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Les profondes mutations du contexte socio-économique et politique de la société algérienne des années 1990 ont favorisé l’exclusion sociale et le développement de la précarité professionnelle. Cette dernière se manifeste notamment par la diffusion des nouvelles formes d’organisation du travail, la rationalisation de la gestion des entreprises publiques, le gel des recrutements dans le secteur public, l’intensification du travail informel, la contractualisation de l’emploi, la flexibilité dans la rémunération et la compression des effectifs. La fermeture de plus de 800 entreprises publiques et la mise au chômage de 400 000 salariés[1] ainsi que l’incapacité de l’économie nationale à créer de nouveaux emplois ont contraint l’État algérien à prendre des mesures d’urgence. Dans un premier temps, les pouvoirs publics ont adopté une série de mesures et de programmes sociaux au profit des couches sociales démunies afin d’amortir les effets dévastateurs d’une telle crise. Dans un deuxième temps, ils ont mis en place une politique d’emploi, s’appuyant sur une panoplie de dispositifs d’encouragement à la création de l’emploi dont les objectifs sont de : 1) lutter contre le chômage ; 2) développer l’esprit d’entreprise ; 3) soutenir l’investissement générateur d’emploi ; 4) promouvoir l’emploi des jeunes et, 5) améliorer la proportion de travailleurs permanents.

Toutefois, pour diverses raisons, les caractéristiques fondamentales du marché du travail algérien n’ont pas changé depuis une vingtaine d’années. D’une part, on enregistre un faible taux d’activité générale[2], découlant notamment du faible taux de participation des femmes (18,3 %), d’un taux de chômage élevé parmi les jeunes de la tranche d’âge 16-24 ans (26,9 %), et ce, principalement parmi la gente féminine[3] (20,4 %). En somme, « le chômage que connaît le pays est essentiellement un chômage d’insertion… [et particulièrement] un chômage des diplômés[4] » de la formation professionnelle (26,5 %) et de l’enseignement supérieur (27,8 %). Les jeunes attendent trois ans au moins après la fin des études avant de trouver un premier emploi[5]. En moyenne, plus de six chômeurs sur dix (62,9 %) sont des chômeurs de longue durée. D’autre part, le nombre de naissances dépassant un million par année depuis 2014, une explosion de la natalité a été enregistrée ces dernières années.

Cette situation nous incite à interroger l’efficacité des dispositifs de création d’emploi, de lutte contre le chômage et de l’ensemble des principes de la politique de l’emploi adoptée par l’État algérien. Les dispositifs de création de micro-entreprises (ANSEJ[6] et CNAC[7]) mis en oeuvre n’ont-ils pas renforcé l’état de dépendance des jeunes porteurs de projets ? Les dispositifs de lutte contre le chômage n’ont-ils pas encouragé la perpétuation de précarité chez les jeunes chômeurs les plus vulnérables ? Quelles sont les formes de résistance adoptées par les jeunes pour y faire face ?

Afin de tenter de répondre à ces interrogations, nous avons mené une enquête qualitative par entretien auprès d’un panel de quatorze jeunes de moins de trente ans vivant dans une zone rurale. Nous avons ainsi rencontré sept femmes, dont trois universitaires et quatre diplômées de la formation professionnelle, ainsi que sept hommes dont un universitaire, trois diplômés de la formation professionnelle et trois non diplômés. Sept d’entre eux, dont cinq femmes, ont bénéficié de l’un des dispositifs de lutte contre le chômage et sept autres, dont deux femmes, ont bénéficié de l’un des dispositifs d’encouragement à la création de micro-entreprises.

Afin de contextualiser notre réflexion, nous présentons dans la première partie de cet article un aperçu de l’évolution de la politique de l’emploi en Algérie de l’Indépendance à nos jours ainsi que quelques informations liminaires permettant de saisir la configuration des programmes de création d’emplois et de lutte contre le chômage. La deuxième partie sera consacrée à la présentation des récits de vie des interrogés et à l’analyse des thèmes qui en découlent à savoir : l’usage des aides publiques et les enjeux ruraux et culture traditionnelle.

La politique de l’emploi en Algérie

Depuis l’Indépendance en 1962, nous avons distingué trois périodes marquantes ayant eu des conséquences distinctes sur le marché du travail et les politiques de l’emploi adoptées en Algérie.

La période des recrutements massifs : De la décolonisation à la moitié des années 1980, la politique de l’emploi s’est surtout caractérisée par la création massive d’emplois durables en vue de distribuer des revenus et d’endiguer le niveau de chômage très élevé hérité de l’époque coloniale. À un moment où le secteur privé « est resté marginal, étouffé par des lois qui ne reconnaissaient pas sa légitimité et ne garantissaient pas la liberté d’entreprendre[8] », des milliers d’emplois « furent créés à la faveur de cette politique[9] » dans les administrations et les entreprises publiques, qui « recrutaient beaucoup plus que leur besoin réel[10] ». Dans cette période, « officiellement il n’y a pas de chômage, mais l’emploi pléthorique dans l’administration et le secteur public pèse sur la productivité du travail[11] ». Autrement dit, comme le relève Addi, le fait de « disposer d’un secteur d’État déficitaire qui distribue des salaires politiques sans contrepartie productive est un moyen (antiéconomique) de diminuer le chômage pour acquérir le soutien de la population[12] ». Or, la chute des prix du baril de pétrole, en 1986, viendra remettre en cause cette politique qui utilisait l’économie comme ressource de légitimation.

La période des politiques passives de l’emploi : À partir de 1986, « les entreprises ne recrutaient plus[13] » et on observe une augmentation du chômage chez les jeunes qui arrivaient sur le marché de l’emploi pour la première fois. Pour remédier à ce fléau, les pouvoirs publics mirent alors en place une politique de promotion de l’emploi, composée de deux programmes de lutte contre le chômage[14] : le Programme d’Emploi des Jeunes (PEJ)[15] et le Dispositif d’Insertion Professionnelle des Jeunes (DIPJ)[16]. Cependant, le marché du travail algérien subira des transformations majeures, au cours de la décennie 1990, marqué notamment par des licenciements massifs des salariés des entreprises publiques[17], le blocage des salaires des travailleurs, la fermeture des entreprises non rentables, le ralentissement de la création d’emplois dans les secteurs de production, mais aussi par la promulgation de la loi 90-11 du 21 avril 1990 portant sur les modalités de libéralisation des relations de travail, la contractualisation de l’emploi et le licenciement pour des raisons économiques.

