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Depuis un peu moins d’une décennie, la plupart des principales villes canadiennes ont commencé à demander à leur service de police de rendre accessibles leurs données opérationnelles à des chercheurs externes en vue de documenter la question du profilage racial. C’est ainsi que des rapports de recherche ont été produits à Ottawa (Foster, Jacobs et Siu, 2016 ; Foster et Jacobs, 2019), Toronto (Commission ontarienne des droits de la personne, 2018 ; Wortley et Jung, 2020 ; Wortley, Laniyonu et Laming, 2020), Vancouver (Manojlovic, 2018), Edmonton (Griffiths, Montgomery et Murphy, 2018), Montréal (Armony, Hassaoui et Mulone, 2019) et Halifax (Wortley, 2019). Cette tendance s’inscrit dans un mouvement plus vaste de remise en cause du traitement discriminant que les forces de l’ordre réservent aux minorités racisées, mouvement incarné notamment par Black Lives Matter aux États-Unis et qui a culminé avec le meurtre de George Floyd à l’été 2020. Les forces de l’ordre sont ainsi accusées de racisme et de cibler de manière injustifiée des individus sur la base de leur identité racisée (Davis, 2018 ; Maynard, 2018).

Sous la pression de divers groupes de la société civile, relayée par les autorités gouvernementales, les forces de l’ordre des villes susmentionnées ont ainsi eu l’obligation d’ouvrir leurs portes à des chercheurs indépendants, c’est-à-dire non affiliés à leur organisation, pour voir si les disparités de traitement alléguées se reflètent effectivement dans leurs propres données internes et, si tel est bien le cas, d’en chiffrer précisément l’ampleur. On s’en doute, de telles données sont rarement mises à la disposition de chercheurs indépendants, et si elles ne promettent pas forcément d’apporter une lumière radicalement différente en matière de constats empiriques, elles possèdent un avantage certain dans leur capacité à convaincre les auditoires peu enclins à croire les allégations de racisme. En effet, en s’appuyant sur les données générées par les policiers et policières, ces recherches évitent l’écueil habituellement réservé aux études qui concluent que la police agit de manière discriminatoire envers les populations racisées, soit d’être discréditées par la police du fait de baser leurs interprétations sur des sources secondaires, telles que des témoignages de citoyens. Au contraire, cette fois-ci, les constats s’appuient sur les données générées par la police elle-même et ne peuvent donc être suspectés d’avoir été produits dans le but de discréditer le travail policier. Sur le plan méthodologique, ces études ont également l’avantage de construire leurs analyses sur un très grand nombre d’événements, permettant de contourner la critique de l’anecdote ou de la mauvaise expérience isolée (pour ne donner qu’un exemple, l’étude effectuée à Montréal a analysé près de 120 000 interpellations effectuées sur une période de 4 ans). Il est à ce titre intéressant de noter que la direction du Service de police de la Ville de Montréal n’a reconnu pour la première fois l’existence d’un problème dans ses pratiques relativement aux populations racisées que lors du dépôt du rapport produit à partir des données internes en 2019, alors que de multiples publications faisaient état de constats similaires depuis un grand nombre d’années (voir par exemple Bernard et McAll, 2010 ; Centre de recherche-action sur les relations raciales [CRARR], 1984 ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 1988, 2011 ; Livingstone, Rutland et Alix, 2018).

De la convergence des résultats, de la stabilité des dénégations policières

Ces recherches canadiennes publiées entre 2016 et 2021 sont unanimes : où que l’on regarde, quelle que soit la pratique scrutée (interpellations et autres contrôles de routine, interceptions routières, emploi de la force, arrestations), les minorités racisées sont visées de manière disproportionnée par les agents de la paix. C’est tout particulièrement le cas pour la population noire qui est systématiquement ciblée au Canada. À Montréal, par exemple, un citoyen noir a 4,24 plus de risques d’être interpellé qu’un citoyen blanc, ce chiffre pouvant monter au-delà de 10, voire jusqu’à 15 dans certains quartiers de la ville (Armony et al., 2019). À Halifax, cette disproportion oscille entre 4,78 et 6,43 selon les années étudiées (de 2006 à 2016) (Wortley, 2019). À Vancouver, si les personnes noires constituent 1 % de la population de la ville, elles représentent 5 % des personnes interpellées par son service de police durant l’année 2017 (Manojlovic, 2018). Enfin, à Toronto, on note que :

malgré le fait qu’elles représentaient uniquement 8,8 % de la population torontoise, des données obtenues de l’Unité des enquêtes spéciales (UES) par la Commission ontarienne des droits de la personne (CODP) montrent que les personnes noires étaient surreprésentées parmi les cas de recours à la force (28,8 %), de fusillade (36 %), d’interaction mortelle (61,5 %) et de fusillade mortelle (70 %). Les hommes noirs représentent 4,1 % de la population de Toronto, et agissaient pourtant à titre de plaignants dans le quart des cas d’allégations d’agression sexuelle par des agents du SPT examinés par l’UES.

Commission ontarienne des droits de la personne, 2018, p. 3

De tels résultats ne sont pas surprenants pour quiconque a lu sur la question, en ce qu’ils ne font que réitérer ce que d’autres études affirmaient auparavant, ici au Canada (Henry et Tator, 2006 ; Livingstone et al., 2018 ; Maynard, 2018 ; Tanovich, 2006) ou ailleurs (Brunson et Weitzer, 2009 ; Jobard, Lévy, Lamberth et Névanen, 2012 ; Rowe, 2004). De fait, il n’existe aucune étude qui, à notre connaissance, n’ait trouvé autre chose que des disproportions dans les actions des forces de l’ordre auprès de certains groupes racisés. Pourtant, malgré la très forte convergence des résultats, la large majorité des organisations policières continuent à nier qu’il existe un problème systémique de racisme au sein de leur profession. Et c’est précisément la nature de cette dénégation qui sera l’objet de notre attention dans le présent article. Comment est-ce que les policiers et policières expliquent les disparités observées ? Quelles sont les rationalisations alternatives (c.-à-d. autres que celle du profilage racial) invoquées contre l’explication d’actions discriminatoires envers des groupes racisés ? Quels sont les narratifs exploités pour délégitimer les accusations de racisme ? Voici quelques questions qui vont guider notre réflexion.

