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Introduction

– [Assesseur] Comment avez-vous rencontré les cinq personnes en situation irrégulière ?
– [Dylan R.[2]] Je les ai rencontrées dans la montagne, dans la nature. La montagne est enneigée, il y a un mètre de neige partout, des risques d’avalanche. Depuis la montagne, on ne peut pas voir le village. J’étais dans la montagne à titre préventif. Au milieu de la nuit, on vient dans la montagne aider les gens. Je gare la voiture à Montgenèvre et je pars chercher les gens dans la montagne. On fait des rondes, on attend, je cherche, je regarde.
– [Assesseur] Étiez-vous en France ou en Italie ?
– [DR] Ce n’est pas la question qui me traverse l’esprit. Je ne sais pas si je suis en France ou en Italie.
[…]
– [Avocat général] Connaissez-vous « Chez Jésus[3] » ?
– [DR] Oui.
– [AG] Vous vous y êtes rendu ?
– [DR] Oui.
– [AG] Il y avait des personnes irrégulières ?
– [DR] Ce sont des personnes qui sont à la rue, on ne demande pas les papiers.
– [AG] Comment vous faites quand vous allez dans la montagne ?
– [DR] C’est une mission de sauvetage, une question de probabilité, on fait en fonction des risques.
– [AG] Vous avez trouvé ces personnes dans la montagne, pas à Clavière ?
– [DR] Oui, dans la montagne.

Note no 2, 2019

Dylan R. se retrouve à l’automne 2019 devant le tribunal judiciaire de Grenoble dans le cadre d’un procès en appel. Il est prévenu des chefs de refus d’obtempérer et d’aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irrégulier d’un étranger en France. Un soir du mois de mars 2018, il a été interpellé par la gendarmerie sur la route menant de Montgenèvre, ville française jouxtant la frontière avec l’Italie, à Briançon, sous-préfecture du département des Hautes-Alpes située à environ dix kilomètres de la frontière terrestre, alors qu’il acheminait cinq personnes migrantes vers un refuge associatif briançonnais. Les cinq personnes ont été promptement renvoyées en Italie et Dylan R. a été poursuivi pénalement pour avoir aidé à l’entrée irrégulière d’étrangers sur le territoire national. Cet extrait est tiré d’une observation de l’audience en appel, plus spécifiquement de l’échange entre les magistrats du siège, l’avocat général et le prévenu visant à établir les faits. L’on comprend à la lecture de ce passage que l’assesseur (magistrat membre de la formation de jugement) et l’avocat général (magistrat du parquet représentant le ministère public) cherchent à déterminer un fait essentiel pour la procédure : lorsque Dylan R. a pris en charge les cinq personnes en question, était-il « en France ou en Italie », « à Clavière » – village italien bordant la frontière – ou « dans la montagne » ? La différence que marquerait le point de départ du trajet du prévenu est cruciale ; dans un cas, Dylan R. a agi exclusivement sur le territoire français et dans l’autre, il aura aidé au franchissement de la frontière depuis l’Italie. L’entrée sur le territoire, voilà le marqueur qui intéresse les magistrats. C’est que, depuis une décision du Conseil constitutionnel français du 6 juillet 2018, c’est, avec quelques autres critères, l’aide à l’entrée irrégulière d’un étranger qui opère la distinction entre un acte humanitaire licite et un acte humanitaire illicite. Or, la notion d’entrée sur le territoire est une métaphore spatiale qui requiert, pour être opérationnalisée, de pouvoir distinguer le point à partir duquel l’acte de pénétrer dans l’espace national est réalisé. Dans le contexte briançonnais, c’est la frontière terrestre qui joue ce rôle. Y a-t-il, ou non, eu franchissement de la frontière française ? Voilà, entre autres, ce qui déterminera le sort de Dylan R. devant la justice pénale.

