Abstracts
Résumé
Cet article présente l’idée de la rhétorique spéculative chez C.S. Peirce, dans son lien avec la logique au sein de la recherche scientifique et avec une théorie pragmatiste de la communication. D’un côté, la rhétorique spéculative est rattachée au cadre général de la sémiotique peircienne, en tant que catégorisation logique générale, et d’un autre côté, au processus de sémiose. Cette présentation, axée sur la mise en évidence de la place de la rhétorique, et de la dialectique qui en constitue le fondement, est mise en parallèle avec la logique hégélienne, qui table elle aussi sur la dialectique comme fondement, mais paraît esquiver la question de la rhétorique ; par cela, les entreprises de Hegel et de Peirce sont concurrentes, mais tout en étant rapprochées dans leurs visées sur le plan d’une logique dialectique. Par la suite, la place de la rhétorique au sein du pragmatisme est examinée dans les oeuvres de John Dewey et de George Hebert Mead. Enfin, sont proposées des avenues en sociologie pour réintégrer la rhétorique, du point de vue à la fois politique et analytique.
Mots-clés :
- Peirce,
- Hegel,
- Dewey,
- Mead,
- rhétorique,
- sémiotique,
- logique,
- politique,
- analytique,
- sociologie
Abstract
This article presents the idea that C.S. Peirce’s speculative rhetoric in its relation to logic in scientific research and to a pragmatist theory of communication. On the one hand, speculative rhetoric belongs to the overall framework of Peirce’s semiotic, as a general logical categorization, and on the other hand, to the process of semiosis. Such presentation positions rhetoric, and dialectic as the foundation of the latter, drawing parallels with Hegel’s logic, which also relies on dialectic as its foundation, but which apparently eschews rhetoric; in this, both Hegel’s and Peirce’s endeavors are challenging each other, while their respective orientation come closer to each other in developing a dialectical logic. Following this, the place of rhetoric in the philosophy of pragamatism is examined, through John Dewey’s and Georg Herbert Mead’s works. New paths are proposed to re-engage rhetoric in sociology, from both political and analytical points of view.
Keywords:
- Peirce,
- Hegel,
- Dewey,
- Mead,
- rhetoric,
- semiotic,
- politics,
- logic,
- analytic,
- sociology
Resumen
Este artículo presenta la idea de la retórica especulativa según C.S. Peirce, de acuerdo a la relación que se establece en el seno de la investigación científica y una teoría pragmática de la comunicación. Desde un extremo, la retórica especulativa está ligada a un marco general de la semiótica de Peirce, como categorización de la lógica general, y desde el otro extremo, al proceso de semiosis.
Esta presentación, basada en la puesta en evidencia del lugar de la retórica - y de la dialéctica que constituye su fundamento - es colocada paralelamente junto a la lógica hegeliana, que también se sostiene sobre la dialéctica como fundamento pero que parecería esquivar la pregunta sobre la retórica; es por ello que los intentos de Hegel y de Peirce confluyen, sobre todo en sus perspectivas, sobre el plano de una lógica dialéctica. A continuación, se examina el lugar de la retórica en el seno del pragmatismo en las obras de John Dewey y de George Herbert Mead. Finalmente, se proponen las trayectorias que sugiere la sociología para reintegrar la retórica, desde el punto de vista a la vez político y analítico.
Palabras clave:
- Peirce,
- Hegel,
- Dewey,
- Mead,
- retórica,
- semiótica,
- lógica,
- política,
- analítico,
- sociología
Article body
My philosophy ressuscitates Hegel, though in a strange costume.
Charles Sanders Peirce[1]
In fact, therefore, men and words reciprocally educate each other ; each increase of a man’s information involves and is involved by, a corresponding increase of a word’s information.
Charles Sanders Peirce[2]
L’intérêt renouvelé pour la conception de la rhétorique spéculative chez Charles Sanders Peirce paraît aujourd’hui justifié par un ensemble de considérations, qui vont de la place éminente que celle-ci occupe pour la compréhension de toute sa sémiotique, aux possibilités d’extension analytique qu’elle procure du point de vue tant scientifique que pédagogique au sein des sciences – et des sciences humaines en particulier[3]. On pourrait ajouter à cela que la rhétorique spéculative tient une place originale dans le renouveau des études sur la rhétorique depuis le milieu du XXe siècle, et sur l’intérêt lui aussi renouvelé que suscite le pragmatisme depuis quelques décennies, en sociologie particulièrement[4]. Ne sont toutefois pas abordées dans ces contextes ni la raison fondamentale pour laquelle les choses se présentent ainsi ni la filiation critique que Peirce entretient, dans le cadre du développement de sa réflexion pragmatiste, avec la philosophie hégélienne.
C’est pourtant cette filiation qui permet à mon sens de comprendre plus adéquatement, et qui autorise même dans sa mise en relief toute l’importance de la rhétorique spéculative chez Peirce, car elle permet en effet de saisir d’une part le fondement dialectique de la logique scientifique qu’il partage avec Hegel, et de montrer d’autre part en quoi la critique pragmatiste de la philosophie hégélienne éclaire tout un pan de cette dernière demeuré à peu près inexploré, même par les plus grands spécialistes des études hégéliennes, soit l’absence apparente de considération spécifique pour la rhétorique de la part de Hegel. Peirce vient donc pallier ce manque, non pas directement, mais plutôt concurremment, en soumettant une logique (sémiotique) en usage dans le domaine scientifique prenant appui sur cette forme spécifique de rhétorique qu’il appelle « spéculative » ; il le fait cependant d’une manière qui fait écran jusqu’à un certain point au fondement dialectique de cette logique, qui était crucial du point de vue de la philosophie hégélienne, mais dont on peut cependant repérer la trace dans la logique sémiotique même qu’il met en scène. Et il le fait également en déportant ce qui était chez Hegel du domaine de la connaissance vers le domaine de la communication – avec tous les enjeux que cela comporte, entre autres pour la sociologie, qui peut ouvrir ainsi du côté de la communication « politique », ce qui restait chez Hegel du ressort du droit.
En recadrant le fondement dialectique de la rhétorique spéculative chez Peirce comme logique de la connaissance, nous pouvons donc à la fois montrer le parallèle qu’elle entretient avec la logique hégélienne, et dégager un espace d’interrogation sur la rhétorique dans la communication « politique » que va développer le pragmatisme, pointant ainsi vers des avenues analytiques restées pour ainsi dire dans l’implicite des développements du pragmatisme en sociologie.
Je vais aborder ces questions en me concentrant sur le point de départ suivant : la rhétorique spéculative, comme toute rhétorique, prend appui sur la dialectique pour situer le caractère « probable » (et non nécessaire) de la connaissance, au sens où celle-ci ne repose plus sur une base ontologique « fixe », mais bien « mouvante », et c’est ce caractère « mouvant » (c’est-à-dire dialectique) de la connaissance de l’être des choses, exprimant justement son mouvement et surtout en fait son devenir, qui justifie le tour « spéculatif » qu’elle acquiert. La connaissance (scientifique) n’est pas ici « fermée » et n’a pas de terme abouti, mais elle reste bien plutôt « ouverte » sur son propre processus d’auto-développement, et la dialectique qui est au fondement de sa logique demeure également son horizon indépassable, dans la mesure même de la capacité de la connaissance de s’autodéterminer selon des possibilités de dépassement infinies. Une fois posée cette approche dans la compréhension de la rhétorique spéculative chez Peirce, dont on verra qu’elle équivaut à ouvrir le registre d’une philosophie de la communication (plutôt qu’une philosophie de l’esprit, comme chez Hegel), nous verrons aussi comment cette donne pave la voie au projet du pragmatisme, en particulier chez John Dewey et George Herbert Mead, et jusqu’au tournant « pragmatique » de Charles Morris, et comment la sociologie inspirée du pragmatisme peut en retour y trouver des avenues de développement susceptibles de renouveler son propre projet de connaissance, sur les plans à la fois analytique et pédagogique. Je conclurai en soulignant comment ces considérations font en somme renouer la sociologie avec le projet de connaissance, plus ancien et au fond plus vaste, des humanités.