Les conséquences de ces mutations, eu égard à l’accroissement du chômage et de la pauvreté, n’ont pas tardé à apparaître. Aussitôt, un filet social destiné aux populations les plus vulnérables, géré par l’Agence de Développement Social (ADS)[18] et des programmes d’insertion sociale et professionnelle, visant à réduire la pauvreté et à améliorer le niveau de vie des citoyens, ont été mis en place, afin notamment de réduire les conséquences sociales dévastatrices du plan d’ajustement structurel appliqué de 1994 à 1997. Les autorités publiques n’ont toutefois pas pu dépasser le stade d’atténuation de ces conséquences sociales pour une grande frange d’Algériens démunis à travers l’instauration des dispositifs capables de créer de véritables emplois permanents. Les objectifs conjoncturels visés par cette politique passive ne sortent par ailleurs pas d’une logique visant à « acheter la paix sociale » par la distribution de la rente. Ainsi, la politique d’assurance chômage engagée ne visait qu’à assurer une protection relative du travailleur en situation de chômage économique tout en réduisant l’incertitude sur son revenu futur[19].

La période des politiques actives de l’emploi : La première décennie du troisième millénaire sera quant à elle caractérisée par l’augmentation des prix du pétrole, ce qui a permis à l’État algérien qui « ne parvient pas à se désengager de son image et de son rôle de distributeur de rentes et de bienfaits sociaux gratuits[20] », de répondre de plus en plus aux besoins des citoyens, notamment dans le domaine de l’emploi. Face à l’aggravation du chômage, les pouvoirs publics mettent progressivement en place des politiques actives de l’emploi par le biais des programmes d’aide à la création de micro-entreprises, d’insertion professionnelle et de développement de l’employabilité des chômeurs à travers la formation de reconversion et l’aide à la recherche d’un emploi. Dans cette optique, il est décidé, à partir de 2003, d’accorder d’importants avantages fiscaux aux micro-entreprises créées dans le cadre du dispositif ANSEJ[21] et d’étendre les activités de la CNAC[22] à l’aide à la création d’activités économiques au bénéfice des chômeurs âgés de 35 à 50 ans. Les organismes d’assurance-chômage interviennent désormais directement sur le marché de l’emploi, passant ainsi d’une mission passive d’indemnisation à une mission active d’aide au retour d’emploi[23]. Ce n’est toutefois qu’en 2008 qu’une politique nationale de l’emploi a été élaborée afin de fixer l’orientation des politiques et adoptée dans le plan quinquennal 2010-2014. Dans le cadre de cette politique, les trois agences de l’emploi, à savoir l’ANEM[24], l’ANSEJ et la CNAC, sont placées à nouveau sous la tutelle du ministère de l’Emploi, alors que le ministère de la Solidarité nationale a été convié à poursuivre ses activités avec l’ADS et l’ANGEM[25] dans le cadre de sa mission de lutte contre la pauvreté.

Dans le contexte du Printemps Arabe et de la vague protestataire de janvier 2011 en Algérie, les pouvoirs publics algériens ont ensuite mis en place de nouvelles mesures pour diminuer la grogne populaire. Sur le plan politique, ils ont procédé à la levée de l’état d’urgence[26] et chercher à réduire les soulèvements populaires à sa dimension socio-économique, en les qualifiant « d’émeutes » et en tentant de les dépolitiser[27]. Sur le plan socio-économique, le gouvernement a renoué avec la politique de distribution de la rente[28] par l’introduction de nouvelles aides afin de montrer son dévouement à l’amélioration du niveau de vie des citoyens[29]. Dans cette logique, les pouvoirs publics ont par ailleurs procédé à l’augmentation des importations de biens alimentaires[30], à l’effacement de la dette des paysans[31] et de certaines entreprises[32], à la suspension des redressements fiscaux des entreprises[33] et à l’acceptation systématique des projets soumis à l’ANSEJ, ainsi qu’à l’augmentation des salaires de nombreux corps de fonctionnaires[34] et des pensions de l’ensemble des retraités[35]. Néanmoins, la remise en cause de la politique nationale de l’emploi n’a pas tardé à se faire sentir par l’entrée en scène des jeunes chômeurs du sud qui revendiquent une action immédiate du gouvernement pour lutter contre « l’exclusion et la discrimination » dont ils sont victimes et exigent « que la priorité dans l’octroi des postes de travail soit donnée aux jeunes de la région »[36]. Tout compte fait, Musette estimera alors qu’au niveau stratégique, l’Algérie n’a pas innové dans les politiques de l’emploi et n’a fait que reproduire les modèles appliqués dans les pays développés[37].

Résultats de la recherche

L’enquête par entretien a permis aux personnes interrogées de relater, avec d’abondants détails, leurs expériences, de créateurs d’entreprises ou d’employés dans le cadre des dispositifs de l’emploi en place. De ce processus de collecte de données, il en est ressorti un corpus diversifié comportant des cas hétérogènes qu’il importe d’analyser avec nuance. L’analyse de ce corpus s’appuie sur deux grilles, en fonction des thèmes révélés par les récits de vie. La première est relative aux usages des aides publiques dans la création des micro-entreprises et l’insertion professionnelle, aux obstacles à la réalisation et au recours à la solidarité familiale, aux épreuves endurées et aux solutions mises en place pour aller de l’avant. La seconde grille est construite autour des enjeux ruraux et ceux en lien avec la culture traditionnelle eu égard notamment à la perspective d’émancipation des femmes sur les plans économique, social et familial ; où des thèmes correspondant aux luttes des femmes pour l’émancipation contre les stéréotypes sociaux seront au coeur de l’analyse.

Usages des aides publiques dans la création des micro-entreprises et l’insertion professionnelle

Dans cette section, nous aborderons les principaux thèmes énoncés dans les récits des interrogés, c’est-à-dire les obstacles à la pérennisation des micro-entreprises créées avec l’aide de l’État, l’apport de la famille et les difficultés d’insertion professionnelle.

