayyed Hossein Nasr, la baraka est une « présence spirituelle […] qui, en même temps que “surnaturelle[3]”, s’écoule à l’intérieur des artères du Cosmos » (1975, p. 219). Substantif découlant de la racine trilitère B.R.K., le mot arabe « baraka[4] » a trait à tout ce qui relève de la grâce, de la bénédiction, preuve de la grandeur et de la mansuétude du divin faisant que telle ou telle chose, tel objet, tel acte, tel événement puisse être mabrûk[5] pour qui en reçoit le don. Dans le mausolée du saint Sidi Hajjaj et ses alentours immédiats, Mekki-Berrada a pu observer la mise à l’oeuvre de la baraka à la faveur de rencontres ethnographiques, incluant de l’observation participante lors de séances ethnothérapeutiques ; il en a avancé l’hypothèse que l’ordonnancement – donc la mise en sens – des composantes de l’environnement, de la métaphysique et de la société repose sur l’intensité relative de baraka dont chaque être et chaque objet sont investis. Pour le sujet qui ne peut éviter d’interpréter son rapport au monde, la baraka est un outil conceptuel incontournable, une catégorie culturelle fondamentale et organisatrice. Une approche herméneutique des traditions ethnothérapeutiques propose de définir celles-ci comme des « systèmes de savoirs, de sens et d’actions » au sujet de la maladie, du mal, du malheur, du mal-être (Bibeau et Corin, 1995). Un tel système se traduit par des « modèles perceptuels, interprétatifs et pragmatiques » (Bibeau et Corin, 1995, p. 44) qui permettent à un groupe donné d’identifier une maladie, un mal, un malheur ou une souffrance, de les interpréter et d’agir dessus afin de les reconstruire en des événements sociaux et cosmologiques qui font sens ; les transformant ainsi en des états viables pour les personnes atteintes et leur entourage.

À ce stade, suggérons de prolonger ainsi l’hypothèse : cette maladie, ce mal, ce malheur, cette souffrance peuvent être considérés comme des événements de rupture cosmologique, une sortie du tissu collectif, entendu au sens global, c’est-à-dire plus qu’humain – humain, végétal, animal, spirituel, divin, etc. –, que l’acte ethnothérapeutique vient (tenter de) réparer, re-sémantiser, en réinsérant l’individu ou le groupe dans le flux cosmique par le biais des canaux bénéfiques de la baraka. Une telle perspective, plus en cohérence avec les principes du tournant ontologique en anthropologie (Heywood, 2012) de même qu’avec les propositions d’anthropologie symétrique[6] de Bruno Latour (1991) ainsi qu’avec la théorie de l’acteur-réseau (Callon, 2006), a pour avantage de situer la cosmologie étudiée sur un plan symétrique vis-à-vis de la cosmologie occidentale – l’ontologie dominante que Philippe Descola appelle le « naturalisme » (2005) du fait de la disjonction qu’elle opère entre culture et nature et de la soumission de cette dernière par la technicité. L’on sera alors à même d’observer les modèles alternatifs de mise en relation de l’humain avec son Umwelt (Uexküll, 1965 [1934]) et les sujets autres qu’humains, les conceptions autres de la subjectivité et de la conscience, et ce, selon une lecture soucieuse de mettre à plat les biais interprétatifs disjonctifs qui, non seulement opposent, mais en plus hiérarchisent nature et culture, réel et merveilleux (ou mythique), nature et surnature, humain et autre qu’humain.

À partir d’études de cas faisant intervenir des acteurs aussi divers que des humains, des animaux et des esprits, il s’agira de s’acheminer vers une définition propre de la subjectivité autre qu’humaine et de sa configuration selon une théorie de l’esprit spécifique (Luhrmann, 2011). Une théorie qui sera attentive à la transversalité de l’ontos et à la porosité des consciences entre humains et autres qu’humains. L’objectif, par une telle parallaxe analytique, est de porter la logique de l’efficace – et ce qu’elle induit, non sans connotation, comme pensée magique (Latour, 1996) – vers une disposition non naturaliste du monde, c’est-à-dire non anthropocentrique, qui multiplie les foyers de subjectivation « par-delà l’humain » (Kohn, 2013) en se concentrant sur les « puissances d’agir » (Latour, 2012) considérées comme autant d’indices d’existence.

C’est sur cet arrière-fond, dont la présente introduction trace fort brièvement les contours, que nous proposons ici une incursion théorique et ethnographique chez un saint puis chez un « exorciste » casablancais, dans cet espace intermédiaire et intersubjectif où vivent, communiquent et « dansent » ensemble des sujets humains et autres qu’humains. Nous y verrons alors comment ces sujets, plus agissants qu’assujettis, sont socialement et culturellement mobilisés pour servir de guides permettant de parcourir les frontières ontologiques ; « frontières [qui] peuvent finir par former des paysages » (Agier, 2014, p. 13).