La définition de la rhétorique spéculative chez Peirce : une philosophie de la communication à caractère dialectique
Le parallèle que j’établis ici entre la philosophie de l’esprit de Hegel et la philosophie de la communication de Peirce tient essentiellement à la place qu’y trouve la dialectique comme fondement de la théorie de la connaissance – ou de la logique au sein de l’expérience – chez chacun d’eux. En effet, situer la dialectique comme étant inhérente au mouvement de constitution de la connaissance définit cette dernière en tant que processus d’auto-développement, dans le rapport établi avec les choses (ou l’« objet » de la connaissance), bien entendu, mais tout autant avec la subjectivité individuelle et la communauté. Dans la logique hégélienne, le moment dialectique est celui par lequel les déterminations « finies » passent en leur contraire, à savoir une ouverture vers leur saisie opposée à ces déterminations, appelant ainsi un passage à « autre chose », soit une nouvelle détermination du savoir, qui trouve sa confirmation dans le concept, en tant que celui-ci rassemble toutes les déterminations antérieures (y compris leurs oppositions) en une nouvelle synthèse[5]. Cette prise en compte du mouvement dialectique complexe (de « suppression – conservation » ou d’Aufhebung) au sein de la logique hégélienne de la connaissance, du point de vue de la philosophie de l’esprit qu’elle implique, ne trouve pas en apparence d’équivalent direct chez Peirce – et sera même souvent critiquée par lui du fait qu’elle semble impliquer un manque de considération à l’égard de l’empirie[6]. Par contre, sa formulation de la sémiose, en tant que procès à l’oeuvre dans toute entreprise de connaissance, montre bien que, de son point de vue, l’activité (ou ce qu’il appelle l’« action ») du signe demeure tout de même assez près, à certains égards, de la formulation logique hégélienne, du fait entre autres qu’elle implique bel et bien des transformations dans l’ordre du rapport à l’objet de la connaissance à considérer du point de vue de la formation active du concept – celui-ci étant le résultat de la dynamique impliquée par la relation triadique de signification[7]. Et cette idée de sémiose possède un caractère générique dans la philosophie de Peirce, car près avoir avancé que « I understrand pragmatism to be the method of ascertaining the meanings, not of all ideas, but only of what I call ‟intellectual concepts,” that is to say, of those the structure of which, arguments concerning objective fact may hinge”[8] », il précise :
Now the problem of what the « meaning » of an intellectual concept is can only be solved by the study of the interpretants, or proper significate effects, of signs. These we find to be of three general classes with some important subdivisions. The proper significate effect of a sign is a feeling produced by it. There is almost always a feeling which we come to interpret as evidence that we comprehend the proper effect of the sign, although the foundation of truth in this is frequently very slight. This « emotional interpretant, » as I call it, may amount to much more than the feeling of recognition ; and in some cases, it is the only significate effect that the sign produces. It conveys, and is intended to convey, the compositor’s musical ideas ; but these usually consists in a series of feelings. If a sign produces any further proper significate, it will do so through the mediation of the emotional intepretant, and such further effect will always involve an effort. I call it the energic interpretant. The effort may be a muscular one, as it is in the case of the command to ground arms ; but it is much more usually an exertion upon the Inner World, a mental effort. It never can be the meaning of an intellectual concept, since it is a simple act, [while] such a concept is of a general nature. But what further kind of effect can there be ?
In advance of ascertaining the nature of this effect, it will be convenient to adopt a designation for it, and I will call it the logical interpretant, without as yet determining whether this term shall extend to anything beside the meaning of a general concept, though certainly related to that, or not. Shall we say that this effect may be a thought, that is to say, a mental sign ? No doubt, it may be so ; only, if this sign be of an intellectual kind – as it would have to be – it must itself have a logical interpretant ; so that it cannot be the ultimate interpretant of the concept[9].
La sémiose, en tant qu’action du signe sur l’interprétant, produit un effet qui détermine celui-ci, selon une suite logique dont les figures possibles et successives (« émotionnelle », « énergique », « logique ») établissent l’étendue, qui est elle-même potentiellement infinie – en ce qu’elle se rend continuellement aux limites de l’interprétant « ultime », ou de la communauté d’interprétants qui tient lieu, provisoirement du moins, à celui-ci. Elle met ainsi en scène, sans la poser toutefois exactement dans ces termes, une situation à la fois dialectique et rhétorique, où la détermination n’est pas seulement « logique », mais tout autant « sociale » ; la connaissance scientifique, qui procède par concepts, doit en effet se rendre à ces deux instances.
On pourrait dans ce sens partir ici d’une définition assez simple que donne Peirce de cette rhétorique spéculative, en la présentant comme « the doctrine of the general conditions of the reference of Symbols and other Signs to the Interpretants which they aim to determine[10] ». La référence de Peirce à la philosophie hégélienne est de nouveau par endroits explicite dans ce contexte pour situer le contenu de cette rhétorique spéculative, comme dans l’extrait suivant, où il écrit :
The term « logic » is unscientifically by me employed in two distinct senses. In its narrower sense, it is the science of the necessary laws of thought, or still better (thought always taking place by means of signs), it is general semeiotic, treating not merely of truth, but also of the general conditions of signs being signs (which Dun Scotus called grammatica speculativa), also the laws of the evolution of thought, which since it coincides with the study of the necessary conditions of the transmission of meaning by signs from mind to mind, and from one state of mind to another, ought, for the sake of taking advantage of an old association of terms, be called rhetorica speculativa, but which I content myself with inaccurately calling objective logic, because that conveys the correct idea that it is like Hegel’s logic[11].
L’idée que défend Peirce est que la rhétorique spéculative est associée à la logique, du point de vue du développement de la connaissance, et que dans la mesure où, pour lui, toute connaissance prend corps dans un contexte sémiotique – et cela, depuis les tout débuts de sa réflexion philosophique, dans sa critique bien connue du cartésianisme de 1868[12] – toute relation sémiotique est à saisir dans un contexte rhétorique. La rhétorique spéculative participe donc nécessairement de l’entreprise sémiotique, mais à un certain niveau de son organisation. La théorie de la connaissance prend ainsi sa consistance au sein de la sémiotique chez Peirce en tant qu’elle est à l’oeuvre dans cette capacité de former (et de transformer) la connaissance en termes de signification, tout en reconnaissant un ordonnancement, voire une hiérarchie, dans laquelle se situent différents termes posant une définition générale permettant de ranger dans l’ordre sémiotique tous les éléments relatifs à une logique de la connaissance. Comme il l’écrit :
A sign, or representamen, is something which stands to somebody for something in some respect or capacity. It adresses somebody, that is, creates in the mind of that person an equivalent sign, or perhaps a more developed sign. That sign which it creates I call the interpretant of the first sign. The sign stands for something, its object. It stands for that object, not in all respects, but in reference to a sort of idea, which I have sometimes called the ground of the representamen. […]
In consequence of every representamen being this connected with three things, the ground, the object, and the interpretant, the science of semiotic has three branches. The first is called by Duns Scotus grammatica speculativa. We may term it pure grammar. It has for its task to ascertain what must be true of the representamen used by every scientific intelligence in order that they may embody any meaning. The second is logic proper. It is the science of what is quasi-necessarily true of the representamina of any scientific intelligence in order that they may hold good of any object, that is, may be true. Or say, logic proper is the formal science of the conditions of the truth of representations. The third, in imitation of Kan’ts fashion of preserving old associations of words in finding nomenclature for new conceptions, I call pure rhetoric. Its task is to ascertain the laws by which in every scientific intelligence on sign gives birth to another, and especially on thought brings for another[13].
Cette suite de définitions données par Peirce à la rhétorique spéculative, illustrant autant son désir de clarification que la difficulté de stabiliser une précision systématique dans le vocabulaire de cette nouvelle discipline appelée sémiotique – ce qui, du vivant de Peirce, s’avérera une tâche particulièrement ardue, et finalement non totalement accomplie – nous confirme cependant que pour lui la théorie de la connaissance met entièrement l’accent sur l’action des signes et symboles quant à la capacité de connaître tout « objet » de la réflexion[14]. Elle va ainsi bien au-delà de Kant, pour qui la dialectique ne servait qu’à disposer des questions allant au-delà de l’expérience (cette dernière étant circonscrite par les limites de la Raison pure).
La première chose qui doit nous frapper dans cette appréhension de la logique sémiotique est sans aucun doute que la rhétorique spéculative, telle que Peirce la réfléchit, est à l’oeuvre à ses yeux d’abord et avant tout dans le raisonnement scientifique ou le domaine de la connaissance – et non dans le discours politique ou juridique, domaines auxquels la rhétorique était traditionnellement associée, depuis la critique platonicienne de la sophistique[15]. Bien que du côté d’Aristote, une réhabilitation de la rhétorique intervienne dans la suite immédiate de Platon pour la présenter en tant que « technique du discours », à l’oeuvre ainsi de manière pleinement légitime dans le domaine de la connaissance (au sein de la démonstration notamment), et qu’elle le restera dans la suite de la tradition philosophique, comme dans les autres domaines mentionnés, il reste que cette orientation directe et première de la rhétorique comme étant inhérente au principe de connaissance apparaît être sans contredit non seulement novatrice, mais même presque provocatrice[16]. En effet, en associant directement la connaissance à la rhétorique, la logique sémiotique peircienne semble admettre que la science ne peut se fonder que sur une approche du « probable », et non du nécessaire ou de l’apodictique. C’est ce qui la rapproche de la rhétorique aristotélicienne, et du regain d’intérêt que celle-ci a acquise au sein du mouvement de renouvellement des études rhétoriques depuis le milieu du XXe siècle[17] – mais c’est ce qui l’opposerait catégoriquement à l’entreprise hégélienne, pour qui la connaissance reste du domaine du « nécessaire », celui-ci étant toutefois associé directement au travail du spéculatif (et donc du domaine de la dialectique).
Comme je l’ai mentionné dans l’introduction, le partage du domaine de la dialectique entre la connaissance scientifique et la rhétorique n’apparaît pas comme tel explicitement chez Hegel, puisque tout son projet philosophique, en se concentrant sur la question de la connaissance elle-même, ou de l’idée absolue du vrai, appréhendée par le « spéculatif », qui est le domaine propre du concept, laisserait donc apparemment la rhétorique dans un « impensé » de sa philosophie – si ce n’est dans l’ordre de la phénoménologie, qui reprend la question de la progression des figures de l’esprit à partir de l’apparence phénoménale, selon un cheminement logique et historique toujours plus affirmé vers le vrai, qui se révèle au travers d’une suite de renversements dialectiques[18]. La rhétorique serait donc intrinsèque à la logique spéculative hégélienne, non pas comme un appendice extérieur, mais bien comme inhérente à l’exigence de la démonstration du vrai, dans la progression des figures de la connaissance qui (ne) sont (que) des étapes vers celui-ci[19]. Mais la position de Hegel vis-à-vis de la rhétorique, traitée dans la perspective de « l’art oratoire », comme il l’appelle, éclaire cependant très directement l’enjeu qu’en tirera Peirce, sinon l’ensemble du pragmatisme, puisqu’il considère que son but est « purement pratique », qu’il vise à « s’instruire, à édifier, à résoudre des problèmes juridiques, politiques, etc. »[20], montrant par là sa portée moins spéculative et plus directement impliquée dans les effets produits sur l’auditoire.