Suicide professionnel

Dans la foulée de leur inscription aux programmes d’aide à la création de micro-entreprises, force est de constater que beaucoup de jeunes ont alors vécu un glissement d’une situation de stabilité vers une situation de précarité. Les programmes d’aide ont offert des facilités permettant de monter des projets de créations d’activités sans s’appuyer sur des études de faisabilité des projets et sans s’inquiéter de leurs capacités de remboursement, ce qui a contribué à hypothéquer leur réussite. L’artisan peintre de 27 ans, célibataire, qui nous a relaté son cas, présente un bon exemple de ces personnes qui n’ont pas réussi à tirer profit de l’aide qui leur a été octroyée par l’État :

… j’ai inscrit dans ma demande de financement un véhicule utilitaire… dès que j’ai créé mon entreprise… je passais mon temps à la recherche des projets publics à réaliser, mais jamais retenu… mes économies sont épuisées, j’ai voulu vendre le véhicule, mais il était incessible… alors je l’ai vendu en pièces détachées… aujourd’hui, j’ai repris le travail de jadis et je suis redevable à la banque d’une somme importante… j’attends une action d’effacement de la dette…

Le dispositif d’aide à la création d’entreprises accepte de financer les projets comprenant l’achat de véhicules qui représente plus de 70 % du montant global du projet. La diffusion à grand renfort de publicité du dispositif incite les jeunes, se trouvant en activité à développer, avec un effort minimal, l’ambition de devenir employeurs[38]. Mais le manque d’offres de projets publics, à ces micro-entreprises, complique leur avenir. Ainsi, au lieu de chercher des solutions rationnelles, certains jeunes entrepreneurs cherchent les issues les plus satisfaisantes. Ils mettent, par exemple, en vente le matériel acquis par l’ANSEJ, puis ils reviennent à leur situation initiale avec une expérience d’échec et une dette à rembourser.

Beaucoup de projets ont été conçus dans la précipitation, ce qui les rend vulnérables et incapables de subir la pression de la concurrence… On constate ainsi, l’inefficacité des aides publiques à créer cette classe d’entrepreneurs et un tissu d’entreprises capables de créer de la valeur et de l’emploi tant espérés. La mortalité de ces entreprises est synonyme de déficit pour le budget de l’État[39].

En somme, le manque d’expérience dans la gestion et l’ambivalence des perspectives de certains porteurs de projets produisent les conditions de l’échec.

Concurrence déloyale

Les dispositifs d’aide à la création de micro-entreprises stipulent que les bénéficiaires sont exonérés d’impôt et de taxes pour une période de trois ans. L’objectif de cette défiscalisation est de réduire les charges pour permettre d’affronter les aléas du marché et d’encourager à créer de nouveaux postes d’emplois. Cependant, certains bénéficiaires de ces avantages fiscaux ont saisi cette opportunité pour réduire les prix de leurs produits et services, afin de favoriser leur positionnement sur le marché. Ces pratiques ont provoqué la baisse de la marge bénéficiaire des entreprises – et par conséquent leurs chiffres d’affaires –, ce qui a engendré des difficultés d’ordre budgétaire pour les entreprises ayant des charges plus élevées. Un des jeunes, artisan menuisier, est un exemple vivant des victimes de ces pratiques. Il raconte :

…J’ai bénéficié d’une aide pour mon projet. Mais je n’étais pas le seul à vouloir créer son propre atelier… alors, on s’est retrouvé nombreux à proposer le même service dans la même localité… puis les prix de ce qu’on fabrique ont baissé… je n’arrive même pas à couvrir les charges mensuelles. Enfin, je me retrouve dans une situation pire que la précédente, car je redeviens travailleur après une expérience d’employeur qui a duré trois ans…

Aimer son métier et avoir des ambitions ne suffisent pas pour pérenniser son entreprise. Cette dernière exige de l’entrepreneur de relever les défis et de gérer avec compétence, ce qui s’acquiert par l’apprentissage et l’expérience. Force nous a toutefois été donnée de constater que l’absence d’accompagnement laisse les nouveaux entrepreneurs exposés à tous les risques. Évidemment, une fois que la concurrence s’est intensifiée, certains créateurs de micro-entreprises usent de tous les moyens en leur possession afin de sauvegarder leurs activités et d’échapper au risque de fermeture. Ceux qui n’arrivaient pas à s’adapter aux règles imposées par ces derniers ont abandonné leurs activités et n’avaient d’autre choix que de retourner à leurs positions antérieures – souvent en occupant un travail informel – ou de joindre les rangs des chômeurs lorsque cette solution de repli n’était pas envisageable.

Investissements à durée de vie limitée

La saturation de l’activité de transport a contraint l’ANSEJ à cesser son financement en 1999, avant de le reprendre en 2011, pour une courte durée, à l’occasion du Printemps Arabe. Lorsque les considérations politiques ont prévalu sur les préoccupations économiques, la situation socioprofessionnelle des transporteurs s’est dégradée en raison du manque de travail. Un jeune ayant participé, en mai 2018, à une action appelée « marche d’escargot », menée par les bénéficiaires des camions dans le cadre des projets de l’ANSEJ afin d’attirer l’attention des pouvoirs publics à leurs difficultés, de réclamer des débouchés et de demander l’effacement de leurs dettes, déclare :

Mon dossier de création a traîné trois ans entre L’ANSEJ et la banque… J’ai bénéficié d’un camion de transport de marchandises. Les premières années ça marchait bien, mais ces derniers temps tout est bloqué… je ne trouve plus de demandeurs de mes services… si je ne trouve pas du travail je serai obligé de chercher un emploi… Par cette action nous demandons l’effacement des dettes de tous les bénéficiaires de ces programmes d’aide.