La baraka des anthropologues

Notons d’emblée que le concept de baraka est difficile à mettre en mots, et cette incapacité à le définir n’est pas réservée à l’observateur car, pour l’acteur également, « la baraka est ressentie plus qu’analysée » (Geertz, 1968, p. 122). Près de cinquante après Geertz et un siècle après Edward Westermarck, qui sont par ailleurs les premiers anthropologues à avoir identifié la centralité du concept de baraka dans l’islam maghrébin, Mekki-Berrada (2013) parvient au même constat. Toujours selon Geertz, dans une définition approximative, « l’idée de baraka […] est une manière d’appréhender comment le divin s’insinue dans notre monde [et] plus exactement, c’est une certaine manière de construire l’expérience humaine (affective, morale, intellectuelle), une interprétation culturelle du monde » (1968, p. 58-59).

Peu propice à la traduction et à la définition, la catégorie organisatrice de baraka, qui agit plus qu’elle ne se dit, pourrait être comparée, sans aucunement s’y confondre, à la gratia dans la tradition chrétienne, au mana dans le monde polynésien, au chi dans des cultures est-asiatiques ou encore à l’orenda chez certaines Premières Nations du Canada. Pour Claude Lévi-Strauss, de telles catégories culturelles sont des concepts de « degré zéro » dont la raison d’être principale « est de s’opposer à l’absence de signification sans comporter par soi-même aucune signification particulière » (2013 [1950], p. l) et, écrit-il par ailleurs, que ce type de concepts est à rapprocher d’un « signifiant flottant […] ; nous voyons dans le mana, le wakan, l’orenda et autres notions du même type l’expression consciente d’une fonction sémantique, dont le rôle est de permettre à la pensée symbolique de s’exercer malgré la contradiction qui lui est propre » (Lévi-Strauss, 2013 [1950], p. xlix-l). La baraka comme signifiant flottant, si toutefois elle en est vraiment un, n’en demeure pas moins un principe actif dans l’ordonnancement et la mise en sens du monde (Geertz, 1968 ; Mekki-Berrada, 2010, 2013), qui oriente l’action dans et sur ce monde, tout comme il agit dans la configuration du politique (Addi, 2009 ; Geertz, 1968 ; Hammoudi, 1988 ; Jamous, 1981 ; Rabinow, 1975). Pour l’historien japonais Kisaichi Masatoshi (2009), le concept de baraka est aussi le catalyseur d’alliances politiques depuis au moins le xiie siècle au Maghreb, en tant que source de légitimation de l’autorité (Addi, 2009), et en tant que concept organisateur et fondement de la représentation (Geertz, 1968, 1992 ; Mekki-Berrada, 2010, 2013). À noter que tous les anthropologues ayant travaillé sur ce concept s’accordent pour voir en la baraka des liens directs avec le politique au Maghreb, ceux-là ne sont toutefois pas unanimes dans leur appréhension de ce concept, comme nous le suggérons dans cette section de l’article.

Même s’il reste rétif à une définition statique et, surtout, peu étudiée en anthropologie, le concept de baraka est toutefois familier aux anthropologues ayant travaillé sur différentes déclinaisons de l’islam au Maghreb. Face à l’étude de ce concept, nous nous retrouvons devant trois types de perspectives. La première est celle de l’anthropologue finlandais Edward Westermarck (1968 [1926]) qui nous a légué une monographie remarquable par l’abondance et la clarté de ses descriptions. Il y a cependant une vacuité interprétative chez cet auteur qui ne suggère aucune interprétation de la baraka, sinon qu’elle serait le fait de survivances pré-islamiques babyloniennes, grecques, romaines ou chrétiennes. L’anthropologue marocain Abdallah Hammoudi (1988, p. 26) souligne à ce sujet que « [l]es preuves d’ordre historique sont maigres et [qu’]il faut recourir à d’héroïques visions pour inventer les joints entre quelques faits dispersés, dont la rareté souligne en fait notre ignorance ».

La seconde perspective est représentée par les anthropologues européens Edward Evan Evans-Pritchard (1949), Ernest Gellner (1969) et Jacques Berque (1978). Ceux-ci adoptent une orientation théorique axée sur la fonction et l’utilité pratiques (le « comment ça marche ? ») de catégories culturelles fondamentales telles que la baraka. Il s’agit là d’un choix théorique, parmi d’autres, dont la principale lacune est d’évacuer la portée herméneutique des catégories culturelles fondamentales (le « qu’est-ce ? ») et qui nous informe sur le « mode d’emploi » de la baraka, tout en nous léguant un maigre héritage sur la logique, interne et culturelle, liée à ce concept clé. Réduire le concept à son utilité politique ou économique revient, en fin de compte, à se faire l’apôtre involontaire d’un fonctionnalisme utilitaire qui « est un refus fonctionnel d’envisager le contenu et les relations internes de l’objet culturel », comme l’écrit l’anthropologue Marshall Sahlins, qui ajoute : « Le contenu n’est pris en compte que pour son effet instrumental, et sa logique interne est ainsi présentée comme son utilité externe [et] l’ordre culturel entier [est conçu] comme projet utilitaire » (1980, p. 102-52). Il ne fait aucun doute que l’utilitarisme subjectif est d’un grand intérêt anthropologique, mais « comme l’écrit Durkheim : “Faire voir ce à quoi un fait est utile, n’est pas expliquer […] ce qu’il est” ». (Durkheim, 1973, p. 90, cité par Jamous, 1981, p. 181).