Pour ce faire, nous allons nous appuyer sur la notion d’agnotologie qui correspond à la production culturelle de l’ignorance (Proctor et Schiebinger, 2008). C’est une notion qui a en premier lieu servi à comprendre les efforts de l’industrie du tabac pour discréditer le lien de cause à effet entre les cigarettes et plusieurs maladies comme le cancer, lien que la plupart des recherches sérieuses (et indépendantes) mettaient en évidence. Pendant de très nombreuses années, cette industrie finançait des recherches, voire les effectuait elle-même (puis en donnait la paternité à des chercheurs établis pour donner l’illusion de l’indépendance) dans le but de semer un doute quant à ce lien, et ainsi permettre d’éviter pendant le plus longtemps possible des législations plus restrictives quant à la consommation de tabac (Landman, Cortese et Glantz, 2008). Dans le cadre de cet article, nous allons chercher à discuter des pratiques « agnotologiques » relativement aux allégations de racisme qui pèsent sur la profession policière.

L’agnotologie peut, tout d’abord, être le fait d’une stratégie explicite de la part d’organisations qui cherchent à défendre leurs intérêts, tels que les efforts de l’industrie du tabac pour semer le doute sur les effets cancérigènes du tabac ou encore le travail de l’industrie pétrolière relativement aux enjeux environnementaux et aux incidences de l’exploitation des énergies fossiles sur le réchauffement climatique (Franta, 2021). Deuxièmement, elle peut être le résultat de pratiques de censure et d’oubli sélectif. Finalement, elle peut également opérer de manière plus subtile, plus inconsciente, dans une forme d’aveuglement volontaire, ce qui est souvent le cas lorsqu’il s’agit d’enjeux de racisme (Mills, 2008, 2023). Dans certains cas, les acteurs sociaux peuvent en effet avoir de « bonnes raisons » d’agir comme ils le font même s’ils se trompent (Boudon, 2003). Les acteurs sociaux peuvent ainsi développer un « art de se convaincre d’idées fausses ou douteuses », produisant une construction intellectuelle qui a toutes les apparences d’une vérité mais qui repose sur un raisonnement faux (Boudon, 1990). Nous le verrons, c’est principalement dans cette troisième manière de produire de l’ignorance que l’agnotologie du racisme dans les pratiques policières semble s’ancrer, du moins à l’aune des données que nous avons collectées.

Le but principal poursuivi derrière le fait de produire de l’ignorance est d’instiller un doute suffisamment important pour que l’évidence perde son statut d’évidence. Dans le cas qui nous intéresse, ce doute concerne spécifiquement le lien de causalité entre les disparités observées et le profilage racial, un doute auquel les explications alternatives proposées par les policiers et policières (et sur lesquelles nos analyses vont porter) participent directement. Cet article a donc pour objectif, tout d’abord, de décrire les rationalisations alternatives proposées par les policiers et policières pour délégitimer les accusations de profilage racial et, ensuite, d’en analyser la validité scientifique. Nous terminerons par une discussion sur la nature du doute qui est à l’oeuvre dans la dénégation des allégations de racisme par les forces de l’ordre.

Méthodologie

Les analyses présentées ici s’appuient sur une étude de cas d’une police municipale québécoise de taille moyenne qui, à la suite de la publication d’un rapport de recherche portant sur le Service de police de la Ville de Montréal (Armony et al., 2019), nous a invités au printemps 2020 à effectuer une recherche similaire auprès d’elle en vue d’examiner la situation des disparités raciales dans ses pratiques. Cette institution policière avait été montrée du doigt à plusieurs reprises dans les médias au cours des dernières années relativement à des allégations de profilage racial (deux de ses agents ont même été condamnés récemment par le tribunal des droits de la personne) et la pression était forte pour documenter ses propres pratiques. Après discussion avec l’organisation policière et certains de ses membres, il a été décidé de procéder à l’aide d’une double approche méthodologique, quantitative et qualitative. L’objectif principal était de reproduire les analyses faites dans le rapport susmentionné, mais également d’y adjoindre une contextualisation à l’aide d’entrevues avec des agents de la paix.

Données quantitatives

Tout d’abord, nous avons eu accès à l’ensemble des interpellations et interceptions[2] enregistrées entre 2016 et 2019, inclusivement, ce qui correspond à un total de 2 392 interventions. Bien que la population des personnes interpellées soit diversifiée sur le plan ethnoculturel, les analyses se sont limitées pour des raisons méthodologiques aux seules différences entre la population blanche (non racisée) et la population noire. En effet, les autres populations racisées ne sont pas assez nombreuses à résider sur le territoire desservi par le service de police (et donc à avoir été la cible d’une intervention policière) pour permettre des analyses statistiques solides. Ainsi, seules deux interventions portant sur des personnes perçues comme autochtones par les forces de l’ordre ont été enregistrées entre 2016 et 2019. Pour les personnes perçues comme arabes (N = 96 interpellations), latino-américaines (N = 76) et asiatiques (N = 25), les chiffres sont également trop faibles pour permettre des analyses suffisamment solides. Le service de police nous a aussi donné accès aux infractions enregistrées sur le territoire au cours de la même période, ce qui correspond à un total de 9 060 infractions. Enfin, nos analyses se sont appuyées sur les données du recensement canadien de 2016 pour connaître la composition ethnoculturelle de la population à l’étude (N = 89 025).

Ces données quantitatives ont servi à produire de nombreuses analyses et il n’est pas possible ici d’en faire état dans leur totalité. Cela étant dit, deux indicateurs de suivi en matière de profilage racial ont été déterminés, sur le modèle de ce qui avait été fait à Montréal (Armony et al., 2019). Tout d’abord, nous avons mesuré l’indicateur de chances de disparités dans les interpellations (IDCI), qui est une comparaison entre le poids relatif des différents groupes racisés et non racisés dans l’ensemble des interpellations enregistrées et le poids relatif de ces mêmes groupes dans la population générale. Sans discrimination, ces deux poids relatifs devraient être équivalents. Ainsi, puisque la population blanche représente 89 % de la population générale, elle devrait également se retrouver impliquée dans 89 % des interventions policières. Tout écart, dans un sens ou un autre, est considéré comme une disproportion.

