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Introduction

Au Québec, comme ailleurs, les personnes en situation d’itinérance (PSI)[2] sont contrôlées, profilées, exclues et (sur)judiciarisées (Bellot, Lesage-Mann, Sylvestre, Fortin et Poisson, 2021 ; Gaetz, Donaldson, Richter et Gulliver, 2013). De plus, elles font face à plusieurs obstacles lorsqu’elles se retrouvent devant les tribunaux, en lien avec l’accès à la justice (Bernheim et Laniel, 2013), les conditions de remise en liberté (Sylvestre, Blomley et Bellot, 2019), les exigences thérapeutiques (Roy, Leclair, Côté et Crocker, 2020) et le sentiment d’injustice procédurale (Sylvestre, Bellot, Ménard et Tremblay, 2011). Dans ces circonstances, les avocat·es de la défense jouent un rôle clé auprès des PSI judiciarisées. Leurs perceptions et pratiques sont importantes à documenter et à comprendre, surtout dans notre contexte actuel, où les crises sociales et judiciaires convergent, et où les possibilités de négociation évoluent rapidement. Ainsi, nous documentons le point de vue des avocat·es de la défense criminelle qui sont appelé·es à représenter des PSI, pour l’aide juridique ou en pratique privée au Québec. Plus particulièrement, notre article vise à décrire et à comprendre le point de vue des représentant·es de la défense concernant : (1) leur volonté de représenter des PSI ; (2) les obstacles à l’accès à la justice ; (3) la reconnaissance formelle et informelle des obstacles et du profilage social que connaissent les PSI ; et (4) les stratégies de la défense et les réactions du tribunal.

Nous développons notre analyse à partir d’entretiens semi-dirigés réalisés auprès d’avocat·es oeuvrant à Montréal (N = 50) et dans d’autres districts judiciaires, incluant d’autres villes, des banlieues, des régions rurales et le Grand Nord du Québec (N = 15). Sur le plan conceptuel, nous empruntons aux recherches portant sur le contrôle et la judiciarisation des PSI (Bellot et al., 2021 ; Sylvestre et al., 2019), l’accès à la représentation (Bernheim et Laniel, 2013), la justice managériale ou thérapeutique (Resnik, 1982 ; Wexler et Winnick, 1996), la reconnaissance des enjeux systémiques (Manikis, 2022 ; Sylvestre, 2010, 2016), la culture des tribunaux (Clair, 2020 ; Myers, 2015 ; Van Cleve, 2016) et le rôle des représentant·es de la défense (Van Cleve, 2012). Notre article met en évidence des différences quant à la volonté des avocat·es à prendre en charge les dossiers des PSI, soulignant les défis que ces professionnel·les doivent relever (déontologie, ressources limitées, enjeux de réputation) en fonction de leur lieu d’exercice (Montréal ou autre district judiciaire) et de leur type de pratique (aide juridique ou services privés). Nous avançons que nos participant·es sont souvent insatisfait·es par la (non-)reconnaissance formelle et informelle du profilage vécu par les PSI. Nous décrivons l’hétérogénéité des perspectives, motivations et stratégies des avocat·es, qui utilisent le « magasinage », la résistance ou la collaboration avec le communautaire et la poursuite. Finalement, nous revenons aux enjeux systémiques, aux crises sociales, à la législation et aux pratiques policières qui contribuent injustement au profilage, à l’exclusion, à la (sur)judiciarisation et à l’invisibilisation des PSI.

Recension des écrits

Judiciarisation de l’itinérance

Plusieurs recherches démontrent l’augmentation de la judiciarisation des PSI sur le plan municipal, depuis les années 1990, au Québec (Bellot et al., 2021), ailleurs au Canada (Gaetz et al., 2013) et aux États-Unis (National Homelessness Law Center, 2019). Par exemple, à Montréal, le nombre de constats émis aux PSI est passé de 1 054 en 1998 à 8 493 en 2018, représentant jusqu’à 41 % des contraventions remises par le Service de police de la Ville de Montréal, en 2017 (Bellot et al., 2021). Les PSI sont aussi régulièrement accusées d’infractions criminelles mineures, liées entre autres à la possession de drogue, au vol de moins de 5 000 $, au travail du sexe et à l’administration de la justice (Fortin et Raffestin, 2017 ; Sylvestre et al., 2019). Cette (sur)judiciarisation coïncide avec la mise en place de nombreuses législations visant à lutter contre les incivilités (ivresse sur la voie publique, mauvaise utilisation du mobilier urbain, sollicitation, etc.), qui se fondent sur la théorie de la vitre brisée (Kelling et Wilson, 1982) pour justifier une approche répressive dans la gestion des désordres urbains et des méfaits mineurs[3] (Fortin, 2015). Ces lois, qui témoignent d’un élargissement du filet pénal (Cohen, 1985), ciblent disproportionnellement les PSI, puisqu’elles transforment certaines stratégies de survie ou de comportements associés à leur visibilité dans l’espace public en infractions criminelles répréhensibles (Sylvestre et al, 2011 ; Sylvestre et al., 2019), contribuant au profilage social ainsi qu’à leurs exclusion et invisibilisation (Eid et Campbell, 2009 ; Parazelli, 2021).

