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Un des apports théoriques majeurs de Colette Guillaumin, pour le féminisme, a été la notion de sexage, qui désigne le phénomène de l’appropriation collective et individuelle des femmes.

Nommé « esclavage » ou « servage » dans l’économie foncière, ce type de rapport pourrait être désigné sous le terme « sexage », pour ce qui concerne l’économie domestique moderne, lorsqu’il concerne les rapports de classes de sexe

Guillaumin, 1992 [1978], p. 19

Le sexage lui apparaît comme le rapport social fondamental caractérisant le patriarcat, ce qui ne préjuge pas du fait que le patriarcat (ou le sexisme) soit le seul rapport de domination présent dans nos sociétés. Je me propose d’analyser cette notion sous trois angles : en amont, en tenant compte de ses travaux antérieurs sur le racisme ; en soi, ce en quoi elle consiste et ce qu’elle permet de penser ; en aval, par rapport à son utilité en regard des enjeux contemporains auxquels font face les féminismes.

Une telle démarche me semble conforme au parcours intellectuel de Guillaumin qui a souligné à plusieurs reprises que c’est dans son analyse du racisme qu’elle s’est butée pour la première fois à des relations sociales qui se prétendaient naturelles et qui faisaient porter aux dominé.e.s et non aux dominant.e.s, l’odieux de la domination.

C’est dans le racisme d’abord que j’ai remarqué ce biais particulier de déni qu’est l’accusation de victimisation et sans doute cela m’a-t-il aidé [sic] à comprendre ce qui se passait à l’encontre du féminisme (et des femmes) dans le mouvement lui-même

Guillaumin, 2017 [1998], p. 160

À cet égard, on ne peut que noter l’intérêt et l’actualité de Guillaumin pour un féminisme qui se veut intersectionnel dans son appréhension des rapports sociaux et qui inscrit la justice de genre dans une conception plus large de la justice sociale. En pensant les processus d’altérisation, de naturalisation et de hiérarchisation, celle-ci nous donne des outils pour comprendre les mécanismes de domination à l’oeuvre dans nos sociétés et pour développer une politique de l’émancipation qui ne repose pas sur les identités mais sur des solidarités à actualiser dans les luttes en fonction de l’agentivité des unes et des autres.

L’analyse du racisme

Son ouvrage pionnier, L’idéologie raciste, une vision remaniée de sa thèse de doctorat, apporte une lecture dissonante du phénomène raciste. Loin de faire du racisme un phénomène du passé dans la société française ou alors un phénomène ayant existé de tout temps, elle en ébauche les principales caractéristiques. Pour ce faire, elle doit à la fois se distancier des interprétations qui voient dans le racisme soit le reflet des rapports de classe soit un trait psychologique individuel relevant de la malveillance (un peu comme la xénophobie). Elle insiste sur trois aspects majeurs : d’abord, le racisme est historiquement situable ; ensuite, il ne relève pas de la différenciation, mais s’inscrit dans des systèmes relationnels d’antagonisme ; enfin, elle l’analyse comme un fait social global produisant à la fois des effets idéels et des effets matériels.

Si la notion de race est antérieure au XIXe siècle, elle y prend une connotation particulière qui rendra possible le racisme. Rappelons que le XIXe siècle voit simultanément l’affirmation de l’égalité et de la liberté de « tous » dans les révolutions modernes, le colonialisme, l’expansion de l’esclavagisme dans les Amériques, le développement du nationalisme et l’essor du capitalisme. La diversité humaine n’y est plus, contrairement à ce qui s’est passé au siècle des Lumières, objet de curiosité, mais devient source d’altérité radicale. « Le système raciste postule la diversité essentielle des groupes en présence dans une situation donnée, postulat qui est une justification » (Guillaumin, 2002 [1972], p. 61).