Problématique : la survivance de la frontière-ligne

La focalisation des juges sur le franchissement de la frontière terrestre est guidée par l’état du droit positif depuis 2018 selon lequel un acte humanitaire désintéressé est licite s’il est cantonné au territoire national et illicite s’il constitue une aide à l’entrée sur ce territoire. Cette distinction apparemment simple et nette se confronte toutefois à la réalité du territoire frontalier qui n’est pas – ou pas exclusivement – organisée selon le principe d’une ligne de séparation. Cela indique que, du point de vue du droit, c’est bien la frontière-ligne qui est opérante concernant la criminalisation de la solidarité. Cette hypothèse détonne avec les analyses démontrant que la frontière est un dispositif multiple, mobile, et spatialisant. De nombreux travaux appartenant notamment aux études critiques des frontières (Critical Border Studies) ont en effet démontré que, pour saisir pleinement le rôle et le pouvoir des frontières, il faut les envisager au-delà de la conception linéaire et territoriale. En effet, recentrer le concept de frontière sur les pratiques de frontiérisation (bordering practices) et les éléments performatifs qui les créent nécessite de réfléchir à des imaginaires alternatifs à celui de la ligne (Parker et Vaughan-Williams, 2014). Dans cette perspective, de nombreux chercheurs ont pu établir le caractère mobile des frontières (Amilhat Szary et Giraut, 2015), qu’elles soient matérialisées par différents lieux de contrôles à l’extérieur et à l’intérieur du territoire (Anderson et Bigo, 2003 ; Basaran, 2012, 2019 ; Cuttitta, 2007 ; Guild et Bigo, 2003 ; Jeandesboz, 2015 ; Shachar, 2020 ; Weber et Bowling, 2004) ou qu’elles soient incarnées dans la personne migrante elle-même (Basilien-Gainche, 2017 ; Bosniak, 2008 ; De Genova, 2002 ; Klötgen, 2012). Partant, ces auteurs ont tendance à réaliser deux gestes qui nous intéressent. D’une part, ils décrivent la frontière comme un dispositif spatialisant, c’est-à-dire s’étendant dans l’espace et le produisant. D’autre part, ils opèrent souvent une dissociation entre la définition de la frontière et l’identification de ses fonctions, soulignant que les fonctions de la frontière s’exercent souvent à distance de la ligne étatique. Ces travaux se détachent ainsi de la catégorie juridique de frontière pour nous renseigner sur des opérations du droit qui « font frontière » en la relocalisant (Shachar, 2020, p. 29). Paradoxalement, peut-être, ces opérations juridiques ne sollicitent pas nécessairement la catégorie juridique « frontière ». À titre d’exemple, l’enfermement sur le territoire relève de catégories de privation de liberté, l’éloignement est fondé sur le statut administratif des personnes sur le territoire et le visa est une catégorie qui tire précisément sa force exécutoire du fait que la procédure a lieu en général en dehors du territoire et de la frontière. À travers ces mécanismes, il n’est pas tant question d’une frontière qui serait appréhendée par le droit autrement que comme une ligne, mais plutôt d’opérations de contrôle qui n’ont pas besoin de la frontière pour fonctionner. En cela ils relèvent effectivement d’un phénomène de frontiérisation du point de vue sociopolitique, mais pas de « la frontière » en droit.

Le cas qui nous concerne nous invite à examiner de nouveau la catégorie juridique de frontière au sens strict, c’est-à-dire la signification et la fonction qui lui sont données en tant qu’objet juridique qui continue d’exister. Il s’agit ainsi de « se demander pourquoi la figure de la ligne perdure » malgré les analyses qui en démontrent l’expansion spatiale (Amilhat Szary, 2020, p. 21). En effet, la position de la communauté de pratiques que constituent les juristes se distingue par le maintien de la catégorie de frontière-ligne, comme en témoigne son usage dans la décision du Conseil constitutionnel. Dans ce cas de figure, la frontière apparaît sous sa forme moderne la plus élémentaire : elle est une ligne qui sépare deux États et, en tant que telle, opère des distinctions entre différentes qualifications juridiques. Pourtant, les observations sur le terrain postérieures à la décision de 2018 ainsi que les témoignages et rapports des collectifs et associations présentes sur place suggèrent que la criminalisation de la solidarité s’exerce effectivement de façon spatiale, les citoyens solidaires pouvant être inquiétés y compris en l’absence du franchissement de la frontière. Comment, dès lors, expliquer que l’usage de la catégorie juridique de la ligne pour délimiter la licéité des actes humanitaires se traduise en pratique par une extension spatiale de la criminalisation ? Plutôt que d’analyser cette situation comme une transgression du droit, selon laquelle les autorités n’appliqueraient tout simplement pas la jurisprudence constitutionnelle, cet article propose d’examiner précisément le rôle que tient cette catégorie juridique de frontière-ligne dans la construction et l’opérationnalisation du régime de l’(il)licéité des actes humanitaires et dans les mécanismes sociojuridiques qu’elle engendre. L’examen de la fonction technique qui est donnée à la catégorie de frontière en droit positif, et sa confrontation au terrain, permettent de saisir comment elle se traduit empiriquement par un dispositif qui met un terme à la licéité de l’action humanitaire sur tout l’espace frontalier, et ce, en dépit de la volonté exprimée par les juges constitutionnels [italiques de l’auteur]. Par cette démonstration, le présent article entend proposer une double contribution. Du point de vue des études critiques des frontières, il met en évidence la subsistance de l’imaginaire de la ligne pour les praticiens du droit qui le font vivre et le mobilise afin d’attribuer une direction à la force du droit ; tout en illustrant comment l’épaisseur de la frontière est paradoxalement reproduite par un mécanisme juridique fondé sur la ligne. L’approche des études critiques sur les frontières est ainsi en quelque sorte internalisée et maintient toute sa pertinence. Du point de vue des sciences juridiques, l’article explicite les limites d’une représentation dogmatique de la frontière linéaire et entend par là renforcer l’appareillage critique de la théorie du droit.