Tableau 1

Calcul de l’Indicateur de disparité de chances d’interpellation pour la population noire

Calcul de l’Indicateur de disparité de chances d’interpellation pour la population noire

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En d’autres termes, un IDCI de 1 signifie qu’il n’y a pas de disproportion. Au-dessus de 1, on peut dire que la population racisée analysée est ciblée de manière disproportionnée par les forces de l’ordre. Les données présentées dans le tableau 1, basées sur les analyses de la présente étude, confirment qu’il existe une disproportion : les personnes noires sont 3,3 fois plus à risque d’être interpellées par la police que leur poids démographique le prévoit. Ceci correspond à un indicateur classique, fréquemment exploité dans les études sur les questions de profilage racial, même s’il ne permet pas de faire des inférences quant aux raisons qui sous-tendent les éventuelles disproportions observées (Fridell, 2017). En effet, on peut faire par exemple l’hypothèse que l’appartenance à une classe socioéconomique défavorisée est à l’origine d’un volume plus grand d’interventions policières et non pas l’identité racisée des personnes ciblées en tant que telle. Toutefois, comme certains groupes racisés sont surreprésentés dans les franges les plus pauvres de la société, la disproportion se refléterait également dans les analyses qui portent sur des groupes racisés. La disproportion serait ainsi plutôt le reflet d’une pratique de profilage social et non pas de profilage racial.

Le second indicateur, nommé indicateur de surinterpellation en regard des infractions (ISRI), compare cette fois-ci la distribution de la population dans les interpellations avec sa distribution dans les infractions. Cet indicateur anticipe l’une des principales critiques qui est faite dans les études sur les discriminations raciales par la police, soit que les disproportions observées s’expliquent par une implication différenciée des groupes racisés dans la criminalité. Dit autrement, si les personnes racisées sont plus souvent interpellées que les personnes blanches, c’est parce qu’elles seraient plus criminelles. Comme cela fait directement partie des narratifs policiers sur les disproportions, nous en rediscuterons plus loin dans la section sur les résultats.

Bien que les données mises à notre disposition soient très riches et plutôt rares, elles ne sont bien entendu pas exemptes de défauts. Au-delà du fait qu’elles n’ont nullement été produites pour l’usage qui en est fait ici (analyser des disparités à l’aune d’indicateurs de suivi en matière de profilage racial), leur principale limite concerne le fait qu’elles ne regroupent que les interpellations et interceptions enregistrées. Or, un tel enregistrement n’est pas systématique et dépend ultimement d’une décision effectuée par l’agent sur le terrain quant à la pertinence pour son travail d’enregistrer ou pas cette intervention. La question qui se pose alors est de savoir dans quelle mesure notre base de données est représentative de l’ensemble des interpellations effectuées (qu’elles soient enregistrées ou pas). Sans pouvoir statuer de manière définitive sur ce point, nous pouvons toutefois émettre deux hypothèses contradictoires et dont l’annulation mutuelle nous permet de penser qu’il y a de bonnes chances que les disparités observées dans notre base de données soient un assez juste reflet de l’ensemble des interpellations et interceptions effectuées sur le territoire. D’une part, si l’on considère que les préjugés raciaux pèsent sur la décision d’intervenir (sur la construction de la suspicion chez les policiers), il se peut qu’une plus grande part des interpellations effectuées auprès des personnes racisées soit à la base non justifiée ou faiblement justifiée ; dès lors, une plus grande proportion d’interpellations visant les personnes racisées ne déboucherait pas sur un enregistrement, car ne donnant pas lieu à l’obtention d’une information considérée comme pertinente (ce qui implique une sous-estimation de la disproportion dans notre échantillon relativement à l’ensemble des interpellations – enregistrées et non enregistrées). D’autre part, dans une hypothèse concurrente, il se peut au contraire que le préjugé racial participe à la consolidation d’une suspicion à la suite de l’interpellation (ou participe à rendre la dissipation de la suspicion plus rare), au moment où la décision d’enregistrer se prend ; dès lors, un individu racisé réussirait moins souvent qu’une personne non racisée à dissiper la suspicion à l’origine de l’intervention, ce qui impliquerait une surestimation de la disproportion dans notre échantillon par rapport à l’ensemble des interpellations. Si les deux hypothèses sont vraies, elles se neutralisent. Bien entendu, les dynamiques qui influencent la pratique de l’interpellation sont bien plus complexes que cela. Il n’en reste pas moins qu’il y a tout lieu de croire que les disparités observées dans les interpellations trouvent partiellement écho dans les interpellations non enregistrées. Plus encore, même si les deux échantillons ne devaient pas parfaitement concorder, les disproportions analysées ici traitent d’un volume suffisamment appréciable d’interventions policières pour être prises au sérieux quant à leurs répercussions réelles sur les citoyens, indépendamment de la réalité des interpellations non enregistrées.

Données qualitatives

Parallèlement aux analyses quantitatives, nous avons effectué 12 entrevues avec des policiers et policières. La sollicitation s’est faite sur une base volontaire, par l’entremise d’un courriel envoyé par la direction à l’ensemble des agents de la paix. Les participant·es occupaient diverses fonctions au sein de l’organisation (patrouille, supervision, enquête), mais possédaient tous et toutes une certaine proximité avec la pratique de l’interpellation, que ce soit parce qu’ils·elles sont appelé·es à la superviser, parce qu’ils·elles utilisent les renseignements qui en découlent dans leurs enquêtes ou tout simplement parce qu’ils·elles utilisent cet outil dans leur quotidien. L’échantillon était constitué de 11 hommes et 1 femme, avec 16,8 années d’ancienneté en moyenne. Tous les participants appartenaient et s’identifiaient à la majorité blanche, non racisée.

D’une durée moyenne de 72 minutes, ces entrevues semi-dirigées étaient structurées autour de deux grandes thématiques : la première partie traitait de la pratique de l’interpellation en tant que telle, des fonctions qu’elle remplit aux yeux des agents de la paix, des contextes dans lesquels elle se déploie ; dans un second temps, nous nous sommes penchés sur les allégations de racisme qui pèsent sur la profession policière et sur leur organisation en particulier. C’est cette seconde partie qui va être mise à contribution dans le présent article, en ce que nous y demandions explicitement aux participants comment, dans l’éventualité où nous devions découvrir des disparités entre population blanche majoritaire et populations racisées minoritaires à la suite de l’analyse de leurs données opérationnelles, ils expliqueraient de telles disparités. Les réponses à cette question, qui vont nourrir notre analyse, ont également été l’occasion de discuter des notions de profilage racial et de racisme systémique, et de voir comment les policiers et policières interrogés donnent un sens à ces termes. Effectuées en pleine pandémie, les entrevues se sont toutes déroulées par visioconférence. Elles ont été retranscrites par nos soins, puis analysées avec le logiciel TAMS Analyzer.

