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Interroger la pertinence politique de la compassion, même si l’on y met la prudence qu’il convient en s’appliquant à en délimiter très restrictivement le sens, soulève des questions nombreuses, des plus générales (et en particulier d’ordre sémantique), aux plus spécifiques – qu’il s’agisse de considérer la spectacularisation de ses expressions par les moyens de la communication de masse ou ses usages politiques. Je laisserai ici les questions fort débattues concernant la notion considérée en elle-même (s’agit-il d’une valeur, d’un sentiment moral, d’une émotion ou d’un opérateur ?) ou dans son rapport avec d’autres notions proches (pitié, sympathie, empathie, altruisme, etc.). Et je ne vais pas davantage l’envisager sous l’angle de la cognition sociale. Je vais m’efforcer de considérer d’abord et avant tout la compassion comme manifestation du souci de l’autre.

Quand on évoque la compassion comme souci de l’autre dans un contexte politique, c’est en général pour réfléchir à des problèmes de souffrance sociale ou à des besoins humains non satisfaits, ainsi qu’aux divers moyens qu’il conviendrait de mobiliser pour y répondre. Il est important de souligner ici que ces problèmes peuvent ou non soulever des questions de justice distributive. Il n’est, de fait, pas nécessaire qu’une souffrance soit la conséquence d’une organisation injuste de la société, ni même qu’elle soit causée intentionnellement pour faire naître la compassion. De ce point de vue, la compassion n’est pas nécessairement affaire d’injustice au sens habituel du terme. On peut fort bien – et c’est heureux – éprouver de la compassion pour des personnes qui sont affectées par une catastrophe naturelle, même lorsque leur exposition (ou surexposition) aux effets de cette catastrophe est indépendante de toute injustice structurelle. Ce n’est pas non plus à ce type de compassion que je vais m’attacher ici. La force de l’élan humanitaire que provoquent les grandes catastrophes naturelles montre que ce versant de la compassion n’est pas nécessairement le plus problématique. J’examinerai ici plus spécifiquement la compassion comme souci de l’autre tel qu’il nous apparaît quand il est associé à un problème d’injustice distributive, qu’il s’agisse de pauvreté ou d’inégalités socio-économiques.

En novembre 2019, lors de la 3e Journée de la pauvreté, le pape François pouvait ainsi dire des statistiques sur la pauvreté, qu’elles « font souffrir ». Qu’elles le devraient, en tout cas. Manière pour lui de dénoncer, comme il fait chaque fois qu’il évoque le sujet, l’indifférence à l’égard des pauvres. Ce reproche, Gramsci l’adressait plus restrictivement aux responsables politiques. À la fin des années 1920, il déplorait dans les pages de journaux socialistes italiens, l’écart abyssal qui séparait le peuple de ses représentants. Pour Gramsci, seule l’imagination, illuminée par cette « force morale » qu’est la sympathie humaine, écrivait-il, peut permettre de prendre la mesure politique des problèmes réels que rencontrent les hommes. Or cette imagination se trouve, chez les politiques de son temps, « éclipsée par le dilettantisme ». Il précisait alors :

Pour pouvoir subvenir de manière adéquate aux besoins des hommes dans une ville, dans une région, dans une nation, il faut ressentir ces besoins ; il faut pouvoir utiliser son imagination pour se représenter de manière concrète la vie de ces hommes, leur travail quotidien, leurs souffrances, leurs douleurs, la tristesse des vies qu’ils sont contraints de mener. Si on est privé de cette force de dramatisation de la vie, on se trouve incapable d’entrevoir les mesures générales et les mesures particulières qui permettraient d’harmoniser les nécessités de la vie avec les disponibilités de l’État[1].

À près d’un siècle de distance, l’optique est pour l’un et l’autre fort différente. Ils se rejoignent toutefois dans l’identification des sources du problème : les défaillances ou les insuffisances de l’expérience de la souffrance des pauvres, des laissés-pour-compte ; l’incapacité des plus favorisés à se représenter, imaginer, ressentir les affres du dénuement et de l’extrême précarité matérielle. Dans cet ordre d’idée, on estimera tout naturellement que les inégalités ou les injustices augmentent parce que nous n’aurions pas suffisamment le souci de l’autre ou des autres, soit que nous ne nous préoccupions pas suffisamment de la place réservée à l’autre dans le système de production, soit que nous soyons indifférents à la faiblesse ou à l’inexistence des moyens mis en place pour compenser les injustices pourtant constatées. Ce qui signifierait, inversement, que pour pouvoir combattre ces injustices, il conviendrait de renforcer le souci de l’autre et des autres, de développer – on pourrait alors aussi le dire en ces termes – une sorte de « politique de la compassion » ou de la solidarité qui encouragerait les membres d’une société donnée à se sentir solidaires les uns des autres, et en particulier des plus défavorisés, soit dans une perspective caritative assumée, soit par un soutien renforcé aux pratiques, institutions et politiques de l’État social.