Méthodologie

La démarche de cet article implique d’examiner à la fois la dimension technique du droit à travers le raisonnement des juges constitutionnels et sa matérialisation sur le terrain. L’approche adoptée est celle d’une ethnographie juridique, entendue comme l’observation en contexte de la vie du droit. La norme juridique est ainsi étudiée selon sa construction dogmatique, c’est-à-dire la façon dont elle est produite par les experts du droit, les légistes et les juges, en même temps qu’est observée la manière dont elle advient et se transforme sur le terrain. L’enquête qualitative a été réalisée à Briançon, à la frontière franco-italienne, entre juillet 2018 et mars 2021, et répartie en trois séjours d’une durée cumulative de sept mois. La méthode est celle de la participation réflexive (Finnström, 2008), selon laquelle l’enquêteur s’est intégré au réseau d’interconnaissance du Briançonnais en tant que juriste et chercheur en action, accompagnant les associations – notamment au sein du pôle juridique de l’association Tous Migrants – sur la thématique de la criminalisation de la solidarité et des droits des étrangers, agissant auprès d’elles dans leurs activités d’observation, de maraude en montagne, de recueil de témoignages, et participant à leurs réunions stratégiques. Les observations ont ainsi été réalisées avec le rôle de juriste bénévole directement intégré au sein des collectifs. Ce positionnement a permis un accès privilégié aux discours des habitants solidaires tout en nourrissant une attitude réflexive et critique vis-à-vis du droit. À cet égard, les discussions qui portaient sur le droit se présentaient le plus souvent sur le mode d’une réflexion avec les interlocuteurs, plutôt que sur le mode d’une transmission autoritaire du savoir juridique. Ceci était d’autant plus caractéristique que le droit à la frontière se révélait particulièrement dynamique et parfois indéterminé et était donc impropre à un discours doctrinal appliqué au terrain. C’est avec le recul vis-à-vis du terrain et de l’évolution des normes qu’il a finalement été possible de produire une analyse plus ferme. Cette analyse du droit est ainsi enrichie par l’observation de sa matérialisation dans un contexte social donné, ce qui permet de saisir pleinement ce que fait le droit, au-delà de ce qu’il prétend faire au moment de sa formalisation textuelle. L’on pourrait parler de l’observation des « impondérables » de la norme en action pour reprendre à notre compte le terme de Bronisław Malinowski (1963/1922], p. 75). Il s’agit donc ici de « prendre le droit au sérieux », selon son langage propre et sa technicité, tout en envisageant son déploiement empirique (Friedman, 2006 ; Riles, 2005 ; Smith, 2000) et d’étudier les différents niveaux de discours juridiques, du texte positif à la doctrine, en passant par les acteurs du terrain (Champeil-Desplats, 2016). En effet, l’intérêt porté à l’aspect technique du droit permet de mieux saisir les mécanismes à l’oeuvre et qui produisent en partie ce que l’on finit par constater en tant qu’observateur sur le terrain.

Le matériau empirique de l’enquête est principalement constitué de notes ethnographiques (notamment des situations d’observation des contrôles, des réunions, des activités), de documents de plaidoyer, de procès-verbaux, de communication des autorités et de notes introspectives en tant que juriste sur le terrain. Il vient ainsi compléter le matériau juridique traditionnel (lois, règlements, décisions de justice) afin de combiner l’analyse empirique à l’analyse doctrinale. La méthode immersive et le matériau qui en est issu sont focalisés sur le travail des associations et le positionnement des habitants. Les observations d’audience, les témoignages de gardes à vue et les procès-verbaux permettent de saisir un certain usage du droit par les autorités étatiques, notamment la police. Toutefois, n’est pas ici discutée la conscience du droit et de son usage directement par les forces de l’ordre.

Pour déployer ce travail, une première partie situe le contexte sociojuridique dans lequel le cas étudié s’inscrit. Elle fait état du dispositif de contrôle à la frontière franco-italienne et des usages historiques du « délit de solidarité » avant d’expliciter la place que détiennent les catégories d’entrée sur le territoire et de frontière dans la décision du Conseil constitutionnel du 6 juillet 2018. La suite de l’article aborde les mécanismes sociojuridiques qui découlent de cette décision, notamment en ce qui concerne les catégories d’entrée et de frontière. D’une part, en cantonnant la licéité de tout acte humanitaire au territoire national, donc à l’exclusion de l’aide au franchissement de la frontière, les juges mettent radicalement un terme au champ d’action des personnes impliquées dans l’aide aux migrants qui voient la notion juridique de la frontière s’imposer sur un terrain inapproprié. D’autre part, par des effets relatifs au fonctionnement de la procédure pénale, ce terme est en réalité étendu au-delà de la limite souhaitée par les juges, c’est-à-dire l’aide au franchissement de la frontière. Il finit par concerner virtuellement de nombreux actes réalisés dans l’espace frontalier alors même qu’ils ne constituent pas un franchissement. Si l’on partait ainsi de la ligne avec la décision constitutionnelle, nous retrouverions de nouveau l’épaisseur de la frontière.

Le contexte sociojuridique : contrôles, « délit de solidarité » et frontière

Le contrôle de la frontière et le « délit de solidarité »

Depuis la réintroduction des contrôles aux frontières intérieures de la France avec ses voisins européens en novembre 2015, la frontière franco-italienne fait officiellement l’objet d’un régime juridique dérogatoire entravant la mobilité des personnes migrantes qui, après être arrivées en Italie depuis la Méditerranée ou les Balkans, décident de poursuivre leur trajectoire vers la France, le Royaume-Uni ou l’Allemagne. Face à la difficulté du franchissement engendrée par le contrôle des trains et des routes, des camps ont émergé du côté italien de la frontière (Bouagga et Barré, 2022 ; Trucco, 2018) et les personnes empruntent des voies alternatives plus dangereuses. En réponse à cette situation nouvelle et aux dangers qui la caractérisent, des associations, des collectifs et des individus s’organisent pour réduire les risques de la traversée et proposer des conditions d’accueil décentes. Parmi les moyens d’action des Briançonnais figurent les maraudes en montagne, opérations consistant à parcourir le terrain montagneux à la recherche de personnes en difficulté afin de les acheminer vers l’un des lieux d’accueil autour de Briançon. L’engagement de ces « maraudeurs » s’inscrit dans un contexte historique de militarisation de la frontière terrestre dépendamment des relations géopolitiques entre la France et l’Italie (Panicacci, 1992 ; Rinauro, 2021). Dans la période contemporaine, malgré la mise en place des accords de Schengen, qui ont levé les vérifications frontalières dans les années 1990, la frontière alpine a continué d’être un sujet de sécurité intérieure et de surveillance (Casella Colombo, 2017 ; Rinauro, 2021). À partir de 2015, l’autorisation des vérifications frontalières, le renforcement de la présence policière (police aux frontières, gendarmes mobiles, compagnies républicaines de sécurité) et l’arrivée des soldats de l’opération Sentinelle, une force militaire antiterroriste déployée sur le territoire national, ont accentué ce contexte de sécurisation (Giliberti, 2018).