Bien que 12 entrevues soient un nombre relativement faible pour procéder à des analyses qualitatives, il convient de souligner plusieurs éléments à la défense de notre démarche. Tout d’abord, ces 12 personnes représentent approximativement 10 % de l’ensemble des agents de la paix de l’organisation à l’étude, ce qui n’est pas négligeable. Ensuite, les propos recueillis sont extrêmement homogènes, et la plupart des thèmes abordés (et notamment ceux qui nous intéressent ici) sont vite arrivés à saturation ; il convient d’ailleurs de souligner à quel point les propos recueillis s’inscrivent dans un discours uniforme et très fortement partagé. Troisièmement, avoir un accès direct non seulement aux données générées à l’interne de la police, mais également aux représentations des policiers et policières eux-mêmes, est très rare, encore plus de manière concomitante, permettant des comparaisons entre ce que les agents de la paix pensent et ce que les données quantitatives disent. Pour toutes ces raisons, nous considérons que les propos recueillis dans le cadre de cette recherche méritent d’être présentés et discutés. Cela étant dit, il reste que les résultats basés sur un si faible nombre d’entrevues sont forcément de nature exploratoire et que d’autres études devront être menées pour confirmer ou infirmer nos conclusions.

Résultats, résistances et rationalisations

Le premier résultat notable concerne l’IDCI qui, pour la population noire de cette municipalité, se situe à 3,3 (voir tableau 1). Ce résultat a été immédiatement remis en cause par une première résistance policière qui consistait à douter de la validité des données du recensement canadien pour les quatre années à l’étude. En effet, très rapidement, la direction nous a affirmé que la population noire de la municipalité avait énormément augmenté lors des dernières années. Ainsi, le recensement effectué en 2016, bien que pouvant valider les données policières de la même année, ne serait plus adéquat pour celles des trois années subséquentes. Sans être en mesure de chiffrer cet accroissement, et après un certain nombre de discussions pour savoir d’où cette information provenait et comment la quantifier précisément, nous avons décidé de refaire l’ensemble de nos calculs selon un accroissement hypothétique où 10 % de la population générale s’identifierait comme noire en 2019, ce qui nous apparaissait comme étant une augmentation très significative, qui exagérait possiblement la transformation de la population de référence. Or, même avec ce scénario, les disparités demeurent, même si la disproportion est bien entendu un peu moins grande, l’IDCI pour la population noire passant de 3,3 à 2,6. Notons que le recensement de 2021, dorénavant disponible, indique que la population noire correspond actuellement à 9,9 % de la population générale, ce qui montre que les inquiétudes méthodologiques soulevées par la direction à propos du calcul de la population de référence étaient en partie fondées, et que l’IDCI réel pour la période à l’étude doit se situer quelque part entre les deux IDCI calculés. Cela étant dit, ce changement ne modifie pas fondamentalement le constat principal : les personnes noires de cette municipalité sont ciblées de manière disproportionnée par la police dans le cadre de leurs pratiques proactives, les interpellations et les interceptions routières.

Le fait de remettre en cause les données sur la population de référence se retrouve dans d’autres recherches, surtout lorsqu’il s’agit d’interceptions routières (la population de conducteurs et conductrices sur un tronçon routier particulier demeure difficile à établir à partir de données officielles) (Lamberth, 1994). Nous verrons plus bas que cet argument sera utilisé à nouveau, mais cette fois par les interviewé·es eux·elles-mêmes, et ce, sur une dimension différente, propre à leur territoire.

Il convient de préciser que ce n’est pas tant sur l’existence de disparités que la police produit des formes de résistances, que sur leur interprétation, un résultat que l’on retrouve ailleurs dans la littérature (Jobard et Lévy, 2011). Les personnes interrogées dans le cadre de cette recherche s’attendaient ainsi toutes à ce que nos données quantitatives fassent état d’un écart de traitement entre les personnes blanches et les personnes racisées. Elles nous mettaient toutes en garde par ailleurs sur le fait qu’il ne fallait pas que nous voyions là une forme de racisme de leur part, et que ces écarts s’expliquaient autrement. Beaucoup de policiers et policières nous ont ainsi parlé de l’importance de la mise en contexte, de « faire ventiler » les données, sous-entendant que cette contextualisation aurait indubitablement pour effet de réfuter les accusations de profilage racial en apportant des justifications aux disparités observées. Trois participants nous ont également servi le proverbial « les chiffres, on peut leur faire dire tout ce qu’on veut ». Rappelons que, justement, les chiffres issus de leur organisation n’étaient pas encore connus au moment des entrevues (les analyses étaient alors en cours), ce qui a constitué un avantage et un désavantage pour les discussions. D’un côté, si nous avions terminé nos analyses avant les entrevues, il aurait été possible de discuter plus directement et de manière plus ciblée des écarts qui y ont été observés ; il aurait par exemple été possible de confronter les hypothèses des participants avec nos résultats, et voir ainsi comment ils réagiraient aux éventuelles contradictions entre leurs explications et nos observations. De l’autre côté, parce que les résultats des analyses quantitatives n’étaient pas disponibles, les policiers et policières interrogé·es nous parlaient de manière non dirigée, proposant les rationalisations les plus communes pour expliquer les disparités attendues, des rationalisations qu’il a été possible de (in)valider ultérieurement.

Les rationalisations proposées par les policiers et policières qui ont participé à la recherche visent à neutraliser deux interprétations concomitantes mais, toutefois, quelque peu différentes, soit celle du profilage racial et celle du racisme policier. La première sous-tend que les pratiques proactives de la police (dans lesquelles se trouvent les interpellations et les interceptions routières) sont en partie déterminées par l’identité racisée des personnes ciblées. Le policier va généralement nier cette interprétation en affirmant que la couleur de la peau ne joue aucun rôle dans sa décision d’intervenir, qu’il se base au contraire sur des faits observables (une infraction, un comportement suspect). La seconde consiste à penser que les agents de la paix, en tant que corps de métier, seraient plus « racistes » que le reste de la population, qu’ils auraient plus de préjugés raciaux, voire de valeurs racistes, et qu’à ce titre, la police serait raciste. Là aussi, on s’en doute, c’est une interprétation balayée du revers de la main, et ce, de manière souvent véhémente. Pour soutenir son argument, l’officier de police va souvent utiliser son propre savoir, notamment le fait qu’il connaît mieux que quiconque ses collègues et qu’il sait qu’ils ne sont pas racistes.