Cette optique, ainsi restrictivement entendue, paraît cependant négliger une autre possibilité : à savoir que nous ne serions pas confrontés à un problème de compassion ou de solidarité, au sens où la compassion ou la solidarité manqueraient actuellement d’intensité, mais que nous assisterions à une mutation de l’économie générale de la solidarité qui aurait un impact direct sur la façon dont s’expriment le souci d’autrui et la perception de nos obligations en matière de solidarité. Cette hypothèse me paraît de nature à offrir des clés d’interprétation de l’évolution de l’État social et des systèmes de redistribution publique.

Un conflit des solidarités

Pour tester cette hypothèse, je propose tout d’abord une interprétation de la façon dont évoluent actuellement les dispositifs et les idées relatives à l’organisation des systèmes de solidarité publique dans des sociétés dotées de politiques et de systèmes de protection sociale assez redistributifs.

Un paradoxe démocratique

Cette approche peut éclairer un paradoxe que l’on observe dans presque tous les pays développés : alors que partout s’exprime une forte préoccupation publique face à l’augmentation des inégalités et à leurs évolutions, cette dernière ne se traduit nullement par une réduction des inégalités mais, au contraire, par leur accroissement et la dégradation de la situation des plus défavorisés, entendus en un sens élargi qui vise à la fois les populations qualifiées statistiquement de pauvres, mais aussi les parties les plus fragilisées de la classe moyenne et certaines classes d’âge, en particulier les jeunes.

On peut s’attacher à expliquer ce paradoxe en faisant appel à toutes sortes de causes. Je ne vais toutefois pas m’engager dans cette direction et m’intéresser plutôt aux raisons qui peuvent expliquer que ces inégalités augmentent alors que de l’aveu quasi général il conviendrait de les contenir, de les réduire, voire de les éradiquer. J’avance l’hypothèse que nous sommes pris aujourd’hui dans une sorte de dilemme moral et que nous le résolvons en faisant le choix de laisser filer les inégalités que nous condamnons pourtant fermement par ailleurs[2]. Comment le comprendre ? Comment expliquer cette tension entre des inégalités en hausse et une opinion favorable à leur réduction ? Comment comprendre que notre attachement à la justice sociale puisse coexister avec des comportements qui manifestement contribuent à renforcer les inégalités ? Comment comprendre que nous puissions tolérer des politiques qui favorisent les rémunérations exorbitantes, l’injustice sociale et le creusement des inégalités que nous dénonçons avec tant de vigueur par ailleurs ? Comment comprendre, enfin, que nous puissions même parfois nous opposer à la mise en oeuvre de politiques qui pourraient faire reculer des inégalités ?

Les inégalités croissent, nous les condamnons mais nous n’en faisons manifestement pas assez pour qu’il en aille autrement.

Cela ne signifie évidemment pas que nous ne faisons rien – de fait, la politique fiscale et les prestations sociales, les services publics ont, dans la plupart des pays dotés d’une politique sociale et d’un État-providence, un effet réel sur la portée des écarts de conditions de vie. Mais cela signifie certainement qu’à nos propres yeux, nous n’en faisons pas assez et que nous estimons qu’il serait souhaitable d’en faire davantage sur le terrain de la justice sociale.

Or, non seulement nous n’y parvenons pas mais il est manifeste que nous sommes en train de prendre la direction inverse. Ce dont témoignent aussi bien l’évolution de nos attitudes à l’égard de la protection sociale et de l’impôt, que la tendance à expliquer davantage la pauvreté en recourant à des facteurs individuels[3].

S’il existe des mobilisations collectives réussies, il y en est aussi qui ne « prennent » pas. C’est le cas archétypique de la question des inégalités et de la pauvreté dans les pays industrialisés : le problème y est bien un objet de préoccupation sociale, mais il ne se constitue pas, à proprement parler, en problème public. Ou pour le dire autrement : face aux inégalités, nous ne parvenons pas à nous constituer en public démocratique[4].

Quelque chose entrave cette constitution, la ralentit, la bloque. Mais quoi ? À cette question, on pourrait envisager d’apporter différentes réponses.

La première, la plus évidente aujourd’hui : on peut imaginer que le détenteur du pouvoir réel entrave notre capacité à nous saisir du problème en tant que public, qu’il empêche les interactions et les médiations qui permettraient cette expérience, ou bien encore disqualifie le mouvement qui l’anime, par exemple en faisant de lui une force corporatiste ou en dénonçant, au choix, son manque de réalisme ou de discernement, son archaïsme ou ses crispations aveugles. C’est d’autant plus aisé que l’asymétrie des moyens de part et d’autre est immense. À cette première réponse, on pourrait en associer une autre qui consisterait à dire qu’en fait les gens ne parviennent pas à se faire entendre, ou bien qu’ils choisissent de se taire, de s’en remettre à des « spécialistes », à des « experts » ou au « pouvoir », même lorsqu’ils pressentent que les politiques mises en oeuvre ne seront jamais à la mesure des problèmes réels. Se met alors en place un processus de délégation de compétences (qui est aussi alors bien souvent délégation d’incompétences ou bien encore une manière de déléguer sa propre impuissance). Dans un tel cas de figure, le public deviendrait bien ce « public fantôme » qu’en 1925 pointait déjà du doigt le journaliste américain Walter Lippmann ; le public serait plus spectateur qu’acteur.

