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Partager le quotidien des paysan.ne.s montagnard.e.s des Préalpes d’Azur ; pister les chamois avec des touristes animaliers ; arpenter les massifs alpins en compagnie des randonneur.se.s et des bouquetins. Autant de situations qui ont conduit les études de trois jeunes chercheurs en sociologie, anthropologie et géographie à se repositionner et à prendre acte des relations qui s’engagent avec des végétaux, des animaux et autres éléments abiotiques. Cette rédaction à six mains a pour objectif de montrer comment les pratiques étudiées sur le terrain entre humain.e.s et autres qu’humain.e.s nous ont invités à construire et à adopter une approche sémiotique et visuelle, pour les comprendre, et revisiter nos manières de faire de la recherche.

Par une entrée spatiale, Léo étudie les relations entre paysan.ne.s, forêts et troupeaux qui fondent les pratiques agroécologiques observées dans les Préalpes d’Azur. Louis interroge, quant à lui, les pratiques touristiques d’observation de la faune sauvage emblématique et charismatique (Lorimer, 2007) dans les Alpes françaises (chamois, marmottes, bouquetins) et en quoi elles conduisent à une forme de socialisation avec les animaux. De son côté, Stéphane questionne ce que perçoivent et incorporent les pratiquant.e.s de sport de nature en montagne[1] dans un corps-à-corps avec les éléments abiotiques (montagnes, vents, neiges, roches).

Dans le présent article, nous utiliserons le terme d’existant.e.s pour nommer ces entités qui disposent d’une spatialité, dimension à partir de laquelle nous étudions leurs interactions. En effet, « l’être [humain] est acteur spatial, son existence est une action spatiale permanente, comme d’ailleurs le signale l’étymologie, puisque ex-sistere signifie “s’écarter d’un point fixe” ; il est fait de spatialité » (Lévy et Lussault, 2013, p. 948). L’existence est donc mouvement, action de placement et déplacement. Dans ce cadre, la spatialité n’est pas prédonnée, elle émerge de l’action et de l’interaction des sujets avec ce qui les entoure. Plus que de cantonner cette définition à l’humain.e, nous pouvons, à partir du constat actanciel (Callon et Latour, 1981), questionner la manière dont les autres qu’humain.e.s opèrent, à travers leurs spatialités, des actes constructifs de l’espace (Dumont, 2010). De fait, les existant.e.s plus que d’être de simples supports ou objets des situations observées apparaissent comme des entités capables d’agir (Gell, 1998) et d’interagir avec d’autres pratiques spatiales. C’est en ce sens, que ces travaux, au-delà de leur positionnement vis-à-vis du tournant ontologique (Descola, 2005), animaliste (Estebanez et al., 2013 ; Michalon et al., 2016) et du « plant turn » (Myers, 2015), s’inscrivent dans le « spatial turn » (Livingstone, 1995 ; Lévy, 1999). En effet, nos études se centrent, à travers une lecture spatiale, sur les façons de lire et de fabriquer le monde des humain.e.s et autres qu’humain.e.s (Kohn, 2017 ; Tsing, 2017).

Ainsi, au prisme de nos terrains alpins, nous interrogeons la façon dont les relations entre humain.e.s et autres qu’humain.e.s se concrétisent et deviennent appréhendables par des jeux de spatialités. Ces derniers affectent singulièrement les existant.e.s avec lesquel.le.s nous travaillons et qui interpellent nos pratiques de recherche. À noter que cette rédaction commune a été pour nous l’occasion de développer une posture conjointe qui vise à mettre à l’épreuve les appareillages théoriques qui reconduisent certaines formes de dichotomies naturalistes (Nature/Culture ; humain.e.s/autres qu’humain.e.s), et ce, sans prétendre pouvoir nous prémunir intégralement de leurs reproductions.

Dans cet article, nous nous demanderons comment pouvons-nous appréhender, à travers l’espace, des compositions et des circulations de signes entre existant.e.s ? Et comment cela contribue-t-il à étudier l’élaboration de savoirs sur les environnements de montagne ? En réponse à ces questionnements, nous faisons dialoguer trois recherches portant sur les relations qu’entretiennent des touristes, des pratiquant.e.s de sport de montagne, des paysan.ne.s avec d’autres qu’humain.e.s (animaux, végétaux et éléments abiotiques)[2]. Dans une première partie, nous commencerons par mettre à plat une démarche réflexive autour de nos postures méthodologiques et épistémologiques. Nous expliciterons la façon dont nos sujets d’étude, la diversité des savoirs situés et des relations ente existant.e.s que nous observons ont nécessité la conception et l’adoption d’une approche spatiale et visuelle commune. Dans une seconde partie, nous verrons comment des usages méthodologiques de la photographie mettent en relief des dynamiques sémiotiques et des jeux de spatialités inhérentes à la territorialité des existant.e.s. Puis dans une troisième partie, à travers une pluralité de pratiques, il s’agit pour nous d’interroger comment la production conjointe d’espaces entre existant.e.s matérialise des manières de cohabiter et d’ordonnancer des places.

Prendre de la distance sur nos pratiques de recherche

(Re)considérer la pluralité des discours sur et des savoirs situés

Cet article a été l’opportunité d’analyser nos propres pratiques de recherche et d’engager une réflexion sur les reconfigurations que les existant.e.s ont introduites dans nos cadres disciplinaires, méthodologiques et épistémologiques. Ce mouvement réflexif nous le reconnaissons comme un assemblage d’enseignements, la résultante d’adaptations issues de situations au cours desquelles nous avons incorporé d’autres manières de percevoir afin de mieux appréhender nos objets de recherche.

Dans nos recherches, les discours des humain.e.s tiennent une place prépondérante dans l’appréhension des existant.e.s. Nous l’avons constaté sur nos terrains avec l’image des animaux sauvages des reportages télévisés (Lorimer, 2010) : loin, indépendants et distants de toute relation avec les humain.e.s, ces derniers étant hors champ dans les documentaires ; la représentation institutionnelle de la forêt comme espace immuable, altérité parfaitement délimitée en opposition au domaine agricole (Michon, 2015) ; et la montagne, espace romantique à la fois sauvage, dangereux, à préserver, à conquérir (Urry, 2007). Notons que ces imaginaires et leurs récits sont loin d’épuiser la pluralité des opérations de cadrages observables en contexte.