Au XIXe siècle prévaut l’idée de la différence irréductible entre les cultures et les populations (un avant-goût du « choc des civilisations »), en s’appuyant, entre autres, sur les progrès de la biologie et de l’anthropologie physique. Cela explique que l’on cherche à fonder biologiquement l’existence des races, ce que nous verrons plus en détail dans l’analyse du racisme comme fait social global. Pour l’instant, qu’il suffise de noter que « la biologisation de la perception, dès qu’elle est associée à une perception de la différence sociale, forme le noeud de l’organisation raciste » (Guillaumin, 2002 [1972], p. 96).

Deuxième élément, le racisme est fondamentalement un rapport social. Il ne se comprend pas à l’extérieur de ce rapport social et singulièrement du processus de minorisation (alors que l’émancipation est définie depuis le texte célèbre de Kant sur les Lumières comme la sortie de l’état de minorité). Ce processus de minorisation prend diverses formes : oppression, domination exploitation, objectivation, etc. Mais surtout, il implique qu’en dehors de ces « mineurs » sociaux et de la minorisation de ce qui leur est fait (qui se présente souvent sous la forme de ce qui leur advient), il y a un groupe « majoré » dont le privilège est essentiellement un mélange d’omnipotence et d’invisibilité. Omnipotence, dans la mesure où seuls les majorés sont considérés comme des sujets et surtout, ces majorés servent de critère implicite de l’humanité, parce que c’est un groupe qui échappe à la catégorisation sociale étant lui-même le catégoriseur. Invisibilité parce que « être majoritaire (appartenir à la majorité) consiste d’abord à n’être pas ». Et Guillaumin ajoute un peu plus loin dans le même texte,

si les groupes minoritaires sont définissables en ce qu’ils ont des caractéristiques propres (supposées stables) et des frontières, il n’en va pas de même pour la majorité qui, dans chaque relation, présente des traits qui restent abstraits, dans la mesure où ils ne délimitent pas un groupe particulier

1985, p. 106, souligné dans l’original

Bref, les minoritaires sont spécifiques et usuellement en manque par rapport à l’étalon de l’humanité que représentent les majoritaires par définition génériques.

Penser en termes de rapport social implique également de se garder de réfléchir en termes d’identité ou de différence. Penser en termes d’identité gomme le rapport social dans la mesure où l’un ne va pas sans l’autre et, conséquemment, il n’existe pas plus d’identité que de condition ou de fait. Parler en termes de différence, comme le démontrera ultérieurement Guillaumin en ce qui concerne les femmes, ne fait que reconduire la catégorisation tout en masquant le rapport inégalitaire qui la permet. « Le système de justification majoritaire se nourrit de ce cercle vicieux : mineurs parce que incapables, incapables parce que différents, différents parce que marqués des stigmates de la dépendance » (Guillaumin, 2002 [1972], p. 121).

Troisièmement, penser le racisme comme fait social global permet à Guillaumin d’en montrer les principaux ressorts tant en termes idéels que matériels, ressorts qui relèvent tous d’un travail de catégorisation : l’altérisation, la hiérarchisation et la naturalisation, « Classer les êtres humains selon une échelle d’appréciation est, en effet, au coeur de la théorie raciste » (Guillaumin, 1981, p. 30). Ce processus de classement rend possible la domination. Par fait social global, il faut entendre, à l’instar de ce que suggérait Marcel Mauss avec sa notion de fait social total, un élément qui structure l’ensemble des rapports sociaux dans une société et non seulement un aspect de celle-ci. Ainsi le racisme n’est pas seulement idéologique ou culturel mais a également des dimensions économiques et politiques.

Comme l’explique Guillaumin,

le système raciste postule la diversité essentielle des groupes en présence dans une situation donnée. Ce système de justification n’apparaît comme tel et ne peut être compris que pour autant que l’on mette en regard les manifestations matérielles d’une oppression et les traits idéologiques qui l’accompagnent

2002 [1972], p. 61

Plus encore, cette altérité est « constituée en noyau irréductible » (p. 66). La radicalisation et l’irréductibilité de la « différence » en même temps que sa proximité peuvent conduire à des politiques exterminatrices, comme on a pu le voir avec les massacres coloniaux ou la shoah.