À partir des entrevues, il a été possible de relever cinq différentes rationalisations policières visant à neutraliser ces hypothèses : par criminalité différenciée ; par flux différencié de la population flottante ; par production de crime initié ; par lieux criminalisés ; et par biais dans les appels citoyens. Si nous nous attardons à ces cinq explications précises, c’est pour deux raisons : tout d’abord, parce qu’elles constituent celles qui sont les plus largement partagées par les personnes interviewées ; ensuite, parce qu’elles sont crédibles et donc méritent d’être discutées. Nous allons maintenant présenter chacune de ces rationalisations et voir dans quelle mesure elles sont soutenues par les données quantitatives à notre disposition.

L’explication par criminalité différenciée

La première rationalisation consiste à affirmer que les personnes interpellées par la police sont généralement criminalisées. Elles ont des antécédents criminels et c’est pour cela qu’elles intéressent la police, et non pas parce qu’elles sont noires. L’idée soutenue ici, c’est qu’il existerait des différences en termes de participation à la criminalité selon l’identité racisée des individus : certains groupes ethnoculturels seraient plus enclins à commettre des infractions que d’autres. Bien entendu, aucun participant à la recherche ne s’est permis de soutenir que cette différence serait liée à un caractère intrinsèque aux « races », nous ramenant aux heures sombres des débuts de la criminologie, où théories racialistes et anthropologie criminelle faisaient bon ménage. Généralement, les policiers expliquent au contraire ces différences de manière sociale : certains groupes racisés seraient désavantagés sur le plan socioéconomique, ce qui représenterait un facteur de risque en matière de criminalité. En d’autres termes, les personnes racisées sont plus criminelles non pas du fait de leur identité racisée, mais parce qu’elles sont plus pauvres. Et c’est cette inégalité socioéconomique, sur laquelle la police n’aurait pas de contrôle, qui expliquerait les disparités observées.

C’est un argument très souvent avancé, si fréquemment d’ailleurs que nous avons utilisé en amont un indicateur spécifiquement dédié à en tester la validité (l’ISRI). Les résultats tendent à démontrer que l’explication par criminalité différenciée est loin d’être satisfaisante. En effet, l’ISRI pour la population noire de cette municipalité est de 1,61, signifiant que les personnes noires sont surinterpellées de 61 % relativement à leur participation présumée à la criminalité. Ainsi, bien que les personnes noires soient légèrement surreprésentées dans les infractions enregistrées par la police relativement à leur poids démographique (elles comptent pour 988 infractions sur 9 060, soit 10,9 %, relativement à un poids démographique de 6,8 %), cette surreprésentation ne permet pas d’expliquer les disparités observées en matière d’interpellations. Plus encore, pour vérifier encore plus directement cette première hypothèse policière, nous avons distingué les interpellations effectuées auprès de personnes ayant des antécédents criminels de celles faites sur des personnes qui n’ont pas de casier judiciaire. Si l’hypothèse policière était vraie, les disparités observées devraient s’effacer lorsque l’on ne traite que la population des interpellés sans antécédents. Or, en excluant toutes les personnes avec casier judiciaire de nos données, l’IDCI pour les personnes noires demeure au-dessus de 3 (3,07 exactement[3]), ce qui signifie que l’interprétation par criminalité différenciée ne permet pas d’expliquer les disparités observées.

L’explication par flux différencié de la population flottante

Dans la continuité de cette première rationalisation, d’autres policiers affirment que les personnes ciblées dans leurs interventions sont des individus racisés en provenance de villes voisines (Montréal et Laval en tête) qui viennent précisément sur leur territoire pour y avoir des activités criminelles. Plus particulièrement, les personnes interrogées affirment que des membres racisés de gangs de rue des grandes villes aux alentours se déplacent parfois dans leur municipalité. On retrouve ici l’idée que les personnes interpellées méritent de l’être car elles sont criminalisées (ce que les données analysées ne montrent pas), mais également le fait que les disparités de traitement n’affectent pas vraiment les résidents du territoire desservi par ce service de police, mais touchent avant tout des personnes externes, de passage. Cette rationalisation ajoute au premier argument une difficulté méthodologique liée à la mesure de la population flottante : en effet, s’il est aisé de connaître la distribution d’une population résidant sur un territoire donné au Canada (à l’aide des données du recensement), il est bien plus difficile de déterminer quelle est la nature de sa population flottante (c’est-à-dire qui ne fait que passer sur le territoire). Or, si cette population flottante est particulièrement racisée (et criminalisée), cela va fausser les analyses, en ce que le calcul de l’IDCI s’appuiera sur des données erronées qui ne représentent pas la population à disposition des forces de l’ordre (sur laquelle les interventions portent). À nouveau, c’est une explication qui a des mérites sur le plan logique et qui doit être prise au sérieux. C’est pourquoi nous avons recalculé l’IDCI en excluant cette fois-ci toutes les personnes qui ne sont pas résidentes du territoire (et donc l’ensemble de la population flottante). Ce faisant, l’indicateur passe de 3,29 à 3,11, ce qui signifie que les personnes noires résidentes de la municipalité ont également un peu plus de trois fois plus de risques d’être la cible d’une interpellation policière que les personnes non racisées résidentes de la municipalité. L’explication par un flux différencié de la population flottante n’est donc pas plus satisfaisante que la première rationalisation et doit également être écartée.