C’est ici cependant que Peirce, en revenant sur la question de la théorie de la connaissance hégélienne dans une version concurrente à celle-ci, va de son côté la traduire dans les termes de sa propre logique sémiotique sous forme de « rhétorique spéculative ». C’est sur ce plan qu’il rencontre la philosophie hégélienne, mais pour lui opposer en somme de multiples possibilités sémiotiques de présentation du rapport à l’objet dans la connaissance, à tel point qu’on pourrait considérer la sémiotique peircienne comme complémentaire à la logique hégélienne – dans un sens, elle en décompose le mouvement et en formalise chacun des moments possibles, sans hiérarchiser ceux-ci ni les subsumer sous une progression nécessaire. En effet, Peirce semble vouloir saisir, par la multiplicité formelle des catégories sémiotiques qu’il met en place, des détails qui font partie de la logique hégélienne, mais dont celle-ci ne tient plus compte une fois que ceux-ci sont intégrés à la progression dialectique – tout en sachant par ailleurs que ces détails sont nécessaires à cette progression, puisqu’ils constituent les étapes des « négations déterminées » par lesquelles progresse la connaissance.
Par ailleurs, des considérations sémiotiques apparaissent bien chez Hegel, notamment dans ses remarques au sujet du langage selon son rapport à la connaissance, où interviennent des distinctions sur les rapports du « signe » au « symbole », dans la logique de la connaissance, et surtout dans l’esthétique, où Hegel appréhende le jeu des formes artistiques dans une perspective historique, en montrant les variations dans la signification du « beau » selon les époques du développement de l’humanité[21]. Si l’on suit l’explicitation qu’en donne Ruggero Morresi, l’un des seuls à ma connaissance à s’être penché de cette manière sur cette question, c’est là où l’on reconnaît, sans qu’elle soit cependant explicitement mise en cause, l’oeuvre de la rhétorique au sein de la philosophie de l’esprit de Hegel[22]. C’est alors du point de vue d’une schématisation ou d’une formalisation des différentes modalités du rapport aux signes et aux symboles que se présente la rhétorique spéculative peircienne, comme complément (ou substitut ?) de la logique hégélienne[23].
Ainsi, pour Hegel comme pour Peirce, la connaissance constitue ce processus d’auto-développement contenant des moments logiques ou sémiotiques faisant en sorte de redéfinir les rapports à l’objet, selon une progression où la dialectique se tient comme moteur, et où la rhétorique définit l’horizon pratique de son développement – dans les termes et exigences de la démonstration scientifique, comme cela se présente par exemple au travers des figures syllogistiques[24]. Cette situation de la connaissance privilégiant la dialectique au sein de la logique, en soi nouvelle voire révolutionnaire par rapport à toute la pensée philosophique depuis ses fondements en Grèce antique, apparaît dès que l’on met en évidence la question de la rhétorique telle que définie par Aristote, lorsqu’il souligne : « La Rhétorique est l’analogue de la Dialectique », et qu’il poursuit en indiquant qu’elle s’applique au domaine de la connaissance non pas apodictique, mais seulement vraisemblable ou probable[25]. L’horizon de cette connaissance apodictique à laquelle la rhétorique ne peut aspirer selon Aristote est constitué par celui de la connaissance « parfaite », accessible à l’ordre du monde constitué par la puissance divine ; il s’agit d’un thème que la philosophie occidentale, particulièrement avec l’inflexion du christianisme, intégrera dans l’ordre d’une interrogation théologique, qui ne va pas se dissoudre, en partant de l’Antiquité, pendant tout le Moyen Âge et jusqu’aux Temps modernes, au moins jusqu’à Kant. Toutefois, et ici l’apport de la philosophie moderne par rapport à la philosophie antique est capital, la connaissance est considérée dans son développement ou son devenir, qui peut aspirer sinon à la perfection divine, du moins au perfectionnement (comme le posera explicitement Descartes)[26]. C’est cette problématique au développement ou au devenir de la connaissance – son contenu divin étant inhérent chez Hegel (comme chez Peirce) à l’expérience historique de l’humanité dans son propre auto-développement – qui définit le nouveau statut de la connaissance scientifique à partir de Hegel, et dans sa suite au XIXe siècle. La dialectique se trouve ainsi, chez Hegel comme chez Peirce, au fondement du progrès de la connaissance, et située dans ce sens comme moment indispensable de sa logique propre. Là cependant où Hegel voyait une synthèse produite par la dialectique du point de vue d’une philosophie de l’esprit, Peirce va lui opposer une pluralité ouverte par les mêmes possibilités de la dialectique du point de vue d’une philosophie de la communication. Dans une formulation qui synthétise ce développement, jusqu’à le rendre incroyablement simplifié dans son expression, Peirce avance que le but d’une assertion, d’une proposition ou d’un argument est de « communiquer une information »[27].
C’est dans ce cadre qu’apparaît aujourd’hui le renouveau d’intérêt pour les études en rhétorique. Ce renouveau correspond d’un côté à l’intérêt de la philosophie contemporaine pour le langage – et ce, pourrait-on dire, de l’herméneutique au positivisme logique – et de l’autre à la théorie de la connaissance issue des bouleversements de la condition politique, qui a rendu toute personne susceptible de se former dans l’ordre de la connaissance en avançant des propositions susceptibles d’être avalisées par la communauté scientifique. En effet, c’est bien la problématique de la rhétorique, avec sa mise en question du rapport entre l’orateur et son public, de même qu’avec les exigences qui s’imposent alors pour « convaincre » (entre autres, mais pas seulement, par la démonstration), qui définit toute possibilité d’avancée dans le monde du « politique » compris au sens large, comme dans celui de la connaissance. C’est ce qui est illustré selon moi dans les intérêts principaux du pragmatisme, dans la suite de Peirce, et particulièrement chez John Dewey et George Herbert Mead, où l’on trouve des développements de cette philosophie de la communication inaugurée par Peirce[28].
De Peirce à Dewey et Mead : avatars du concept de communication
Le passage de la philosophie de Peirce à William James, puis à John Dewey et à George Herbert Mead, pour acquis qu’il soit aujourd’hui dans l’histoire du pragmatisme, ne va pourtant pas de soi. Car si l’on s’accorde généralement pour considérer le pragmatisme selon cette généalogie, on fait souvent peu de cas des obstacles et problèmes qui opposent la vision du pragmatisme élaborée par James, par exemple, à la reformulation qu’elle forcera Peirce à avancer dans les termes du pragmaticisme – néologisme qu’il forge comme on sait en réponse critique explicite à ce qui lui apparaît comme la simplification outrancière par James de l’approche qu’il s’efforçait lui-même de définir comme étant celle du pragmatisme. Les critiques de Peirce à l’endroit de Dewey ne sont pas moins éloquentes à ce sujet[29]. Un autre obstacle, et non le moindre, dans la constitution de la généalogie du pragmatisme est la relative difficulté d’accès aux textes de Peirce avant 1931 – date à laquelle paraît le premier volume de ses Collected Papers, rassemblant articles dispersés antérieurement dans plusieurs revues et surtout manuscrits inconnus et inaccessibles jusque-là.
John Dewey, en prenant acte de cette première publication rassemblant certains des écrits de Peirce, dans ses remarques de présentation au livre posthume de George Herbert Mead, The Philosophy of the Present en 1932, relève la parenté entre une certaine attitude de Peirce à l’égard de la connaissance et celle de Mead[30]. C’est dire que l’on ne trouve pratiquement jamais de référence directe et approfondie à Peirce ni chez Dewey ni à plus forte raison chez Mead et encore moins de référence à sa théorisation sémiotique – ainsi que de ses implications profondes, telles qu’on les a relevées ci-dessus – alors qu’elle aurait pu devenir centrale dans la réflexion élaborée dans la suite du pragmatisme[31].
Bien que, par ailleurs, des éléments communs se trouvent chez chacun de ces auteurs qui justifient leur regroupement sous l’appellation de « pragmatisme », je considère (à la suite de K. O. Apel, J. Habermas, et bien d’autres) que c’est leur adhésion commune et réciproque à une philosophie de la communication qui autorise finalement cette filiation générique, sans que l’on puisse voir souvent en elle les précisions permettant de mettre en exergue les convergences et les divergences de leurs pensées respectives. Nos considérations antérieures à l’égard de la philosophie de la communication logée à l’enseigne de la rhétorique spéculative, chez Peirce, en tant que théorie de la connaissance privilégiant la dialectique comme fondement du devenir logique et social, nous mettent cependant sur la piste d’une interprétation d’ensemble du pragmatisme du point de vue général de la perspective rhétorique dans laquelle il inscrit sa contribution. En effet, c’est au sein d’une telle philosophie de la communication, et au travers même du développement du concept de communication, que Dewey et Mead vont proposer une réflexion alliant à la fois l’activité de communication comme étant déterminante du point de vue de la vie sociale dans son entièreté, de même qu’une vocation pédagogique pour l’activité scientifique elle-même issue de l’engagement du pragmatisme dans la vie sociale – selon une orientation politique associée au réformisme[32].