Un des aspects essentiels de la radicalisation de l’altérisation est la hiérarchie qu’elle implique. Non seulement l’autre est irréductiblement autre, mais surtout, il est inférieur. Cette infériorité justifie l’oppression (souvent sanctionnée par la loi), l’exploitation économique, la domination politique et culturelle et l’objectivation.

Il s’ensuit que dans la relation de pouvoir on n’a jamais vu le groupe le plus puissant contester le moins du monde la différence du groupe dépendant, de ceux qui sont soumis à l’arbitraire ; bien au contraire, le souci constant du groupe dominant est de marquer cette « différence » de la façon la plus stable et de la faire fonctionner comme une évidence

Guillaumin, 1981, p. 32, souligné dans l’original

Enfin, et surtout, il y a une naturalisation des « autres » dans un double sens. Primo, la racisation invente la race et se sert de marqueurs somatiques dits « objectifs » pour enfermer l’autre dans une nature spécifique. Ces autres biologiques ne sont pas, pour Guillaumin, uniquement les racisé.e.s puisqu’elle identifie cinq catégories « biologiques » : les femmes, les nègres, les jaunes, les juifs et les homosexuels (2002 [1972], p. 13). Secundo, puisqu’ils sont des groupes naturalisés, leur statut peut être réduit à celui de la nature, donc des objets de maîtrise et de possession, d’où le rapport d’appropriation que l’on retrouve tant dans l’esclavage que dans le sexage.

Comme le souligne Guillaumin dans « race et nature », un texte charnière pour le passage de l’analyse du racisme à celle du sexisme, écrit en 1977 et se retrouvant autant en annexe dans la réédition de L’idéologie raciste que dans son anthologie de textes féministes, Sexe, race et pratique du pouvoir, « quels que soient les détours de l’argumentation, la marque naturelle est supposée être la CAUSE intrinsèque de la place qu’occupe un groupe dans les rapports sociaux » (1992 [1977], p. 183).

La reprise de ces éléments dans l’analyse du sexage

Il me semble que l’apport déterminant de Guillaumin à la pensée féministe est son analyse du sexage qui se manifeste dans l’appropriation des femmes. Elle en fait une démonstration magistrale dans ses deux articles, liés entre eux, « Pratique du pouvoir et idée de nature », qui paraissent d’abord dans les numéros 2 et 3 de Questions féministes, en 1978. L’analyse sera complétée dans un texte ultérieur, « Question de différence » qui paraît dans le numéro 6 de la même revue. Elle y reprend le schéma du fait social global au sens où nous l’avons défini précédemment. Mais reprise ne signifie pas identité des situations et ne dispense pas de l’analyse des mécanismes spécifiques de ce rapport social particulier.

L’appropriation des femmes y est d’abord décrite à travers ses expressions concrètes : l’appropriation du temps ; l’appropriation des produits du corps ; l’obligation sexuelle ; la charge physique des membres du groupe. Cela permet, dans un deuxième temps, de mettre l’accent sur l’appropriation matérielle de l’individualité corporelle qui constitue l’essentiel du processus de sexage. Ainsi, Guillaumin souligne que « [c]ontrainte centrale dans les rapports de classes de sexe, la privation d’individualité est la séquelle ou la face cachée de l’appropriation matérielle de l’individualité » (1992 [1978], p. 31). Par la suite, elle passe aux moyens de cette appropriation que sont le marché du travail, le confinement dans l’espace, la violence, la contrainte sexuelle et les outils juridiques. Ces mécanismes de l’appropriation ne sont d’ailleurs pas sans rappeler plusieurs traits de l’esclavage.

Mais c’est surtout sur le plan idéologique, dans ce fameux « discours de la nature », que les acquis de ses réflexions sur le racisme sont réutilisés pour penser cette fois le sexisme. Plus précisément, elle s’intéresse à deux aspects, la naturalisation de la différence des sexes et l’identification des femmes à la nature.