Le choix de l’activité de transport par la plupart des jeunes est justifié par la faiblesse des préalables exigés. Cette activité ne nécessite pas une formation spécialisée ou une qualification d’une part, et d’une infrastructure ou une place sur un marché inondé par le produit chinois, d’autre part. Pour atténuer la pression populaire de 2011, les pouvoirs publics ont ainsi accordé le financement de nouveaux projets dans les secteurs saturés sans tenir compte du devenir de ces micro-entreprises. Mais la chute brutale du prix du baril de pétrole (en 2014) a conduit au gel de plusieurs projets d’infrastructures, tant au niveau national que local, ce qui a réduit la demande des grandes entreprises de réalisation et des collectivités locales de services des micro-entreprises. Face à cette situation, les jeunes entrepreneurs, souhaitant sauvegarder leurs activités ont alors demandé aux autorités d’effacer leurs dettes auprès des banques et de leur réserver une proportion des projets mis à concurrence par les collectivités locales dans le cadre des marchés publics. Bien que le décret présidentiel 12-23 du 18 janvier 2012 stipule dans l’article 56 que :

Lorsque certains besoins des services contractants peuvent être satisfaits par des micro-entreprises… les services contractants doivent, sauf exception dûment justifiée, leur réserver exclusivement ces prestations. Les besoins précités peuvent faire l’objet, dans la limite de 20 % au maximum de la commande publique.

Certaines administrations ignorent toutefois l’existence de cette disposition et d’autres refusent de l’appliquer. Quant à l’effacement de la dette, les pouvoirs publics réfutent cette idée et optent plutôt pour une solution s’appuyant sur le rééchelonnement de la dette des entreprises actives se trouvant dans une situation d’incapacité de remboursement.

La recherche du statut perdu

La représentation sociale qui a émergé chez les jeunes, ces dernières années, des différents dispositifs d’aide à la création de micro-entreprises, développe l’idée selon laquelle leur objectif est la distribution de la rente par les pouvoirs publics. Toute personne qui souhaite changer de statut ou tenter une nouvelle expérience professionnelle doit, dans ce contexte, s’adresser à l’ANSEJ ou à la CNAC pendant les périodes de promotion de ses dispositifs (à l’approche des élections par exemple[40]) afin de demander de l’aide pour créer une micro-entreprise. L’histoire de ce jeune ouvrier journalier de 25 ans nous éclaire davantage sur l’idée propagée entre les jeunes, selon laquelle les aides octroyées dans le cadre de ces dispositifs représentent leur part de la rente :

Je n’ai aucune formation spécialisée… pour sortir de la précarité j’ai voulu bénéficier de l’aide de l’État comme tous les jeunes de ma génération… j’ai opté pour un tracteur à chaînes, que j’ai acquis après une procédure longue et fatigante. Malheureusement, j’ai constaté qu’il est défectueux, mais le fournisseur refusait de le reconnaître, ce qui m’a contraint d’entamer une procédure judiciaire pour me faire rembourser. Pendant ce temps, j’ai renoué avec le travail journalier, afin de survivre et de supporter toutes les charges… enfin, je me retrouve avec un fardeau… et cinq années de ma vie perdues.

Dans l’ensemble, nous avons été en mesure de constater que la perte du statut social crée de l’anxiété, de la frustration et un désir de changer de situation qui en vient à constituer un facteur incitatif à la création d’entreprise[41]. Ce comportement entrepreneurial constitue en quelque sorte une réponse pour les jeunes qui cherchent à retrouver un statut et à s’intégrer à la société. Les jeunes qui sont dans cette situation ne visent pas un objectif économique mais sont davantage motivés par le changement de leur situation. Dit autrement, la réussite de leurs projets sur le plan économique ne constitue pas une priorité pour eux. Dans ce contexte, le manque d’orientation et d’accompagnement les rend d’autant plus vulnérables vis-à-vis de leurs partenaires (fournisseurs du matériel et des matières premières…) qui ne pensent alors qu’à augmenter leurs gains[42]. D’ailleurs, à la lumière de nos entretiens, il semble que l’on puisse même supposer que ces dispositifs profitent plus aux fournisseurs du matériel qu’aux jeunes souhaitant sortir de la situation de chômage et de la précarité sociale.

Réseaux sociaux à la rescousse

Plusieurs études ont démontré que « les principales incitations à la création d’entreprise relèvent généralement de l’environnement social proche (famille, amis)[43] ». En effet, les commerçants, les fonctionnaires libéraux et les entrepreneurs inculquent à leurs enfants l’esprit d’entreprendre, ils les préparent à devenir des employeurs non pas des employés, en insistant sur l’importance de l’investissement dans la création de la richesse et de l’emploi. Les jeunes socialisés dans un environnement – les réseaux de relations, le capital savoir-faire accumulé, la solidarité et entraide familiale, le capital ressources matérielles et financières – qui encourage à entreprendre trouvent avec plus de souplesse un créneau d’affaire à développer, notamment en reprenant (et en élargissant) les activités commerciales de leurs parents. Le cas de ce jeune entrepreneur en BTP de 29 ans – marié avec deux enfants – qui nous a raconté comment il a réussi à monter son entreprise est une bonne illustration du poids de la famille :

J’ai bénéficié d’un financement pour créer mon entreprise. Mais ce qui m’a permis de surpasser les difficultés rencontrées et d’éviter de finir déficitaire, c’est l’expérience que j’ai acquise en travaillant dans les magasins de mon père depuis l’âge de 16 ans, ainsi que l’apport de ma famille qui m’est venu en aide… J’ai puisé des réseaux sociaux que mon père a tissés tout au long de sa vie active, dans les banques, les administrations et les fournisseurs matériaux de construction... J’ai puisé également de ses ressources financières pour en faire un fond de roulement de mes activités.

La difficulté de trouver sa place et de prendre une part du marché est un obstacle rencontré par la quasi-totalité des micro-entreprises bien souvent créées par des jeunes non expérimentés avec des moyens dérisoires. Les jeunes qui ont entamé la vie active très jeunes et qui sont habitués à prendre des responsabilités et des risques arrivent toutefois plus facilement à affronter la réalité et à trouver des résolutions aux difficultés, avec le concours, bien évidemment, de la famille et ses réseaux qui jouent un rôle prépondérant dans la pérennisation de ces micro-entreprises. Ainsi, comme le montre cet exemple, la socialisation semble jouer un rôle important dans la réussite de l’action d’entreprendre.