Ce qui nous amène à la troisième perspective représentée par les anthropologues américains Clifford Geertz (1968), Paul Rabinow (1975), Vincent Crapanzano (2000) et le Franco-Iranien Raymond Jamous (1981). Ils insistent fortement sur les aspects politiques et idéologiques du concept de baraka. Mais, contrairement à leurs prédécesseurs, ils ne réduisent pas cette catégorie à sa seule efficace pratique. Ils s’interrogent également sur l’investissement symbolique et sur l’interprétation du monde qu’autorise le concept. Et même si les réponses auxquelles ils parviennent ne leur semblent pas toujours convaincantes, ils ouvrent néanmoins une brèche permettant d’envisager une réflexion sur la portée herméneutique de la baraka comme concept organisateur et fondement de la représentation. Nous nous situons davantage dans cette dernière perspective, mais en l’ouvrant plus amplement afin de mieux fusionner nos horizons théoriques respectifs et d’y introduire des interstices où peuvent s’insérer les modes d’existence tant jinnique qu’animale. Nous procéderons à l’aide de deux exemples ethnographiques.

Exemple ethnographique no 1

La baraka du saint et la chèvre intercesseuse

La baraka, dans sa conception émique de grâce divine, d’énergie spirituelle, vient charger humains et autres qu’humains, sujets ou objets, matériels ou intangibles ; à la fois réceptacles et puits de bénédiction, ces entités demeurent reliées à la transcendance à travers un vaste réseau d’activations réciproques de bénédiction, de baraka. Aujourd’hui les saint.e.s, ou leurs mausolées-tombeaux gardés par leurs descendant.e.s, se présentent comme autant de relais de baraka qui s’agencent à l’environnement au gré d’un système complexe d’intercessions. Celles-ci opèrent au fil d’un axe visible, horizontal (humain.e.s, animaux, végétaux ou objets) et d’un axe invisible, vertical, allant de l’esprit (le jinn chtonien, pôle inférieur de l’axe), à Dieu (pôle supérieur de l’axe), en passant par les jnoun « bénéfiques », les anges, les ancêtres, les saints et les prophètes[7]. L’individu humain appartient au premier axe tout en tentant de se relier au second – le divin en tant qu’origine et devenir de la condition humaine. Il peut par conséquent se retrouver au croisement de ces deux axes, notamment lors d’expériences relevant de l’entre-deux comme celles du mal, du malheur ou de la maladie, que nous avons définies comme autant d’événements de rupture cosmologique, et de l’acte ethnothérapeutique, considéré comme intervention de reliaison cosmologique.

La baraka est, comme l’entendait Westermarck, une grâce céleste, une manifestation du divin dans le quotidien, une force active qui touche à différents degrés tant les humains que les animaux, les plantes et autres existant.e.s et objets (1968, p. 35). Au sein de chaque règne, la baraka est distribuée de manière hiérarchisée, et en islam probablement plus que dans les autres religions monothéistes, l’animal jouit d’un statut particulier et, missionné par le divin, il intervient lors d’épisodes clés de la sunna, la geste du Prophète Muhammad. Ainsi en est-il de l’araignée qui tisse sa toile à l’entrée d’une grotte pour protéger ce dernier et son compagnon, pourchassés par l’ennemi, tandis qu’une colombe fait son nid devant. Il y a en l’occurrence l’idée d’une élection de l’animal par le divin au rang d’interface de baraka, une élection que l’on peut deviner indexée sur les pratiques culturelles et cultuelles et la manière dont les animaux sont utilisés et mobilisés, notamment d’un point de vue pratique. Selon cette échelle, sont distribuées les catégories du pur et de l’impur, ce qui fait de la baraka un principe régulateur des interdits alimentaires et de l’hygiène, et par corollaire un principe de gestion politique. Ainsi, par exemple, le cheval est un des animaux les plus nobles, selon Wastermarck : « [I]t gives blessings to its owner and its house […] evil spirits avoid a place where there is a horse […] It prays God. » (1968, p. 97)

L’un des indices de la baraka est la rareté, et par corollaire la préciosité : ainsi, parmi les chevaux, le plus béni est le noir à cinq taches blanches, surtout quand ces dernières se répartissent en des endroits précis sur la tête et les pattes ; la rareté est ici interprétée comme sceau d’élection par le divin, donc signe de baraka. Parmi les moutons, c’est l’agneau à tête blanche et à cercles noirs autour des yeux qui est le plus prisé. Et entre les espèces de chameaux, même si la baraka du chameau n’est pas aussi intense que celle d’un cheval ou d’un agneau, c’est le tacheté qui représente la plus forte bénédiction pour son possesseur, aussi la richesse est-elle baraka, don de Dieu, ce qui a pour visée de prévenir des envieux. Les bovins ne seraient pas, quant à eux, selon Westermarck, touchés par la baraka, mais le lait qu’ils produisent en est chargé, ainsi que le beurre qui en provient – baraka de l’animal nourricier. Les chiens, comme le porc quoiqu’à un degré différent, sont vus comme impurs, à l’exception du lévrier du Sahara, autochtone, compagnon des tribus touarègues et loué pour ses qualités de chasseur et sa capacité d’adaptation à des conditions climatiques extrêmes. Westermarck évoque ensuite la baraka du chat, préféré au chien, mais surtout celle de l’abeille et de son miel, à laquelle le Coran consacre le titre d’une de ses sourates (chapitres), Les Abeilles (al-Nahl) : ces insectes, maillons essentiels des écosystèmes, seraient mus par le wah’y, l’inspiration de Dieu, la même que celle accordée à ses prophètes et par laquelle ils diffusent Son message, qui est d’abord l’expression, le signe – âya, terme arabe à double signification renvoyant à la fois à « verset » et « signe » – de Sa présence.