Guillaumin insiste sur le fait que le groupe des femmes est à la fois approprié collectivement, ce qui définit la relation de sexage, et approprié individuellement, pour certaines d’entre elles, dans le cadre du mariage hétérosexuel[1]. Cette appropriation est soutenue par un discours de la nature qui revêt, pour les femmes, le caractère d’une évidence, ce qui n’est pas toujours le cas des autres groupes naturalisés :

Il en résulte que si, au sujet des anciens colonisés et des anciens esclaves, comme à propos du prolétariat, il y a une controverse sur la question de leur présumée « nature », pour ce qui est des femmes il n’y a aucune controverse : les femmes sont considérées par tous comme étant d’une nature particulière, elles sont supposées être « naturellement spécifiques », et non socialement

Guillaumin, 1992 [1978], p. 61 ; souligné dans l’original

Cette naturalisation fait partie du processus de domination. En même temps, elle empêche de penser le caractère social et politique des rapports sociaux de sexe.

En aucun cas les rapports de classe ne viennent au centre du débat, et d’ailleurs, ils ne sont même pas envisagés. On occulte l’existence réelle de ces groupes en les décrivant comme des réalités anatomo-physiologiques sur lesquelles viendraient se greffer quelques ornements sociaux tels que les « rôles » ou les « rites »

Guillaumin, 1992 [1978], p. 77 ; souligné dans l’original

Dans un texte ultérieur, elle distinguera un féminisme politique (et lesbien) d’autres formes de féminisme (corporatiste et syndicaliste) en spécifiant que seule la première forme de féminisme tient compte de ces rapports de classe (Guillaumin, 2017 [1998], p. 157-158). En subsumant le rapport social sous une nature spécifique, il devient possible de disqualifier toute forme de révolte des dominées, puisque l’ordre naturel est supposé immuable.

Pourtant, nous dit Guillaumin, rien de moins naturel que le corps des femmes. Dans son texte, « Le corps construit », elle insiste sur le fait que

cette « fabrication » ne se limite pas à des interventions purement anatomiques, qui concernent la seule apparence du corps et ses réactions motrices mais, par le biais de ces pressions et incitations physiques, elle construit également une forme particulière de conscience

1992, p. 119

Elle reprend ainsi à son compte l’affirmation de Simone de Beauvoir sur « on ne naît pas femme, on le devient ». Guillaumin ironise d’ailleurs en faisant remarquer que

[s]i la nature instinctuelle des traits de sexe est ce que prétendent ses tenants, alors pourquoi éprouvent-ils une crainte aussi visible, pourquoi alors pratiquent-ils un contrôle si pointilleux pour éviter que ne disparaisse ce qui par définition ne peut pas disparaître ?

1992 [1984], p. 111

Cela l’amène à distinguer les interventions directes sur le corps (mutilations physiques ou génitales et contrôle de la reproduction, la mode, la nourriture, la taille et la corpulence) ; les restrictions à la motricité personnelle (usages différents de l’espace et du temps) et la fabrication d’un « corps pour les autres » dans la relation de care. « C’est dans l’espace privé que se construit le corps-pour-les-autres des femmes. […] Mais elle [la proximité physique] sera d’aide et de soutien et non pas d’antagonisme et de coopération » (1992, p. 139).

Il en résulte une absence de parité, ce que Beauvoir décrivait comme l’isolement des femmes les unes par rapport aux autres. Pour Guillaumin,

Si les femmes sont solidaires – et elles le sont à un haut degré – elles ne sont cependant les « paires » de personnes. Elles ne rencontreront pas, dans un espace public, de façon indéterminée et régulière, des êtres humains inconnus, potentiellement partenaire d’une éventualité imprévisible

1992, p. 141

On peut estimer que c’est cette « parité » qui a été rendue possible par et à travers le féminisme de type politique qu’elle définit comme « [l]’analyse et la critique de la structure socio-sexuelle [qui] ne peuvent pas ne pas remettre en cause l’ensemble de l’organisation sociale » (2017 [1998], p. 158).

D’où l’acharnement à construire la différence des femmes par rapport au modèle de référence de l’humain que sont les hommes. La signification idéologique de la différence, c’est la distance au Référent. « Parler de “différences”, c’est énoncer une règle, une loi, une Norme. Bref un absolu qui serait la mesure, l’origine, le point stable du rapport – auquel le “reste” se déterminerait » (Guillaumin, 1992 [1979], p. 97). Sur un ton sarcastique, elle précise dans « Masculin général, masculin banal » que la « crise de la masculinité » serait en partie attribuable au caractère essentiellement social, donc instable, de la masculinité.