Mais pourquoi, en démocratie, les gens l’accepteraient-ils ? Qu’est-ce qui peut rendre inopérant un désir d’égalisation si largement partagé ?

Pour prendre la mesure d’une telle question, nous pourrions commencer par nous réjouir du fait que nous ne soyons pas dans une situation de déni, qui consisterait, pour nous, à minimiser l’importance du problème (« les inégalités n’augmentent pas tant que cela ») ou bien à contester qu’il s’agisse d’un problème (on a longtemps soutenu qu’en toute circonstance les inégalités sont bonnes parce qu’elles bénéficient aussi à tous par un effet dit de « ruissellement ») ou d’un état de choses sur lequel nous aurions une quelconque prise (ce serait une fatalité, une manifestation inévitable de l’ordre du monde).

Il ne fait aucun doute que, pour certaines formes d’injustices, et à certaines époques, il puisse exister de telles formes de déni. Dans le domaine des discriminations, c’est bien souvent le cas. En matière d’inégalités sociales et économiques, le problème n’est toutefois pas si « simple », malheureusement. Il fait la démonstration que, même quand nous en savons assez, même quand nous déclarons vouloir à peu près la même chose (moins d’inégalités, moins de pauvreté), nous agissons trop peu.

Prenons le cas des inégalités de revenus. De nombreuses études montrent que nous sommes, sur le sujet, relativement bien informés et massivement critiques. Or, il paraît également évident que les actions engagées en la matière ne sont ni à la mesure des problèmes ni conformes à nos aspirations à plus de justice sociale. Un déni consisterait à dire qu’il n’y a pas d’injustice, que les inégalités de revenus en question font partie de l’ordre des choses, qu’elles ne sont pas si graves, qu’elles sont utiles, qu’elles sont, autrement dit, « acceptables » ou « tolérables », par exemple parce qu’un diplôme ou un certain mérite les justifieraient[5]. Or ce n’est pas ce discours-là qui est massivement tenu.

Mais le déni ne pourrait-il pas être partiel ? Dans un tel cas de figure, le déni porterait bien sur le problème, mais reconfiguré à un niveau très superficiel. Il consisterait à penser, par exemple, que le problème des inégalités scolaires pourrait être résolu en établissant, au bénéfice de quelques élèves issus de lycées sensibles, des filières d’accès spécifiques à une petite poignée de grandes écoles. Cela peut aussi consister à penser que le problème de la pauvreté et des inégalités pourrait être résolu par un nouvel abaissement du niveau de protection que le droit du travail est supposé assurer aux salariés ; ou bien encore à poser le problème des mécanismes de reproduction sociale et prétendre y répondre en mettant en place, au nom de la « diversité », quelques mesures dites de « discrimination positive ». Nous le savons : c’est se placer, là, à un niveau qui ne permet pas de résoudre le problème tel qu’il se pose réellement.

Le blocage pourrait ici s’expliquer par le recours à des « solutions » qui font écran, gênent le processus de réflexion, limitent le champ de l’expérience sociale et empêchent d’explorer des options autres, plus innovantes. Les politiques publiques peuvent, de fait, avoir cet effet. Elles peuvent exercer une forme d’hégémonie culturelle sur un secteur d’expérience et d’action publique et court-circuiter le déploiement d’une réflexion publique qui pourrait être d’une autre nature et surtout d’une tout autre radicalité. Dans ce cas, elles étouffent l’expérience et le sens du conflit dont elles procèdent, parce qu’elles doivent réussir à mobiliser d’importants moyens économiques et humains, tout en s’inscrivant dans des stratégies de conservation du pouvoir.

Le déni serait partiel au sens où il serait non pas tout à fait déni du problème, mais déni de la portée et de la radicalité des moyens qu’il faudrait engager pour résoudre le problème.

Si cette hypothèse peut sembler convaincante, elle ne nous dit pas cependant pourquoi nous n’allons pas au bout de notre diagnostic.

On peut peut-être y voir l’effet de cette leçon d’impuissance qu’administrent les déceptions successives suscitées par l’action des gouvernements en Europe ou ailleurs, favorisant par là le sentiment, pour d’importants segments de la population, de ne pas être adéquatement représentés ou pris en compte dans l’élaboration des politiques publiques. Qu’il s’agisse de reprocher aux gouvernants leur indifférence ou leur incompétence, cela revient au même : il n’y aurait rien de bon à attendre d’eux. Ce dont on peut éventuellement tenter de se consoler en prêtant l’oreille aux discours dont l’objet ou l’effet est d’instiller le doute sur ce qu’il est possible ou souhaitable de faire. Du scepticisme au quiétisme, on sait le chemin bien balisé. Cette leçon d’ignorance serait ainsi une autre façon de nous inciter à constater notre impuissance. Les discours ne manquent pas qui s’attachent à disqualifier les alternatives existantes ou l’idée même qu’il puisse en exister.