Si d’office nous cherchons à déconstruire ces discours, nous postulons qu’ils participent aux relations tissées avec les existant.e.s. En effet, « le langage n’est qu’un “lieu de médiation”. “Lieu de médiation” qui n’est pas indépendant de l’organisation sociale dans laquelle, pour laquelle et à travers laquelle il a été institué » (Raffestin, 1977). Et dans laquelle, pour laquelle et à travers laquelle il est instituant, pourrions-nous rajouter. Ainsi, le langage comporte autant de nuances qui configurent les modalités des relations. La mise en langage de l’expérience est tout autant une mise en circulation de signes que les gestes et les mouvements et les aspérités de l’environnement matériel (Goodwin, 2000). De fait, ce ne sont plus seulement des discours sur mais des outils que nous mobilisons pour comprendre les relations qui se nouent entre les participant.e.s et les autres existant.e.s. Ces narrations peuvent également servir à faire « parler » celles et ceux qui ne parlent pas le langage humain, comme lorsque nos participant.e.s développent des techniques pour essayer de prendre en compte les subjectivités et interagir avec les existant.e.s. Dans tous les cas, ces discours sont un assemblage d’énonciations[3] qui peuvent constituer une forme de savoir parmi d’autres qu’il convient d’interroger. Dès lors, dans notre démarche, nous mobilisons ces discours, notamment liés aux expériences vécues comme autant de « savoirs situés » (Haraway, 2009).

Cette approche cherche ainsi à faire dialoguer les savoirs vernaculaires, scientifiques ou institutionnels afin de pouvoir saisir la complexité des relations engagées avec les autres existant.e.s. Par exemple, les paysan.ne.s produisent des savoirs à la croisée entre leurs formations d’ingénieur.e agronome, les savoirs ancestraux et locaux et des expérimentations basées sur l’appréhension des éléments avec lesquels ils et elles travaillent. De leur côté, les accompagnateur.trice.s en montagne mobilisent les connaissances naturalistes portant sur le fonctionnement des espèces qu’ils et elles veulent faire observer ainsi que des savoirs incorporés empiriquement lors des repérages et des observations préalables. De cette manière, ils et elles savent où, quand et comment emmener leurs client.e.s. De même, les sportif.ve.s de nature auront recours, entre autres, à des connaissances météorologiques, nivologiques et géographiques couplées à leurs expériences de l’espace montagnard dans et avec lequel ils et elles évoluent. Dans cette pratique, les cartes IGN ne sont plus seulement des productions scientifiques, des outils neutres ou de simples objets symboliques de la randonnée, mais bel et bien une forme de discours sur la montagne qui participe pleinement de la relation des randonneur.se.s à la montagne.

Des savoirs recontextualisés, hétéroclites émergent de ces pratiques et de ces connaissances produites par les participant.e.s, les chercheur.se.s et les institutions. Cet enchevêtrement de différents savoirs constatés sur le terrain nous a poussés à aller chercher des concepts travaillés dans d’autres disciplines afin de mieux cerner les relations entre existant.e.s. En ce sens, nous mobilisons dans cet article le concept éthologique d’Umwelt afin d’« analyser comment se mettent en place des tentatives concrètes et socialement constituées de prise en charge des mondes animaux [et des autres existant.e.s] » (Chamois, 2016, p. 192).

Appréhender les relations entre existant.e.s à travers l’image

La diversité des situations d’enquête et la pluralité des discours recueillis enseignent aux chercheur.e.s en sciences sociales à faire feu de tout bois ; c’est-à-dire à reconnaître et à prendre en charge les caractères partiel, partial et complémentaire des subjectivités et des savoirs situés. Cependant, pour interroger les modalités relationnelles qui configurent les subjectivités entre elles, il s’agit de ne pas tomber dans « les pièges de “l’ontologie plate”, présumant des relations non hiérarchiques entre sujets et objets, ou d’une romance contemplative du vitalisme de la matière » (Weber, 2014, p. 14). En effet, nous pouvons procéder par nos questionnements à des cadrages (volontaires ou involontaires) qui dissimulent ou inhibent des asymétries entre humain.e.s et autres existant.e.s. C’est pourquoi, à défaut de pouvoir saisir le point de vue des autres qu’humain.e.s, il semble important d’expliciter autant que possible ces cadrages tout en agissant en adéquation avec les possibilités et les contraintes propres à l’appareillage méthodologique des sciences sociales. C’est d’ailleurs sur cette approche que repose notre positionnement ; une sorte de « symétrie bancale » comme le formule Vanessa Manceron (2016, p. 295). Ainsi, nous préférons donner le premier mot à nos terrains sur nos choix analytiques qui oscillent entre une prise en compte de la matérialité des corps des expériences, des perceptions sans pour autant écarter l’importance des discours et de la pensée symbolique. Plutôt que de vouloir trancher la question de l’anthropocentrisme, à l’instar de la sociologue Catherine Rémy, nous travaillons à reconnaître les limites de nos marges de manoeuvre et nous restons attentifs aux asymétries par le biais de l’ethnographie (Rémy, 2016).

Dans ces trois recherches, nous expérimentons l’utilisation des photographies, car elles permettent de cristalliser à la fois des discours et des interactions entre existant.e.s, parfois d’ordre micro-politique et qui nous échappaient jusqu’alors. Le recours à ces images nous offre une manière différente de nous confronter à ce qu’expriment les autres qu’humain.e.s (Estebanez, 2013). Ces productions d’images s’accompagnent parfois d’une photo-élicitation qui a pour but de faciliter la production, par les participant.e.s, d’un discours réflexif dépeignant leurs relations aux existant.e.s. En essayant de déborder la perception humaine, cette démarche concourt à une production de matériaux et de discours dont l’enjeu est de comprendre les rapports qu’entretiennent les existant.e.s. Il en découle que plutôt que de comprendre l’ontologie, notre manière d’être au monde, nous préférons, par une analyse spatiale des pratiques et des relations, dévoiler l’ontogenèse, ce que nous faisons au monde (Ingold, 2000). En effet, ce ne sont plus tant les modes de pensée qui focalisent nos attentions que la capacité des existant.e.s à appréhender et à construire les relations qu’elles et ils nouent entre elles et eux.