En outre, comme l’avait d’ailleurs souligné Nicole-Claude Mathieu[2], les femmes sont assimilées à la nature, réduites à

une pratique répétitive et fantasque, permanente et explosive, cyclique mais en aucun cas n’entretenant avec elle-même et le monde extérieur des rapports dialectiques et antagonistes, une pure nature qui se redouble elle-même

Guillaumin, 1992 [1978], p. 74 ; souligné dans l’original

Message répété à satiété et qui a pour effet de rendre ardu le processus de constitution en sujet politique.

Usages possibles de Guillaumin dans les débats féministes contemporains

On peut voir l’analyse du sexage chez Guillaumin comme une stratégie de départicularisation ou de déspécification du rapport de genre, adossée à une pensée universaliste de la domination. Sans nier les formes particulières que prennent l’oppression et la domination des femmes, comme en témoigne la section précédente, Guillaumin montre qu’il faut les penser à l’instar des autres groupes minorisés. À cet égard, le chapitre sur « majoritaires et minoritaires » dans L’idéologie raciste est particulièrement instructif, surtout lorsqu’on le met en rapport avec l’article « Femmes et théories de la société » dont il sera question ultérieurement.

Cela permet d’esquisser les contours de la « majorité[3] », de renverser le stigma du « spécifique ». Comme elle s’en explique, aborder « la généralité de la situation raciste permet de définir le noyau spécifique de la majorité et de la constituer en groupe sociologique réel » (Guillaumin, 2002 [1972], p. 116). Cela permet également de dégager les traits centraux communs à l’antisémitisme, à la misogynie, au racisme contre les colonisés ou au racisme contre les ouvriers (je reprends ici les termes de Guillaumin), qui relèvent tous de phénomènes d’oppression. « Plus encore, ils sont marqués d’un caractère symbolique particulier : l’altérité, la différence, l’hétérogénéité » (Guillaumin, 2002 [1972], p. 117).

Un autre apport, c’est que les corps sont toujours déjà construits comme des corps sexués et que le « sexe anatomique est le déterminant social du genre » (Guillaumin, 2017 [1998], p. 162). Certes, la sexuation a acquis une plus grande plasticité au cours des dernières décennies dans le monde occidental[4], mais il n’en reste pas moins que la bicatégorisation sexuelle continue à produire des effets sociaux dans la division du travail, dans le rapport à l’espace et dans l’organisation du pouvoir politique, notamment. Ce que d’autres ont qualifié d’hétéronormativité est plutôt perçu par Guillaumin, à l’instar de Wittig, comme hétérosexisme.

À la lumière de nos débats actuels, la contribution de Guillaumin, avec l’homologie entre racisme et sexisme, est de nous permettre de saisir le phénomène structural/structurel d’une domination reposant sur l’altérisation, la naturalisation et la hiérarchisation. Plus précisément, elle nous aide à mieux comprendre le processus de minorisation des dominé.e.s et celui de l’invisibilisation des dominant.e.s qui deviennent le référent de l’humain. J’utilise ici la notion d’homologie, de préférence à celle d’analogie, pour éviter de rabattre l’un sur l’autre ces différents rapports de domination qui ne peuvent être efficacement combattus qu’en dévoilant leurs mécanismes particuliers comme s’y est employée Guillaumin tant dans ses analyses sur le racisme que dans celles sur le sexisme, exposées dans les sections antérieures.

Delphine Naudier et Éric Soriano (2010) insistent, pour leur part, sur l’analogie entre racisme et sexisme. On doit manipuler cette idée avec beaucoup de précaution. Guillaumin, parlant du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, mentionne que celle-ci « place d’emblée, dans une perspective sociale et historique, les femmes dans une situation analogue (ce qui n’est pas dire semblable) à celle d’autres groupes infériorisés » qui implique « sur le plan théorique une description parente des systèmes d’oppression » (2017 [1998], p. 156 ; souligné dans l’original). Cette parenté de formes rend d’autant plus nécessaire l’analyse concrète de chacun des rapports de pouvoir.