De manière générale, le scepticisme et le cynisme neutralisent les ressorts de l’invention et de la créativité, soit en les réprimant totalement (rien n’est possible ; le mal est irréductible ; les problèmes sont d’une trop grande complexité, etc.), soit en les réinvestissant dans un domaine particulier, par exemple la sécurité intérieure, au détriment de tous les autres.

La plupart des indicateurs montrent que nous ne parvenons pas à donner à notre désir d’égalisation et de justice sociale les formes concrètes qui seraient de nature, sinon à l’assouvir pleinement, du moins à lui répondre dans une mesure suffisante. Le paradoxe se présente donc ainsi : nous souhaitons plus de justice sociale, c’est-à-dire moins d’inégalités et de pauvreté, mais nous ne faisons pas usage des moyens politiques et sociaux qui permettraient de tendre efficacement à un tel objectif. Faut-il y voir un problème d’égoïsme ? Un problème de compassion ?

Un problème de solidarité

On explique parfois le creusement des inégalités et l’augmentation de la pauvreté par les insuffisances de la solidarité et le déchaînement des égoïsmes. Il me semble intéressant de se demander si la situation ne serait pas plus complexe que cela. Nous avons en effet tout lieu de penser que le paradoxe socio-démocratique puisse s’expliquer par le sentiment très largement partagé que, pour pouvoir assumer les obligations qui nous importent à l’égard de nos proches, il faudrait que nous nous détournions en partie des formes publiques et impersonnelles de la solidarité[6].

Nous avons, autrement dit, tendance à privilégier nos solidarités électives, restreintes, en les opposant aux formes impersonnelles de la solidarité, à faire le choix de ladite « solidarité chaude » au détriment de la « solidarité froide », ou « mécanique » selon la formule que propose Pierre Rosanvallon en la distinguant de celle proposée par Durkheim[7]. Par solidarité élective, j’entends un principe de solidarité choisie qui vise, pour l’individu, à mettre le maximum de ressources possibles au service d’objectifs de protection sociale qu’il définit lui-même. C’est une forme de solidarité qui se règle sur l’identité personnelle ou collective de celui ou celle qui en bénéficie.

La grande « gagnante » de ce rééquilibrage, c’est bien évidemment la solidarité familiale (on se tient ainsi dans le prolongement et le renforcement des tendances politiques à la refamilialisation de l’assistance sociale). Cet aspect de la dynamique en cours s’observe dans la plupart des pays européens, mais tout particulièrement dans ceux qui tendent, sur le terrain des politiques d’aide à l’autonomie, à occuper un espace intermédiaire, entre le choix résolu de l’autonomisation (comme nous l’observons au Danemark) et celui du modèle familialiste (par exemple en Espagne).

De multiples facteurs doivent être ici pris en compte. On le constate par exemple assez simplement lorsqu’on examine la situation des jeunes : leur autonomisation suppose un marché du travail qui ne complique pas trop leur insertion professionnelle et un modèle familial démocratique qui promeut les valeurs associées à l’exercice de l’autonomie. Mais ce n’est pas tout. Il faut aussi des politiques publiques qui soutiennent et assurent la qualité du processus d’autonomisation et de construction du jeune adulte (par exemple, par l’attribution d’allocations). Cette dimension politique est déterminante[8].

En témoignent les écarts remarquables de conditions de vie entre les jeunes en Europe : à 20 ans, la moitié des jeunes Danois vivent seuls (précisons que près de 80 % des jeunes dans les pays nordiques sont aidés), alors qu’en Espagne la norme d’âge de départ du foyer parental excède les 30 ans[9].

L’insuffisance de l’aide publique à l’autonomie des jeunes, associée à une insertion professionnelle difficile et à l’allongement du temps des études, a pour effet de contrarier fortement l’envol des jeunes Européens non scandinaves. S’ils quittent le giron familial, c’est souvent au prix d’une dégradation très nette de leurs conditions de vie qui s’avèrent fortement marquées par le chômage et la précarité. Les politiques publiques de la jeunesse sont donc bien au coeur de la question de l’autonomie et de la familialisation, comme le sont d’ailleurs toutes les politiques qui ont à voir avec les âges de la vie (je pense en particulier à l’allongement de la vie).

Le fait pour l’État social de se désengager ou de ne pas chercher à développer des politiques adaptées aux nouvelles donnes sociales, éthiques et démographiques a donc une conséquence directe sur la solidarité. Les individus sont confrontés, dans leur environnement immédiat, à de nouvelles attentes en matière de solidarité. Si l’État ne peut les appuyer, ils n’ont d’autres possibilités que de s’organiser pour tenter d’y répondre, tant bien que mal, par leurs propres moyens. Le devenir électif de la solidarité passe aussi par là.