Dans cette conjoncture, d’abord dans la vallée de la Roya et aux alentours de Menton (Giliberti, 2018), puis dans les Hautes-Alpes, ces activités d’aide aux personnes migrantes ont fait l’objet d’une répression pénale. Le principal outil mobilisé[4] par l’appareil étatique était l’article L. 622-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), devenu l’article L. 823-1 depuis le 1er mai 2021, disposant que

toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 euros.

Ce délit est apparu dans le droit positif sous l’article 4 du décret-loi du 2 mai 1938 dit « décret Daladier », avant d’être repris à l’article 21 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 établissant les règles relatives à l’entrée et au séjour des étrangers en France, puis dans les mêmes termes à la création du CESEDA en 2004. Un certain usage de cette disposition législative contre des personnes dites « solidaires » vis-à-vis des migrants s’est répandu à partir des années 1990 au point d’être fréquemment désigné par les associations, les médias, mais aussi par les chercheurs sous le terme du « délit de solidarité » (Slama, 2017). Aux confins franco-italiens, la qualification de ce délit vis-à-vis des actes d’accompagnement, de transport et d’hébergement a donné lieu à une série de condamnations devant les tribunaux français. Dans deux affaires emblématiques, celles de Lucien C. et de Paul-Bernard D., les avocats ont demandé à la Cour de cassation devant laquelle ils plaidaient de saisir le Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité, arguant que le délit en question était notamment contraire au principe de fraternité inscrit dans le préambule de la Constitution de 1958 et dans ses articles 2 et 72-3 (Champeil-Desplats, 2019).

La décision constitutionnelle du 6 juillet 2018

Ces affaires pénales et la décision constitutionnelle afférente soulèvent plusieurs questions sur la qualification d’un acte humanitaire, son rapport à une action militante et son caractère politique ou apolitique (Champeil-Desplats, 2019 ; Donnarumma, 2019 ; Du Jardin, 2022 ; Lassalle, 2020 ; Saas, 2023). Nous ferons cependant l’effort, dans les sections qui suivent, de circonscrire l’analyse à la place que la notion et la réalité de la frontière détiennent dans le raisonnement juridique et dans ses effets sur le terrain.

S’agissant du principe de fraternité, il était demandé au Conseil constitutionnel de déterminer si celui-ci s’opposait à ce qu’une disposition législative permette de réprimer tout acte humanitaire désintéressé, c’est-à-dire produit sans contrepartie directe ou indirecte, constituant une aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers d’un étranger en France. L’article L. 622-1 prévoit en effet une infraction extensive qui couvre tout acte consistant à aider ou tenter d’aider un étranger en situation irrégulière sans autres conditions (par exemple, que l’acte soit lucratif). C’est seulement à sa suite que l’article L. 622-4 prévoyait des exemptions de poursuites, concernant exclusivement l’aide au séjour, dans certaines situations, notamment en cas de lien familial entre l’aidant et la personne aidée. Le « troisièmement » de cet article, inséré dans sa version contemporaine à l’affaire par une loi de 2012, ouvrait le champ des exemptions pénales à toute personne physique ou morale ayant agi sans « contrepartie directe ou indirecte » en fournissant « des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci ». Les avocats reprochaient à ces exemptions d’être trop restrictives pour empêcher réellement la répression de la solidarité, notamment car elles ne protégeaient que l’aide au séjour et non l’aide à l’entrée ou à la circulation (Mathonnet, 2018).

Dans sa décision du 6 juillet 2018, le Conseil constitutionnel a consacré la fraternité en principe constitutionnel, sans pour autant la définir. Il précise toutefois que :

Il découle du principe de fraternité la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national

Cons. const., Décision no 2018-717718 QPC, §8

Les juges en déduisent, d’une part, qu’il faut interpréter largement la notion de motif humanitaire (§14) et, d’autre part – pour ce qui nous intéresse ici –, que l’immunité pénale doit également inclure l’aide à la circulation quand elle est accessoire à l’aide au séjour (§12-13).

La frontière étatique, limite de l’humanitaire ?