Accès à la représentation

Plusieurs études indiquent que les PSI qui se retrouvent devant les tribunaux font face à de nombreux obstacles relativement à l’accès à la justice. Tout d’abord, en raison de leur faible revenu, les PSI doivent généralement se tourner vers l’aide juridique. Toutefois, les personnes défavorisées ont de plus en plus de difficulté à obtenir une représentation, et ce, dans plusieurs pays, dont le Canada et les États-Unis (Fondation du Barreau du Québec, 2019 ; Smith et Stratford, 2020). Elles doivent se diriger vers des organismes communautaires ou des services pro bono ou low bono (Bernheim, Noreau et Bahary-Dionne, 2021), notamment pour les infractions[4], qui ne sont pas couvertes par l’aide juridique, sauf dans les cas d’emprisonnement (Raffestin, 2022). De plus, plusieurs personnes défavorisées et/ou marginalisées se représentent elles-mêmes au tribunal (Bernheim et al., 2021). L’autoreprésentation découle du manque de ressources financières des personnes accusées, ainsi que d’un manque de confiance à l’égard de l’aide juridique (Bernheim et al., 2021). Plusieurs demandes de réforme ont été déposées et de multiples grèves ont été organisées dans les dernières années, revendiquant un meilleur financement, un rééquilibrage des ressources accordées à la poursuite et à la défense ainsi qu’une révision des modes tarifaires pour les avocat·es en pratique privée qui prennent des mandats d’aide juridique (Groupe de travail indépendant sur la réforme de la structure tarifaire de l’aide juridique [GTIRSTAJ], 2022 ; Marin, 2023).

Contrôle, conditions et culpabilité

Nous savons que les conditions de remise en liberté provisoire contribuent au contrôle des personnes défavorisées ou marginalisées (Canadian Civil Liberties Association [CCLA], 2014 ; Myers, 2016). Entre autres, les quadrilatères (red zones)[5], interdiction de consommer et obligation de fournir une adresse sont souvent mésadaptés au contexte de vie des PSI, qui sont alors placées en position d’échec, menant à des bris de condition (Sylvestre et al., 2019). Ces exigences causent des problèmes, particulièrement parce qu’elles peuvent éloigner les PSI de leurs ressources ou cercle social et les mettre à risque de consommer (Sylvestre et al., 2019). Le manque de logements et de places en refuge, aggravé par la COVID-19, complique d’autant plus leurs démarches pour fournir une adresse de domicile stable au tribunal (Nadeau, 2020). Les PSI sont aussi limitées dans leur capacité à négocier leur remise en liberté (Lord, Leclerc, Vacheret, Quirouette et Velloso, 2021), soumises à davantage d’exigences thérapeutiques (John Howard Society of Ontario, 2013 ; Myers, 2016) et à la pression pour plaider coupable (Euvrard et Leclerc, 2015).

Peines mésadaptées

Au Canada, la peine est réputée être adaptée à l’individu et aux circonstances de l’infraction. Les problèmes sociaux ou structurels, exacerbés par l’État, peuvent être discutés au moment de la sentence. Plusieurs décisions clés (R. c. Gladue, 1999, SCR 688 ; R. c. Jackson, 2018, ONSC 252 ; R. c. Morris, 2018, OJ 4631) ont été motivées par l’idée que le contexte social et historique est juridiquement pertinent et que plusieurs facteurs individuels ou sociaux (colonialisme, racisme persistant, manque de soutien social et de logement) devraient être pris en considération. Certaines décisions portant sur la reconnaissance du contexte socioéconomique (p. ex. : R. c. Zora[6], R. c. Matte[7]) traitent d’enjeux qui touchent particulièrement les PSI. Cela dit, bien qu’il existe un consensus sur le caractère systémique de la criminalisation des désavantagés sociaux, des recherches antérieures ont démontré l’existence de nombreuses contraintes pour les avocat·es qui invoquent ces arguments (Denis-Boileau et Sylvestre, 2016 ; Kerr et Dubé, 2020 ; Sylvestre, 2010).