Les artisans, les commerçants et les entrepreneurs impliquent et initient souvent leurs enfants aux activités qu’ils exercent, afin de leur permettre d’acquérir les savoir-faire et savoir-être nécessaire, pour les reprendre ou les amplifier. Ils incitent, également, leurs enfants à poursuivre des études, pour acquérir les diplômes les plus élevés. À terme, certains enfants reprennent les activités de leurs parents tandis que d’autres changent d’activités. Pour ceux qui s’appuient sur l’aide de l’État pour entreprendre et que nous avons interrogés, ils semblent choisir les activités semblables ou avoisinantes à celles de leurs parents, afin de pouvoir bénéficier de leur aide, leurs expériences et leurs réseaux.

Les sous employés sans défense

Le parcours des jeunes chômeurs de longue durée est plein d’obstacles et d’embûches. L’obtention d’un diplôme ne suffit pas aux jeunes hommes pour postuler aux postes à pourvoir dans les administrations et dans les entreprises publiques et privées. Ils doivent notamment régulariser leur situation vis-à-vis du service national[44] afin d’être considérés comme des chômeurs. Ce n’est qu’à partir de ce moment qu’ils pourront entamer le processus de la recherche d’emploi qui pourra les orienter vers l’un des dispositifs d’insertion professionnelle adéquat avec leurs qualifications. Le cas d’un jeune employé dans le cadre de contrat du travail aidé (CTA), célibataire de 27 ans, est un exemple type de la complexité de ce genre de parcours :

Après une longue durée de chômage j’ai décroché un CTA dans une entreprise publique de textile, on m’a affecté à un poste qui n’a aucune relation avec mon domaine de formation… ma surprise fut grande quand le syndicat des ouvriers a refusé les candidatures de tous les employés en CTA pour les élections de renouvellement de la section syndicale et le comité d’entreprise… c’est là où j’ai compris que mes attentes ne convergent pas avec les intérêts des autres salariés.

Dans le cadre des dispositifs d’aide à l’insertion professionnelle, les organismes publics et privés recrutent parfois des jeunes ayant des profils inadéquats à leurs besoins immédiats, car d’une part, ils se sentent obligés de contribuer à la réussite de ce dispositif et, d’autre part, ils sont intéressés par les différents avantages[45] qu’offre ce dispositif[46]. Les jeunes recrutés dans le cadre du Contrat de Travail Aidé ne sont pas considérés comme des salariés à part entière et ils ne seront pas systématiquement titularisés dans leurs postes. Ils n’ont pas droit, non plus, d’adhérer à l’unique syndicat qui représente les salariés dans le secteur économique public[47], à savoir l’Union Générale des Travailleurs Algériens (UGTA) qui refuse la présence dans ses rangs de ceux qui pourraient désorienter ses objectifs, éparpiller ses efforts et affaiblir ses positions[48]. C’est le cas des employés de CTA qui cherchent à maintenir, d’abord, leurs emplois, pour s’aligner ensuite sur les revendications des autres salariés. Avant leur intégration, ils ne se sentent donc pas concernés par les problèmes relatifs aux conditions de travail.

Dispositifs d’insertion des jeunes diplômés au service des entreprises privées

La « logique de la rente qui s’articule autour de l’objectif d’accaparement de la rente pétrolière… qui devient une préoccupation majeure pour tous les acteurs sociaux[49] », encourage ces derniers à articuler leur stratégie d’une manière à leur permettre de tirer un maximum de bénéfices de la redistribution de la rente. Les entreprises privées n’échappent pas à cette logique, leurs stratégies sont construites autour des profits qu’elles peuvent tirer de toute action menée par l’État. En plus des différents avantages (l’effacement partiel des intérêts, du rééchelonnement des dettes[50]), qui leur sont accordés, les entreprises privées puisent dans les dispositifs de lutte contre le chômage pour recruter un personnel bon marché (au frais de l’État). Un jeune diplômé en GRH en a fait l’expérience et relate ce qui suit :

Mon employeur m’a orienté dès le premier jour au service de la comptabilité… j’ai accepté de travailler dans un domaine autre que ma spécialité, je pensais qu’en faisant des efforts, je vais apprendre à mener le travail à bien… à six mois de la fin de mon contrat, je n’ai pas encore touché à la comptabilité, mon chef me charge toujours des tâches manuelles… je comprends, maintenant, pourquoi les employés de mon genre ne sont jamais titularisés à la fin de leurs contrats d’insertion.

« Dans le secteur privé, les opportunités d’emploi sont limitées, et il n’est pas rare que celles qui existent ne correspondent pas à l’offre de compétences existante sur le marché du travail[51]. » Alors, certaines entreprises privées exploitent l’abondance de l’offre de travail des jeunes diplômés pour effectuer des recrutements, par le biais des programmes d’insertion, des jeunes qualifiés pour occuper des emplois sous-qualifiés. Cette situation montre bien que l’objectif de ces recrutements est tout autre que celui de faire la promotion de l’emploi et l’intégration des jeunes au sein de ces entreprises. Par un effet miroir, cela provoque l’insatisfaction et la démotivation de ces jeunes qui préféreraient alors s’impliquer moins dans le travail afin de pouvoir s’adonner, en parallèle, à des activités informelles. Au final, les entreprises privées agissent de telle sorte que les dispositifs d’insertion professionnelle des jeunes soient vidés de l’objectif de leur existence, par des pratiques qui consistent uniquement à recruter des jeunes, dans le cadre de ces programmes pour la période couverte par les avantages inhérents, ce qui se traduit par le fait que ces programmes n’aboutissent pas à une véritable insertion professionnelle et agissent simplement comme un système permettant une occupation temporaire des jeunes.

Enjeux ruraux et culture traditionnelle face à la perspective d’émancipation des femmes

Malgré l’engagement de l’Algérie dans une démarche axée sur l’égalité de traitement et de la non-discrimination entre les genres, la présence des femmes dans les dispositifs d’insertion par l’entreprenariat reste faible[52]. Sur 381 427 projets financés par l’ANSEJ depuis sa création jusqu’au 1er semestre 2019, les femmes n’ont bénéficié que de 39 495 projets, comme elles ont bénéficié de 10,2 % des 147 500 projets financés par la CNAC sur 400 343 dossiers déposés[53]. Dans cette section, à travers les thèmes révélés par les expériences relatées par les femmes interrogées, c’est la culture traditionnelle dans sa relation avec la promotion, ou non, de l’émancipation des femmes à travers l’intégration au marché du travail qui sera mise en examen.