La frontière comme point de bascule de la licéité

Au regard du « délit de solidarité », nous souhaitons insister sur la décision d’exclure l’aide à l’entrée des exemptions pénales, car c’est dans ce contexte que la notion de frontière est mobilisée. Il en résulte qu’un acte humanitaire désintéressé est protégé seulement s’il est destiné à une personne déjà présente sur le territoire. Si une aide humanitaire désintéressée est réalisée par le franchissement d’une frontière, alors elle peut être réprimée. Cette exclusion peut se lire de manière implicite dans la formulation du principe de fraternité et de manière explicite dans le raisonnement des juges concernant le champ de l’immunité pénale. Le principe de fraternité est formulé en une phrase dans le paragraphe 8 cité ci-dessus dans son entièreté. La liberté d’aider autrui est consacrée « sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ». Cette formulation n’exclut pas explicitement l’entrée sur le territoire, mais suggère d’emblée que la situation envisagée est celle du séjour sur le territoire national ; un syntagme relevant presque du pléonasme tant le séjour en droit suppose la présence sur le territoire [italiques de l’auteur]. Les juges précisent ensuite qu’en vertu de la loi litigieuse,

toute aide apportée à un étranger afin de faciliter ou de tenter de faciliter son entrée ou sa circulation irrégulières sur le territoire national est sanctionnée pénalement, quelles que soient la nature de cette aide et la finalité poursuivie. Toutefois, l’aide apportée à l’étranger pour sa circulation n’a pas nécessairement pour conséquence, à la différence de celle apportée à son entrée, de faire naître une situation illicite [italiques de l’auteur].

Cons. const., Décision no 2018-717718 QPC, §12

Le Conseil en conclut un problème d’équilibrage entre le principe de fraternité et la sauvegarde de l’ordre public, qui est un objectif à valeur constitutionnelle et dont la « lutte contre l’immigration irrégulière » est une composante (Imbert, 2019). Le déséquilibrage est dû au fait que les exemptions ne prennent pas en compte l’aide à la circulation alors que celle-ci peut être accessoire à l’aide au séjour (Conseil constitutionnel [commentaire officiel], 2018b, p. 21). La circulation n’est-elle pas une modalité du séjour ? Le flou de cette distinction minait sa raison d’être juridique. En revanche, la pénalisation de l’aide à l’entrée, parce que celle-ci « [fait] naître une situation illicite », ne présente aucun déséquilibre. La distinction est donc placée sur le fait d’entrer sur le territoire. Le juge constitutionnel réaffirme clairement ce raisonnement dans une décision du 6 septembre 2018, au moment d’apprécier la loi proposée par le législateur pour intégrer les conséquences de la décision de juillet 2018 :

Ainsi que le Conseil constitutionnel l’a jugé au paragraphe 12 de sa décision du 6 juillet 2018, l’aide apportée à l’étranger pour son entrée irrégulière en France a nécessairement pour conséquence, à la différence de celle apportée pour sa circulation ou son séjour, de faire naître une situation illicite. Il est donc loisible au législateur de réprimer ce délit.

Décision n° 2018-770 DC, 6 septembre 2018, § 107

Pour réaliser cette distinction, le Conseil s’appuie sur la catégorie juridique de l’entrée et donc de la frontière, qui tient lieu de postulat. La notion d’entrée semble briller par son évidence, ce que souligne une grande partie des commentaires doctrinaux soit par l’éloge de l’équilibre trouvé, soit par le silence (Lamy, 2018 ; Rousseau, 2018). En effet, c’est « sans difficulté que le terme “entrée” correspond au franchissement d’une frontière par la personne étrangère » (Conseil constitutionnel, 2018b, p. 4). Or, identifier, en pratique, quand est constituée l’aide à l’entrée irrégulière n’a rien d’évident, car cela repose sur la capacité de déterminer exactement où est la frontière. C’est en ce sens qu’un tel raisonnement juridique fait un usage indirect, et pourtant fondamental, d’une catégorie de la frontière entendue comme une ligne déterminée par des accords bilatéraux[5] et des « points de passage » établis en application du droit de l’Union européenne où sont effectuées les vérifications frontalières (Code frontières Schengen, art. 27, §1, c). Cette catégorie juridique d’une frontière nette découle de la métaphore spatiale qui fonde en grande partie le droit des étrangers. L’entrée sur le territoire est un élément de cette métaphore. Abstraitement, penser l’entrée suppose simplement l’identification d’un lieu de référence dont les contours sont délimités, sans qu’il soit nécessaire que ces limites soient marquées par une ligne. En revanche, à une frontière terrestre, pour identifier le moment de l’action afin de la distinguer du fait d’« être là » (le séjour), le droit fait usage de la notion de frontière-ligne. Celle-ci est issue de la façon dont le territoire a été conceptualisé dans la pensée politique moderne comme un contenant de l’État selon une vision euclidienne de l’espace (Elden, 2013). Ainsi, si les régimes juridiques de la frontière sont complexes et fluides, il demeure une catégorie juridique de la frontière comme ligne de séparation. C’est même la définition prédominante de la frontière dans les lexiques juridiques qui s’attellent précisément à saisir les catégories du droit (Alland, 2012 ; Cabrillac, 2019 ; Cornu, 2018 ; Guinchard et Debard, 2019 ; Puigelier, 2015). Cette conception est à l’oeuvre aujourd’hui encore dans la détermination des espaces nationaux, comme c’est le cas pour la frontière franco-italienne dont la démarcation fait depuis plusieurs années l’objet d’une commission mixte visant à établir une « ligne frontière numérique commune » (CMA de Turin, 2016). Or, les métaphores spatiales courent le risque de considérer le domaine source (ici, l’image idéelle d’un espace absolu, géométrique, transposable sur un plan) comme aproblématique (Katz et Smith, 1993). C’est l’un des intérêts d’une métaphore : la référence à une notion claire et distincte, voire concrète – le domaine source – qui permet de donner une signification claire au domaine cible. Mais la référence indirecte à la notion de frontière-ligne dans la décision du Conseil constitutionnel, et l’état du droit positif qui s’ensuit, ne sont aproblématiques que d’un point de vue abstrait. C’est que la résistance de la catégorie juridique de la ligne, notamment à cause de sa force idéationnelle, est mise à l’épreuve de son opérationnalisation sur le terrain.