La baraka actualise la sacralité et situe la personne dans le réseau de bénédiction. Ainsi en est-il par exemple de la légende construite autour de la sacralité de Sidi Hajjaj, le saint dont Mekki-Berrada a visité à plusieurs reprises le mausolée près de Casablanca. L’analyse qualitative des récits hagiographiques collectés auprès des descendants de Sidi Hajjaj et des personnes qui s’y rendent en pèlerinage permet de suggérer une reconstitution d’événements liés au saint et transportés par la mémoire collective. Vingt-huitième descendant du prophète Muhammad par la lignée de Fatima al-Zahra, de ‘Ali et de Hassan – si l’on se fie à l’arbre généalogique officiel examiné par Mekki-Berrada et un descendant du saint, responsable du mausolée –, Sidi Hajjaj vécut à une époque que ses descendants ne peuvent identifier avec une précision absolue. L’on apprend cependant que son petit-fils étudia à l’université al-Qaraouyine de Fez vers 1170 de l’hégire (soit vers l’an 1760 du calendrier grégorien), sous le règne du sultan alaouite Mohamed ibn Abd-Allah (au pouvoir entre 1757 et 1790).

D’après cette donnée, Sidi Hajjaj devait donc être vivant aux alentours du xviiie siècle. Ses descendants actuels rapportent qu’il fut un soufi errant. De fortune matérielle il ne possédait qu’une djellaba en laine. Il se déplaçait de ville en village à travers le Maroc et l’Algérie. Homme vertueux, il était doté d’une baraka thérapeutique qui agissait sur les personnes atteintes lorsqu’il les touchait ou leur crachotait – boukh, littéralement « vaporiser » – sur le corps[8]. L’on raconte que sa baraka était particulièrement efficace contre une maladie dont le symptôme principal est un kyste ; aujourd’hui, les acteurs (personnes en pèlerinage, « patient.e.s » et descendant.e.s) sont convaincus qu’il s’agissait d’un des symptômes du « cancer ».

La famille de Sidi Hajjaj vivait fort modestement sous une tente en peau de chèvres. Elle se nourrissait des fruits de menus travaux agricoles ainsi que de quelques caprins, dans la région de Zenata, à une trentaine de kilomètres de Casablanca. À la mort de Sidi Hajjaj, son épouse était enceinte. Il sévissait alors une sécheresse qui décima tous les animaux de la région, dont le petit cheptel appartenant à la famille. Un jour, alors que l’épouse du saint s’en fut loin du campement en quête de bois de chauffage, elle fut prise de vertiges et perdit connaissance. À son réveil, elle se rendit compte qu’elle avait accouché. Elle aperçut alors une chèvre, surgie de nulle part – surtout en ces temps de sécheresse –, léchant le placenta de l’enfant tout juste né. Dominant cet événement et reprenant ses esprits, la mère coupa le cordon ombilical et se rendit au campement, suivie par l’animal. L’on tenta de retrouver le propriétaire du caprin, mais en vain : personne dans la région ne le reconnut comme sien. Par la suite, le nourrisson refusa le lait maternel et toute autre forme de nourriture. Et un nouveau miracle se produisit : le nouveau-né se délecta du mamelon que lui offrait la chèvre. Devant cette situation singulière, l’enfant fut prénommé Al-Ma’zaoui (littétralement « celui de la chèvre » ; en arabe dialectal, chèvre se dit ma’za). Ce prénom devint un patronyme, de sorte que depuis cet événement, les descendants de Sidi Hajjaj ne se nomment plus les Hajjajiyen mais les Ma’zaouiyen.

L’apparition de la chèvre, surgie du néant en cette période d’extrême sécheresse – et qui de plus était pourvue de lait en abondance pour allaiter l’enfant –, est considérée comme un double signe. À savoir, d’une part, celui de la perpétuité de la baraka de Sidi Hajjaj (sans laquelle le miracle n’aurait pu se produire) et, d’autre part, celui de la preuve que le nourrisson Al-Ma’zaoui était le principal héritier de cette baraka. En effet, Al-Ma’zaoui, une fois adulte, reprit le flambeau de son père et parcourut le pays avant de décéder, probablement dans la région de Tlemcen, dans l’actuelle Algérie. Tout comme pour Sidi Hajjaj, il mourut dans une région où sévissait une sécheresse fatale. L’eau était inexistante : puits taris, pas la moindre goutte de pluie. L’on creusa une tombe pour inhumer Sidi Al-Ma’zaoui et voilà que de l’eau en surgit. L’on creusa une seconde tombe : de l’eau. Miracle sur miracle. L’on décida d’embaumer le corps que l’on promena rituellement dans la région : à chaque tombe creusée, de l’eau encore et encore. Trois jours plus tard, l’on put enterrer le saint dans un endroit d’où l’eau ne jaillit pas[9]. À la mort, se rejoua le miracle de la naissance, la fin faisant ainsi écho au début et confirmant la transmission et la pérennité de la bénédiction.