En outre, comme le mentionne Sirma Bilge

toute utilisation d’analogie, par les féministes dans le cas qui nous intéresse, n’est pas synonyme d’une adhésion au postulat moniste. Autrement dit, on peut très bien utiliser le raisonnement analogique entre sexe et race sans toutefois subsumer l’inégalité sexiste sous l’inégalité raciste ou vice-versa

2010, p. 52-53

Concernant le travail de Guillaumin, Bilge précise,

Supposer l’équivalence entre analogie et monisme reviendrait à discréditer injustement le travail d’une Colette Guillaumin qui montre, par le biais d’analogies, les similitudes des mécanismes de production des catégories de « race » et de « sexe » et le fait que ni l’une, ni l’autre n’a d’existence biologique et ne repose sur un groupe naturel. Cette mise en lumière des ressemblances entre les procès de naturalisation à l’oeuvre dans la production et la reproduction des inégalités sexistes et racistes devrait inviter certaines critiques sans nuances de tout travail analogique à plus de prudence

2010, p. 55

Cela ne nous dispense toutefois pas de l’analyse précise de la matrice concrète de la domination dans nos sociétés, tout en voulant éviter de hiérarchiser les oppressions. Il faut donc se garder d’une compréhension unifiée du groupe social créé par le rapport de sexage et prendre la peine d’analyser chacune des situations concrètes en tenant compte de l’entièreté de la matrice de la domination et en articulant les rapports sociaux de sexe à l’ensemble des autres rapports sociaux. Une telle analyse ne constitue en aucun cas de la « victimisation », comme y insistent les détracteurs (et les détractrices) du féminisme, mais plutôt un acte politique « où un groupe discriminé dit qu’il l’est, comment il l’est et dit que ce n’est pas admissible » (Guillaumin, 2017 [1998], p. 160).

Guillaumin précise que

sans analyse des formes sociales on traite sexisme et racisme comme des épiphénomènes ou des affaires conjoncturelles, brefs des sortes de dysfonctionnement. On s’empêche ainsi, on s’interdit même, de voir comment les ségrégations, les inégalités matérielles, la dépendance, de situations de fait se transforment en pratiques institutionnelles, en règles et structures sociales, en lois. Et de factuelles deviennent intentionnelles et organiques

2017 [1998], p. 159

Elle ajoute également que les mouvements de lutte contre une forme d’oppression ne reconnaissent pas toujours d’autres formes d’oppression et s’en font même parfois le relais.

Cela l’amène à penser que

l’arrogance raciste a une série de conséquences dont d’aveugler les femmes vis-à-vis les unes des autres. Cette arrogance est l’expression d’un rapport de force où certains groupes sont à la merci d’autres groupes. Et les femmes appartiennent à ces groupes, à tous et chacun de ces groupes

Guillaumin, 2017 [1998], p. 159

Et on ne peut passer sous silence que certaines femmes peuvent retirer des privilèges de leur appartenance à un groupe dominant dans d’autres rapports de pouvoir et ne peuvent faire l’économie de l’analyse et de la critique de ces privilèges dans le combat féministe si elles veulent pratiquer un féminisme vraiment politique. À cet égard, on ne peut que remarquer la convergence entre les idées de Guillaumin et celles de Patricia Hill Collins qui soutient que l’analyse de la violence aux États-Unis ne peut faire ni l’économie de la violence raciste ni celle de la violence sexiste et que le fait de ne prendre en considération qu’une dimension de la violence affaiblit le combat contre celle-ci (2016, p. 433).

Guillaumin, et je pense que c’est le premier objectif qu’elle visait à travers ses analyses du rapport de sexage et de l’appropriation des femmes qui le constitue, nous fournit des bases pour développer le travail politique de résistance. Elle nous permet de constater que les acteurs politiques se distinguent des groupes sociologiques (ou des « identités ») par un processus de subjectivation qui implique le refus des rapports sociaux inégalitaires. Le rôle politique du féminisme et du lesbianisme en est donc éclairci et déterminant.