C’est ici cependant qu’une distance s’établit aussi à l’égard de la philosophie hégélienne, qui insiste pour sa part pour inscrire sa philosophie de l’esprit dans l’ordre du droit (comme « esprit objectif »), alors que le pragmatisme va orienter au contraire toute son entreprise du côté du « politique », entendu au sens large et actif d’un rapport constant entre l’individu et la communauté comme structure fondamentale de l’existence sociale donnant son assise aux virtualités multiples de la communication.
Ces multiples dimensions du concept de communication ne sont pas toujours élaborées avec une égale constance, une rigueur et une conséquence « épistémologique », et elles peuvent même apparaître selon une version purement apologétique, comme dans ce passage suivant qui ouvre le chapitre « Nature, Communication and Meaning » de Experience and Nature, ouvrage de John Dewey qu’on peut considérer comme son opus magnum :
Of all affairs, communication is the most wonderful. That things should be able to pass from the plane of external pushing and pulling to that of revealing themselves to man, and thereby to themselves ; and that the fruit of communication should be participation, sharing, is a wonder by the side of which transubstantiation pales. When communication occurs, all natural events are subject to reconsideration and revision ; they are re-adapted to meet the requirements of conversation, whether it be public discourse or that preliminary discourse termed thinking. Events turn into objects, things with meaning. […] In addition to their original existence, they are subject to ideal experimentation : their meanings may be infinitely combined and re-arranged in imagination, and the outcome of this inner experimentation – which is thought – may issue forth in interaction with crude or raw events. […] Where communication exists, things in acquiring meaning, thereby acquire representatives, surrogates, signs and implicates, which are infinitely more amenable to management, more permanent and more accomodating, than events in their first estate[33].
Cette apologie de la communication par Dewey (elle-même à caractère rhétorique) ne fait en somme que souligner la place fondamentale que celle-ci tient dans la compréhension du monde établie par le pragmatisme, et rejoint dans des termes disons moins techniques sur le plan philosophique les développements de la réflexion peircienne ; ces termes n’en sont toutefois pas moins prégnants de considérations qui, prenant racine dans l’expérience de la signification en termes symboliques, en déploie certains autres enjeux que strictement « logiques », en atteignant des dimensions morales et esthétiques, entre autres (qui n’étaient pas moins présentes chez Peirce, mais posées autrement, car la plupart du temps afférentes au questionnement sémiotique). La communication souligne, chez Dewey, le caractère social de l’expérience de la signification, qui apparaît comme donnant un sens général à la vie collective et individuelle ; bien que celle-ci soit envisagée largement du point de vue de la coopération (et non de la logique dialectique inhérente à la sémiose, comme chez Peirce), et qu’en elle le conflit, ou les exigences de la persuasion ou de la conviction à l’égard des « raisons d’agir », ne soient pas envisagés autrement que dans une fonctionnalité d’ensemble où les oppositions sont semble-t-il amenuisées dans leur portée, il reste que c’est dans ce registre de communication que tout cela doit être entendu[34].
Si ces positions sont défendues chez Dewey, elles prennent un relief particulier dans la psychologie sociale élaborée par George Herbert Mead, puisque chez lui elles atteignent en fait un modèle théorique où est redéfinie, notamment, la structure de réflexivité de la subjectivité individuelle. Il s’agit alors ici d’une avancée majeure du point de vue théorique, qui fera de Mead une inspiration pour la sociologie, entre autres – et nous aurons à revenir dans la prochaine section sur cet aspect des choses. Pour l’instant, je voudrais en fait illustrer seulement, comme cela a été fait pour Dewey, la prégnance du concept de communication à l’oeuvre chez Mead. Le lien implicite avec la réflexion de Peirce pourra apparaître ainsi dans la manière dont se pose la définition de l’expérience de la signification, dans les rapports qui se développent entre l’individu et la communauté.
Chez Mead, on retrouve bien la structure triadique de la signification telle qu’elle est posée par Peirce dans le procès de la sémiose, mais elle est interprétée selon une perspective impliquant des dimensions phylogénétique et ontogénétique – et non pas en rapport direct avec la composition sémiotique de la relation comme telle, qui se trouve à ce moment assimilée aux « comportements » et « gestes » (physiques et langagiers) qu’elle implique. Comme le pose Mead :
The peculiar character possessed by our human social environment belongs to it by virtue of the peculiar character of human social activity ; and that character, as we have seen, is to be found in the processs of communication, and more particularly in the triadic relation on which the existence of meaning is based : the relation of the gesture of one organism, in its indicative capacity as pointing to the completion or resultant of the act it initiates (the meaning of the gesture being thus the response of the second organism to it as such, or as gesture). […] The meaning of a gesture by one organism, to repeat, is found in the response of another organism which that gesture initiates and indicates[35].
La théorisation que Mead élabore au sein de sa psychologie sociale rend compte d’une manière très élaborée d’un processus que Peirce n’avait pas envisagé comme tel, à savoir les implications d’une philosophie de la communication dans la recomposition de la structure symbolique de la subjectivité individuelle – en rapport évidemment, selon ses propres vues, avec les rapports aux autres et l’évolution de la société dans son ensemble, du fait justement du croisement des dimensions ontogénétique et phylogénétique selon lesquelles elle s’articule toujours. Mead prolonge ainsi sur le plan théorique les implications de la communication, en montrant qu’elle joue un rôle essentiel non seulement dans la pensée (ou la logique), mais dans la constitution même de la subjectivité :
The individual experiences himself as such, not directly, but only indirectly, from the particular standpoint of other individual members of the same social group, or from the generalized standpoint of the social group as a whole to which he belongs. For he enters his own experience as a self or individual, not directly or immediately, not by becoming a subject to himself just as other individuals are objects to him or in his experience ; and he becomes an object to himself only by taking the attitudes of other individuals toward himself within a social environment or context of experience and behavior in which both he and they are involved.
The importance of what we term « communication » lies in the fact that it provides a form of behavior in which the organism or the individual may become an object to himself. It is that sort of communication which we have been discussing – not communication in the sense of the cluck of the hen to the chickens, or the bark of a wolf to the pack, or the lowing of a cow, but communication which is directed not only to others but also to the individual himself. So far as that type of communication is a part of behavior it at least introduces a self[36].
On trouve chez Mead la même donne fondamentale que chez Dewey, à l’effet que la communication présente un procès tenant essentiellement à la coopération sociale – et où en apparence la confrontation à caractère dialectique de la signification n’apparaît pas spontanément ; aux yeux de Mead, cela est même constitutif de l’opposition entre le pragmatisme et la philosophie hégélienne, au-delà des idées qu’ils partagent[37]. Si la dialectique n’est pas thématisée comme centrale dans le processus de communication du point de vue pragmatiste, la rhétorique comme telle ne semble pas attirer l’attention non plus, du moins si l’on s’en tient à la définition formelle que l’on pourrait en avoir. Cependant, et comme on l’a vu plus haut avec Peirce, c’est sur le point de rencontre entre les exigences à la fois logiques et sociales inhérentes à cette conception de la communication, et lorsque le caractère problématique de la signification surgit, que la dialectique refait son apparition. C’est dans sa capacité à prendre la place des autres et de l’autrui généralisé dans son rapport à soi-même, et vice versa, dans un processus de substitution de rôles, que prend corps l’exercice de la communication chez Mead, et son rapport à la rhétorique est indiqué implicitement dans cette structure même où c’est toujours le rapport social à la signification « politique » (au sens large du terme) qui devient le socle à partir duquel est définie la spécificité de cette signification.
S’il ne fait donc aucun doute que la communication – ou plutôt le concept de communication – joue un rôle éminent dans toute la vision pragmatiste de Dewey et Mead, on en prend la mesure dès que l’on considère la place des symboles dans l’organisation de la vie sociale, ainsi que dans la conduite individuelle et collective. Cette idée de « conduite » est en effet centrale dans leurs visions des choses, et possède par ailleurs un registre d’interprétation très étendu, puisqu’elle touche en fait la forme même, ainsi que et même surtout la réforme, des « habitudes » ; elle est donc associée dans ce sens à l’éthos, soit au caractère à la fois individuel et collectif du caractère et de l’agir au sein d’une communauté. Cela ouvre la porte à toute une analytique des thèmes dominants de la rhétorique chez Aristote, selon les termes de l’éthos, du pathos et du logos, comme nous le verrons dans la prochaine section.
C’est également dans ce sens que l’engagement civique et politique du pragmatisme à l’égard d’un réformisme généralisé doit être perçu. Est aussi à souligner dans ce contexte que l’instrumentalisme que l’on associe au pragmatisme, à savoir la manière par laquelle les conceptions sont faites pour être mises à l’épreuve au sein de la vie sociale (et bien entendu, scientifique), afin de contribuer à une transformation des conditions de l’existence dans la perspective du réformisme politique, doit être perçu en fait avant tout sous son angle pédagogique. En effet, cet instrumentalisme pragmatiste, qui a fait l’objet de beaucoup de critiques en philosophie, peut sans doute gagner en signification lorsqu’il est considéré du point de vue de l’instruction (ou de l’éducation) qui serait la tâche première de la philosophie – et de la science – au sein de la vie sociale[38]. C’est ce qui correspondrait, dans l’ordre rhétorique, à la visée épidictique du discours pragmatiste ; sa contribution majeure serait, dans ce sens, de contribuer à l’éducation du monde social par la mise en pratique d’une philosophie à l’écoute des problèmes, enjeux et défis qui se posent dans l’évolution de la société[39]. Comment la sociologie peut-elle alors prendre en compte un tel héritage pragmatiste relu à la lumière de sa composante rhétorique ?