Cette forme élective et restreinte de solidarité n’est pas forcément celle à laquelle les individus souhaiteraient se cantonner, mais c’est bien celle à laquelle ils désireraient pouvoir ne pas manquer. Elle est restreinte, mais non pas nécessairement défensive.

Dans ce contexte, tout donne à penser que les ménages s’efforcent tout simplement de faire le meilleur usage possible des ressources personnelles dont ils disposent et auxquelles ils peuvent avoir accès grâce à leurs relations ou à leurs positions sociales. Il semblerait que, collectivement et tendanciellement, nous séparions plus nettement les différentes modalités de la solidarité, et distinguions les degrés jusqu’où elles peuvent nous solliciter[10]. Nous sommes toujours pleinement investis dans les communautés que fondent les liens de solidarités affectives ; par la force des choses, nous le sommes même toujours davantage (il faut bien que la famille réinvestisse les espaces que la protection sociale publique délaisse). Mais nous ne maintenons à la solidarité publique, moins personnelle, qu’un rapport instrumental, que l’on définit de plus en plus en termes de réciprocité. Le système tend, du point de vue de ses justifications également, à n’être plus qu’assurantiel ; il perd en universalité, en impersonnalité.

Peu importe alors nos aspirations générales à la justice sociale : nous pensons n’avoir d’autre choix que de tenter de faire au mieux, face au pire. Une sorte de conflit des solidarités se produit, qui s’éclaire si l’on fait l’hypothèse qu’il se nourrit d’un sentiment d’insécurité et de précarité sociales qui croît à mesure que s’étendent et s’approfondissent les régimes de concurrence et les logiques de marché qui les animent. C’est cette évolution qui mine les dispositions à la coopération dont dépendent les mécanismes redistributifs impersonnels, les mécanismes assurant le fonctionnement d’une solidarité plus abstraite et tout effort visant à garantir une répartition avant impôts plus équitable. On observe, autrement dit, chez les individus, non pas une baisse d’intensité de la compassion ou du souci de l’autre, mais une réduction et une conditionnalisation de son extension. Dans un contexte où croît le pessimisme social, cette dynamique se renforce. Des parts croissantes de la population s’estiment tenues de faire le choix des solidarités électives contre les solidarités publiques parce qu’ils ont plus de difficulté à percevoir ces dernières comme un moyen plus efficace de promouvoir leurs engagements privés ou particuliers.

Le problème tiendrait donc, c’est l’hypothèse ici défendue, à la perception d’une désynchronisation des deux formes de la solidarité : pour les individus, l’État semble ne pas être un partenaire suffisamment fiable et efficace pour la promotion des objectifs de justice sociale auxquels ils sont attachés. Dans une situation qu’ils perçoivent comme étant plus injustes, les autres dont ils se soucient et à l’égard desquels ils jugent avoir des obligations spéciales, ne sont plus les autres en général, mais leurs proches. Cela vaut au niveau de la famille, mais fait également ressentir ses effets au niveau des groupes nationaux, comme l’ont montré les études qui établissent une corrélation nette entre l’augmentation de la pauvreté et des inégalités et le renforcement de la xénophobie et la pression sur les systèmes universalistes[11]. Avec une différence notable et moralement très importante cependant : dans le cas de la solidarité familiale et affective, le sens de nos obligations s’exprime en général positivement au bénéfice de proches et ne suppose pas nécessairement le rejet des autres (on pourrait y voir une sorte d’externalité négative), tandis que, dans le cas de la solidarité personnelle, les tendances actuelles les plus marquantes enregistrent un net renforcement des attitudes d’exclusion. Mais quoi qu’il en soit, dans les deux cas, se produit une opposition plus franche entre le souci de soi (élargi aux proches) et le souci des autres.

Pour une resynchronisation des modalités de la solidarité

En un sens, les appels à une réarticulation de l’éthique personnelle et de la justice sociale pourraient être conçus comme une tentative de resynchronisation des deux modalités de la solidarité examinées ici.

Pour casser les logiques qui accentuent le désencastrement de la solidarité élective des systèmes universalistes de protection sociale et de redistribution – celles-là même qui tendent à une désuniversalisation et à une conditionnalisation plus forte de l’accès à l’assistance –, l’idée serait d’accorder une primauté à une certaine idée du bien pour en dériver des obligations de justice et de contester ainsi, par conséquent, la pertinence d’une division trop stricte du travail moral. On pourrait aussi le dire de la façon suivante : il s’agirait de réarmer éthiquement les politiques de solidarité en augmentant le type de ressources morales auxquelles elles peuvent puiser ou en renforçant des valeurs morales positives (la compassion, la générosité) ou des valeurs négatives (la culpabilité, la honte) susceptibles de favoriser la réalisation de cette ambition. Concrètement cela signifierait faire appel à la compassion, à la cohésion sociale, à la solidarité, à la fraternité, de pointer du doigt les égoïsmes, l’indifférence et les séparatismes sociaux qui en résultent[12].