La solidarité familiale, facteur de réussite

Dans les zones rurales où les sociétés sont plus traditionnelles, comme l’a bien précisé Paugam[54] : « les solidarités se développent essentiellement à l’échelon de la famille élargie ». Effectivement, dans les villages, lorsqu’une personne est dans le besoin, ce sont les membres de sa famille élargie qui se mobilisent pour exprimer une solidarité et agissent en conséquence. Mais, quand la famille n’a pas les moyens requis, l’État est sollicité à prendre le relais. Donc, « la solidarité nationale serait secondaire par rapport à la solidarité familiale[55] ». Le cas d’une couturière de 28 ans, mère de trois enfants, est une bonne illustration du rôle que peut jouer la famille dans la réussite d’une personne à sortir de la précarité par rapport à l’emploi :

… je dois ma réussite aux membres de ma famille (père et frères) qui croyaient à mes compétences. Ils m’ont encouragée à créer ma propre activité… cependant mon mari et ma belle-famille s’opposaient au fait que j’affronte le monde extérieur… j’ai saisi l’occasion de la faiblesse financière de mon mari pour créer mon atelier… et lorsque les affaires commençaient à aller bien c’est tous les membres de ma famille et de ma belle-famille qui veulent en tirer profit… pour ne pas être accusée d’abandon familial, je partage mon temps entre le foyer et l’atelier.

Quant aux jeunes femmes diplômées plus spécifiquement, celles que nous avons rencontrées insistaient pour souligner que la division sexuée du travail déterminée par la société traditionnelle n’est pas une fatalité et que, plus encore, la création d’activité lucrative ne devrait pas être un privilège masculin. Encouragées par les membres de leurs familles, ces femmes ont créé des micro-entreprises, dans leurs domaines de compétences, dans le cadre des dispositifs dédiés à cette fin et démontrant ainsi qu’elles sont capables d’affronter le monde extérieur et de réussir là où leurs maris ont échoué.

Mais leur combat ne se résume pas à ça. Elles notent que pour faire en sorte que leur nouveau statut soit bien accueilli, elles doivent doubler leurs efforts à l’intérieur du foyer comme à l’extérieur. D’une part, elles doivent garantir la pérennité de la micro-entreprise qui sera le futur défi à relever face à une belle-famille qui souhaiterait tirer profit et mettre le mari au-devant de la scène, et d’autre part, elles doivent chercher à préserver leur statut de bonne mariée, mère et belle-fille, en conciliant adroitement vie familiale et vie professionnelle.

Dispositifs d’insertion refuge aux femmes « disqualifiées »

En l’absence d’une stratégie claire et cohérente avec les objectifs de la lutte contre le chômage et de création d’emploi durable, l’État diversifie les programmes d’insertion des jeunes diplômés au point de présenter une diversité de dispositifs ayant les mêmes objectifs, mais avec des avantages différents : Le Programme d’Insertion des Diplômés (PID) géré par l’ADS et le Contrat d’Insertion des Diplômés (CID) géré par l’ANEM suivent un mode de gestion unique, mais se distinguent notamment par le montant de l’indemnité. Cette différence crée non seulement de la confusion, mais également – et surtout – elle engendre une importante discrimination[56]. Le cas de deux jeunes universitaires illustre la diversité des conditions de précarité associées à ces programmes. Une jeune biologiste de 27 ans mariée, sans enfants raconte ainsi :

… j’ai travaillé dans l’informel, pour une longue durée en étant jeune fille, comme vendeuse dans une boutique d’habillement pour enfants contre 9000DA… après le mariage, mon mari ne voulait plus de ce travail. Actuellement, je travaille dans un laboratoire d’analyses médicales avec un contrat d’insertion des diplômés (CID), pour une indemnité de 15 000 DA le mois… là je fais de mon mieux afin d’acquérir une expérience et surtout de gagner la confiance de la patronne pour qu’elle m’intègre dans l’effectif de son labo.

Une jeune fille de 25 ans évoque notamment pour sa part que la somme qu’elle reçoit est de beaucoup inférieure :

Mon diplôme de Master ne m’a pas épargnée d’un passage par une période de chômage de 2 ans… j’ai bénéficié d’un contrat dans le cadre du programme d’insertion des diplômés (PID), pour une indemnité de 10 000 DA le mois… c’est là où j’ai appris des choses horribles sur le recrutement des enseignants : des pots-de-vin ; des avances sexistes… sont des contreparties exigées pour l’octroi d’un poste permanent…

Les deux programmes d’insertion que nous venons d’évoquer ne proposent que des contrats pour une durée d’une année, renouvelables une fois, et permettant d’accéder à « une indemnité » (et non pas un salaire), leur objectif visant d’abord et avant tout l’insertion sociale (et non pas professionnelle). Les jeunes – hommes et femmes – qui s’inscrivent dans ces programmes qui offrent une indemnité inférieure au salaire national minimum garanti (SNMG)[57] sont donc pour la plupart des jeunes désespérés ayant subi une période de chômage plus ou moins longue et ayant connu une précarité d’emploi atroce. Ils (et elles) cherchent à sortir de la précarité, tout en restant intègres, car, comme l’a relevé Paugam « avec la précarité de l’emploi, les salariés perdent l’assurance de leur protection, avec la précarité du travail, ils perdent le sentiment d’être utiles et reconnus[58] ». Fait à remarquer, parmi les personnes que nous avons interrogées, ce sont les femmes qui ont vécu de sévères conditions de précarité qui tendent à s’orienter davantage vers ce genre de programmes. Elles les considèrent comme permettant une possibilité de mobilité ascendante par rapport au travail informel (vendeuses dans les boutiques, etc.), moins rémunéré dans lequel elles se réfugiaient faute de mieux[59].