Mais plus encore, ce double signe consolide, sur un plan narratologique, l’acte de fondation de l’islam dont il réinterprète les origines bibliques. Ici aussi effectivement se conjuguent les motifs de la sécheresse, de la maternité et de l’intervention divine comme c’est le cas dans l’histoire d’Agar (Ancien Testament), esclave égyptienne d’Abraham et de Sarah qui, à la demande du couple, s’unit au patriarche pour leur concevoir un enfant, Ismaël, en raison de l’infertilité de l’épouse. Or, lorsqu’enfin Sarah enfanta, donnant naissance à Isaac, futur père de la nation israélite, Agar (Hâjir en langue arabe) fut chassée dans le désert avec son enfant. Errant dans la sécheresse, la mère aux seins épuisés n’avait de quoi calmer la soif de son enfant, jusqu’à ce que, de sous ses pieds tapotant le sol à la suggestion de l’Archange Gabriel, de l’eau surgît, accompagnée de l’assurance faite par l’Archange à la mère que son fils serait le père d’une grande nation – comprise par l’exégèse comme la nation arabe, voire la Umma (de la même étymologie que Umm, c’est-à-dire mère en langue française). La Umma est la « nation » musulmane plurielle, fantasmée plus que réalité géopolitique. À ce point, se greffe le récit musulman : cette nation, descendant d’Ismaël, ce serait celle du Prophète Muhammad, et elle s’enracinerait dans l’exil, la migration – la hijra, un terme qui présente une affinité étymologique avec le prénom Hâjir[10].

Il serait utile d’observer à ce stade, pour revenir au saint Sidi Hajjaj, que le temps « mythique » exerce sur la réalité du présent l’autorité d’une origine, et ce, d’un point de vue néo-platonicien, comme le suggérait Henry Corbin dans ses écrits sur le soufisme (1993) : l’origine comme moteur d’un présent sans cesse actualisé et régénéré. Mais ce temps mythique a aussi une valeur historique, au sens où ici, du point de vue des croyants, le mythe se confond au passé, ce qui affecte à la cosmologie islamique discutée dans cet article une temporalité « cyclique » – comme il est souvent coutume de qualifier les temporalités dites non modernes et donc représentées comme « non linéaires », par opposition au temps cartésien. Or, cette cyclisation convoque des définitions alternatives de la temporalité et de l’historicité, selon lesquelles les strates du temps entretiennent entre elles un rapport de parallélisme faisant qu’individus morts et vivants, simples croyants et saints individus, sont les contemporains les uns des autres. Par-delà le temps, se maintient vive l’action de la baraka. En effet, rejouer le mythe de l’acte fondateur de l’islam permet, en plus de consolider le message de l’islam en le répétant, de situer le saint dans ce flux de bénédiction qui ne connaît aucune borne temporelle d’un point de vue mystique ; l’origine, au sens de passé et de mythe, est contenue dans un océan d’Idées-Images qui se meuvent dans ce ciel de vérités qu’est le monde intelligible (Corbin, 1993). Cette strate métaphysique double en permanence le monde sensible, l’irrigue, le guide et le régénère par l’entremise des subjectivités humaines, vues comme autant de sièges d’intercessions ; des subjectivités comme celles des saints ou de leurs descendants et à travers lesquelles, par l’inspiration (« révélation », wahiy), et actualisant celle des prophètes et autres messagers de l’islam, agit la volonté divine aux fins de pérennisation et de régénération de l’ordre cosmologique. En effet, en tant que « guérisseur », le saint Sidi Hajjaj se situe à la croisée entre les mondes, visible et invisible, cet entre-deux où il puise, plus que son pouvoir, son autorité en tant que guide spirituel et ethnothérapeute.

Ce détour par la métaphysique, selon les principes du tournant ontologique, permet de comprendre le statut de la subjectivité humaine d’un point de vue cosmologique et de la situer vis-à-vis des subjectivités autres qu’humaines. Concernant l’animal, en l’occurrence la chèvre dans l’hagiographie du saint Sidi Hajjaj, l’on peut dire qu’elle a un statut d’intercesseuse ; cela ne permet pas toutefois de conclure que l’animal soit dénué de subjectivité ou de volonté propre comparativement à l’humain, ni que ce dernier se trouve au coeur d’une disposition anthropocentrée du monde qui anthropomorphiserait l’animal. Les observations nous enjoignent de poser un regard moins tranché et de porter plus loin l’investigation en suivant le réseau de baraka à travers lequel les existants s’aimantent les uns les autres. Effectivement, dans la mesure où la cosmologie musulmane à l’étude fait reposer les interactions entre existants sur un monde dédoublé entre visible et invisible, les relations entre humains et autres qu’humains ne sont pas uniquement bilatérales, de sorte que, souvent, la présence d’un animal – ou de tout autre qu’humain physique – est souvent le signe d’une présence autre qui agit, non pas à travers l’existant, mais avec lui[11].