La question des usages politiques de la compassion nous reconduit ainsi à celle des comportements personnels, en particulier dans le champ économique et social. Cette question a été fortement disputée dans un contexte philosophique dominé par l’idée de Rawls selon laquelle l’objet premier de la justice sociale, c’est la « structure de base de la société », c’est-à-dire la façon dont « les institutions sociales les plus importantes répartissent les droits et les devoirs fondamentaux et déterminent la répartition des avantages tirés de la coopération sociale », sachant que les institutions sociales en question sont plus précisément « la constitution politique et les principales structures socio-économiques » qui ont un impact sur les perspectives de vie des individus concernés[13].

Une société juste, dans une telle perspective, n’est pas à proprement parler une société peuplée d’individus dont la vertu de justice n’est jamais prise en défaut, mais c’est une société dont la structure de base est conforme à des principes de justice qui « fournissent un moyen de fixer les droits et les devoirs dans les institutions de base de la société et [qui] définissent la répartition adéquate des bénéfices et des charges de la coopération sociale[14] ».

Cette option a fait l’objet de plusieurs contestations, et il lui a été en particulier reproché de ne pas voir qu’il est incohérent de ne pas avoir placé au coeur de la théorie de la justice distributive la question de l’éthique personnelle. Ce ne sont pas simplement les institutions de base qui doivent être justes, mais bien les individus eux-mêmes[15]. Le problème ne se situerait pas tant au niveau de la priorité accordée aux plus défavorisés, mais au niveau des raisons qui nous conduisent à la justifier. Rawls s’interrogerait sur les raisons que les plus favorisés peuvent avoir d’accepter une redistribution des richesses au bénéfice des plus proches – tel serait le sens de son fameux « principe de différence ». Mais cela ne reviendrait-il pas à présupposer que les plus riches ne seront incités à produire davantage ou à maintenir un même niveau d’engagement productif que s’ils peuvent avoir la garantie que le système redistributif ne sera mobilisé que dans la mesure où c’est indispensable à l’amélioration relative de la situation des plus pauvres. Dans une telle perspective, on ne se contente pas de dire que les inégalités jugées acceptables sont celles qui donnent aux plus riches les moyens de maintenir ou d’augmenter leur effort productif, mais on soutient que ce sont juste les inégalités qui motivent, incitent, les riches à le rester ou à le devenir davantage encore. Ce serait, autrement dit, faire de l’égoïsme un ressort de la justice. G. A. Cohen s’y refuse et rejette sur cette base la division du travail moral, la dichotomie de l’éthique et du politique. Le comportement individuel soulève des questions éthiques de justice : quelle profession allez-vous choisir ? Jusqu’à quel point allez-vous vous investir dans votre travail ? Faites-vous un effort d’épargne suffisant ? Faites-vous ce qu’il faut pour les autres ? Autrement dit, le comportement privé des individus doit prendre en compte le bien d’autrui, doit manifester un réel souci des autres[16].

Ce débat a débouché sur d’importantes discussions. Ce dossier ne justifie peut-être pas que l’on s’y attarde. Il est intéressant en revanche de constater qu’il manque en partie ce qui fait problème : la difficulté n’est pas que les individus manquent de compassion, mais qu’ils en restreignent le champ d’application, et qu’ils le fassent pour des raisons qui sont à leurs yeux tout à fait morales : il s’agit bien, pour eux, de faire ce qui semble nécessaire pour prendre en charge des obligations morales spéciales, qui ne sont en rien marginales. Par exemple, celles de parents à l’endroit de leurs enfants, ou d’enfants à l’égard de leurs parents. Le problème n’est donc pas éthique, mais bien politique, au sens où il appelle une réflexion sur la manière de concevoir et de justifier différentes manières d’articuler divers types d’obligations morales. Tel est un des objets principaux de la justice.

Il va sans dire qu’une réflexion éthique ayant vocation à déterminer les critères permettant de guider adéquatement les conduites des individus et des organisations ne doit pas être négligée. Mais un tel engagement ne saurait mettre en question, à l’échelle de la société, l’importance du questionnement sur la justice. C’est dans ce cadre que chacun pourra être laissé libre de déterminer pour lui-même le type de vie qu’il juge désirable. Ce cadre correspond à l’ensemble des contraintes institutionnelles qui doivent être acceptées par tous et rendre compatibles les aspirations individuelles de chacun entre elles. Il faut pour cela que ces contraintes soient estimées justes.

Défendre cette option, ce n’est pas nécessairement considérer que la réflexion sur la justice puisse se faire dans une sorte de vacuum moral, abstraction faite de toute considération du bien. Rawls en convient d’ailleurs tout à fait comme en témoigne son souci d’affirmer qu’une conception publique de la justice n’est acceptable que si elle offre à chaque membre de la société attaché à une conception raisonnable de la vie bonne la possibilité de la mettre en oeuvre concrètement. Défendre une telle option, c’est simplement ne pas exclure la possibilité que, s’agissant du rapport du juste et du bien, nous ayons davantage affaire à une distinction qu’à une dichotomie[17].