L’explication par production de crime initié

La troisième rationalisation s’inscrit encore dans une justification des disparités par l’entremise de la mission de lutte au crime que se donne la police. Dans ce cas précis, l’idée est que les interventions proactives de la police ne sont pas motivées par du profilage racial, mais bien plutôt par du profilage criminel, dans le même sens que les rationalisations précédentes le sous-entendent. D’ailleurs, selon les personnes interviewées, nombre d’interpellations aboutissent à ce qu’elles nomment du « crime initié », c’est-à-dire à l’identification d’une infraction criminelle au cours d’une intervention proactive. En d’autres termes, ce sont des crimes qui sont détectés grâce, et seulement grâce, à une initiative policière, d’où le terme « initié ». Ces infractions sont sources de grande satisfaction pour les policiers et policières, en ce sens qu’ils peuvent se dire que sans leur vigilance, ou sans leur bon flair policier, une infraction serait demeurée invisible et un crime possiblement impuni. Plus encore, cet argument permet de justifier les interpellations et les disparités qui s’y trouvent : si les interpellations produisent du crime initié, alors les disparités sont en partie justifiées par le fait qu’elles contribuent à la répression du crime (et donc, selon les forces de l’ordre, à la sécurité publique). Pour vérifier la validité de cette rationalisation, nous avons procédé à un calcul de l’IDCI en ne prenant en compte que les interventions qui n’ont pas donné de suite (et donc où aucune infraction n’a dû être identifiée, ou à tout le moins n’a mérité d’être enregistrée par le·la policier·ère). L’IDCI des personnes noires tombe alors à 3,14, ce qui demeure à nouveau une différence négligeable relativement au 3,3 mesuré à l’aune de l’ensemble des personnes noires interpellées. Même si les policiers peuvent se porter à la défense de leur pratique d’interpellation en disant que celle-ci permet de produire du crime initié, les disparités observées indiquent que les personnes noires qui ne commettent pas de crime (auprès desquelles une intervention ne produit pas de crime initié) sont elles aussi trois fois plus à risque d’être interpellées que les personnes blanches. Et cette disparité spécifique n’est aucunement justifiée.

L’explication par lieux criminalisés

Quatrièmement, plusieurs personnes nous ont dit qu’une part importante des interpellations des personnes noires s’effectuait autour de « lieux d’intérêt ». Plus précisément, un bar, un bar de danseuses et un motel étaient connus par les policiers pour être fréquentés par des personnes criminalisées (et tout particulièrement par des personnes racisées appartenant à des gangs de rue). Le motel, par exemple, servait à des activités de proxénétisme, selon les propos recueillis. Comme ces lieux sont particulièrement surveillés, toute activité suspecte s’y déroulant à proximité risque de donner lieu à une intervention policière, qui apparaît alors comme justifiée, car participant directement à la mission de répression du crime de la police. Comme nous possédions l’adresse exacte de l’interpellation dans la base de données mise à notre disposition, il a été relativement aisé d’éliminer toutes les interventions qui avaient été effectuées à proximité des trois lieux formellement identifiés par la police. Or, en procédant de cette manière, l’IDCI pour les personnes noires reste à 3, ce qui invalide une fois de plus l’explication policière.

L’explication par les biais dans les appels citoyens

Enfin, plusieurs participants affirment que les disparités s’expliquent par les préjugés raciaux des citoyens qui appellent la police. En effet, durant les entrevues, nous questionnions directement les individus à savoir s’ils avaient déjà été témoins d’un comportement discriminant de la part d’un collègue, ainsi que dans le cadre d’un appel citoyen. Si, dans le premier cas de figure, les 12 personnes interrogées nous ont répondu par la négative, dans le second, c’est tout le contraire : tout le monde a déjà été impliqué dans une intervention générée par un appel fondé sur des préjugés raciaux. Or, une part non négligeable du déploiement policier est tributaire des appels citoyens et il va sans dire que si cette mobilisation citoyenne des forces de l’ordre est en partie biaisée par des préjugés raciaux, ceci risque d’accroître les disparités observées dans les pratiques policières sans que la responsabilité en incombe aux forces de l’ordre. À nouveau, l’analyse des données quantitatives ne donne pas raison aux policiers et policières : l’IDCI des personnes noires demeure élevé (3,17) même lorsqu’on exclut du calcul les interventions policières qui suivent un appel citoyen.

Pour résumer, les policiers et policières interrogé·e·s nous ont présenté plusieurs explications alternatives au profilage racial ou au racisme policier pour donner un sens « acceptable » – c’est-à-dire qui n’implique pas leur responsabilité – aux disparités de traitement observées relativement à leurs interventions proactives auprès de la population. Le tableau 2 résume le tout.

Les rationalisations proposées par les policiers sont loin d’être farfelues. Au contraire, si elles opèrent de manière plutôt efficace, c’est justement parce qu’elles sont tout à fait crédibles, voire vraies en partie. Il est juste de dire par exemple que les appels citoyens semblent aussi discriminatoires que les interventions conduites par la police, ce qui avait par ailleurs également été relevé dans une recherche précédente (Armony et al., 2019). Les questions méthodologiques associées à la population de référence ne sont pas non plus forcément invalides et méritent d’être prises en compte avec sérieux. En d’autres termes, les policiers et policières ont raison de dire qu’il faut mettre en contexte les divergences observées et que toute disparité ne peut être automatiquement attribuable à du profilage racial. Le travail policier est complexe, il dépend d’un très grand nombre de facteurs et, même si les policiers sur le terrain possèdent une grande autonomie d’action, le résultat de cette dernière n’est pas attribuable à leur seule intention.

Tableau 2

Résumé des explications alternatives au profilage racial

Résumé des explications alternatives au profilage racial

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Cela étant dit, si les explications avancées par les officiers de police ont leurs mérites, aucune d’entre elles, lorsque confrontée aux données quantitatives, n’est satisfaisante pour dégager l’organisation policière de sa responsabilité relativement aux discriminations raciales observées. Donc, si les appels semblent bel et bien biaisés et être sensibles aux préjugés raciaux, les interventions policières effectuées par l’agent de la paix le sont tout autant. Si les interpellations visent effectivement un certain nombre de personnes ayant des antécédents criminels, les discriminations raciales touchent dans des proportions semblables les personnes sans casier judiciaire. Et ainsi de suite. Plus encore, se pose la question du pourquoi, parmi toutes les hypothèses discutées, celle qui demeure la plus évidente et la plus probable – soit que les disparités s’expliquent parce que la police fait du profilage racial – est systématiquement rejetée. Une telle question peut paraître bien naïve, en ce qu’on ne voit pas en vertu de quoi des agents de la paix avoueraient à des chercheurs externes qu’ils pratiquent quelque chose d’illégal et d’immoral. Toutefois, les entrevues menées nous montrent que l’agnotologie du racisme dans les pratiques policières s’inscrit dans des processus plus complexes et subtils qu’il n’y paraît et que tout ne se résume pas à une simple volonté de nier une réalité connue des acteurs.