Exemple ethnographique no 2

La baraka du « charif » dans l’événement-jinn : être autrement humain.e

La possession jinnique semble toujours être l’appropriation et l’occupation de l’intérieur du corps par une entité surnaturelle extérieure à ce corps. Nathan parle alors de possession par des « êtres culturels » (1988, p. 39 ; 1986, p. 145) : « [C]es êtres mythiques, surnaturels, “théoriques”, se manifestent toujours parmi les vivants par des distorsions et des agitations du corps du possédé. L’on pourrait alors dire que la pensée prend corps » (1986, p. 145-146). Le statut des jnoun, ces êtres mythiques autres qu’humains, et le rapport que les humains entretiennent avec ces derniers constituent un excellent point de perspective pour comprendre cette disposition cosmologique dont la baraka est le moteur, les interactions entre les existants, ainsi que le rôle et le statut dévolus à chacun.

Questionné par Mekki-Berrada au sujet de sa baraka et de sa capacité à en faire bénéficier ses « patient.e.s », le charif[12] répond : « Ana ghir sabab », « Je ne suis que la cause / le prétexte / l’intermédiaire. » Il insinue par là qu’il possède en effet une baraka, mais que celle de Dieu est seule porteuse des véritables vertus thérapeutiques. Il y a bien sûr ici humilité : s’ôter tout mérite, c’est une façon de préserver la grâce, la baraka. Mais plus encore, la baraka du charif permet non pas de guérir directement, mais de faire appel à la baraka divine. Le rôle du tradipraticien consiste alors à attirer et à concentrer cette action et à la canaliser vers la personne en souffrance. Cette canalisation des effluves bénéfiques et thérapeutiques de la baraka divine est rendue possible en vertu de la force d’attraction de la baraka même du tradipraticien ; elle est métonymique. Plus encore, cette fonction attractive ne relève pas directement de la baraka du charif. En fait, cette dernière active la baraka inhérente aux versets coraniques, psalmodiés par le thérapeute dès le début de la séance : l’on fait ainsi appel à la baraka divine par celle des paroles et des signes (ayât) de Dieu[13]. Par la formule « ana ghir sabab », le tradipraticien se présente donc comme l’initiateur d’une réaction en chaîne : sa baraka sollicite celle des signes divins qui, à leur tour, interpellent celle de Dieu lui-même.

Le faisceau de la baraka ainsi canalisé, le tradipraticien peut dorénavant s’en servir pour mettre en oeuvre d’autres outils ethnothérapeutiques : « Mes ancêtres et moi-même, nous avons autorité sur 360 jnoun et nous éduquons leurs enfants. » Le charif fait ainsi appel à la baraka de ses ancêtres (jdoud) qui, comme lui (ana), étaient passés maîtres dans les pratiques d’exorcisme[14]. Avec eux, il a à sa disposition 360 sagesses ou savoirs particuliers lui permettant d’avoir autorité sur 360 jnoun et leurs descendants. Le nombre 360 correspond approximativement au nombre de jours composant une année solaire (365-366 jours) et lunaire (353-354 jours). À ce stade, nous formulons l’hypothèse suivante. Le chiffre 360, correspondant approximativement au nombre de jours que met la planète pour effectuer une révolution et en démarrer une autre, ne représente pas un nombre clos, achevé, quantifiable, mais parce qu’il signifie le cycle, il avoisine plutôt l’ouvert, l’infini, et semble alors faire signe à l’incommensurable, celui d’un pouvoir étendu sur une légion de 360 jnoun avec tous leurs descendants. L’autorité dont ces individus humains touchés par la grâce, qu’ils soient vivants (le charif) ou morts (ses ancêtres, tout comme les saints, agissant par-delà la mort), jouissent vis-à-vis du clan des esprits, est donc exponentielle. Par ailleurs, ce pouvoir est transgénérationnel, dans la mesure où le charif hérite de ses ancêtres successifs autant les pouvoirs thérapeutiques – leur baraka d’intercesseurs qui aimante, canalise celle, absolue, du divin – que les jnoun sur lesquels ils ont autorité. En fin de compte, la baraka progresse et se trouve activée pour réparer les actes des jnoun, en fait pour conjurer la rupture cosmologique provoquée par ceux-ci, en réaffirmant l’autorité des humain.e.s et le pouvoir dont ces dernier.ère.s sont mandaté.e.s par le divin.

Hériter autant des pouvoirs de bénédiction – ou, du moins, de la capacité de les activer –, que d’une relation privilégiée avec des existant.e.s (les jnoun) qui ont pour mission de mettre à mal ces pouvoirs-là, c’est hériter à la fois du mal et de son remède. À condition ici de dépouiller le mot « mal » de sa connotation négative et manichéenne au sens naturaliste du terme – cette conception oppositionnelle du vivant ayant pu être poussée à l’extrême par les modernes, comme le rappelle Descola (2005) : éliminer tout ce qui menace l’intégrité de soi, ce qui n’est pas soi, ce qui en diffère. En effet, dans notre cas, le mal est précisément, par l’intervention de la baraka, ce qui permet à l’ordre divin d’être rétabli, cet ordre tel qu’il maîtrise ou domestique le mal plutôt que de l’éliminer.