Culture du tribunal et modèles de justice

La culture des tribunaux nous informe sur l’ambiance de la salle d’audience, la collaboration entre les acteur·rices ainsi que le rythme de travail (Myers, 2015, 2021). La culture témoigne également des normes valorisées à la cour, qui tendent à amplifier les discriminations vécues par les personnes accusées et leur famille (Van Cleve, 2016). À cet effet, plusieurs études démontrent que les personnes marginalisées manquent de confiance à l’égard de cette institution (Clair, 2021 ; Raffestin, 2009). Pour cause, le système de justice pénale est accusatoire par nature, mais dans la pratique, ce modèle est généralement réservé aux affaires graves et aux personnes accusées qui ont accès à des ressources. Les accusé·es magrinalisé·es sont souvent traité·es selon des modèles de justice managériaux (Kohler-Haussmann, 2014 ; Resnik, 1982) ou thérapeutiques (Wexler et Winnick, 1996). La recherche sur la justice managériale met en évidence la manière dont les avocat·es gèrent la pression et priorisent le roulement du système au détriment d’objectifs clés tels que le jugement de culpabilité et la représentation des droits (Kohler-Hausman, 2014). Les personnes marginalisées, comme les PSI, sont encouragées à envisager des solutions de rechange au procès en participant à des programmes de déjudiciarisation. Ces « solutions de rechange » contribuent malgré tout au contrôle de ces populations, car elles impliquent l’utilisation de stratégies de surveillance comme la consignation d’informations personnelles (Fortin et Raffestin, 2017). Cette surveillance peut aussi être motivée par l’absence de logement, sans pour autant que cette stratégie soutienne la stabilité résidentielle à long terme (Quirouette, Hannah-Moffat et Maurutto, 2016).

Discrétion, objectifs professionnels et collaboration avec le milieu communautaire

Les procédures judiciaires impliquent une multitude d’acteur·rices, qui peuvent avoir des objectifs et des motivations particulières, être soumis·es à des exigences multiples (Bernier, Bellot, Sylvestre et Chesnay, 2011 ; Van Cleve, 2012) et réagir différemment en fonction du type de dossier et de leur propre expérience, leurs connaissances, ressources ou relations avec les autres (O’Malley, 2006). Par exemple, certain·es juges peuvent accorder une importance plus grande aux principes de modération ou de réhabilitation et montrer plus d’ouverture aux solutions de rechange à la judiciarisation (Bernier et al., 2011). Les avocat·es ont la possibilité d’adopter une pratique « zélée » (zealous advocacy), pouvant se traduire par l’adoption d’une posture conflictuelle à l’égard des autres acteur·rices judiciaires (Sabbeth, 2015 ; Van Cleve, 2012) ou, inversement, par un soutien au plan d’action qui permet d’obtenir le meilleur résultat possible pour leur client·e, quitte à fermer les yeux sur une injustice (p. ex. : faux plaidoyer). De plus, comme les PSI ont généralement plusieurs besoins qui ne sont pas de l’ordre des tribunaux, les représentant·es de la défense entretiennent diverses relations avec des organisations communautaires et institutionnelles (refuges d’urgence, centres de thérapie, etc.) pour elles (Hafetz, 2003 ; Milburn, 2002 ; Quirouette, 2018). Cette collaboration peut soulever des ambiguïtés de rôle, menant à des incohérences lors de l’intervention (Dej, 2016 ; Fortin et Raffestin, 2017). Enfin, les avocat·es qui oeuvrent auprès des personnes marginalisées agissent comme des « antagonistes structuraux » (Slee, 2023), c’est-à-dire que leur travail implique de lutter continuellement contre le système, avec peu de ressources, de manière à limiter les conséquences délétères de la judiciarisation pour leurs client·es. Le travail de défense peut dès lors causer un stress important, poussant même certain·es avocat·es à se sentir responsables des injustices vécues par les personnes marginalisées dans le système de justice (Baćak et al., 2024).