La nature du doute

Nous expliquions en début d’article que l’agnotologie peut suivre plusieurs schémas. Elle peut relever de la stratégie concertée dans le but de produire une ignorance ciblée, notamment en créant un doute quant au lien de cause à effet que l’on cherche à décrédibiliser (ici, entre le profilage racial et les disparités observées dans les données). Il est ainsi possible que le déni des accusations de racisme soit volontairement mis de l’avant par la direction car elle ne veut pas envenimer ses relations avec la base, ce qu’une reconnaissance du profilage racial produirait fort probablement, sans compter les retombées sur son image auprès du public. Plus encore, dans un contexte où plusieurs actions collectives sont amorcées contre des institutions policières au Québec pour discriminations raciales, une telle reconnaissance pourrait déboucher sur d’importants coûts financiers (par exemple, au moment d’écrire ces lignes, la Ligue des Noirs du Québec poursuit le Service de police de la Ville de Montréal à hauteur de 171 millions de dollars canadiens). Il existe de fait plusieurs raisons pour expliquer qu’une organisation policière et ses membres ne veulent pas reconnaître le lien entre disparités et profilage racial.

L’agnotologie peut aussi découler d’un exercice de censure, en cachant par exemple des informations au public. Certes, toute organisation est généralement réticente à l’idée de laisser des personnes externes « fouiller » librement dans ses propres données, et de se voir ainsi évaluée et exposée, sans avoir le complet contrôle sur les communications qui vont en résulter. On comprend par ailleurs que ce réflexe corporatiste, somme toute naturel, se trouve être décuplé lorsque le mandat consiste à documenter une pratique immorale et illégale comme le profilage racial. La résistance des organisations policières (de leur direction et de leur syndicat) à voir ainsi leurs problèmes dévoilés est réelle, mais elle n’était pas particulièrement visible lors de notre mandat auprès de la police municipale qui fait l’objet de cette étude. En effet, non seulement avions-nous été directement contactés par la direction de cette organisation (et nous ne savions donc rien des discussions effectuées en amont entre la Ville et sa police pour que cette étude se fasse), mais les négociations avec la base et le syndicat se sont également faites sans nous. Tout au plus, il nous a fallu procéder à deux entrevues préliminaires avec des membres du syndicat avant que ceux-ci ne donnent leur aval au volet qualitatif de notre recherche.

La troisième voie de l’agnotologie est plus subtile et inconsciente. Elle se construit dans une forme d’aveuglement volontaire, généralement dans le but de conserver un voile de moralité ou une identité sociale positive. C’est la thèse par exemple du philosophe Charles Wade Mills qui, dans son livre Le contrat racial, explique que le monde blanc occidental évolue dans une « épistémologie de l’ignorance » (Mills, 2023, p. 147), niant la nature profondément raciale du contrat social, soit que l’équilibre du monde moderne s’est construit et perdure sur l’idée d’une hiérarchie raciale qui structure l’ensemble des relations sociales, politiques et économiques. Plus encore, cette « suprématie blanche » ne peut survivre que parce qu’elle est constamment niée et invisibilisée, le plus souvent en la renvoyant à un passé lointain et révolu. Beaucoup de personnes pensent qu’aujourd’hui le racisme a fortement reculé, en partie parce que la notion de race biologique est devenue obsolète sur le plan scientifique et que le recours à cette notion est habituellement moralement réprouvé. Pourtant, les discriminations à l’encontre des groupes racisés perdurent, voire, dans certains cas, augmentent (comme c’est le cas par exemple avec les taux d’incarcération des personnes autochtones au Canada [Chartrand, 2019]), laissant place à un « néoracisme » ou racisme sans race (Balibar et Wallerstein, 1988) qu’il devient d’autant plus difficile à combattre qu’il ne dit pas son nom[4].

Dans le cadre de cette recherche, les rationalisations exposées pour expliquer les disparités servent avant tout à neutraliser les accusations de racisme et de profilage racial. Bien qu’il demeure difficile de statuer avec certitude sur la manière dont ces rationalisations ont émergé et se sont diffusées parmi les agents de la paix, les observations menées dans cette recherche permettent de renforcer l’hypothèse que les délégitimations des allégations de racisme par les forces de l’ordre s’inscrivent en partie dans cette dernière forme d’agnotologie. En effet, l’analyse des entrevues montre à quel point les policiers réfutent les accusations de racisme avec sincérité. Plusieurs personnes interrogées devenaient très émotives lorsqu’on leur demandait comment elles vivaient les allégations de racisme qui portaient sur leur organisation. Non seulement trouvaient-elles cela difficile sur le plan personnel, mais cela ne reflétait nullement leur propre expérience de leur milieu de travail. À ce titre, la réaction de l’ensemble des participant·es ne laissait pas de place au doute : selon eux·elles, il n’y a pas de problème spécifique de racisme dans la police, c’est-à-dire un problème particulièrement présent dans cette profession. Tout le monde s’entend pour dire qu’à l’instar du reste de la société, il doit y avoir quelques personnes racistes dans la police, mais cela n’est ni généralisé ni plus répandu qu’ailleurs.