Du pragmatisme à la sociologie : deux nouvelles avenues de développement possibles dans la communication dialectique
Si le passage de Peirce à Dewey et Mead peut paraître problématique à certains égards, comme je l’ai souligné, on peut très certainement considérer aussi que le passage de la philosophie du pragmatisme à la sociologie qui s’en est réclamée est lui aussi ambigu, ou en tout cas non moins complexe. En effet, si l’on considère par exemple cette filiation du point de vue de la sociologie issue de l’Université de Chicago, avec Robert E. Park, William I. Thomas, ou d’autres, la question, il me semble, reste entièrement ouverte[40]. Si l’on considère, par la suite, la filiation explicite entre Mead et l’interactionnisme de Herbert Blumer, les critiques qui en ont été faites depuis plus de trois décennies en ont suffisamment montré les problèmes, sinon même les incompatibilités, ou tout au moins les incomplétudes, pour en remettre les limites en question[41]. Enfin, si l’on considère les prolongements du pragmatisme du côté de la « pragmatique », ou des approches qui s’en inspirent, en particulier à l’extérieur des États-Unis, la question est également très problématique[42].
Les éléments relevés dans la théorisation de la rhétorique spéculative chez Peirce, de même que l’orientation du pragmatisme de Dewey et de Mead, conjugués à l’intérêt renouvelé pour la rhétorique, me portent à penser que deux nouvelles avenues s’offrent pourtant pour le développement d’une philosophie de la communication au sein des sciences humaines – et de la sociologie en particulier. Comme ces deux avenues sont offertes par l’analyse présentée dans les sections précédentes de cet article, je les avance ici à titre programmatique (et de manière relativement schématique), confiant qu’elles pourraient déboucher sur des projets analytiques fortement en touche avec les développements redécouverts au sein même du pragmatisme dans la société contemporaine – qui, à tant d’égards, a généralement avalisé la philosophie de la communication, selon toutes sortes de modalités.
La première avenue touche directement la mise en cause d’une problématique rhétorique sur le plan analytique. Elle place donc l’analyse de la vie sociale sous l’angle de la rhétorique, en considérant la prise en compte des situations sociales en fonction de la manière par laquelle les symboles qui la constituent mettent nécessairement en scène une problématique liée à la « polis », à savoir la condition politique dans laquelle les acteurs sociaux se situent toujours, et cela en fonction de l’« argumentation » qu’ils et elles déploient sur le plan de leurs visions de la vie sociale. Peirce nous a en effet appris que toute action du signe et du symbole se situe dans un registre sémiotique qu’il s’agit de parvenir à saisir selon l’interprétation donnée dans une forme signifiante, en rapport à un objet ; la multiplicité des modalités sémiotiques en fonction desquelles se déploie une telle relation rejoint son analytique, et cela pas seulement du point de vue formel (au sein de la catégorisation qu’elle implique), mais bel et bien du point de vue « pratique », c’est-à-dire de la synthèse qui s’opère ainsi sur le plan social. Pour le dire simplement, tout « interprétant » est également « logiquement » et « socialement » situé ; c’est dire, en revanche, que tout acteur social est porteur d’une interprétation spécifique du monde, situé logiquement dans un procès sémiotique qui le rattache à la communauté. D’un point de vue rhétorique, nous avons ici affaire à la situation décrite par Aristote comme base de la « technique de discours » mise à la portée de tous (c’est-à-dire de tous les individus appelés à se prononcer dans l’assemblée, qui de réduite qu’elle était en sont temps à la qualification citoyenne antique, s’est rendue de nos jours à son extension universelle, rejoignant donc tout individu en sa qualité de « personne »). C’est la diffusion universelle du politique impliquée par la citoyenneté qui rend aujourd’hui possible la saisie d’un usage tout aussi universel de la rhétorique : toute instance de la vie sociale et individuelle est – ou est au moins susceptible d’être – perçu sous son angle « politique » (c’est-à-dire d’appartenance à une communauté politique à laquelle son expression se rapporte, selon une position déterminée), et ainsi tout ce qui touche de près ou de loin la personne possède une potentialité ou une propension politique, à savoir celle de tomber dans le domaine du débat public.
Il s’agit d’une condition nouvelle accompagnant les réformes politiques depuis le XIXe siècle au sein des démocraties de masse, dont Mead notamment a montré qu’elle permettait de définir l’activité sociale du « soi » selon son rattachement à cette problématique politique sociétale. C’est également ce qui rendait, dans la philosophie hégélienne, la rencontre symbolique entre le « je » et le « nous » au terme de la dialectique de la reconnaissance des consciences, dans la jonction de la subjectivité individuelle avec la communauté politique[43]. Et c’est tout autant de ce point de vue que les termes d’éthos, de pathos et de logos issus de la rhétorique aristotélicienne peuvent être repris, mais selon les implications qui les font participer désormais d’une structure synthétique déjà décrite dans son unité par la philosophie de l’esprit hégélienne, autant par ailleurs que par la philosophie de la communication de Peirce ; chez chacune, en effet, les dimensions logiques (cognitives), éthiques (normatives) et esthétiques (expressives) permettent de considérer une nouvelle synthèse de la subjectivité individuelle où se forge l’articulation du particulier et de l’universel, selon un devenir unifié de leur rencontre dialectique au sein de la communauté politique.
Cela est patent dans le pragmatisme, dans la manière dont les « habitudes » sont en quelque sorte le point d’appui et le point de bascule de tout comportement individuel et collectif ; autant pour Peirce que pour Dewey et Mead, c’est toujours en effet sur l’arrière-plan des « habitudes » (de signification et d’action) que se situe l’agir social, et qu’apparaissent les possibilités de transformation de ces habitudes en de nouvelles possibilités d’action et cette action est politique dans le sens de son intégration dans l’horizon d’un réformisme social, qui rejoint les plans individuel, institutionnel et même historique. La philosophie de la communication du pragmatisme, dans ce sens, est tout aussi bien une philosophie de l’action politique qu’une manière de considérer comment l’univers des pratiques sociales est devenu éminemment plastique, du fait de sa composition politique ouverte sur son auto-développement à caractère dialectique ; c’est ce qui justifie le réformisme politique de Dewey et de Mead, en particulier.
La deuxième avenue analytique qui se profile ici est en rapport à la place des sciences humaines au travers de ce contexte dont elles participent activement, et elle se traduit par la position épidictique de leurs propres discours. L’épidictique, selon son acception rhétorique, soit ce discours qui loue ou qui blâme, et qui est donc dans ce sens à pied d’oeuvre dans le travail des valeurs au sein de l’ordre social, tel qu’appréhendé par la nouvelle rhétorique en tant que vocation pédagogique des sciences humaines – et de la sociologie en particulier – caractérise dans ce sens le travail analytique lui-même dans sa participation à l’ordre social. Dans une analytique basée sur une philosophie de la communication intégrée à un horizon de participation active à la « polis », la participation sociologique se présente toujours en effet réflexivement sous l’angle de l’évaluation des situations sociales, soit leur intégration et leur confrontation non seulement à des valeurs sociales, mais à une échelle d’évaluation qui permet un jugement à leur égard ; c’est par ce travail de valorisation (ou de dévalorisation) des activités sociales que la présence de l’analyse sociologique se fait elle-même valoir. En faisant jouer en retour la rhétorique dans la pratique même de l’analyse sociologique, soit en considérant justement que l’analyse ne produit pas seulement des qualités objectives portant sur des capacités techniques d’observation, mais que son discours s’inscrit tout aussi bien dans un contexte de participation élargie à la « polis », le discours épidictique des sciences humaines assume son pouvoir citoyen.
Conclusion
Je conclus ici très brièvement, en récapitulant l’argument présenté. La rhétorique spéculative de Peirce peut être entendue sur la base de la logique dialectique qui la constitue ; Peirce, en prolongeant la logique hégélienne sur le plan de la rhétorique spéculative, ouvre à la sémiotique et à la sémiose la voie d’une connaissance qui situe une philosophie de la communication à comprendre en parallèle avec la philosophie de l’esprit de Hegel, bien qu’elle se développe sur d’autres voies que cette dernière. Le pragmatisme de Dewey et de Mead prend le relais de cette philosophie de la communication appliquée non seulement dans la logique scientifique, mais dans son application au registre de la vie sociale dans son ensemble, et inscrivent ainsi la logique rhétorique au coeur d’une interprétation du monde politique, dans la foulée du réformisme social dont ils se font les promoteurs sur le plan sociohistorique. Les orientations sociologiques, qui ont voulu prolonger ce programme analytique et pratique issu de la philosophie pragmatiste de la communication, ont dans une certaine mesure passé sous silence la composante rhétorique à l’oeuvre dans ce contexte.