Méthodologie

Notre article se fonde sur des entretiens semi-dirigés réalisés auprès d’avocat·es de la défense criminelle et pénale oeuvrant dans le Grand Montréal (n = 50) ou dans d’autres districts judiciaires, incluant d’autres villes, des banlieues, des régions rurales et le Grand Nord du Québec (n = 15)[8]. Le recrutement des participant·es a été réalisé par la méthode boule de neige ainsi que par l’identification de quelques avocat·es particulièrement impliqué·e·s auprès des personnes défavorisées ou marginalisées. Les participant·es travaillent pour l’aide juridique, prennent des mandats en pratique privée ou connaissent bien les enjeux sociaux[9]. Les entretiens, de 75 minutes en moyenne, se sont déroulés entre juillet 2021 et mai 2023 par visioconférence, par téléphone ou en présentiel. Ils ont été enregistrés avec consentement, sans compensation financière. Parmi nos participant·es à Montréal, nous en avons 20 qui travaillent à l’aide juridique, 15 en pratique exclusivement privée et 15 qui ont une pratique combinée[10]. Pour les participant·es qui travaillent à l’extérieur de Montréal, nous en comptons 11 à l’aide juridique, et 4 en pratique combinée. Notre objectif général était de mieux comprendre les enjeux vécus par les avocat·es de la défense criminelle qui représentent des personnes défavorisées ou marginalisées[11] aux différentes étapes du processus judiciaire (cautionnement, négociation de plaidoyer, détermination de la peine) afin de déterminer les pratiques qui permettent de soutenir ces individus accusés dans leurs démarches sociojudiciaires. Dans le cadre de cet article, nous analysons plus particulièrement les perspectives et les pratiques des avocats et avocates de la défense qui représentent des PSI. Comme les participant·es se sont manifesté·es en raison de leur intérêt particulier pour les enjeux en lien avec l’étude, plusieurs se montrent critiques quant à la judiciarisation des PSI ainsi qu’à leur pratique ou à celle de leurs collègues, ce qui n’est probablement pas représentatif de l’ensemble des avocat·es de la défense. Enfin, des mémos d’entretiens ont été rédigés après chaque entrevue, ce qui a ensuite permis de diriger une analyse thématique du style « codebook » (Braun et Clark, 2021) avec NVivo. Cette méthode conserve une approche structurée, mais ouverte au développement de thèmes inattendus.

Résultats

1. Volonté de représenter les psi

Les avocat·es de la défense n’ont pas tous et toutes la même volonté de représenter des personnes marginalisées, une hétérogénéité encore plus visible au privé. D’une part, le personnel salarié de l’aide juridique démontre généralement plus de motivation à représenter ce type de client·es et manifeste un sentiment de compétence plus élevé. Ces avocat·es travaillent avec la clientèle de l’aide juridique par choix, par passion et désir d’apporter leur contribution, comme l’exprime cette avocate permanente :

J’adore ma pratique parce que c’est évidemment — mes clients sont uniquement les clients qui sont admissibles à l’aide juridique — majoritairement des gens qui sont vulnérables, qui ont des problématiques de santé mentale, de toxicomanie, d’itinérance. C’est vraiment, c’est ça, c’est du droit et du travail social en même temps. C’est pour ça que j’aime ce que je fais.

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Plusieurs soulignent la stabilité que procure leur mode de rémunération par salaire annuel plutôt que par dossier et mentionnent être favorables à la création de postes spécialisés (p. ex. : en santé mentale).

D’autre part, si plusieurs avocat·es en pratique privée se montrent particulièrement engagé·es auprès de PSI, d’autres refusent de les représenter, en partie ou totalement, soulevant des enjeux de rémunération, de formation, de ressources et d’intérêt. Les avocat·es en pratique privée mentionnent que les montants forfaitaires accordés par l’aide juridique ne permettent pas de couvrir les heures supplémentaires investies dans ces dossiers, ce qui les décourage de les accepter. À ce propos, la pratique auprès de PSI implique d’investir davantage de temps dans la création du lien de confiance, ainsi que dans les démarches extrajudiciaires (diriger vers les services psychosociaux, collaborer avec le communautaire). Ces avocat·es adoptent ainsi un rôle qui s’apparente à celui d’un·e travailleur·euse social·e et notent que la formation en droit, axée sur l’analyse juridique, ne traite pas suffisamment des implications extrajudiciaires.

Plusieurs avocat·es en pratique privée mentionnent également qu’en optant pour le droit criminel, ils·elles n’envisageaient pas de représenter des personnes marginalisées, ne se sentant pas à l’aise à l’idée d’oeuvrer auprès de cette clientèle, comme l’illustre cet avocat :

La communication. Le fait de pas être compris, le fait que la personne est complètement désorganisée. J’ai une difficulté, puis je vais t’avouer franchement qu’il y a sûrement de meilleurs avocats que moi pour dealer avec ce genre de clientèle-là, j’en connais plein. Et puis, avant que ces gens-là arrivent à moi, ils sont allés ailleurs. Puis, encore une fois, quand ces gens-là vont débarquer dans mon bureau, je vais les sizer immédiatement et je vais les référer. Je ne touche pas à ça, comme les gens, la toxicomanie de rue, je ne touche pas à ça.