Pour comprendre la sincérité de ces dénégations, il nous faut nous tourner vers une autre partie des entrevues, soit celle où nous discutions de leur manière de définir les termes de profilage racial et de racisme systémique. Il est en effet intéressant de voir comment les policiers et policières cadrent les mots employés dans l’espace public pour qualifier les disparités observées dans les diverses recherches indépendantes. C’est de fait par ce travail de cadrage, et tout particulièrement par son étroitesse, que la dénégation prend un sens nouveau. En effet, lorsque questionnés sur leur manière de définir le racisme, et plus généralement dans le cadre des discussions entourant cet enjeu, les policiers y associent deux caractéristiques importantes : l’intentionnalité et les valeurs. Pour les membres des forces de l’ordre, ces deux caractéristiques sont nécessaires pour que l’accusation de racisme soit valide. Dit autrement, selon les officiers de police, pour être raciste, il faut nécessairement avoir l’intention explicite de cibler des personnes racisées, et ce, pour la simple et bonne raison que l’on partage des valeurs racistes. Un policier raciste, c’est quelqu’un qui se lève le matin en se disant qu’il va arrêter des personnes noires parce qu’il n’aime pas les personnes noires. Dans le même ordre d’idées, on retrouve (même si de manière un peu moins généralisée dans notre échantillon) une appréhension erronée de l’expression « racisme systémique » qui confond l’adjectif systémique avec systématique, ce qui mène habituellement à la classique riposte de « tous les policiers ne sont pas racistes ». Parfois, la nécessaire intentionnalité y est également invoquée, faisant l’hypothèse que pour que le racisme soit systémique, il faut que des décideurs (par exemple, ici, des directions de police et/ou des syndicats policiers) se soient concertés pour volontairement mettre en place des politiques et des manières de faire dans le but explicite de discriminer les populations racisées. Bien entendu, ces deux façons de définir le racisme systémique sont perçues par les agents de la paix comme impropres à décrire le réel, d’une part, parce que tous les policiers ne sont pas racistes (du moins pas lorsque le racisme est nécessairement rattaché à une intentionnalité et à des valeurs) et, d’autre part, parce qu’il serait ridicule de penser qu’une direction de police se soit concertée pour que ses membres agissent de manière raciste (et qu’il existe un système à l’intérieur de la police dont l’objectif est explicitement de viser les populations racisées)[5].

Ces manières de définir le racisme, ainsi que le racisme systémique, sont fort réductrices, pour ne pas dire erronées, en ce qu’elles ne tiennent pas compte de la diversité des mécanismes de production de discriminations raciales dans nos sociétés. Les discriminations raciales n’ont pas besoin d’intention explicite pour exister, pas plus que des pratiques discriminatoires nécessitent forcément d’être appuyées par des valeurs racistes pour se concrétiser. Au contraire, la nature systémique des discriminations institutionnelles est souvent caractérisée pas son haut degré d’invisibilité, car étroitement imbriquée au sein même des opérations quotidiennes les plus courantes (Bessone, 2013). Mais au-delà de cet écart avec le réel, ce qui importe ici, c’est de saisir qu’en cadrant les termes de manière si étroite, les policiers et policières sont sincèrement convaincus que les accusations sont fausses et sans fondement. Et ils en sont d’autant plus convaincus qu’ils connaissent bien mieux leurs collègues et leur organisation que celles et ceux qui les affublent de cette qualification infamante. De fait, ils s’opposent au racisme, le condamnent et ne considèrent nullement qu’il existe une hiérarchie entre groupes humains délimités par le concept de race, quand ils ne rejettent tout simplement pas la notion elle-même. Dès lors, aux yeux des forces de l’ordre, les allégations sont fausses, nourries soit par de la malveillance, soit de l’ignorance, et elles ne peuvent qu’être niées. Cette réaction est par ailleurs renforcée par l’expérience personnelle des agents de la paix. En effet, chacun·e d’entre eux·elles nous a raconté avoir été au moins une fois faussement accusé·e d’intervenir pour des motifs raciaux. Par exemple, plusieurs ont fait référence à des interceptions d’un véhicule à la suite d’une infraction au code de la sécurité routière (excès de vitesse, avoir brûlé un feu rouge) mentionnant s’être fait dire par la personne interpellée qu’elle avait été arrêtée parce qu’elle est noire. Ce faisant, chaque policier et policière peut témoigner directement d’une fausse accusation de racisme de la part de quelqu’un, et renforcer, à partir de cette expérience personnelle, le sentiment d’invalidité générale des accusations de racisme qui portent sur la profession.

La sincérité de la dénégation, en grande partie associée au cadrage étroit des termes « racisme » et « racisme systémique » par les agents de la paix, nourrit sans aucun doute les rationalisations alternatives discutées dans cet article. L’explication par le racisme policier étant nécessairement fausse, il faut bien en trouver d’autres. Plus important encore, la sincérité de la dénégation participe directement à la polarisation des points de vue, rendant toute tentative de réforme extrêmement difficile, voire impossible à implanter. En effet, comme les disparités raciales sont « justifiées », et non pas la conséquence de pratiques racistes de la part des forces de l’ordre, alors toute nouvelle politique, toute formation, toute tentative de réforme, sont vues comme illégitimes. S’il n’y a pas de problème, pourquoi changer quoi que ce soit ?

Conclusion

Les constats effectués dans cette recherche nous apparaissent importants dans le cadre de la lutte aux discriminations produites par la police à l’encontre de certains groupes racisés. En effet, en dévoilant une partie de la nature de l’agnotologie policière des allégations de racisme, on observe à quel point les agents sur le terrain sont convaincus de l’illégitimité de ces accusations, nourrissant par là même une très forte résistance au changement. Comprendre ces logiques de production de l’ignorance est une étape nécessaire à qui veut réussir à réduire les disparités de traitement. Certes, notre étude demeure incomplète, en ce qu’elle ne procède pas à une analyse systématique des différentes pratiques de production de l’ignorance auxquelles les organisations policières (et d’autres) s’adonnent, mais jette un regard plus limité sur les rationalisations partagées par les agents sur le terrain. D’autres recherches mériteraient ainsi d’être conduites pour donner un portrait plus complet de cette forme d’agnotologie, et ce, pour être en mesure de déconstruire les narratifs policiers et faire lever les barrières qui se dressent lorsque des appels aux changements se font entendre.

Enfin, et pour conclure, il convient de souligner une limite importante de notre travail, limite que nous avons délibérément évité de traiter jusqu’à présent, et qui concerne l’absence de diversité ethnoculturelle de notre échantillon. En effet, comme nous l’avons précisé dans la section méthodologique du présent article, tous les officiers de police qui ont participé à notre recherche sont blancs, ce qui s’explique par le fait qu’aucun policier racisé ne faisait partie des effectifs du service de police à l’étude. Cela n’invalide nullement nos analyses, car la large majorité des policiers et policières du Québec est également non racisée. Par contre, cela soulève la question du point de vue, et plus particulièrement à savoir si les rationalisations mises en évidence dans notre étude sont partagées par les agents racisés. Est-ce qu’ils proposent des rationalisations semblables ou, au contraire, leurs explications diffèrent-elles ? Comprennent-ils les notions de profilage racial et de racisme systématique de la même manière ? Comment leurs propres expériences des discriminations raciales influent-elles sur leur manière de faire sens des disparités observées dans les pratiques policières ? Ces questions demeurent à l’heure actuelle en suspens.