De l’espoir d’insertion à l’espoir, souvent bafoué, d’intégration

Trois jeunes filles âgées dans la mi-vingtaine que nous avons interrogées, diplômées dans la couture d’un centre de formation professionnelle, ont quant à elles été admises à travailler au sein d’une entreprise de confection de vêtements, dans le cadre du contrat d’insertion professionnelle (CIP), pour une indemnité de 8000 DA par mois. Les jeunes filles nous ont dit avoir accepté de s’inscrire dans ce programme, tout en sachant qu’il ne rapporte pas suffisamment en termes financiers. Pour elles, le travail, même peu rémunéré, pourrait procurer de la dignité, du respect et de l’estime de soi dans un contexte où elles sont à la recherche d’une indépendance financière et comme il s’agit de leur premier contact avec le monde du travail, elles espèrent que cette occupation leur donnera l’opportunité d’entamer un parcours professionnel réussi. La plus jeune d’entre elles, évoquant l’expérience de son frère, espère ainsi que le contrat aidé agira comme un tremplin pour sa carrière, mais également afin de lui permettre de vivre par-delà le cadre familial :

L’expérience de mon frère m’a marquée… il a travaillé pendant des années dans le cadre de pré-emploi… aujourd’hui, il est directeur d’un organisme important… j’accepte un travail temporaire avec un salaire réduit qui me permettra de sortir de la maison…

Les jeunes filles que nous avons rencontrées considèrent ainsi le fait de sortir de la maison pour aller travailler à l’extérieur comme un acte de sociabilité et comme un moyen d’insertion sociale. Marquées par les expériences de leurs proches dans la recherche d’emploi, les jeunes filles voient également que le programme où elles sont inscrites est une occasion de découvrir et de vivre « l’autre sphère », si importante pour elles, celle de la vie professionnelle. Ces deux éléments s’alimentent l’un l’autre. Ainsi, pour les jeunes femmes interrogées, c’est aussi dans le milieu de travail qu’elles pensent pouvoir tisser des liens avec des personnes à l’extérieur de l’entourage familial.

Même si le travail domestique est « un travail qui socialement n’existe pas, car seul est reconnu comme travail humain celui qui produit pour le marché[60] ». Cela dit, force est de constater que les femmes qui s’engagent dans des activités par-delà le domicile familial le font contre une contrepartie monétaire – non négligeable même si elle est modeste – qui est source de l’estime pour certaines familles. Comme l’aînée d’entre elles, qui prépare son mariage, le souligne, cela peut également s’avérer un facteur contribuant au choix d’investir le marché du travail et les dispositifs d’insertion :

… du moment que les femmes qui travaillent sont plus considérées par ma belle-famille que celles qui restent à la maison… puisque mes belles-soeurs travaillent je ne vais pas rester à la maison… je préfère travailler avec un salaire quel que soit minime.

Ce qui motive certaines des jeunes filles rencontrées à vouloir exercer un travail rémunéré, c’est donc également la préparation au mariage parce que dans les sociétés traditionnelles, du moins selon Rebzani, le statut d’une femme se construit par le mariage et dès qu’une fille se marie, la société change de regard à son égard[61].

Plus largement, nous avons pu constater que les femmes de plus en plus nombreuses à vouloir faire en sorte qu’un travail rémunéré fasse partie intégrante de leur vie, ce qui, selon elles, leur permet d’avoir une existence propre en dehors du mariage et du statut de mère[62]. On notera par ailleurs, comme le souligne une des participantes, que les parents interviennent souvent pour protéger leurs filles des aléas de la vie et que les filles considèrent cette dynamique comme étant un obstacle à leur émancipation. Le fait de gagner un salaire permet ainsi de mitiger le poids de ces interventions familiales : 

… le jour où j’ai touché ma première paie, quoiqu’elle n’est pas fameuse… j’ai ressenti une grande satisfaction, depuis ce jour-ci je n’acceptais plus que mes parents prennent en charge mes dépenses personnelles.

Ultimement, le sentiment de satisfaction que peut procurer l’obtention d’un salaire met en exergue la soif d’autonomie financière des jeunes femmes rencontrées. Le travail rémunéré leur permet de revoir leur conception du rapport au travail et à la famille.

Cela, et ce n’est pas anodin, une des interrogées a déclaré que les filles se trouvant dans la même situation que la sienne sont victimes de harcèlements de tous genres de la part de certains responsables, qui abusent du fait que celles-ci accordent une très haute importance à leur travail tout en se trouvant bien souvent dans un rapport de force qui joue en leur défaveur :

Les responsables ne cessent pas de répéter que les filles qui accepteraient de faire des efforts supplémentaires seront titularisées… à chaque fois qu’ils approchaient les filles, ils leur parlent de fin de leurs contrats qui s’approchent… ils n’hésitent pas à convoquer les filles dans leurs bureaux pour la moindre remarque…

En somme, la fin du contrat de travail signifie le retour à la situation de chômage et les bénéficiaires des programmes d’insertion veulent l’éviter à tout prix. Dans ces circonstances, certains responsables des entreprises saisissent l’occasion de l’absence de suivi et d’évaluation des dispositifs d’emplois pour faire des postes à pourvoir un objet de surenchères. À cet égard, l’une des jeunes femmes rencontrées a clairement exprimé son désarroi quant à son avenir flou dans l’entreprise où elle travaillait. Elle pointe notamment les conditions difficiles de travail et le traitement discriminatoire de son chef de service :

Je sens qu’il n’envisage pas de nous aider à apprendre le métier pour nous embaucher… j’ai l’impression qu’il veut nous exploiter au maximum… il ne regarde pas combien on gagne… je suis démotivée car je sens que je ne serais pas titularisée à la fin de mon contrat… pour le moment je me contente de cette occupation, en cherchant ailleurs un emploi meilleur.

Les filles rencontrées ne sont pas attirées vers le travail, uniquement par le besoin d’autonomie financière et d’émancipation, mais aussi par le souhait d’apprendre le métier, d’acquérir des compétences et de progresser dans leurs carrières professionnelles. C’est pour cela qu’elles sont envahies par le sentiment d’insatisfaction chaque fois qu’elles font l’objet de pratiques discriminatoires en milieu de travail.