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Cet extrait témoigne bien de la réticence de certain·es avocat·es à représenter des personnes marginalisées, soulignant l’importance d’offrir à ces professionnel·les la formation et les ressources nécessaires pour représenter cette clientèle.

Enfin, certain·es avocat·es attestent du manque de confiance des PSI à l’égard de l’aide juridique, que ce soit en raison d’expériences passées négatives, de leur lien avec l’État ou de préjugés sur la qualité des avocat·es. Ces obstacles peuvent pousser certaines PSI à se représenter elles-mêmes, ce qui complique le processus, car elles doivent être en mesure de remplir des documents administratifs, de comprendre la procédure, de respecter les règles de droit, etc. Les organismes communautaires et les cliniques juridiques de proximité qui se rendent directement dans les refuges peuvent alors jouer un rôle important en entrant en contact avec cette clientèle et lui offrant des services juridiques.

2. Obstacles à l’accès à la justice

2A) Défis des salarié·es de l’aide juridique

Le personnel salarié de l’aide juridique mentionne que la crise découlant de R. c. Jordan[12] a renforcé les exigences organisationnelles axées sur l’efficacité et la gestion du temps, générant une pression sur ces professionnel·les et sur leur clientèle. Pression qui peut se manifester par le traitement accéléré des dossiers, impliquant, par exemple, de limiter le temps investi dans certaines démarches extrajudiciaires. Ce rythme rapide peut devenir un problème particulièrement lorsque la personne accusée a de la difficulté à comprendre la procédure, présente plusieurs besoins extrajudiciaires, a peu confiance envers le système, etc. Le personnel salarié indique tout de même bénéficier d’une certaine flexibilité de la part de leurs gestionnaires, de sorte qu’il est possible d’accorder un peu plus de temps aux dossiers lorsque nécessaire, bien que plusieurs qualifient leur travail de « pratique à volume », comme l’exprime cet avocat :

Souvent, en première instance, c’est du volume. Ça roule vite. On n’a pas vraiment, admettons, une journée pour faire l’audition du vol à l’étalage de mon client qui est dans la rue. Donc, l’opportunité de venir faire cette preuve-là, d’assigner des chercheurs, d’assigner des intervenants, elle n’existe pas vraiment. Dans le sens, on va me regarder comme si j’étais un malade, là. Une sentence de vol à l’étalage, ça prend cinq minutes. C’est pas vrai qu’on va faire toute l’audition avec les témoins puis les experts.

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Les propos de cet avocat témoignent bien de la surcharge judiciaire et de son incidence sur le temps investi dans les dossiers. Dans ce contexte, plusieurs personnes salariées mentionnent que l’aide juridique souffre de sous-financement et d’une pénurie de main-d’oeuvre.

2B) Défis des avocat·es en pratique privée

Plusieurs avocat·es en pratique privée mentionnent les difficultés vécues par leur clientèle qui cherche à obtenir un mandat d’aide juridique, nécessaire à sa rémunération. En effet, afin d’obtenir un mandat, la personne accusée doit contacter l’aide juridique et transmettre des documents administratifs, ce qui peut s’avérer compliqué vu que plusieurs n’ont pas le téléphone, n’ont pas fait leurs impôts, ont perdu des documents, etc. Les participant·es révèlent d’ailleurs que la mise en place d’un service téléphonique pour obtenir les mandats durant la pandémie a particulièrement facilité leur travail.

Plusieurs avocat·es en pratique privée offrent un accompagnement dans leur démarche pour obtenir un mandat, bien que cette tâche ne soit pas couverte par l’aide juridique. Ce soutien est nécessaire pour assurer leur rémunération de même que la pleine représentation des client·es, comme l’illustre cette avocate en pratique privée :

Admettons un client, qu’on le sait qui est en situation d’itinérance puis qui peut être quasiment perdu dans la brume pendant plusieurs semaines, dès qu’on le voit, bon, on est comme : « Attends, on va appeler l’aide juridique ensemble. […] » Des fois, c’est assez simple, mais, des fois, il faut fournir relevé d’impôts de l’année précédente, relevé bancaire, preuve d’emploi, relevé de paie, fait que ce n’est pas toujours facile à obtenir. Des fois, on leur demande des documents qui n’existent pas, fait que ça devient encore plus difficile de prouver que ces documents-là existent pas. Tsé, un relevé de banque, pour quelqu’un qui n’a pas de compte en banque… Fait que ça peut venir difficile, puis des fois, écoute, ça peut prendre un an, un an et demi avant d’avoir un mandat d’aide juridique pour un client.