Finalement, j’aimerais mentionner que la lutte contre l’oppression a été à l’origine de la constitution d’un nouveau savoir. Ce que nous rappelle Guillaumin, c’est que les révoltes des minorisé.e.s ne sont pas seulement à l’origine de mouvements de protestation sociale, mais sont également productrices de nouveaux savoirs, car il leur faut trouver les mots pour dire les torts subis et reconvertir le regard sur le social. En ce qui concerne les femmes, elle s’en explique dans un texte peu analysé, « Femmes et théories de la société : remarques sur les effets théoriques de la colère des opprimées », texte d’abord publié dans Sociologie et Sociétés en 1981 et repris dans son anthologie de 1992.

Guillaumin y soutient que les productions théoriques des dominé.e.s sont souvent raillées et disqualifiées, parce que politiques, mais qu’en même temps, lorsqu’elles sont adossées à des mobilisations sociales, elles modifient sensiblement la façon d’envisager les choses. Concernant le féminisme, l’irruption des femmes dans le champ de la théorie a radicalement transformé l’interprétation des faits et a permis la mise en place de concepts et d’outils théoriques qui ont permis de cerner divers aspects de l’oppression des femmes (travail domestique, maternité, violence, etc.) et changé le vocabulaire utilisé pour analyser ces phénomènes, tout en faisant apparaître les liens entre ces aspects,

[l]’inventaire […] de traits précis et spécifiques, dessinant peu à peu, comme dans ces dessins pour enfants où des points à rejoindre entre eux transforment une nébuleuse serrée et vague en forme identifiable, […] la figure d’une relation sociale déterminée et de plus en plus explicite : une relation d’appropriation

Guillaumin, 1992 [1981], p. 230-231

En outre, elle établit le lien entre révolte, subjectivation politique et production théorique puisque « devenir un objet dans la théorie était la conséquence nécessaire de devenir un sujet dans l’histoire » (Guillaumin, 1992 [1981], p. 236 ; souligné dans l’original).

Ce faisant elle fait écho à une conférence que prononçait Audre Lorde en juin 1981. Appelant à ne pas réfréner sa colère mais à la canaliser intelligemment afin qu’elle devienne « une puissante source d’énergie au service du progrès et du changement », elle définissait ce dernier comme « un remaniement fondamental et radical de ces implicites qui sous-tendent nos vies » (Lorde, 2003, p. 140). Et cette colère ne reposait pas sur le fait que l’expérience de toutes les femmes est la même ; au contraire, pour elle « les colères des femmes peuvent métamorphoser les différences en puissance » (p. 141), à condition toutefois d’affronter ce qui nous sépare et de comprendre la totalité des rapports sociaux dans lesquels nous sommes insérées.

C’est donc dans l’interpellation mutuelle entre féministes situées différemment dans la matrice de la domination que nous pourrons être à la hauteur d’un projet féministe réellement politique et émancipatoire, au sens où l’entend Guillaumin. Cette interpellation peut être la source de nouvelles solidarités beaucoup plus solides que la sororité présumée dans les féminismes des années 1970 et 1980, puisqu’elle repose sur la réelle prise en compte de nos diverses localisations sociales et n’oblige pas certaines à secondariser leurs griefs. Comme le souligne fort justement Collins, cela permet de construire ce qu’elle appelle une politique transversale, un terme qu’elle emprunte à Nira Yuval Davis, faite d’enracinement et de déplacement.

Selon la logique de la transversalité, les participantes apportent avec elles leur « enracinement » dans leur histoire collective particulière, mais comprennent en même temps que, pour s’engager dans un dialogue au-delà des nombreux marqueurs de différences, elles doivent se  »déplacer » par rapport à leur propre centre »

Collins, 2016, p. 377

Se déplacer ne veut évidemment pas dire renier son expérience, mais en faire le ressort d’un mouvement commun d’émancipation par rapport aux formes multiples de la domination.