En confrontant nos démarches, nous avons constaté que nous projetions généralement des échelles spatiales et temporelles anthropocentriques pour appréhender les modes d’habiter des autres qu’humain.e.s. Spatialement, l’arbre fruitier proche d’une ferme est-il le même existant que l’arbre fourrager pris dans un autre système de relations, celui de la haie ? Dans quelle situation l’arbre au milieu de la forêt est-il un arbre-individu ou bien un arbre parmi l’ensemble forestier ? Il en va de même pour la pierre qui n’est peut-être pas la même existante pour les pratiquant.e.s suivant qu’elle s’insère dans un système de relations avec d’autres pierres et forme un pierrier mouvant et instable ou bien, dans un cairn. Aussi, la perception du temps des humain.e.s n’est pas nécessairement celle des existant.e.s. Par exemple, il est vrai que la montagne et l’escargot évoluent dans des temporalités autres, plus longues ou accélérées (par rapport aux humain.e.s)[4]. Le cas de la forêt est à cet égard évocateur. Observée à l’échelle instantanée de l’humain.e, elle semble immobile, tout au plus les arbres sont-ils animés. Pourtant, prise sur une échelle de temps plus longue (décennie, siècle) elle devient, pour les observateur.trice.s, mouvante. Son emprise croît ou décroît, ses peuplements dépérissent, changent, migrent.

Prenant acte de ces jeux d’échelles spatio-temporelles et en assumant a priori que la production de savoirs en sciences humaines ne peut se défausser d’une forme d’anthropocentrisme, le recours à la photographie et à lecture sémiotique et visuelle nous est apparu heuristique à plus d’un titre. Tout d’abord, la production de ces matériaux et leurs croisements nous informent sur les appréhensions disciplinaires qui nous incombent. Puis, ils nous habilitent à porter un regard renouvelé sur nos terrains respectifs. Ce faisant, la confrontation des analyses respectives de ces images induit un mouvement réflexif de distanciation vis-à-vis de l’élaboration de nos trois recherches distinctes. Aussi l’usage des photographies rend-il possible des comparaisons, une mise en dialogue de nos matériaux issus de recherches qui répondent à des contraintes méthodologiques et épistémologiques distinctes.

L’espace un langage commun. Signer, lire, placer

Produire et saisir les places

Un premier travail de confrontation de nos photographies nous a permis de constater que la réification des existant.e.s se matérialise dans nos recherches par des jeux de places et de placement. Le triptyque, p. 90, montrant un cerf dans la ville (photo a), une coulée de neige sur le chemin (photo b) et des arbustes colonisateurs dans les prés (photo c) illustre une certaine forme de décalage, de résistance[5]. Ces résistances sont le lieu de décalages, d’écarts, de mise en tension par le vécu qui rendent compte de la manière dont les existant.e.s débordent, déjouent, résistent aux catégories préalablement définies par les humain.e.s.

Dans ce cas, l’animal (photo a) se montre hors des cadres dans lesquels on l’attendait. Ici, le cadre renvoie à l’espace physique et naturel auquel on associe communément le cerf. Le cadre peut aussi être une définition à laquelle échappe la forêt, perçue comme immobile, lorsqu’elle avance sur l’espace agricole (sur la photo c, les arbres à gauche poussent progressivement dans les prairies). La coulée de neige, quant à elle, vient perturber la progression des randonneur.se.s en coupant le chemin (photo b). La montagne se révèle alors comme une entité organique et mouvante. Inversement, les humain.e.s peuvent se trouver là où les existant.e.s ne les attendaient pas. Par exemple, « les chamois des Olivets[6] », identifiés par un attribut toponymique et par des comportements qui leur sont propres, « n’ont pas peur des bruits qui viennent des maisons, ils savent que ces bruits ne sont pas des dangers pour eux », explique l’accompagnateur lors d’une sortie d’observation. Pourtant, il ajoute que si le bruit vient d’ailleurs (hors du hameau), ils prennent la fuite, signe qu’à ce moment-là le bruit et son émetteur ne sont pas à la place à laquelle les chamois les avaient associés. En somme, si chacun.e peut se voir contraindre par les autres à une « juste place » (Mauz, 2002), il ou elle peut, parfois, s’en échapper par son action. Ainsi, ces situations hors cadre constituent des résistances qui renvoient à autant de lieux à travers lesquels s’inscrit et se révèle une « lutte des places » (Lussault, 2007). La place est entendue à la fois comme l’inscription des existant.e.s « dans un champ social (qui contribue à définir ce qui leur est a priori attribué de faire ou non) et les emplacements qu’ils [sont] susceptibles d’occuper dans l’espace » (Lussault, 2007, p. 32).

Figure 1

Résistances et décalages

a

Source : Crédit G. Streichert, 2019

b

Source : L. Defraiteur, 2019

c

Source : L. Raimond, 2021

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Aussi, cette dimension est appréhendable par le biais de la territorialité qui peut être entendue comme un des registres de l’action spatiale. Claude Raffestin (1977) la définit comme étant le système de relations qu’entretiennent les existant.e.s avec l’extériorité. Ce rapport singulier à l’espace se manifeste par un acte d’ancrage. En effet, la territorialité est consubstantielle d’un « geste sémiotique élémentaire : signer ». Cette marque, signe créatif et expressif, participe de la valeur territoriale de l’action et exprime un lieu, un territoire, un espace constitutif de l’existant.e et qui a valeur pour les autres (Sibertin-Blanc, 2010, p. 234). Dès lors, il est important de révéler ces marqueurs spatiaux qui mettent en évidence l’acte, le mouvement, la territorialisation. En effet, laisser sa marque, sa trace, son empreinte apparaît alors comme une des manières de produire des signes dans l’espace parmi d’autres.