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De ce fait, la majorité des participant·es témoignent d’enjeux importants en ce qui a trait au mode de rémunération des avocat·es en pratique privée qui acceptent des mandats d’aide juridique. Notamment, certaines tâches ne sont pas suffisamment rémunérées (p. ex. : accompagnement pour l’obtention du mandat, présence au procès). On note également des enjeux relatifs au fait d’être payé·es à la clôture du dossier, ce qui les décourage de s’investir dans des démarches à long terme (p. ex. : programmes de justice thérapeutique). Enfin, bien qu’il soit possible de déposer une demande de considérations spéciales afin d’être rémunéré·es pour certaines tâches supplémentaires, plusieurs avocat·es soulignent la lourdeur et la rigidité de ce processus.

Conséquemment, les avocat·es en pratique privée mentionnent que la pratique auprès d’une clientèle défavorisée est désavantageuse financièrement. Plusieurs limitent leur implication dans ces dossiers, alors que d’autres, vivant des difficultés financières, adoptent des pratiques à volume. Certain·es avocat·es, particulièrement les plus expérimenté·es, avouent prendre moins de dossiers d’aide juridique qu’en début de carrière, sauf dans de très rares cas, notamment quand ces dossiers leur tiennent à coeur ou contribuent à l’avancement de leur carrière. Inversement, une minorité mentionne faire beaucoup de travail pro bono et accepter des dossiers d’aide juridique par souci de justice sociale. Ces avocat·es vont, par exemple, accompagner les client·es dans leur démarche pour l’obtention du mandat, les adresser aux ressources communautaires, prendre plus de temps pour négocier avec le ministère public, même si ces tâches ne sont pas rémunérées. Ces avocat·es vivent des enjeux de conciliation famille-travail, des problèmes financiers et de l’épuisement professionnel. Enfin, plusieurs en pratique privée sont réputé·es pour leur pratique à volume, c’est-à-dire accepter une grande quantité de mandats d’aide juridique pour les régler rapidement. Ces avocat·es s’investissent peu dans les négociations ainsi que dans les démarches extrajudiciaires, et peuvent exercer davantage de pression pour plaider coupable. Selon nos participant·es, ce type de pratique assure la sécurité financière de l’avocat·e, mais nuit à l’équité des procédures judiciaires. Plusieurs participant·es ont d’ailleurs rapporté connaître très bien des collègues, voire des juges et des procureur·es, faisant de la pratique à volume. Selon eux et elles, cette pratique est tolérée, dans un contexte où les tribunaux encouragent le règlement rapide des dossiers en raison de la surcharge judiciaire.

3. Reconnaissance du profilage et des obstacles

Les avocats qui représentent des PSI rencontrent plusieurs embûches dans leurs tentatives de mettre en lumière la situation socioéconomique de leur clientèle lors des procédures judiciaires. Notamment, les entretiens démontrent que la reconnaissance du profilage social exercé sur les PSI et des obstacles qu’elles rencontrent devant les tribunaux varie grandement. Les possibilités de contestation et de remise en question du caractère discriminatoire des lois qui ciblent disproportionnellement les PSI demeurent limitées, entre autres par l’importance accordée aux éléments constitutifs de l’infraction et au principe de responsabilisation. Plusieurs obstacles au moment du cautionnement et de la détermination de la peine nuisent à la reconnaissance de ces facteurs et contribuent au phénomène de la porte tournante[13], notamment en lien avec le rythme expéditif des procédures, l’imposition de conditions de remise en liberté provisoire mésadaptées, la pression pour plaider coupable, les ordonnances de probation prolongées, l’accès aux expertises professionnelles ou les outils actuariels.

3A) Défis en lien avec la reconnaissance du contexte socioéconomique

Dans le cadre des entretiens, les avocat·es ont exprimé des points de vue variés au sujet de la judiciarisation des PSI. Plusieurs notent les améliorations récentes des programmes d’accompagnement et de la sensibilité générale des acteur·rices judiciaires à l’égard des enjeux vécus par les clientèles marginalisées. D’autres ont adopté une posture plus critique à l’égard du traitement judiciaire des PSI, soulignant leur nature injuste et inefficace. Ces avocat·es mentionnent que les infractions en lien avec la lutte aux incivilités (ivresse sur la voie publique, sollicitation, mauvaise utilisation du mobilier urbain, etc.) et les bris de condition entraînent plusieurs conséquences pour ces individus accusés (stigmatisation, anxiété, dette financière, antécédents judiciaires, etc.) sans pour autant assurer leur réhabilitation sociale, la protection du public ou la prévention d’infractions futures. Plusieurs considèrent que ces lois et leur application s’inscrivent dans les dynamiques de profilage social, comme l’énonce cet avocat en pratique privée :

Ce genre d’infraction-là, les policiers les créent un peu de toutes pièces. Les transactions de drogue de peu de valeur ou aller faire ce qu’on appelle la lutte aux incivilités dans un lieu connu pour des consommations de drogue, tu sais les consommateurs de drogue au parc Émilie-Gamelin ne causent pas vraiment de problème à personne, outre que le public qui passe trouve ça choquant, il n’aime pas ça voir ça, mais ils ne créent pas de dommage à personne.