Dans cet ordre d’idées, il devrait être possible d’admettre que, dans le respect de la primauté des questions de justice, l’on puisse collectivement s’engager à promouvoir les dispositions éthiques favorisant la solidarité. Cette thèse sera d’autant plus aisément admise si l’on juge, dans une perspective de type rousseauiste, que ces dispositions possèdent une base psychologique attestable[18], et que c’est l’organisation de la société et ses tendances actuelles qui empêcheraient leur pleine expression. Nul besoin d’adhérer à une telle vision pour admettre néanmoins qu’un cadre légal, tel qu’il se trouve défini par l’ensemble des normes qui règlent les opérations de la structure de base, peut avoir un impact notable sur l’éthos tel qu’il se diffuse au sein de la société, en informant l’ensemble des règles informelles qui guident les pratiques, et par exemple celles ayant trait à la solidarité. Certains penseurs ont, pour capturer cette idée, parlé de la « main intangible » de la loi et étudié attentivement l’économie de l’estime sociale[19]. L’enjeu est alors, sans qu’il faille pour cela remettre en question la division du travail moral, d’oeuvrer au renforcement des conditions sociales et éthiques qui permettront de donner leur pleine mesure aux politiques visant à alléger les souffrances et à améliorer la condition de groupes vulnérables ou défavorisés. Le dispositif légal peut faire naître ou renforcer une prise de conscience et entraîner un infléchissement des attitudes et des représentations relatives à des groupes de vulnérabilité. En ce sens, le dispositif légal est aussi un dispositif cognitif et éthique. Inversement, il pourrait être utile de combattre les dispositions légales qui favorisent la défiance, justifient implicitement le repli sur soi et donnent à l’égoïsme des raisons de s’enflammer. Songeons par exemple à toutes les dispositions qui ont pour vocation ou pour effet d’organiser la concurrence contre la coopération, d’accroître la précarité ou de rendre excessivement coûteuses les visions à long terme.

Cela revient à dire que l’État social, comme il en a les moyens, doit s’efforcer d’encourager nos dispositions à la solidarité collective (et non pas les affaiblir et nous en détourner, comme il le fait actuellement). Il faut qu’il puisse à nouveau nous apparaître comme un partenaire fiable et efficace pour la promotion des objectifs de justice sociale auxquels nous sommes attachés et qui comprennent aussi (et non pas seulement) des exigences fortes en matière de solidarité élective. Dans ce cas précis, cela impliquerait de s’attacher à réencastrer les différentes formes de la solidarité, de sorte que les individus ne se sentent pas tenus, incités ou autorisés à jouer la solidarité privée contre la solidarité publique, la partialité contre l’impartialité[20]. Bref, je dirais qu’il s’agit, ni plus ni moins, de concevoir un projet de transformation sociale et politique qui nous mette en position de croire, collectivement et individuellement, que nous pouvons enfin, sans crainte d’être desservis par le jeu social, miser sur la coopération plus que sur la compétition.

Comment s’en convaincre ?

Pour tenter de répondre à cette question, nous pouvons repartir de la célèbre grille d’analyse des expressions du mécontentement public élaborée par Albert Hirschman en 1970[21]. Dans un petit livre majeur publié alors, l’économiste apportait des réponses inattendues par leur ampleur à une question fort simple que tout consommateur est appelé à se poser presque quotidiennement : que faire quand la qualité d’un service ou d’un produit se dégrade ?

Les économistes et la plupart des consommateurs, dès lors que nous ne nous trouvons pas en régime monopolistique, répondent assez spontanément : on s’abstient d’acheter le produit en question, soit que l’on décide de s’en passer, soit que l’on décide de s’en procurer un autre, similaire ou remplissant du moins une fonction équivalente. Dans le lexique de Hirschman, le client choisit, autrement dit, de faire « défection ». À charge pour le fournisseur du bien ou du service de reconsidérer sa stratégie, s’il souhaite reconquérir le client perdu.

La défection est un moyen de pression particulièrement puissant. En effet, elle traduit une forme de rupture qui fait suite à ce qui, pour le client, s’apparente à une déception, à un abus de confiance. Le client ou l’usager se fiait au fournisseur et celui-ci, en ne remplissant pas la fonction attendue, a trahi sa confiance. La puissance de la défection est d’autant plus forte que la tendance la plus lourde va sans doute à la loyauté – ce qui ne va pas sans une sorte d’inertie dont on peut d’ailleurs escompter qu’elle amortisse les effets d’une baisse conjoncturelle et rapidement corrigée de la qualité – et qu’il est difficile par conséquent de restaurer un lien de confiance lorsqu’il a été nettement rompu. Il faut en effet re-capter une loyauté qui aura été se fixer ailleurs.

Mais qu’en est-il s’il n’existe pas de produits ou de services concurrents ? On dira que le client, dans un tel cas de figure, est « captif ». L’intérêt de l’étude proposée par Hirschman est de montrer que cette situation n’est pas nécessairement négative.