À l’inverse, le programme analytique dont je jette les bases ici d’une manière schématique me semble redonner un sens particulier à la philosophie de la communication issue du pragmatisme, en l’arrimant à ses antécédents philosophiques (chez Hegel et Aristote, entre autres), mais en lui offrant tout autant des avenues de réflexion respectant l’enjeu de la rhétorique spéculative issue de Peirce, ainsi que certains développements analytiques fournis par Dewey et Mead. Ce programme analytique est en touche avec les nouvelles études sur la rhétorique qui sont apparues dans la société contemporaine, en mettant en scène la portée épidictique des sciences humaines. Après avoir passé les stades de la « logique » et de la « grammaire », la sociologie est ainsi peut-être en effet prête aujourd’hui à assumer son stade « rhétorique ». Elle retrouverait ainsi le trivium des humanités qu’elle avait laissé derrière elle avec son développement « positif » (et même « critique ») depuis le XIXe siècle, en renouvelant au passage réflexivement sa perspective dialectique d’une manière parfaitement actualisée au sein du monde de la communication.
Appendices
Notes
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[1]
C. S. Peirce, « Principles of Philosophy », (Lowell Lectures), 1903, Collected Papers, vol. I, Cambridge, Harvard University Press, 1960 (1931), p. 18 (1.42) – les éditeurs indiquent que cet ajout aux conférences de Lowell date de 1898 et est issu d’un manuscrit non identifié.
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[2]
C.S. Peirce, « Consequences of Four Incapacities » (1868), Collected Papers, vol. V, Cambridge, Harvard University Press, 1960, p. 189 (5.313).
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[3]
Voir en particulier à ce sujet J. J. Liszka, « Peirce’s New Rhetoric », Transactions of the Charles Sanders Peirce Society, vol. 36, no 4, automne 2000, p. 439-476, ainsi que V. Colapietro, « C.S. Peirce’s Rhetorical Turn », Transactions of the Charles Sanders Peirce Society, vol. 43, no 1, hiver 2007, p. 16-52. Voir également le texte de présentation de T. Strand, « Peirce’s New Rhetoric : Prospects for Educational Theory and Research », Educational Philosophy and Theory, vol. 47, no 7, 2013, p. 707-711 – tout ce numéro est consacré à la thématique de la rhétorique spéculative chez Peirce.
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[4]
On associe généralement, et avec raison, le renouveau des études sur la rhétorique à l’oeuvre de C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, 2 vol., Paris, PUF, 1958 – nous y reviendrons dans la dernière partie de la première section de cet article. L’intérêt renouvelé du pragmatisme en sociologie, quant à lui, couvre un terrain assez vaste sur le plan international, et la bibliographie le couvrant est trop considérable pour la considérer dans son ensemble – comme les deux dernières sections le montreront.
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[5]
Après avoir situé les trois moments de la connaissance comme étant ceux de l’« entendement » (abstrait), de la dialectique (négativement-rationnel) et spéculatif (ou positivement-rationnel), Hegel, distingue entre le dialectique et la dialectique en ces termes : « 1o Le dialectique, pris à part pour lui-même par l’entendement, constitue, particulièrement quand il est présenté dans des concepts scientifiques, le scepticisme ; celui-ci contient la simple négation comme résultat du dialectique. 2o La dialectique est habituellement considérée comme un art extérieur qui, arbitrairement, suscite un embrouillement dans des concepts déterminés et une simple apparence de contradiction en eux, de telle sorte que, non pas ces déterminations, mais cette apparence serait bien plutôt le vrai. Souvent, la dialectique n’est aussi rien de plus qu’un système de bascule subjectif propre à un raisonnement allant de côté et d’autre, où le contenu consistant fait défaut et où le dénuement est recouvert par cet esprit aiguisé qui engendre un tel raisonnement. – En sa déterminité propre, la dialectique est bien plutôt la nature propre, véritable, des déterminations d’entendement, des choses et du fini en général, La réflexion est tout d’abord le dépassement de la déterminité isolée et une mise en relation de cette dernière, par laquelle celle-ci est posée dans un rapport, tout en étant par ailleurs maintenue dans sa valeur isolée. La dialectique, par contre, est ce dépassement immanent dans lequel la nature unilatérale et bornée des déterminations d’entendement s’expose comme ce qu’elle est, à savoir, leur négation. Tout ce qui est fini a pour être, de se supprimer soi-même. Le dialectique constitue par suite l’âme motrice de la progression scientifique, et il est le principe par lequel seule une connexion et nécessité immanente vient dans le contenu de la science, de même qu’en lui en général réside l’élévation vraie, non extérieure, au-dessus du fini. » G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, Science de la logique, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1994, Par. 81, p. 343-344, italiques dans l’original.
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[6]
Je cite ce passage de Peirce, éloquent en ce qu’il se réfère directement à la citation de Hegel de la note précédente : « When Hegel tells me that thought has three stages, that of naïve acceptance, that of reaction and criticism, and that of rational conviction ; in a general sense, I agree to it. And a down-right living scepticism without arrière-pensée, may be beneficial. It is not perhaps easy to see why an imaginary scepticism might not sometimes serve the same purpose ; but experience shows that in questions of magnitude men haven’t imagination enough to put themselves in the true doubter’s shoes. But be that as it may, the idea that the mere reaction of assent and doubt, the mere play of thought, the heat-lightning of the brain, is going to settle anything in this real world to which we appertain, – such an idea only shows again how the Hegelians overlook the facts of volitional action and reaction in the development of thought. I find myself in a world of forces which act upon me, and it is they and not the logical transformations of my thought which determine what I shall ultimately believe. » C. S. Peirce, « Comments on Royce’s Philosophy », Collected Papers, vol. VIIII, Cambridge, Harvard University Press, 1966, p. 48 (8.45), italiques dans l’original. Cette critique que Peirce adresse à Hegel est temporisée par le fait que sa propre philosophie côtoie en de nombreux endroits la philosophie hégélienne, qui doit-on le rappeler ménage un espace bien délimité et nécessaire à l’empirie dans le développement de la connaissance, sans abstraire toutefois la définition de l’empirie de son rapport tout aussi nécessaire au concept. Dans les rapprochements entre Peirce et Hegel, du point de vue des dimensions métaphysiques et logiques, de même que du point de vue des catégories fondamentales de la réflexion, voir notamment R. Stern, « An Hegelian in a Strange Costume ? I », Philosophy Compass, vol. 8, no 1, 2013, p. 53-62, et R. Stern, « An Hegelian in a Strange Costume ? II », Philosophy Compass, vol. 8, no 1, 2013, p. 63-72, de même que G. Shapiro, « Peirce’s Critique of Hegel’s Phenomenology and Dialectic », Transactions of the Charles S. Peirce Society vol. 17, no 3, été 1981, p. 269-275.
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[7]
Je rappelle ici une définition simple que Peirce donne de la sémiose : « … by ‟semiosis” I mean […] an action, or influence,which is, or involves, a coöperation of three subjects, such as a, sign, its object, and its interpretant, this tri-relative influence not being in any way resolvable into action betwen pairs. » C. S. Peirce, « Pragmatism in Retrospect : A Last Formulation », Collected Papers, vol. V, Cambridge, Harvard University Press, p. 332 (5.484) italiques dans l’original. Si l’on s’en tient à cette définition stricte, la sémiose constitue donc bien du point de vue de l’interprétant un Aufhebung, car en lui le signe et l’objet sont bel et bien « supprimés et conservés ».
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[8]
Ibid., p. 318 (5.467).
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[9]
Ibid., p. 326-327 (5.475-476).
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[10]
C. S. Peirce, « Minute Logic », Collected Papers, vol. II, Cambridge, Harvard University Press, 1960 (1931), p. 52 (2.93). La citation complète va dans ce sens : « Logic is the science of the general necessary laws of Signs and especially of Symbols. As such, it has three departments. Obsistent logic, logic in the narrow sense, or Critical Logic, is the theory of the general conditions of the reference of Symbols and other Signs to their professed Objects, that is, it is the theory of the conditions of truth. Originalian logic, or Speculative Grammar, is the doctrine of the general conditions of symbols and other signs having significant character. It is the department of general logic with which we are, at this moment, occupying ourselves. Transuasional logic, which I term Speculative Rhetoric, is substantially what goes by the name of methodology, or better, of methodeutic. It is the doctrine of the general conditions of the reference of Symbols and other Signs to the Interpretants which they aim to determine… », C. S. Peirce, « Partial Synopsis of a Proposed Work in Logic 1. Originality, Obsistence, and Transuasion », ibid., italiques dans l’original.
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[11]
C. S. Peirce, « The Logic of Mathematics ; an Attempt to Develop My Categories from Within », Collected Papers, vol. II, op. cit., p. 242 (2.444), italiques dans l’original.
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[12]
Voir C. S. Peirce, « Some Consequences of Four Incapacities » (1868), Collected Papers, vol. V, op. cit., p. 156-189 (5.264-317) ; C.S. Peirce, « The Fixation of Beliefs » (1877), ibid., p. 223-247 (5.358-387) ; et C. S. Peirce, « How to Make Our Ideas Clear », (1878), ibid., p. 248-271 (5.388-410).
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[13]
C. S. Peirce, « Division of Signs. 1. Ground, Object, and Interpretant », Collected Papers, vol. II, op. cit., p. 135-136 (2.228-2.229).