La limite de l’humanitaire

La perspective du terrain, qui n’est pas considérée par les juges constitutionnels, révèle avec plus de force les conséquences d’une limitation de la fraternité au territoire national et ce que cela engendre politiquement. En effet, la décision du Conseil a fait de la ligne imaginaire de séparation des États la limite effective de l’action de secours en montagne. Le message adressé aux citoyens est le suivant : en tant qu’auteurs d’actes humanitaires désintéressés, vous n’êtes protégés par le droit que si vous opérez du côté français de la frontière. Pour les personnes impliquées dans les opérations de secours et de mise à l’abri en montagne, cette règle a eu des conséquences très précises. Pour beaucoup, si la frontière avait une existence, sa démarcation précise dans les vallons et sa fonction de contrôle étaient toutes deux diffuses. Un certain nombre d’indications signifiaient le passage d’un pays à l’autre : quelques éléments d’abornement et les panneaux de signalisation. Surtout, c’est la vie culturelle des localités qui marquait la distinction par la langue, certains magasins, les types de restaurants. Du reste, les pistes de ski et les chemins de randonnée entrecroisent simplement la ligne frontalière qui n’en déterminait pas l’usage : en marche, ou sur ses skis, les activités de loisirs sont indifférentes au tracé étatique, ce que rappellent souvent les collectifs dans leur plaidoyer. À titre d’exemple, le document de référence de l’association Tous Migrants abordant les obstacles auxquels sont confrontées les personnes migrantes souhaitant franchir la frontière souligne un « contraste […] saisissant avec la présence des touristes s’adonnant aux joies des activités offertes par la station internationale de Montgenèvre » (Tous Migrants, 2024, p. 19).

Lors de l’enquête de terrain, ayant commencé peu après la décision du 6 juillet 2018, il était flagrant que celle-ci imprégnait les discours et les pratiques des habitants solidaires. Si la reconnaissance du principe de fraternité a été réclamée comme une victoire légitimant l’aide apportée aux personnes, ses limitations étaient tout aussi clairement reçues. La ligne frontière a pris une certaine ampleur, car elle indiquait le terme géographique du champ d’action en montagne. La période précédant la nouvelle jurisprudence était déjà marquée par des limitations, puisque les poursuites pénales pouvaient virtuellement concerner de très nombreux actes d’aide. La distinction entre l’aide sur le territoire et l’aide au franchissement de la frontière n’était pas propre à adapter son comportement : les deux types d’aide présentaient un risque. Face à cela, déjà, certaines personnes cherchaient à agir par le droit (Philippe, 2020), tandis que d’autres préféraient agir discrètement (Lendaro, 2018). Après le 6 juillet 2018, pour les collectifs et les personnes souhaitant agir dans le respect du droit positif, ou tout simplement limiter les risques de poursuites pénales, il s’est agi de circonscrire les zones de maraude au territoire français. Il a donc fallu apprendre où se situait exactement la frontière.

Je pars avec Oscar et Giselle, bénévoles de l’association Tous Migrants, pour une marche exploratoire. Nous sommes trois au départ de leur appartement à Briançon. Arrivés au village de Montgenèvre, Oscar y stationne la voiture. Nous commençons l’ascension à pied vers le Montquitaine qui surplombe le vallon frontalier et le village italien de Clavière. En haut, en observation du relief, Oscar commente ce qui se déploie devant nous : « Là, en contrebas, c’est l’Italie, mais juste en dessous du rocher que l’on voit là (il me le montre du doigt) ; avant, on est encore en France. Ce flanc que tu vois, en face, est en France ; en revanche, le flanc opposé que l’on devine, lui, est en Italie. » Je l’interroge sur sa connaissance de la frontière. Il m’explique qu’ils ont eu besoin d’apprendre spécifiquement où la ligne frontière intervenait sur le terrain, sur les flancs de montagne, les sentiers, les routes, les cours d’eau.

Note n° 6, 8 octobre 2019

La connaissance précise qu’ont certains maraudeurs de la localisation de la ligne frontière est remarquable. Chacun développe ses propres repères à l’occasion de marches dans le vallon frontalier, d’autres repères sont partagés. Tantôt un flanc de montagne, tantôt un « pylône » ou des reliefs du terrain de golf international constituent des repères pour s’assurer que l’on est bien en France. Les maraudes organisées collectivement sont précédées d’une séance d’information qui est aussi l’occasion d’intégrer les nouveaux bénévoles. Ces points de repère sont alors communiqués. La consigne répétée est claire : pas de franchissement de frontière, à moins d’une urgence absolue. Les maraudes d’initiation, composées de bénévoles expérimentés et de novices, servent notamment à découvrir le terrain et enregistrer les espaces où il ne faut pas se rendre au risque de franchir la frontière. Après la décision de juillet 2018, certains maraudeurs ont également décidé de se doter d’un téléphone avec une application sportive, comme Visorando, permettant d’activer le suivi du déplacement par géolocalisation. L’usage de la technologie GPS servait à garantir le cantonnement au territoire français et à le prouver en cas d’arrestation. La photographie est un autre moyen d’identifier a posteriori la localisation d’un maraudeur en cas d’interpellation. À la suite d’une arrestation avec garde à vue de deux maraudeurs en présence d’une famille afghane, l’un d’eux, désignant la photographie prise pendant l’interpellation, dit : « Vous voyez, là on reconnaît bien le lieu, c’est proche de l’Italie, mais c’est bien en France » (note no 50, Préparation d’une défense). De même, la coordination avec les associations italiennes a fait l’objet d’une grande précaution afin d’éviter qu’une continuité dans l’organisation puisse qualifier une aide à l’entrée par échange interposé.