Nous avons vu plus haut que l’acte ethnothérapeutique est aussi une action herméneutique qui va puiser dans l’invisible la bénédiction, la force capable de réinterpréter le monde et de lui réinsuffler ainsi du sens, de redonner intégrité à l’humain et de le réaffecter au corps social ainsi que d’opérer, encore et à chaque émergence du mal (maladie, malheur, souffrance), au ré-ordonnancement du monde. L’apparition du mal est un événement collectif, social et cosmogonique qui mobilise in minima la personne affectée, son entourage, les ethnothérapeutes et les êtres mythiques dans les recherches de « soins » et quêtes de sens. L’on peut dire que la possession, loin de constituer un accident, est proprement un événement initiatique nécessaire permettant de redémarrer l’être pour qu’il se sorte de ce débordement entre les mondes ; cette remise en sens s’effectue par une actuation de l’autorité divine sur la Création.

C’est justement, suggère notre observation participante, par l’autorité que confère au charif la baraka dont il est investi, que ce dernier est en mesure de sommer le jinn de quitter la patiente : « Donne-moi le ‘ahed [promesse, pacte] que tu quitteras cette “planche” (khachaba, littéralement “morceau de bois”) sinon tu seras brûlé. » Sur le plan émique, le jinn n’est pas sans connaître les conséquences « fatales » d’un tel irrespect, quand il accepte le pacte en se prononçant par la bouche de la patiente : « Je fais le pacte de sortir de cette “planche” sinon je serai brûlé. » L’on constate qu’il n’est pas question d’éliminer l’esprit – qui craint le même châtiment que les humains : être jugé par le feu —, mais de le renvoyer à son monde et ainsi de rétablir l’ordre cosmologique par la force du pacte. Il s’agit en fait de l’actualisation d’un pacte fait par le reste de la Création de se soumettre à la volonté divine par le biais de l’humain en tant que dépositaire du sacré. C’est en effet l’humain, en vertu de cette lourde responsabilité, qui est censé maintenir le lien entre le caché et le manifeste ; c’est par lui que transite la baraka de l’Être vers toute forme de vie. Car tous les existant.e.s sont musulman.e.s, y compris les jnoun – à l’exception de contingents juifs, chrétiens et athées. En fait tous les êtres et toutes les choses répondent de la foi musulmane car, selon un point de vue populaire et mystique, aux individus humains qui sont dotés de suffisamment de baraka pour pouvoir le voir et l’entendre, la profession de foi est même inscrite sur chaque feuille d’olivier et le chant des oiseaux n’est autre que cette même profession de foi dans un langage particulier[15]. Mais plus encore, l’islam propose un ethos, une conception de la divinité en soi, une divinité dont l’humanité est l’une des multiples manifestations.

L’autorité du charif, notion d’autorité qui est à comprendre au sens gadamérien du terme (une autorité qui n’a pas besoin du mode autoritaire pour s’affirmer et à laquelle on s’abandonne librement et en confiance ; [Gadamer, 1976]), est au coeur de la disposition cosmologique telle qu’actualisée dans la tradition ethnomédicale investiguée et, à la fois, des relations entre existant.e.s ; ce que confirme une des séances « d’exorcisme » à laquelle assiste Mekki-Berrada (2013) chez le charif. Une jeune femme vient consulter ce dernier, se considérant possédée par un jinn, à la suite d’un diagnostic proposé par son entourage. Mekki-Berrada l’entend confier au charif : « Après le moghrob[16], je rote beaucoup. J’ai mal ici [elle indique son plexus], j’ai du mal à respirer puis ça monte ici [elle indique son oesophage] […]. Quand je rote et que j’ai mal […], je vois un chat se faufiler sous mon lit. » Parlant du chat, elle n’est pas sûre s’il s’agissait d’une hallucination ou d’une réalité. Le charif fournit alors une interprétation étiologique : « Bien sûr, ils [les joun] s’installent ici [dit-il en touchant le plexus solaire de la patiente] et sortent d’ici [touchant l’oesophage] […] Al-jnoun taïtssayfou (les jnoun se « métamorphosent »). Ils peuvent prendre la forme de n’importe quel animal : même un cafard peut être un excellent véhicule pour eux. Ils [les jnoun] ont aussi l’aspect humain, ils sont en jellaba comme vous et moi, des gens tout à fait ordinaires. Mais taïtssayfou (ils prennent d’autres sifat, « apparences »). »