-
[14]
Après avoir posé la définition de la rhétorique spéculative comme « methodeutic », Peirce poursuit en écrivant au sujet de la « logique objective » qui lui fait suite : « With Speculative Rhetoric, Logic, in the sense of Normative Semeotic, is brought to a close. But now we have to examine whether there be a doctrine of signs corresponding to Hegel’s objective logic ; that is to say, whether there be a life of Signs, so that – the requisite vehicle being present – they will go through a certain order of development, and if so, whether this development be merely of such nature that the same round of changes of form is described over and over again whatever be the matter of the thought or whether, in addition to such a repetitive order, there be also a greater life-history that every symbol furnished with a vehicle of life goes through, and what is the nature of it. […]. The first question, then, which I have to ask is : Supposing such a thing to be true, what is the kind of proof which I ought to demand to satisfy me of its truth ? Am I simply to go through the actual process of development of symbols with my own thought, which are symbols, and am I to find in the sense of necessity and evidence of the following of one thought upon another an adequate assurance that the course followed is the necessary line of thought’s development ? That is the way the question has usually been put, hitherto, both by Hegelians and Anti-Hegelians. But even if I were to find that the sequence of conceptions in Hegel’s logic carried my mind irrersistibly along its current, that would not suffice to convince me of its universal validity. » C. S. Peirce, « Partial Synopsis of a Proposed Work in Logic », Collected Papers, vol. II, op. cit., p. 62-63 (2.111-112).
-
[15]
Platon, dans le Protagoras et le Gorgias, dénonce la rhétorique des sophistes, alors qu’il la réhabilite partiellement dans le Théétète, selon des voies qui nous rapprochent des préoccupations contemporaines, notamment du point de vue de son apport dans l’éducation.
-
[16]
Aristote, Rhétorique, trad. M. Dufour, Paris, Gallimard, 1991. Chez Aristote, la rhétorique, du fait de sa parenté avec la dialectique, ne peut être rangée dans l’ordre du savoir apodictique, dont il développe les principes dans ses Analytiques.
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[17]
Comme le précisent Perelman et Olbrechts-Tyteca : « Le domaine de l’argumentation est celui du vraisemblable, du plausible, du probable, dans la mesure où ce dernier échappe aux certitudes du calcul. […] En effet, le logicien, s’inspirant de l’idéal cartésien, ne se sent à l’aise que dans l’étude des preuves qu’Aristote qualifie d’analytiques, tous les autres moyens ne présentant pas le même caractère de nécessité. Et cette tendance s’est encore fortement accentuée depuis un siècle où, sous l’influence de logiciens-mathématiciens, la logique a été limitée à la logique formelle, c’est-à-dire à l’étude des moyens de preuve utilisés dans les sciences mathématiques. Il en résulte que les raisonnements étrangers au domaine purement formel échappent à la logique, et par là aussi à la raison. […] Les logiciens se doivent de compléter la théorie de la démonstration ainsi obtenue par une théorie de l’argumentation. Nous chercherons à la construire en analysant les moyens de preuve dont se servent les sciences humaines, le droit et la philosophie ; nous examinerons des argumentations présentées par des publicistes dans leurs journaux, par des politiciens dans leurs discours, par des avocats dans leurs plaidoiries, par des juges dans leurs attendus, par des philosophes dans leurs traités. » C. Perelman, L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, op. cit., p. 1, 3, 13.
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[18]
Hegel consacre toutefois quelques remarques, très instructives au demeurant pour situer son caractère « pratique » par rapport au caractère plus libre de la poésie, à l’« art oratoire » dans son Esthétique. Voir G. W. F. Hegel, Esthétique, vol. 4, trad. S. Jankélévitch, Paris, Flammarion, 1979, p. 38-45.
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[19]
C’est la position développée entre autres par T. I. Bayer, « Hegelian Rhetoric », Philosophy and Rhetoric, vol. 42, no 3, 2009, p. 203-219.
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[20]
G. W. F. Hegel, Esthétique, vol. 4, op. cit., p. 45.
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[21]
Voir entre autres les remarques préliminaires sur la distinction du signe et du symbole dans G. W. F. Hegel, « Du symbole en général », Esthétique, vol. 2, trad. S. Jankélévitch, Paris, Flammarion, 1979, p. 12-23, de même que celles portant sur le langage dans le développement de la pensée, impliquant le rapport du particulier à l’universel, dans G. W. F. Hegel, « Concept préliminaire », Encyclopédie des sciences philosophiques, vol. 1, Science de la logique, op. cit, par. 20, p. 284-288.
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[22]
Voir en particulier à ce sujet R. Morresi, « Retorica in Hegel e retorica di Hegel », Rhetorica : A Journal of the History of Rhetoric, vol. 23, no 4, automne 2005, p. 347-362.
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[23]
On pourrait citer, à l’appui de cette idée, ce passage de Peirce dans sa correspondance : « My three categories are nothing but Hegel’s three grades of thinking. I know very well that there are other categories, those which Hegel calls by that name. But I never succeeded in satisfying myself with any list of them. We may classify objects according to their matter ; as wooden things, iron things, silver things, ivory things, etc. But classification according to structure is generally more important. And it is the same with ideas. Much as I would like to see Hegel’s list of categories reformed, I hold that a classification of the elements of thought and consciousness according to their formal structure is more important I believe in inventing new philosophical words in order to avoid the ambiguities of the familiar words. I use the word phaneron to mean all that is present to the mind in any sense or in any way whatsoever, regardless of whether it be fact or figment. I examine the phaneron and I endeavor to sort out its elements according to the complexity of their structure. I thus reach my three categories. » C. S. Peirce, « To Signor Calderoni, on Pragmaticism » (1905), dans Collected Papers, vol. VIII, op. cit., p. 170 (8.213), italiques dans l’original.
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[24]
Peirce s’arrête évidemment très longuement sur la démonstration syllogistique, ce qui est tout à fait conséquent avec la reprise de la logique dans la poursuite de la tradition philosophique imposée surtout par Aristote. Chez Hegel, la question du syllogisme, bien que reconnue, est amoindrie en apparence, mais renforcée en fait dans la portée sociohistorique qu’il confère justement au raisonnement reconnu non pas seulement dans sa progression analytique et formelle, mais tout aussi bien synthétique et pratique : toute prédication prend ainsi l’allure d’un syllogisme parce qu’elle est issue de la capacité humaine de raisonnement (et non d’un rapport au « transcendantal », comme chez Kant), et de surcroît, l’usage du raisonnement est reconnu dans son universalité à travers la notion de personne, comme sujet de la connaissance reconnu dans son universalité – ou plutôt, dans la coïncidence entre la particularité individuelle de l’esprit subjectif, et la participation de celui-ci à l’esprit objectif, d’abord, puis à l’esprit absolu, ensuite.
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[25]
Je cite le passage en entier : « La Rhétorique est l’analogue de la Dialectique ; l’une et l’autre, en effet, portent sur des questions qui sont à certain égard de la compétence commune à tous les hommes et ne requièrent aucune science spéciale. Ainsi, tous y participent à quelque degré : tous se mêlent jusqu’à un certain point de questionner sur une thèse et de la soutenir, de se défendre et d’accuser. Seulement, la plupart des hommes le font les uns sans aucune méthode ; les autres grâce à une accoutumance provenant d’un habitus. » Aristote poursuit ainsi sa définition de la rhétorique en prenant grand soin de la distinguer de la science – puisqu’elle n’a d’autre objet propre que de rechercher non pas un objet en particulier, mais bien les manières de convaincre par le discours (en faisant apparaître l’objet au coeur de celui-ci) – en ces termes : « Admettons donc que la rhétorique est la faculté de découvrir spéculativement ce qui, dans chaque cas, peut être propre à persuader. Aucun autre art n’a cette fonction ; tous les autres sont, chacun pour son objet, propres à l’enseignement et à la persuasion ; par exemple, la médecine sur les états de santé et de maladie ; la géométrie pour les variation des grandeurs ; l’arithmétique au sujet des nombres, et ainsi des autres arts et sciences ; mais, peut-on dire, la rhétorique semble être la faculté de découvrir spéculativement sur toute donnée le persuasif ; c’est ce qui nous permet d’affirmer que la technique n’en appartient pas à un genre propre et distinct. » Aristote, Rhétorique, trad. M. Dufour et A. Wartelle, Paris, Gallimard, 1998, Livre 1, 1354a, p. 16, 1356, p. 22, italiques dans l’original.
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[26]
Voir entre autres à ce sujet R. Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, PUF, 2012.
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[27]
Cette formulation est ici simplifiée à l’extrême, du fait notamment du contexte dans lequel elle est extraite (C. S. Peirce, « Logical Interpretants », Collected Papers, vol. V, op. cit., p. 324-325 (5.473), je souligne par les italiques). Néanmoins, elle possède beaucoup plus de poids que ce qu’elle met de l’avant, surtout si on la situe dans le contexte d’un dialogue avec la philosophie hégélienne, avec le sens que cette dernière donne au processus d’information (Einbildung, soit la formation d’image, ou la formation de signification) – mais ce développement requiert à lui seul au moins un article entier, qui a son importance du fait de la fortune que le concept d’information a acquise aujourd’hui. Une autre formule de Peirce tout aussi éloquente à ce sujet est celle placée en exergue du présent article, où il fait mention de la manière par laquelle les individus et les mots « s’éduquent mutuellement », par l’accroissement réciproque de l’« information » qui se produit dans leurs interactions. Cette remarque, prise sur les plans à la fois ontogénétique et phylogénétique, possède un retentissement jusque dans les débats contemporains en sciences cognitives – voir entre autres les travaux de M. Tomasello, The Cultural Origins of Human Cognition, Cambridge, Harvard University Press, 1999.