En même temps que de nombreux bénévoles ont appris où se situe précisément la frontière-ligne, ils l’ont intégrée comme un critère de détermination du champ de leurs opérations humanitaires. La décision du Conseil a donc façonné les modalités d’action des personnes solidaires et les a conduites à considérer leur engagement sous la forme d’un dilemme éthique. En effet, si la licéité de l’aide humanitaire se réduit au territoire français, la dangerosité de la montagne continue de frapper indistinctement les personnes migrantes, qu’elles se trouvent du côté italien ou du côté français du tracé frontalier. Elle invitait, en tout état de cause, les citoyens à limiter leurs opérations de secours à la France. Mais les mécanismes produits par l’usage de la frontière-ligne interviennent encore au-delà d’une simple limitation linéaire de l’action humanitaire.

Une frontière-ligne neutralisante : le retour à l’épaisseur

La considération du terrain, comprise avec les apports des études critiques des frontières, invite à examiner plus directement la ligne frontalière : dans quelle mesure ne demeure-t-elle qu’un tracé à (ne pas) franchir ? Dans un article de 2005, Thomas D. Hall soulignait déjà ce qu’il appelait la « complication de l’échelle » :

Toute frontière […], lorsqu’elle est observée à une distance suffisante, apparaît comme une ligne nette. En revanche, lorsqu’elle est observée de près, elle devient une zone d’une certaine largeur dont les bords sont souvent flous.

Hall, 2005, p. 239

Dans notre cas, le problème de l’échelle n’est pas seulement géographique, mais concerne le rapport de la conception juridique à son application. En observant cette catégorie de ligne de plus près, c’est-à-dire au moment de son opérationnalisation, l’on constate qu’elle peine à être fonctionnelle. Cela remet en question la cohérence interne du droit et sa capacité à discerner des comportements sur la base de la catégorie de frontière-ligne. La combinaison de deux éléments permet de l’expliquer : une politique pénale persistant à sanctionner les actions de certains aidants, y compris en l’absence de contrepartie lucrative, et une caractéristique de la procédure pénale. Dans les différents cas de garde à vue et de poursuites pénales qui ont eu lieu après la décision du Conseil constitutionnel, l’appareil étatique se focalise à la fois sur le caractère humanitaire ou non de l’action – le premier pourrait activer l’immunité – et sur l’existence du franchissement de la frontière – lequel exclurait de l’immunité. Nous le voyons dans l’échange reproduit en incipit de cet article. Le juge assesseur cherche à savoir si la rencontre entre Dylan R. et les personnes qu’il accompagnait s’est produite en France ou en Italie. L’avocat général, dans son réquisitoire, soutiendra avec conviction que Dylan R. est allé chercher ces personnes à Clavière avant qu’elles ne franchissent la frontière. Les gardes à vue dont certains maraudeurs ont fait l’objet entre 2018 et 2021 démontrent une tendance similaire. Les personnes questionnées et les procès-verbaux des auditions, lorsqu’ils ont pu être consultés, relatent une série de questions récurrentes. Aux personnes migrantes, les policiers demandent si elles ont rencontré les maraudeurs en Italie, si elles avaient été préalablement mises en contact avec eux. Aux maraudeurs, les agents demandent s’ils « reconnaissent avoir franchi la frontière » (note n° 50, Préparation d’une défense) et s’ils connaissent des associations italiennes. En effet, dans le cadre d’une enquête pénale, la démonstration d’une coordination avec des associations italiennes pourrait servir à qualifier le délit d’aide à l’entrée.

C’est là que la procédure pénale entre en jeu. Le droit permet aux policiers de justifier une garde à vue et au juge de former sa conviction à partir d’une série d’indices en l’absence de flagrance constatée. Concernant le délit d’aide à l’entrée, une véritable flagrance impliquerait que les forces de l’ordre puissent attester d’avoir observé le mouvement consistant à franchir la frontière avec un groupe d’étrangers dépourvus des documents requis. Lorsque ce n’est pas le cas, ils peuvent procéder à l’arrestation et au maintien en garde à vue d’une personne dans les conditions prévues par l’article 62-2 du Code de procédure pénale, en établissant qu’il y a des « raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre » le délit d’aide à l’entrée. Ensuite, pour justifier les poursuites, puis lors de l’audience pénale, le procureur cherchera à démontrer qu’il existe des indices concordants permettant d’établir l’aide à l’entrée. Les procès-verbaux, les témoignages des gardés à vue, l’observation des audiences permettent de comprendre quels éléments sont utilisés par les agents de police et par le procureur pour former ce faisceau d’indices. Sont ainsi mis en avant, entre autres :

  • Le lieu de l’interpellation qui, dans tous ces cas, est à proximité de la ligne frontière ;  

  • Le fait que la personne ait des contacts en Italie (par exemple, l’existence d’appels téléphoniques à des numéros italiens le jour ou la veille de l’arrestation) ;  

  • L’existence de voyages réalisés en Italie (par exemple, lorsque l’avocat général demande à Dylan R. s’il s’est rendu à « Chez Jésus » à Clavière) ;

  • Le fait que le téléphone portable ait « borné » en Italie, c’est-à-dire que le réseau ait sollicité une antenne italienne.