Marquer l’espace. Traces et corporéités

Dans la sélection de clichés des p. 92-93, on observe quelques exemples de marquages. La seule présence des existant.e.s ne fait pas signe. Ces traces expriment et situent les existant.e.s lorsqu’elles interfèrent avec d’autres existant.e.s. Si les empreintes nous apparaissent, ici, par l’impact qu’elles peuvent avoir sur l’environnement matériel, les signes peuvent aussi être olfactifs, sonores, tactiles ou échapper à nos propres perceptions sensorielles.

Ces actes n’ont de valeur que si nous les lisons comme des indices, des signes au sens de la sémiotique du philosophe pragmatiste Charles S. Peirce. Pour que signe il y ait, une attention particulière et une interprétation sont nécessaires (Gagnol et al., 2018). Or si l’on ne voit que ce que l’on regarde (Merleau-Ponty, 1979), cela signifie que pour comprendre ces signes, il faut avant tout les percevoir. Ainsi, signer et lire des signes suppose donc des compétences perceptives. En ce sens, le concept d’Umwelt du biologiste Jacob Von Uexküll permet d’appréhender, à travers des systèmes sémiotiques (Kohn, 2017.), la multiplicité et l’enchevêtrement des mondes des existant.e.s. En effet, l’Umwelt désigne « l’ensemble des signes perceptifs articulé à l’ensemble des signes actanciels d’un individu » (Chamois, 2016, p. 178). L’Umwelt d’un individu ou d’une espèce constitue ainsi le point de référence, leur monde propre, à partir duquel se déploient des significations et des actions particulières. Aussi, en tant que chercheurs, l’enjeu réside-t-il dans la capacité que nous avons à capter comment les signes passent d’un Umwelt à un autre.

Figure 2

Marques, traces et empreintes

a

Source : S. Marpot 2021

b

Source : L. Raymond, 2021

c

Source : L. Raymond, 2020

d

Source : L. Defraiteur, 2021

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Figure 3

Partage de signes

a

Source : S. Marpot, 2021

b

Source : L. Raymond, 2019

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Fin juillet, dans le massif de Bauges, les randonneur.se.s du premier cliché de gauche viennent de laisser le refuge de la Combe un peu plus haut sur leur droite. Alors que ces dernier.ère.s poursuivent leur itinéraire sur le sentier ; devant le groupe un cheval galope. Soudain, celui-ci accélère sa course en direction des humain.e.s, marchant en file indienne. En tête, Clémence se tétanise. Paola la dépasse, s’interpose en levant et en agitant les bras. L’équidé qui arrive en trombe, en face, dévie sa course quatre mètres devant elle. Plus tard, Paola précisera qu’elle est « habituée » à fréquenter et à interagir avec des chevaux. Elle pratique l’équitation depuis son plus jeune âge et a appris quelques façons de communiquer avec ces animaux non humains.

Sur le second cliché, le berger, à l’aide du bâton mais aussi de sa voix, prolongements de son corps, invite son chien à guider le troupeau de brebis vers l’enclos. Le berger évalue le trajet qui sépare les brebis de l’enclos. Les bras tendus, son envergure élargie par le bâton, il indique la direction à suivre aux brebis en accompagnant leur mouvement vers l’avant, mais signe, également, en négatif, la marche à ne pas suivre, à savoir revenir en arrière. À l’écoute de la voix du berger et, dans le prolongement du mouvement de son bâton, le chien contourne le troupeau. Il se place ainsi toujours à l’opposé du troupeau par rapport au berger et contribue à ajuster, sans cesse, les déplacements des brebis.

La randonneuse comme le berger dans leurs corporéités viennent signer l’espace de sorte à agencer leurs mouvements en fonction des gestes, des sons, des placements des existant.e.s engagé.e.s dans l’action. Ainsi, c’est à travers leurs spatialités que nous pouvons observer comment ces signes forment autant de points de jonction entre les Umwelten. De plus, ces photographies introduisent la notion de présence. En effet, les existant.e.s révèlent que le corps constitue à la fois un espace d’apparition et d’interaction avec les autres existant.e.s.

Par exemple, sur la première prise de vue de la p. 96, l’ethnographe et photographe se joue du relief pour dissimuler son corps, au moins au regard des bouquetins. Il soustrait la vue de son corps, pour atténuer sa présence, et ainsi ne pas interférer avec leurs agissements. Toutefois, ces précautions, comme ce rapprochement, traduisent une vision anthropocentrique de la perception des bouquetins qui élimine, ou du moins, tend à sous-estimer d’autres sens (l’odeur, le toucher par les vibrations des pas, l’ouïe, entre autres). La seconde prise de vue résulte de l’usage d’un drone par l’enquêteur. Celui-ci tient à distance le corps de l’humain tout en lui offrant l’opportunité d’un regard surplombant sur les parcelles de la ferme. Il opère un décentrement et un repositionnement du regard de l’ethnographe. Sur la photographie, des arbres, des vallons délimitent les parcelles et, d’une certaine manière, infléchissent le passage d’une faucheuse en faisant valoir leurs présences.

Figure 4

Question de présence

a

Source : L. Defraiteur, 2021

b

Source : L. Raymond, 2021

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Dans l’acte même de photographier, la question de la présence, des effets de l’observateur.trice interrogent. En évitant de se rendre visibles pour l’animal, en prenant de la hauteur vis-à-vis des champs, les ethnographes nous renseignent tout autant sur leurs activités perceptives, leurs capacités à évaluer comme à prendre en compte la dimension sémiotique des spatialités qu’ils étudient. En retour, les sujets qui émergent de la mise en image questionnent tout autant. Dans quelle mesure les bouquetins prennent-ils en compte et agissent-ils en conséquence de la proximité du photographe ? Comment ces arbres au milieu d’une prairie font-ils valoir leurs présences à l’agriculteur en vue de leur préservation et de leur pérennité au sein du champ ?