Poids de la tradition

Dans une société patriarcale fondée sur des valeurs sexistes, liées à la division du travail et de l’espace entre les hommes et les femmes, la place de la femme est trop souvent reléguée aux travaux domestiques, son rôle se réduisant au ménage et à l’éducation des enfants[63]. Une chimiste de formation, issue d’une famille villageoise pauvre, âgée de 26 ans, mariée à un ouvrier qualifié, raconte ainsi son aventure avec sa tentative de créer une micro-entreprise dans le cadre du dispositif (ANSEJ) :

… dès que ma belle-mère a su que je compte monter une micro-entreprise, elle commençait à se mêler de ce que je devrais faire ou ne pas faire... je n’ai pas poursuivi la procédure de concrétisation jusqu’à la fin car elle a voulu s’accaparer de l’entreprise… elle projetait l’utilisation des bénéfices éventuels avant même que l’entreprise ne voit le jour… par crainte d’être dépossédée des fruits de mes efforts, voire écartelée de mes deux enfants, j’ai choisi d’accepter le rôle d’une femme au foyer et de renoncer à l’entreprise.

Dans les villages, les familles exercent certaines formes de paternalisme sur leurs filles et sur leurs belles-filles. Ainsi, lorsque ces dernières envisagent de réaliser un projet, la famille s’y oppose bien souvent ou cherche à l’en dissuader.

On notera enfin que bien que certaines femmes se rebellent contre ce regard avilissant à leur égard[64], d’autres, en particulier celles issues des zones rurales et de familles modestes, adhèrent en partie à cette logique, dont les principes ne diffèrent pas des principes ayant marqué leur socialisation. Ces dernières mettent bien souvent leur énergie d’abord et avant tout sur leur éventuelle progéniture[65]. Le poids de la vie privée pèse ainsi lourd sur les épaules des femmes, ces dernières étant conscientes que leur réussite sur le plan professionnel est considérée et appréciée par la société, mais uniquement lorsqu’elle n’est pas réalisée au détriment de leur vie familiale. La gestion du foyer demeure donc une préoccupation constante et est intégrée comme une « donnée de vie[66] ». Cette réalité contraint par ailleurs – et d’autre part – les femmes travailleuses à redoubler d’efforts afin de réussir une articulation adéquate entre les deux sphères de la vie et à répondre efficacement aux exigences professionnelles[67].

Conclusion

En guise de conclusion, nous avons voulu d’abord mettre en évidence que les dispositifs d’aide à la création de micro-entreprises mis en place dans le cadre d’une politique d’activation de la main-d’oeuvre ont financé des centaines de milliers de projets dans différents secteurs d’activités. Même si, selon les déclarations du ministre de l’Emploi et de la Sécurité Sociale, 80 % des bénéficiaires s’acquittent régulièrement de leurs dus, le remboursement de crédits ne garantit pas la pérennité de l’entreprise. L’analyse des récits de vie a démontré que les jeunes « opportunistes » sans capital en termes d’expérience, de savoir-faire, de réseaux, financiers, de perspectives et de culture entrepreneuriale – et en l’absence de suivi individualisé – n’ont pas su garantir la survie de leurs jeunes micro-entreprises et de leurs propres emplois. En revanche, les micro-entreprises conçues par les jeunes « entrepreneurs » ayant des perspectives claires et entourés par les membres de leurs familles, soit dans le cadre de la continuité ou d’extension d’une activité existante, soit dans leurs domaines de spécialité, arrivent assez souvent à surpasser les difficultés, à se garantir une place sur le marché et à créer leurs propres emplois. Mais, le gel des investissements publics dans les infrastructures dus à la chute des prix de pétrole, depuis 2014, a mis de nombreuses micro-entreprises, qui exerçaient dans la sous-traitance, au chômage technique.

Les jeunes recrutés dans le cadre des dispositifs d’insertion par des « contrats aidés » sont quant à eux bien souvent victimes des pratiques des organismes employeurs, qui souhaitent tirer profit des avantages inhérents à ces programmes et cautionner les politiques populistes des pouvoirs publics. Ils sont dans une large mesure sous-employés, privés du droit à la syndicalisation et d’une véritable intégration professionnelle. Qui plus est, comme nous l’avons vu, l’inadéquation entre les profils des jeunes diplômés avec les profils des emplois qu’offrent les entreprises privées est l’un des principaux obstacles que rencontrent les dispositifs d’insertion professionnelle des jeunes diplômés.

Les femmes étant sous un contrôle social permanent, bien souvent tant des parents que du mari et de la belle-famille, se voient imposer des limites par la société qui cherche à dicter leurs conduites et à leur assigner des rôles à jouer. Comme les jeunes femmes que nous avons rencontrées l’ont mis de l’avant, si elles occupent un emploi rémunéré, elles doivent alors tâcher de s’acquitter également des tâches domestiques et de prendre les moyens pour trouver la meilleure articulation avec le travail de manière à ce que la vie familiale n’en pâtisse pas. Les jeunes femmes rencontrées estiment que le travail peut leur procurer le respect, l’indépendance et l’émancipation, mais que les dispositifs d’insertion en place ne permettent que partiellement la réalisation de leurs ambitions tant en termes de développement professionnel que de quête d’autonomie et d’émancipation.

Enfin, nous pouvons conclure que compte tenu de l’ampleur du problème du chômage des jeunes et de l’incapacité de créer de l’emploi réel dans le secteur économique et dans la fonction publique, les programmes mis en place pour l’emploi de jeunes et la création d’entreprises ne sont pas suffisants et constituent, au mieux, une façon de mitiger les effets dramatiques du chômage. Qui plus est, comme nous avons également cherché à le mettre en évidence, ces programmes ne se basent ni sur l’analyse des besoins du marché du travail ni sur les besoins de la main-d’oeuvre au niveau local. Force est donc de constater, au terme de l’analyse, que les emplois créés ne répondent pas aux véritables besoins des populations et que trop souvent les objectifs des divers programmes ne relèvent guère de préoccupation eu égard à la situation économique mais constituent davantage des réponses à des préoccupations qui dévient finalement bien peu de ce qui a été fait historiquement, c’est-à-dire celles d’acheter « la paix sociale » en redistribuant une partie de la rente lorsque la situation sociale devient trop tendue.