Ces éléments ont un point commun : ils sont tous intrinsèques à la fois à la vie ordinaire d’un habitant frontalier et à la nature des opérations de secours en montagne. Ces dernières ont en effet nécessairement lieu près de la ligne frontière, puisque c’est là que les personnes sont en danger. Quant aux réseaux de connaissances en Italie, à de possibles trajets transfrontaliers et au bornage téléphonique, ils caractérisent la vie de nombreux Briançonnais. En conséquence, ces pratiques policières et judiciaires ne permettent pas de véritablement discerner l’aide à l’entrée d’une aide apportée exclusivement sur le territoire national. Du point de vue du « délit de solidarité », ces pratiques juridiques étendent effectivement les effets de la catégorie juridique de frontière au-delà de ce qu’avaient prévu les juges constitutionnels. En circonscrivant l’immunité humanitaire au territoire, ils ont voulu fixer la limite de la licéité au franchissement de la frontière. Pourtant, en pratique, c’est bien toute aide humanitaire apportée dans la zone frontalière, y compris celle ne constituant pas une aide à l’entrée, qui est susceptible de faire l’objet de la criminalisation jugée incompatible avec le principe de fraternité.

Cette caractéristique du droit pénal est cruciale pour l’action des maraudeurs, car elle limite l’efficacité des procédures mises en place et des comportements adoptés à la suite de la décision du 6 juillet 2018 lorsqu’ils visaient à reconnaître la frontière et ne pas la franchir. Plus encore, même en l’absence d’une condamnation effective au stade de la première instance ou du procès en appel, le rétablissement de facto d’un délit étendu rend possibles les « techniques d’intimidation » que les citoyens solidaires dénoncent (Tous Migrants, 2019a, 2019b, 2022) et qui ont été également identifiées par les chercheurs (FIDH/OMTC, 2009 ; Geisser, 2009 ; Pescinski, 2021 ; Solidarity Watch, 2021). Ainsi, malgré les efforts pour préciser la loi par interventions jurisprudentielles et législatives, l’action humanitaire à la frontière ne peut toujours pas être appréhendée avec certitude du point de vue des possibles conséquences pénales. Cela fait partie des éléments qui, non seulement, peuvent dissuader d’agir, mais qui causent une fatigue militante que l’on a pu observer sur le terrain à Briançon. C’est le cas de Jacques C., qui a été inquiété par des poursuites et a décidé de prendre ses distances par rapport aux maraudes. Parlant du droit, il dit :

C’est compliqué tout ça, on se sent dépassé quand c’est pas notre métier. La frontière, on se dit que les gens passent et c’est tout. Un peu naïvement. En fait on se rend compte qu’il y a plein de normes, qu’il y a des choses qu’on peut faire et d’autres qu’on ne peut pas faire.

Note no 36, Discussion avec Jacques C., 31 octobre 2020

Conclusion

En s’intéressant à l’usage juridique qui est fait de la catégorie de frontière-ligne, cet article a démontré deux choses. D’abord, le fait que le droit participe des opérations qui « font frontière » en diffusant le contrôle des mobilités à l’intérieur et à l’extérieur du territoire ne signe pas la fin de la catégorie de frontière-ligne et de son usage juridique. Lorsque l’on y porte attention, l’on peut comprendre comment celle-ci parvient à s’imposer sur les pratiques des acteurs frontaliers, réimprimant sur le terrain la conception d’une ligne à ne pas franchir lors des opérations de secours. Toutefois, en même temps que la frontière-ligne pose un terme géographique aux actions humanitaires, les autorités pénales parviennent à maintenir son opérationnalisation spatialisante et à réinsérer sous le coup de la criminalisation des actes qui se cantonnent au territoire national. Autrement dit, l’ambiguïté pratique de la frontière neutralise la tentative, effectuée par le Conseil constitutionnel, de protéger une liberté sur la base d’une distinction tenant sur une conception linéaire de la frontière. Ainsi, le cas étudié révèle une forme de dissociation de la catégorie frontalière. Du point de vue des aidants, elle parvient à réduire le champ de l’action humanitaire à l’intérieur du territoire par une injonction forte du droit à ne pas franchir la frontière en même temps qu’elle maintient, dans l’usage des autorités publiques, la potentialité d’une criminalisation s’étendant à tout l’espace frontalier par le jeu des faisceaux d’indices.

L’on peut voir à partir de ce cas de figure comment la catégorie juridique de la frontière vient trancher dans le domaine de la morale et du politique. « Condition absolument non démocratique […] des institutions démocratiques » (Balibar, 2001, §18), la frontière n’est pas seulement arbitraire dans son fondement, elle continue de fonder arbitrairement les limites officielles du politique (entendu au sens d’agir en commun) : ici cesse la légitimité d’une action autrement protégée par le principe de fraternité. Autrement dit, si la frontière peut être le lieu d’une négociation permanente des limites de la démocratie (Belkhodja et al., 2023 ; Boudou, 2018 ; Deleixhe, 2016 ; Fougère, 2019), le raisonnement juridique aujourd’hui à l’oeuvre sur les limites de la solidarité est une intervention nette dans ce débat qui tend à imposer une vision statonationale du monde.