Territorialités et sémiotiques

Les pratiques d’observation de la faune sauvage se construisent autour d’une acquisition et d’une actualisation réflexive d’aptitudes à interpréter les signes entre humain.e.s et autres qu’humain.e.s. Les participant.e.s cherchent à déceler des « expressions territorialisantes » (Sibertin-Blanc, 2010) : les excréments des bouquetins, les traces du loup, les piétinements des sangliers, pour suivre, localiser et pouvoir observer ces animaux. Loin d’être inertes, les animaux lisent également les signes émis par les autres : ils et elles repèrent des sons, des odeurs, des mouvements. Ces signes peuvent être interprétés comme intrusifs ou non, la présence d’un.e existant.e étant acceptée ou non ; en effet, « par leur incessante mobilité, les animaux signent le paysage qu’ils habitent de leurs traces, se défont des territoires humains ou font avec ces derniers » (Bondon et al., 2021, p. 18). C’est pourquoi la pratique d’observation de la faune sauvage nécessite, elle aussi, d’adapter les gestes : être calme et ne pas faire de bruit afin d’éviter que les animaux ne fuient. Cette fuite traduit, pour les accompagnateur.trice.s, un dérangement de la faune (Hofer et East, 1998) ; si on dé-range[7], on bouscule la place de l’autre. Il s’en va. Ce déplacement est alors perçu par les observateur.trice.s comme un élément sémiotique territorialisant des animaux. Ainsi, le dérangement matérialise une prise en considération de son existence, de son action et de l’espace de l’autre.

Figure 5

Regroupement grégaire pour sport de nature individualiste

Regroupement grégaire pour sport de nature individualiste
Source : S. Marpot, 2021

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De même, le prunellier qui « colonise » la prairie est un signe pour les paysan.ne.s que la forêt « avance ». C’est l’expression territorialisante d’un réensauvagement[8] de cette parcelle prairiale, voire de la ferme. Par le simple fait de pousser, le prunellier remet en cause l’existence future de la prairie et, par extension, peut-être celles des paysan.ne.s et de leur inscription séculaire dans le paysage. Cette avancée démontre, par ailleurs, que chacun.e est assigné.e à un rôle qui détermine, en partie, la disposition socio-spatiale des existant.e.s au sein de la ferme. En effet, la forêt a, pour les paysan.ne.s, une place particulière dans l’organisation de la ferme. Elle ne peut jouer le rôle de la prairie et doit rester à sa place et, c’est ce à quoi ils et elles veillent par leurs actions. La place qui lui est assignée est donc implicite et n’apparaît aux yeux de tous.tes que lorsqu’un élément la conteste, en l’occurrence l’apparition du prunellier ou des pins. Par conséquent, une place n’est pas signe d’immobilité, elle est la matérialisation de jeux de distances (Noucher et al., 2019) qui sont autant de rapports de pouvoirs sans cesse rejoués.

Au sommet du mont Carly, les skieurs ajoutent une couche de vêtements et s’assoient face aux cimes enneigées pour une pause déjeuner, ci-dessus. À la suite des recommandations de l’encadrant du CAF[9], les pratiquants plantent leurs skis en respectant une orientation précise. Leurs couleurs vives tranchent avec la blancheur du manteau nival. Plantés, ils ne risquent aucunement de dévaler la pente ; les semelles à l’abri du soleil car ce dernier, en les réchauffant, provoque la formation de bloc de glace sous les skis. L’agencement spatial qui découle de ce geste préventif peut être lu comme une prise en compte des interactions potentielles avec les éléments abiotiques. Ce geste, c’est aussi le fruit d’un savoir-faire conséquent à de multiples expériences des effets de la neige et de la chaleur sur les skis.

En définitive, la lecture des relations entre humain.e.s et autres qu’humain.e.s au prisme des Umwelten met en avant l’existence de mondes propres délimités par des signes territorialisants. Ces éléments sémiotiques, qui permettent tout autant de marquer sa propre existence que de la signifier aux autres, apparaissent comme des éléments clés des interactions.

C’est à l’épreuve de singulières situations, par la réitération de multiples expériences pratiques qui engagent divers existant.e.s que chacun.e agence et configure des relations, ajustement après ajustement. En testant nos capacités à faire avec, à être compris ou se faire comprendre sémiotiquement, un apprentissage, en partie expérimental et tacite, affine nos actions et nos perceptions. Quels sont les termes de ces incorporations progressives d’aptitudes à marquer et à lire l’espace ? Comment ces apprentissages se distribuent-ils et s’expriment-ils entre existant.e.s ?

L’incorporation des marqueurs spatiaux, enjeux des relations

Il existe donc une multitude de relations singulières entre existant.e.s qui sont mises en avant par les aptitudes de nos participant.e.s à déchiffrer les signes des autres qu’humain.e.s et inversement. En effet, soucieux.ses de ne pas déranger les animaux, les touristes recherchent la distance proxémique optimale et une certaine forme de passivité pour se faire observateur.trice.s silencieux.ses d’une nature agissante (figure 6, p. 100).

Figure 6

Observateur et observé

Observateur et observé
Source : L. Defraiteur, 2021

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Toutefois, cette distance respectable peut s’avérer insuffisante et les touristes perturbent cet « état de nature », comme le montre cet extrait de carnet de terrain d’une sortie pour observer des chamois :

Le guide nous propose d’avancer mais nous sommes visibles par les chamois. Nous faisons de moins en moins de bruits, le guide s’arrête et nous demande de ne plus bouger. Il nous dit à voix basse « Ils nous ont vus… ». Puis, il nous explique que si l’on reste immobile, avec les bras le long du corps, ils vont finir par reprendre leurs activités. S’installe alors une sorte de petit jeu entre eux et nous, le temps que nous traversions cette prairie. À chaque fois qu’ils lèvent la tête, nous nous immobilisons en attendant qu’ils ne soient plus aux aguets.

Un apprentissage tacite émerge de cette expérience, qui implique autant observateur.trice et observé.e, et démontre que c’est dans l’action et par réitération que, progressivement, les touristes incorporent et ancrent plus profondément des façons de faire avec les animaux. En ce sens, le dispositif touristique offre des opportunités d’habituations et de transformation, des « techniques du corps » (Mauss, 1934) et de soi qui concourent à une « socialisation avec les animaux » (Michalon et al., 2016). Réciproquement, certains chamois calquent leurs cycles circadiens sur celui de la fréquentation des randonneur.se.s, comme en attestent les recherches post-doctorales de Nicolas Courbin[10] « Impact of human activities on ungulate movements ». Pour ces animaux, la succession des rencontres interspécifiques, expériences répétées avec des altérités, entraîne la modification de pratiques spatiales visant à préserver une distance proxémique.