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[28]
Le fait de ne pas inclure William James dans cette suite pratiquement canonique de la philosophie pragmatiste tient pour moi à la distance que Peirce lui-même a voulu instaurer entre son entreprise et celle de James, d’un côté, ainsi qu’aux développements qui ont poussé Dewey et Mead au-delà des conceptions que James lui-même avaient mises de l’avant dans sa psychologie, d’un autre côté. C’est également par souci de brièveté que ce détour par James est ici évité.
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[29]
Voir entre autres la recension de l’ouvrage dirigé par Dewey, Studies in Logical Theory de 1903 dans C. S. Peirce, Collected Papers, vol. VIII, op. cit, p. 145-147 (8.188-190).
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[30]
John Dewey, « Prefatory Remarks », dans G. H. Mead, The Philosophy of the Present, Chicago, Open Court Publishing Co., 1932, p. xxxviii-xxxix.
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[31]
En fait, c’est à Charles W. Morris que reviendra la tâche de faire la jonction entre le pragmatisme et la sémiotique de Peirce ; déjà présentée dans sa thèse de doctorat, dont est tiré l’ouvrage Six Theories of Mind, Chicago, University of Chicago Press, 1932 (voir en particulier les pages 282-286, où il lie la réflexion sémiotique de Peirce à l’ensemble du pragmatisme dans une conception fonctionnelle de l’esprit), cette jonction sera plus amplement explicitée dans C. W. Morris, « Foundations of the Theory of Signs », dans International Encyclopedia of Unified Science, vol. 1, nos 1-5, Chicago, University of Chicago Press,1938, p. 78-137, d’où est issue la célèbre distinction entre pragmatique, sémantique et syntaxique, ainsi que dans C. W. Morris, Signs, Language and Behavior, New York, Prentice Hall, 1946.
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[32]
J’ai déjà abordé certains des éléments présentés ici dans J.-F. Côté, « Le concept de communication chez John Dewey et George Herbert Mead : les difficultés d’une nouvelle épistémologie spéculative », Congrès de l’AISLF, Montréal, 6 juillet 2016.
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[33]
J. Dewey, Experience and Nature, Chicago, Open Court Publishing Co., 1926 (1925), p. 166-167. Les affirmations présentées ici par Dewey ne doivent pas tromper : sous l’allure d’une simple apologie de la communication – ou d’une valorisation de celle-ci – il avance toute une série de considérations à caractère ontologique, épistémologique, et éthique, développées plus avant dans les autres parties de l’ouvrage et ailleurs dans son oeuvre. Ce qui ne doit pas manquer non plus de retenir l’attention, c’est que ces affirmations se font sur un mode proprement spéculatif, elles sont avancées pour elles-mêmes et sans « preuve » ou même « démonstration », et non selon la « méthode expérimentale » qu’il préconise par ailleurs comme étant la seule valable pour les sciences. Cela n’est pas le moindre des paradoxes de l’épistémologie spéculative du pragmatisme.
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[34]
Je cite un autre passage où sont présentés ces différents aspects : « The heart of language is not ‘expression’ of something antecedent, much less expression of antecedent thought. It is communication ; the establishment of cooperation in an activity in which there are partners, and in which the activity of each is modified and regulated by partnership. To fail to understand is to fail to come into agreement in action ; to misunderstand is to set up action at cross purposes. Take speech as behavioristically as you will, including the elimination of all private mental states, and it remains true that it is a markedly distinguished from the signaling acts of animals. Meaning is not indeed a psychic experience ; it is primarily a property of behavior, and secondarily a property of objects. But the behavior of which it is a quality is a distinctive behavior ; cooperative, in that response to another’s act involves contemporaneous response to a thing as entering into the other’s behavior, and this upon both sides. It is difficult to state the exact physiological mechanism which is involved. But about the fact there is no doubt. It constitutes the intelligibility of acts and things. Possession of the capacity to engage in such activity is intelligence. Intelligence and meaning are natural consequences of the peculiar form which interaction sometimes assumes in the case of human beings. » Ibid., p. 179-180.
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[35]
G. H. Mead, Mind, Self and Society, [The Ultimate Edition, annotated and edited by Daniel R. Huebner and Hans Joas], Chicago, University of Chicago Press, 2016 (1934), p. 145-146.
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[36]
Ibid., p. 138-139. J’ai examiné plus en détails ces développements dans J.-F. Côté, George Herbert Mead’s Concept of Society : A Critical Reconstruction, op. cit.
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[37]
Voir en particulier G. H. Mead, Movements of Thought in the Ninetheenth Century, Chicago, University of Chicago Press, 1938, en particulier le chapitre VII, « The Romantic Philosophers – Hegel », où Mead fait une lecture de la philosophie hégélienne qui englobe à la fois la logique et la phénoménologie, dans la perspective de leur interprétation sociale et historique ; la critique générale de Hegel qu’il formule tient essentiellement, comme ce qu’on a vu chez Peirce, au peu de considération que celui-ci accorderait à l’empirie, et à la « démarche scientifique » basée sur l’hypothèse (ancrée dans l’expérimentation particulière). Le pragmatisme conserve donc sur ce plan une constance.
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[38]
C’est du point de vue de leur étymologie commune dans le latin instruere (« instruire ») que les termes d’instrument et d’instruction sont liés ; ils doivent être pris dans le sens de leur contribution à l’édification (de la culture), chez les individus et dans la société en général.
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[39]
Le discours épidictique correspond, chez Aristote, à celui qui est adéquat pour les situations « présentes », et s’oppose dans ce contexte à aux deux autres formes de discours rhétorique que sont, respectivement, le judiciaire (axé sur le passé, en tant que discours qui accuse ou qui défend) et le délibératif (axé sur le futur, en tant que discours qui conseille ou déconseille) – voir Aristote, Rhétorique, op. cit. Bien entendu, cette distinction entre genres associés à des perspectives temporelles doit être relativisée dans le contexte contemporain, du point de vue du mélange auquel s’ouvrent les différents usages des analyses sociologiques (qui peuvent prendre appui sur un examen du passé, autant que sur des orientations à prendre dans le futur, sur le plan des politiques publiques par exemple). La question du discours épidictique comme étant propre aux sciences humaines est développée dans la nouvelle rhétorique par C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, La nouvelle rhétorique. Traité de l’argumentation, op. cit., p. 62-72.
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[40]
J’ai abordé cette question dans J.-F. Côté, « Mead and Park : the Difficult Path Towards a Pragmatist Sociology », European Pragmatism Conference II, 9 septembre 2015. Les références à cette filiation du pragmatisme à ce qu’on a souvent appelé l’École de Chicago (appellation elle-même contestée) sont trop nombreuses pour être énumérées ici. Je me contente de citer A. Abbott, Department and Discipline : Chicago Sociology at One Hundred, Chicago, University of Chicago Press, 1999, et D. Céfaï, « Social Worlds : The Legacy of Mead’s Social Ecology in Chicago Sociology », dans H. Joas, D. R. Huebner, dir., The Timeliness of George Herbert Mead, Chicago, University of Chicago Press, 2016, p. 165-184.
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[41]
Voir entre autres J.-F Côté, « The Passage from Mead’s Social Psychology to Sociology », dans George Herbert Mead’s Concept of Society : A Critical Reconstruction, Boulder, Paradigm Publishers, 2015, p. 102-138.
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[42]
Dans le contexte francophone, notamment, voir A. Ogien, « Pragmatismes et sociologies », Revue française de sociologie, vol. 55, no 3, 2014, p. 563-579. L’appellation générique de « sociologie pragmatique », qui a cours dans le contexte francophone depuis quelques décennies, contient elle aussi un certain problème de filiation – je cite à cet égard Luc Boltanski : « Il faudrait pourtant se garder, au seul jugé de l’enseigne adoptée, de voir dans le courant étudié ici [la pragmatique] une émanation ou une importation du pragmatisme américain, dont l’influence, sans être négligeable, a été inégale selon les auteurs abordés dans cet essai et s’est manifestée souvent de façon indirecte, par exemple par le truchement de l’interactionnisme symbolique ou de l’ethnométhodologie. Pour certains, dont je suis, le terme de pragmatique fait plutôt référence à la pragmatique linguistique en tant qu’elle met l’accent sur les usages que les acteurs font de ressources grammaticales à l’épreuve de situations concrètes dans lesquelles ils se trouvent plongés. » L. Boltanski, « Préface », dans M. Nachi, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2011 (2006), p. 10. Seuls les travaux situés dans la lignée de Louis Quéré (avec son intérêt pour l’ethnométhodologie, notamment) et de Daniel Cefaï (avec son intérêt pour la sociologie de Chicago), et avant eux ceux d’Isaac Joseph (partageant ses intérêts avec Cefaï) me paraissent en effet se situer dans un héritage critique du pragmatisme.
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[43]
La thématique de la dialectique de la reconnaissance des consciences, développée d’abord dans la Phénoménologie de l’esprit, atteint son point culminant dans le passage de l’esprit subjectif à l’esprit objectif ; si celui-ci prend la forme du droit (tel que cela est posé dans Les principes de la Philosophie du droit, exposé des catégories de l’esprit objectif, on doit souligner que le parallèle avec le pragmatisme, qui table lui de son côté sur la question des « habitudes », se tient sans doute dans le cadre de la tradition juridique étatsunienne, basée sur le common law ; en cette tradition juridique, en effet, l’appel au jugement par cas particuliers dans la constitution de la jurisprudence établit bien une immersion dans les moeurs et les habitudes, ou la coutume.