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Cet avocat exprime d’ailleurs l’idée partagée par plusieurs participant·es qui considèrent que les PSI ne devraient pas être judiciarisées pour ce type d’infraction, ou que leur dossier devrait être traité par le système de santé et de services sociaux afin de limiter le phénomène de la porte tournante. Certains indiquent que cette judiciarisation contribue à la surcharge judiciaire, de sorte que la solution à ce problème exige de limiter le recours au système pénal.

Ensuite, les participant·es mentionnent que les possibilités de contestation de ces infractions dans le cadre du processus judiciaire demeurent limitées, soulignant certaines lacunes procédurales ainsi que le manque de reconnaissance formelle et informelle à l’égard de la (sur)judiciarisation des PSI. Il est compliqué pour les avocat·es de soulever des arguments qui remettent en cause la nature discriminatoire de certaines législations (p. ex. : possession de drogues) ou de souligner les effets disproportionnés de leur application sur les personnes marginalisées, puisque les autres acteur·rices judiciaires se concentrent sur l’application de la loi et sont soumis·es à des impératifs managériaux liés à la performance et à la gestion du risque. De plus, plusieurs mentionnent la crédibilité supérieure accordée aux témoignages de la police en comparaison de ceux des personnes accusées, qu’on présume indignes de confiance. Ce constat est d’autant plus évident lorsque les personnes accusées sont en situation d’itinérance, consomment des drogues ou vivent avec des problèmes de santé mentale. L’absence de discussion entourant ces questions amène plusieurs participant·es à douter des procédures qui concernent la détermination de la culpabilité morale des personnes accusées.

Les avocat·es soulignent également les complications en lien avec le dépôt de plaintes en déontologie policière et les contestations en vertu de la Charte des droits et libertés canadienne, que ce soit en raison du manque présumé de crédibilité des client·es ou de leur désir d’éviter les problèmes avec la police. Mettre l’accent sur une situation de profilage peut également jouer contre la personne accusée qui pourrait être perçue comme étant en train de se « victimiser » ou de se « déresponsabiliser », situation pouvant mener à des peines plus sévères. Par ailleurs, les tribunaux ont tendance à traiter de manière informelle (hors cour) les dossiers en matière de profilage. Lorsque les acteur·rices judiciaires constatent que les accusations comportent des éléments associés à des abus policiers ou du profilage, ils·elles abandonnent souvent les poursuites. Bien que cela représente un soulagement pour les accusé·es, ces pratiques font en sorte qu’aucune jurisprudence ne peut découler de ces dossiers. Ce traitement informel, voire secret ou invisible, empêche alors l’amélioration des pratiques judiciaires, ne permet pas d’envoyer un message clair visant à dissuader les abus futurs et nuit d’autant plus à l’obtention d’une réparation pour la victime. Plusieurs participant·es critiquent la manière dont le système judiciaire traite les dossiers de profilage et considèrent qu’il faudrait revoir les mécanismes de plainte en déontologie et favoriser le dialogue sur ces questions dans le cadre des discussions au tribunal.

3B) Défis relatifs à la détention et aux conditions de libération

Les avocat·es qui représentent les PSI doivent relever, au moment du cautionnement, plusieurs défis dus au rythme expéditif entraînant l’imposition de conditions de remise en liberté mésadaptées et la pression pour plaider coupable, dans un contexte où les personnes accusées veulent obtenir leur remise en liberté dès que possible et les procureur·es, régler rapidement leurs dossiers. Cette dynamique, accentuée par la crise découlant de R. c.Jordan, limite la marge de manoeuvre lors des négociations. Les participant·es signalent de nombreuses situations où des client·es ont accepté des conditions de remise en liberté qui auraient pu être négociées. Plusieurs se montrent particulièrement critiques de certaines conditions, dont les quadrilatères, les interdictions de consommer et les obligations de fournir une adresse ou de se rapporter au poste de police, comme l’explique cet avocat en pratique privée :

Tu donnes un quadrilatère à des gens que toutes leurs ressources se retrouvent à l’intérieur de ce quadrilatère-là, fait que souvent, on les met en condition qui brise leur condition pour obtenir leurs ressources, ou on les repousse plus loin où ils n’ont pas de repères, ils sont dans une situation vulnérable.