Il en va de même pour les sportif.ve.s de montagne qui s’accordent à dire que pour connaître un environnement, il faut le parcourir et l’éprouver dans toutes les conditions, comme le retranscrit cet extrait de carnet de terrain :

Avec Patrick nous quittons le sommet du mont de la Coche[11] hors de tout sentier. Pour ce faire, il nous faut traverser un pierrier en pente raide. Patrick me met en garde et m’invite à monter tout proche pour éviter toute projection de cailloux de sa part dans ma direction. En haut, nous constatons que pour pouvoir traverser sur l’autre versant, il nous faut désescalader l’escarpement rocheux sur une vingtaine de mètres de hauteur. Patrick devant, légèrement en contrebas, plaque son buste à la pente, il s’agrippe et tire sur les mottes de terre herbeuses et sur les blocs de calcaire pour vérifier leur ancrage et m’invite à le suivre. Faisant halte, Patrick s’interroge et évalue le chaos, la verticalité et l’effritement des roches des quinze derniers mètres. Et puis, il y a cet arbre isolé devant nous qui semble défier la gravité. Patrick estime que le plus simple est d’installer une corde pour un rappel improvisé.

Ce récit met à jour des « habitudes corporelles, gestuelles, sensori-motrices », mais aussi « délibératives, rationnelles ou calculatrices » (Lahire, 2018 dans Orival, 2020, p. 2) en acte. Ces processus d’incorporation des relations (Louchart, 2021, p. 187) révèlent des socialisations à et par l’autre (humain.e, animal.e, végétal.e et abiotique). Dans le cas ci-après, ces processus ne sont pas rendus visibles seulement par la photographie ; ils nécessitent de connaître aussi les dispositions qui se sont agrégées dans la trajectoire biographique de Patrick.

Figure 7

Désescalader en rappel

Désescalader en rappel
Source : S. Marpot, 2020

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Cette adaptation des relations entre existant.es dans l’espace se manifeste autrement dans la conduite des troupeaux d’ovins et de caprins des paysan.ne.s des Préalpes d’Azur. Joana, avant de sortir, observe les conditions climatiques, une fois dehors, elle guette les plantes sur lesquelles les brebis et les chèvres se ruent.

La stabilité du troupeau dans une parcelle montre que la pâture est à leur goût, or, cette précipitation vers un autre endroit est le signal que de meilleures plantes se trouvent ailleurs. Joana émet l’hypothèse que l’odeur et la couleur des fleurs sont reconnues par les brebis et les chèvres, ce qui constitue « l’expression territorialisante » (Sibertin-Blanc, 2010) par laquelle la plante existe et apparaît aux autres. Par ailleurs, Joana observe régulièrement que les chèvres se hissent sur leurs pattes arrière pour manger les feuilles des chênes (figure 8, p. 103) ; elle suppose que c’est parce que les jeunes poussent sont tendres ; Charles avance, pour sa part, que la feuille du chêne contient du tanin. Dans ce cadre, les chèvres les consommeraient pour se déparasiter ; elles s’auto-médicamentent, estime-t-il.

Figure 8

Chèvre mangeant des feuilles de chêne

Chèvre mangeant des feuilles de chêne
Source : L. Raymond, 2021

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Tout cela démontre qu’il y a une imbrication entre le végétal – les signaux renvoyés, les aptitudes des animaux à percevoir et à interpréter ces marqueurs – et l’éleveur.se à déchiffrer la relation qui se joue devant ses yeux. À ce sujet, le comportement des brebis et des chèvres se révèle également une forme d’éducation de l’éleveur.se puisque cette observation fine et répétée des interactions animaux-végétaux produit un savoir vernaculaire qui vient modifier, dans le temps et dans l’espace, la conception des parcours établis par Joana.

Cet apprentissage, comme en parlent Despret et Meuret (2016), est à double sens puisque les animaux, en plus d’incorporer les signes des végétaux, assimilent également ceux de l’éleveur.se comme en atteste le cas du berger, du troupeau et du chien cité plus haut. En effet, selon elle, les brebis et les chèvres sentent lorsqu’elle est inattentive ou stressée. Ce sont à ces occasions que Joana constate qu’elles n’hésitent pas à échapper à sa vigilance, à sortir des parcs, à aller ailleurs, à accélérer ou au contraire à traîner pour rentrer à la bergerie.

Deux constats découlent de nos propos. En premier lieu, il nous semble, a posteriori, que les apprentissages des manières de lire et marquer l’espace résistent à la seule mise en image contrairement à leurs actualisations. En effet, montrer les dynamiques d’incorporation suppose d’appréhender à des échelles spatio-temporelles plus amples, l’ensemble des pratiques qui permet leur construction comme leur maintien chez un individu. En second lieu, ces apprentissages échappent partiellement au langage verbal. Ici, comme ailleurs, nous les observons comme des incorporations diffuses et tacites qui se traduisent en apprivoisements, en ajustements, en attentions renouvelées entre les existant.e.s. Il y a un avant et un après ces apprentissages. En définitive, c’est en faisant dialoguer photographies et paroles, situations ethnographiques et récits de vie que nous pouvons mettre en relief comment peuvent s’opérer ces apprentissages entre spatialités et corporéités.

Nouer des mondes. Par-delà la symétrie

Construire des mondes à cohabiter

Penser les relations au prisme de l’Umwelt, autrement dit par le biais d’agencements tangibles et perceptibles de signes, c’est soutenir qu’un monde sémiotique commun semble se révéler à travers une lecture et des savoirs portant sur les corps et l’espace. Aussi, les processus de sociabilité, que nous avons mis en exergue dans la partie précédente, peuvent-ils être entendus, à la fois comme des « communautés de partage de sens, [parfois] d’affects et d’intérêts » (Lestel, 1998, p. 212) rendus possibles par des dispositifs socio-techniques développés par nos participant.e.s afin d’« introduire, dans un Umwelt donné, des signes perceptifs qui proviennent originellement d’autres Umwelten » (Chamois, 2016, p. 192). Désescalader un escarpement rocheux, conduire un troupeau, observer sans déranger la vie animale renvoient à autant de situations où se constituent ces mondes.