Nous savons qu’une bonne part de l’idéologie concurrentialiste consiste à faire de la compétition un vecteur de progrès et d’amélioration. L’émulation nous empêche de nous endormir sur nos lauriers. Pour une entreprise, elle joue comme un rappel constant que la loyauté des clients ou des usagers n’est jamais définitivement acquise. Que l’on me pardonne ce détournement de la formule de Renan qui, attachée à définir la nation, visait des réalités moins prosaïques, mais cette relation doit être conçue comme une sorte de « plébiscite de tous les jours ». Le client en tous les cas peut faire défection à chaque instant, il faut donc faire le nécessaire pour continuer de mériter sa loyauté. Voilà pour la valorisation de la concurrence. Hirschman nous alerte, quant à lui, sur les problèmes que peut poser la concurrence.

Celle-ci peut avoir des effets pervers nombreux, et par exemple celui de constituer un moyen commode pour une entreprise de se débarrasser des clients ou des usagers les plus remuants ou les moins « rentables ». Sous certaines conditions, le renforcement de la concurrence peut même avoir pour effet d’entamer l’efficacité de la défection comme moyen de pression. On peut imaginer que des entreprises tombent d’accord pour fluidifier les déplacements de clientèle, de sorte que cette dernière en vienne, en quelque sorte, à « tourner en boucle ». Il suffit pour cela de faire plus d’efforts pour gagner de nouveaux clients que pour garder ceux que l’on a. Si les nouveaux clients remplacent toujours les anciens, la défection perd tout pouvoir de nuisance.

La concurrence peut aussi avoir pour effet de bloquer certains investissements. Hirschman avait observé ce problème au Nigeria : mettre les compagnies de chemin de fer en concurrence avec des entreprises de transport routier avait pu empêcher celles-ci d’engager les investissements requis. Il en a donc résulté une baisse de la qualité et une baisse de l’amplitude concurrentielle pour l’usager et le client.

Hirschman n’en reste pas à ce constat : il veut également montrer que le fait que le client ou l’usager soit captif peut avoir un autre mérite : celui de le conduire à exprimer son mécontentement. Même quand il ne peut renoncer au produit, il n’est pas pour autant démuni, ni sans ressources. On peut ici donner au fait d’être « captif » une signification très large. Certains biens, très coûteux ou durables, même s’ils sont proposés dans un contexte concurrentiel, peuvent rendre captifs. Être déçu par le goût d’une baguette de pain, c’est une chose. L’être par le véhicule que l’on vient de se procurer à crédit, en est une autre. Lorsqu’on a affaire à des biens durables, la probabilité d’exprimer son mécontentement est plus importante que pour des biens de consommation rapide et budgétairement plus indolore. Toujours est-il que, indépendamment des raisons qui nous retiennent, la disposition à exprimer son mécontentement et à exiger des améliorations a le mérite de ne pas rompre le lien et d’encourager les parties prenantes à trouver des moyens de s’entendre en jouant sur la qualité, la disponibilité, le prix, etc. du bien ou du service concerné.

On sait que l’analyse de Hirschman est d’ordre économique et, comme bien souvent dans un tel cas, qu’elle se fonde principalement sur la considération d’un arbitrage coûts/avantages. Mais nous pouvons très bien le suivre dans le principe de cette extension, sans en rester aux termes que retient en général ce type d’analyse[22]. De fait, l’engagement politique implique plus nettement un référentiel de valeurs et de normes éthiques et sociales. Il se détermine aussi, a priori, sur des idéaux – et donc sur des projets – plus durables. Les tractations entre les différentes options envisagées par Hirschman : exit, voice et loyalty, ne s’y déploient donc pas selon les mêmes modalités. Reste que l’application de ces catégories y produit du sens et en particulier sur le terrain de la justice sociale.

L’affaiblissement de la solidarité collective et le choix des solidarités électives peuvent se comprendre comme étant liés à des formes diverses de défection ; nous essayons de nous soustraire au système de solidarité collective pour en mobiliser davantage de ressources au service des liens de solidarité élective qui nous sont chers.

La défiance est grande, trop grande pour que les formes traditionnelles de solidarité, que suppose le système redistributif, fonctionnent vraiment. Le développement de modes de solidarité autres, privés (que ce soit dans le domaine des retraites, de la santé, ou de l’éducation, etc.) peut se comprendre comme la mise en concurrence du système et, à ce titre, comme une formule de facilitation des défections à venir ou une réponse aux défections déjà engagées.

Ce constat peut être fait dans un cadre qui ne cède en rien à une quelconque forme de pessimisme moral. Je le redis, il ne s’agit pas de condamner l’égoïsme des êtres humains ou de reprocher aux plus favorisés de manquer de compassion à l’égard des moins bien lotis, mais de prendre acte de la difficulté à traduire en termes politiques, dans le contexte présent, les dispositions de chacun à la coopération, à l’altruisme, à la compassion, selon une perspective qui permet de souligner l’évidence d’un chemin, celui qui conduit du souci de soi au souci des autres… et inversement.