La réponse du charif ne permet pas de trancher la question de la « réalité » ou de « l’hallucination » ; au contraire, elle nous incite à dépasser l’explication binaire et disjonctive – réel/imagination – en suggérant que l’expérience survient dans un état d’entre-deux, qui relève du registre de la vision (« je vois un chat… ») tout en ayant sa réalité propre : la vision est agissante, en cela qu’elle indique l’existence d’un trouble, d’une irruption, d’un débordement entre les mondes. Le régime de la vision supplante ici la question de l’existence, au sens physique du terme, et soulève un autre jeu de questions, plus en cohérence avec l’expérience subjectivée de la patiente et obéissant aux paramètres cosmologiques en vigueur (Nathan, 2001) : si le chat est effectivement une incarnation jinnique, pourquoi apparaît-il hors du corps possédé ? S’agit-il d’un chat lui-même possédé ou d’un jinn prenant l’apparence d’un chat ? Aussi convaincante puisse-t-elle être dans son contexte d’énonciation, la réponse du charif n’offre pas de réponse précise quant au mécanisme de possession, mais autorise de poser une hypothèse au sujet de la théorie de l’esprit à laquelle l’on est ici confronté, à l’instar de celle établie par Tania Luhrmann (2011) à partir de ses travaux de terrain en Thaïlande. Effectivement, il y a tout lieu de supposer que les présences impliquées dans ce processus – humain, jinn, chat – ne sont pas des entités en soi, délimitées et définissables selon le modèle de la corporalité, d’une physicalité irréductible à toute autre forme d’identité, bref, d’une individualité capsulaire qui serait le siège d’une identité propre, circonscrite dans les limites d’une forme précise. Bien au contraire, l’incertitude que soulève une telle vision brouille les frontières entre catégories – chat (physique) vs esprit (intangible), dedans (possession interne, le rot comme le symptôme d’un corps étranger à expulser ou à domestiquer) vs dehors (le chat sous le lit, extériorisation de la possession) –, et permet dès lors de situer le problème ailleurs : le jinn ne serait pas une entité en soi, étrangère, délimitée, mais un événement. Il y aurait un événement-jinn vers lequel converge l’ordre du vivant, humains et autres qu’humains mis au service de cette irruption, de cette déformation cosmologique, de ce changement d’ordre que le charif a pour mission de renverser.

Conclusion

Saints, jnoun, chèvres, chats, tradipraticiens, humains en état de rupture cosmologique : tout se passe comme si les traditions ethnomédicales marocaines étaient des espaces intermédiaires dans lesquels la rencontre de plusieurs mondes était à la fois possible, recherchée et cohérente pour les sujets humains. Un pont rhizomique fréquenté par des passeur.se.s humain.e.s et autres qu’humain.e.s pour favoriser la traversée de l’un à l’autre de ces mondes aux frontières perméables. À noter que de telles rencontres, entre existant.e.s humains et autres qu’humain.e.s, ne sont pas étrangères au texte fondateur de l’islam. Dans le Coran en effet, le roi Sulayman ibn-Daud (Salomon fils de David) symbolise cet espace intermédiaire vers lequel convergent et par lequel transitent faune, humains et jnoun : « Les armées de Salomon, composées de djinns, d’hommes et d’oiseaux furent rassemblées et placées en rang » (Coran, XXVII : 17)[17]. L’espace ethnothérapeutique investigué semble assurer, à sa façon, la continuité entre l’islam des textes fondateurs et théologiques savants, et l’islam oral des tradipraticiens et des personnes qui les consultent. La baraka participe à cette continuité et, dans le cas à l’étude, semble en être le principe actif[18]. C’est elle qui autorise et invite les saints, les êtres de la « surnature », les animaux et les tradipraticiens à agir comme intercesseurs, passeurs et gardiens des entre-deux qu’ils ont la responsabilité de préserver et de pérenniser.

La baraka semble être pour les sujets concernés un effluve bénéfique divin circulant entre les êtres et les choses, entre les humains et les autres qu’humains. Tout se passe comme si, dans une « danse » herméneutique collective, la baraka était déployée par les sujets pour ordonnancer le réel et négocier ainsi la polysémie qui le caractérise. Pour ces sujets, si la baraka se déploie directement de l’Un (Allah) vers le multiple (la création), elle est aussi (trans)portée par des êtres mythiques autres qu’humains dans une cosmologie en mouvement, une ontologie en perpétuelle reconstruction. Cet article explore cette « danse » herméneutique qui anime l’entre-deux symbolique traversé par l’humain et des êtres autres qu’humains ; un entre-deux où chèvres et saints peuvent devenir « frères de lait », compagnons théophaniques et source de vie au seuil de la mort (cf. exemple ethnographique no 1), où tradipraticiens et jnoun établissent des pactes, des « contrats moraux » (cf. exemple ethnographique no 2). Une liminalité comme espace d’émergence du sujet agissant sacralisé, un espace intermédiaire où s’enchevêtrent une diversité d’existants mythiques, humains et animaux dont l’ordonnancement cosmologique est guidé par la catégorie organisatrice de baraka[19].

Au commencement était la chèvre ! C’est du moins ce que pourrait dire cette chèvre, intercesseuse centrale du récit hagiographique du saint marocain Sidi Hajjaj (xviiie siècle), avec lequel nous avons ouvert cet article. Dans le cadre d’une autre ethnographie (pas encore publiée), Mekki-Berrada a aussi rencontré un saint indien musulman du xve siècle, Makhdoom Ali Mahini, à travers l’un de ses descendants en charge du mausolée à Mumbaï, en Inde. Si Sidi Hajjaj et Makhdoom Ali ont été socialement et culturellement investis de sainteté malgré ce qui les sépare, à savoir plusieurs siècles et des milliers de kilomètres, les catalyseurs symboliques de cette sainteté qui les relie sont des chèvres. L’une allaitera le fils du premier quelques minutes après sa naissance, lui redonnant ainsi une vie qu’il était sur le point de perdre. L’autre retrouvera la vie, qu’elle avait déjà perdue, sous l’intervention spirituelle du second alors enfant. Il y aurait ici matière à explorer plus à fond la possible universalité dans les cultures musulmanes de ces liens symboliques et cosmologiques entre êtres humains et êtres animaux.