En effet, dans chacun de nos cas de figure, les discours et les pratiques normatives qui disposent les humain.e.s à sentir, penser et agir de certaine manière (Lahire, 1998) avec les autres existant.e.s, et inversement, sont actualisés dans l’expérience de l’altérité, ce qui produit des bifurcations dans les manières d’interpréter, d’être et de faire (Chamois, 2019). Aux aguets, allures ralenties et les pas lestes pour éviter tout bruit afin d’observer la faune sauvage ; mains des randonneur.se.s agrippées à la paroi pour assurer le passage escarpé, vertical défiant la gravité ; écouter, sentir, scruter les environs afin de déchiffrer les interrelations entre les animaux, les végétaux et les éléments abiotiques et, ainsi, favoriser une diversité de milieux et d’espèces. Ces transpositions entre différents Umwelten démontrent que, dans ces interactions, se joue un processus de production de « connaissance par corps » (Bourdieu, 1997, p. 187) autrement dit, des savoirs logés dans le corps qui se travaillent par va-et-vient, entre les existant.e.s et leur monde. Ces savoirs incorporés peuvent prendre la forme de stratégies plus ou moins intentionnelles. En effet, afin d’assouvir leurs désirs, les participant.e.s développent des « égards ajustés » c’est-à-dire une aptitude à lire les signes et à prendre acte de la « forme de vie des autres » (Morizot, 2020, p. 145). Dans le cas de l’observation de la faune sauvage, expérience moderne d’une chasse photographique où l’objectif remplace le fusil, cela s’apparente aux propos d’Aldo Leopold : « savoir chasser, c’est savoir trouver son gibier, et savoir le trouver c’est savoir adopter le point de vue de l’animal que l’on cherche, c’est percevoir les choses à sa manière, c’est se mettre à sa place » (Descola, 2005, p. 343). Dans le sens des réflexions du philosophe Baptiste Morizot sur la pratique du pistage et de l’anthropologue Charles Stepanoff autour des activités cynégétiques, nous observons sur nos terrains l’expression de naturalismes ajustés, à la suite de diverses expériences. En d’autres termes, les apprentissages tacites que nous avons abordés représentent autant de situations où la sensibilité des individus se voit singulièrement affectée à mesure qu’ils développent leurs aptitudes à lire un monde de relations (Morizot, 2018 ; Stepanoff, 2021).

Dès lors émerge une géographie hybride (Whatmore, 2002)[12] où « le territoire n’est pas une construction humaine mais le résultat d’une composition des humains avec les non-humains, spatialisés ou non » (Obin, 2013, p. 222). Ainsi habiter avec suppose, non pas le partage d’un espace déjà là mais la co-construction de cet espace commun, c’est-à-dire l’agencement politique de l’espace-qui-est-entre-les-existant.e.s[13]. Penser par l’Umwelt, c’est concevoir une vie sociale qui excède les frontières interspécifiques entre les existant.e.s en les considérant comme des systèmes sémiotiques ouverts qui s’imprègnent mutuellement. C’est saisir les processus qui positionnent les existant.e.s les un.e.s par rapport aux autres, leur transmettent des normes, attribuent des rôles. Il en découle également que ce langage commun ne marque pas, nécessairement, l’avènement d’un système égalitaire et symétrique entre existant.e.s, mais met plutôt en évidence la matérialisation de rapports de force qui passent et s’inscrivent dans l’espace.

Ordonnancement des places et rapports de pouvoir

Il convient donc de souligner que ces jeux de placement sont la résultante de relations de pouvoir qui instituent des « justes places » (Mauz, 2002). Aussi, nous nous attardons communément à prendre des photographies qui soulignent et produisent des dérangements, des bousculements pour mettre à jour des opérations de cadrage des expériences observées. Effectivement, ces expériences sont tributaires de systèmes normatifs, plus ou moins visibles, et pourtant omniprésents, qui instituent des places. Par conséquent, notre travail de chercheur consiste à rendre compte des manières dont les existant.e.s normalisent, incorporent, franchissent ces places. Pour ce faire, l’analyse spatiale et sémiotique des pratiques se révèle être des outils efficients pour faire apparaître et analyser les jeux de pouvoir de cette micro-politique.

Figure 9

Jeu de places

a

Source : L. Defraiteur 2021

b

Source : L. Defraiteur 2020

c

Source : L. Defraiteur 2020

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Ce triptyque, p. 106, place au centre une pancarte : « Pour le bien-être des animaux, Restez sur le sentier » (photo b). Cet écriteau, lui-même, sur le côté du sentier, et à la vue de tous.tes, vise à faire passer un message : les pratiquant.te.s doivent se tenir à leur place afin de ne pas déranger les animaux. Chacun.e est assigné.e à un espace désigné qui correspond également à un rôle attendu d’eux et elles, d’un côté le sentier pour les pratiquant.te.s et de l’autre, dans l’herbe pour les animaux.

Ce panneau joue le rôle d’un écran, il marque une séparation radicale, il y aurait notamment d’un côté les pratiquant.e.s et de l’autre les animaux, que seule la matérialité du sentier sépare, tout en voilant le rapport éminemment politique qui en constitue la trame de fond (Vidalou, 2017, p. 55). En effet, ce panneau fait disparaître les existant.e.s qui l’instituent (gestionnaires de Parc, législations et zonages administratifs) et qui mettent en ordre les animaux et les humain.e.s dans ces espaces. Injonction normative, il exprime à l’impératif un comportement valorisé (ceux qui restent sur le sentier et préservent le bien-être des animaux) et sous-entend le caractère amoral des transgressions (déranger le bien-être des animaux). Ce panneau et son propos contribuent ainsi à l’assimilation de certaines manières d’être, de faire et de voir au cours de ces pratiques.

Pour autant, les placements que les panneaux invitent à suivre sont loin d’être fixes. Il existe, en effet, des jeux de transgressions comme nous l’avons évoqué plus haut, et comme tendent à le montrer les deux autres photographies du triptyque (photo a et c) ; celle d’une pratiquante hors du sentier et qui tente de se rapprocher du chamois (photo c) ; et celle d’un bouquetin, lui-même sur le sentier, alors que les pratiquant.e.s s’en sont écarté.e.s (photo a). C’est la présence du bouquetin sur le sentier comme l’installation des randonneur.se.s en retrait de ce dernier qui rendent visibles les limites du caractère moral et normatif du dispositif. Ces usages de l’espace ne sont pas neutres et signent des inscriptions spatiales outrepassant les prérogatives gestionnaires qui devraient prévaloir, au moins dans le monde humain.

Nous faisons le même constat lorsque les pratiquant.se.s optent pour l’évitement, ou non, des Zones de Quiétude de la Faune (figure 10). Ces discours figés dans l’espace peuvent être complétés ou remplacés par d’autres types d’énoncés comme ceux des acompagnateur.trice.s de montagne qui viennent véhiculer eux et elles aussi certains comportements à adopter dans le cadre de ces pratiques.

Figure 10

Panneau indicatif sur les Zones de Quiétude de la Faune

Panneau indicatif sur les Zones de Quiétude de la Faune
Source : ONCFS, 2017

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Il en va de même sur cette photographie d’une prairie, p. 109, et où l’on aperçoit la semelle du labour, qui inscrit dans le paysage une délimitation franche entre l’espace agricole et l’espace forestier. Cette inscription signe une forme d’exclusion et l’attribution d’une place aux existant.e.s. Nous pouvons faire ressortir deux traits de ces systèmes normatifs : d’une part, ces normes passent par l’espace, elles le marquent et instituent des relations à l’espace et entre existant.e.s. D’autre part, cette institution des places matérialise, par les pratiques, des rapports de force qui peuvent être tout autant décelés dans les discours moraux, les techniques du corps et l’aménagement de l’environnement matériel. Ces constats nuancent ainsi une perspective relationnelle en termes de cohabitation, d’espace partagé voire de devenir commun où humain.e.s et autres qu’humain.e.s se transforment mutuellement (Javelle, 2021). Selon nous, à cela s’ajoutent des rapports de pouvoir qui structurent ces partages de l’espace et ces devenirs enchâssés. De plus, les relations que nous avons essayées de mettre en lumière doivent également être replacées dans des agencements plus larges dans lesquelles elles sont prises et qui les emportent. Autrement dit, marquer l’espace n’est jamais un acte sémiotique neutre. Empreintes, gestes, discours nous apparaissent dans des combinatoires cristallisant des (dé)placements, des franchissements, des bousculements caractérisant une lutte des places (Lussault, 2007).

Figure 11

Zone de front entre prairie et forêt

Zone de front entre prairie et forêt
Source : L. Raymond, 2021

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En effet, les rapports qu’elles engagent et les territorialités, modes d’être, de faire et de voir qu’elles produisent sont à mettre en perspective avec des pratiques socialement construites. Ces dernières traduisent des volontés de rapprochement avec la nature, de remises en cause d’un modèle agricole dominant et d’une expression de soi relevant d’une certaine éthique libertaire (Créa’ch et Sébileau, 2004), de distanciation avec la société. Au-delà des pratiques observées dans l’espace montagnard, ces rapports se manifestent dans les imaginaires sociaux comme celui de la wilderness, de la montagne comme espace de liberté, d’une agriculture paysanne, qui se traduisent en autant de schèmes qui imprègnent les manières de voir, de faire, d’exister : de produire l’espace. Enfin, les rapports de pouvoir entre existant.e.s, loin d’être symétriques apparaissent donc comme des processus de positionnements, de placements, de déplacements, de hiérarchisations, de rapprochements ou de distanciation. L’espace émerge à la fois comme contenant, mais aussi contenu de l’expérience sociale qui lie les humain.e.s et les autres qu’humain.e.s (Lussault, 2009).

Conclusion

Pour conclure, nous pouvons dire qu’il ressort de nos pratiques respectives de terrain des formes de bousculements qui amènent les participant.e.s à reconsidérer les existant.e.s comme autant d’entités actrices de leurs expériences. Ces bousculements qui traduisent des tensions et des écarts entre des a priori et des pratiques, nous pouvons nous en saisir par leur caractère spatial. En effet, cette composante rend visibles les aptitudes qu’ont les existant.e.s à percevoir, interpréter et signer le monde. Ainsi, c’est à travers leurs capacités à produire et à saisir des marqueurs spatiaux qu’humain.e.s et autres qu’humain.e.s existent et apparaissent aux autres. De ces jeux de territorialités émergent de nouvelles dispositions des existant.e.s à percevoir et à agir. La trame des relations entre existant.e.s se présente alors comme une réalisation en évolution constante où les places des êtres nous apparaissent avant tout comme le fruit de jeux de distances et de pouvoir qui se font et se défont perpétuellement, se traversent, s’entrechoquent et tracent ainsi les lignes de fuite, les devenirs (Deleuze et Guattari, 1980) à la fois humain.e.s, animaux, forêts, montagnes.

Aussi, que nos regards se portent sur les relations entre humain.e.s et autres qu’humain.e.s ou bien sur nos propres manières de faire de la recherche, nous étudions des processus en train de se faire. D’une part, nos travaux déplacent leurs focales, des objets géographiques (territoire, montagne, forêt) vers des pratiques spatiales. Ces pratiques sont produites et productrices de spatialités et donc de territorialités qui mettent en relation les existant.e.s, c’est-à-dire qu’elles les placent les un.e.s par rapport aux autres dans des agencements collectifs. D’autre part, nous sommes, nous-mêmes, pris dans ces mouvements de l’institué et de l’instituant ; nous façonnons nos sujets d’étude autant qu’ils nous façonnent. Autrement dit, si le risque demeure que les existant.e.s soient ignoré.e.s, objectivé.e.s ou, du moins, maintenu.e.s à distance de la chaîne opératoire qui mène à la production d’un savoir, nous défendons ici l’idée qu’ils et elles participent activement à la recherche. Aussi, avons-nous encore beaucoup à apprendre des paysan.ne.s, acompagnateur.trice.s et guides de montagne, qui nous indiquent comment inclure montagnes, forêts et animaux sauvages dans les boucles itératives entre théories et pratiques, entre problématique, données et résultats (Olivier de Sardan, 1995).