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Les avocat·es mentionnent aussi que les PSI peuvent être soumis·es à des ordonnances de probation prolongées, c’est-à-dire qu’elles devront respecter des conditions pendant plusieurs mois, voire des années. Dans ce contexte, comme la personne accusée est soumise à des conditions sur une longue période, le risque de bris de ces dernières est plus grand, mais cela peut aussi mener à une peine moins sévère si les conditions sont respectées. Cette pratique, qui a également été mentionnée dans la littérature (CCLA, 2014 ; Myers, 2016), représente donc un pari pour la défense.

Les procureur·es et les juges exigent généralement des PSI qu’elles aient un suivi professionnel assurant qu’elles seront surveillées, soutenues et contactées au besoin en attendant la suite des procédures. Les avocat·es mentionnent que les critères restrictifs et les longues listes d’attente pour les services psychosociaux, la surpopulation dans les refuges et le manque de logements, situations exacerbées par les crises sociales et judiciaires, limitent grandement leur capacité de négociation avec les acteur·rices sociojudiciaires et d’intervention avec leur clientèle. Cette réalité, d’autant plus aiguë en région, force la défense à faire preuve de créativité, comme l’explique cet avocat de l’aide juridique :

Ce qu’on va nous demander, c’est une adresse pour ce client-là. Fait que souvent, ce qu’on fait, ce qu’on essaye de regarder, il a-tu des amis, des parents, qui peuvent l’héberger ? (…) On a des ressources ici, mais (elles) sont complètement (débordées) là.… Je pense que la dernière fois que j’ai appelé pour voir s’il y avait de la place, je pense qu’il y avait – je veux pas dire de menteries là – mais c’était presque cent personnes sur la liste d’attente. Fait que tu sais, c’était impossible. Ça fait que des ressources, il en manque vraiment beaucoup. Mais des fois, ce qu’on peut essayer de faire, c’est dire : « Bien écoute, je n’ai pas d’adresse à te donner, mais mon client, il est prêt à se rapporter aux bureaux de la SQ à tous les lundis. » Tu sais, ça peut être des choses comme ça.

RR-R002-DC

Cette citation témoigne bien des impacts du manque de ressources relativement aux pratiques de prévention du risque adoptées au cautionnement. Selon les participants et participantes, l’importance accordée à la présence d’une adresse ainsi que d’une personne-ressource serait surtout liée aux deux premiers critères du cautionnement (risque de ne pas se présenter à la cour, risque de récidive) (voir aussi Quirouette et al., 2016). Le troisième critère (opinion publique) est rarement discuté dans le cas des dossiers des PSI, dans un contexte où la détention de la personne accusée serait considérée comme socialement inacceptable par la population générale (voir aussi Kerr et Dubé, 2021 ; Manikis, 2022). Les participant·es mentionnent que les PSI peuvent aussi être contraintes à plaider coupable, puisque ce plaidoyer leur permettrait de sortir de prison et de régler leur dossier judiciaire rapidement.

3C) Défis concernant la détermination de la peine

Les avocats et avocates font mention de plusieurs enjeux au moment de la détermination de la peine. Notamment, il peut être difficile de faire appel à une expertise professionnelle pour soutenir leur témoignage au tribunal, en raison des coûts associés à ces services. Dans un contexte où des exigences thérapeutiques sont régulièrement demandées aux PSI, le fait que certaines thérapies privées exigent des contributions financières limite également l’éventail de ressources accessibles. La situation financière amène la défense à devoir négocier d’autres adaptations, notamment le montant des amendes.

De plus, les rapports pré-sententiels sont souvent défavorables, puisqu’ils utilisent certaines variables qui gonflent disproportionnellement le risque de récidive des personnes accusées défavorisées ou marginalisées. Par exemple, l’accumulation de bris de condition et d’infractions mineures de même que l’absence de filet social et de ressources pour soutenir la personne accusée contribuent très largement à l’imposition de peines plus sévères et au phénomène des portes tournantes, comme le rapporte cette avocate de l’aide juridique :

Je me rappellerai toute ma vie un monsieur qui avait volé deux quilles de bière et là, la Couronne s’obstinait pour du temps de prison. Puis il est parti quatre mois[14]. Puis là, je me dis : « Bien non, ça ne se peut pas ! Ça ne se peut pas, tu sais, qu’on fasse ça !  » Puis, clairement, la personne était soit itinérante, soit de l’itinérance déguisée, mais, tu sais, comme dans la très grande précarité, puis clairement avec des problématiques, mais parce que, bien là… Le juge, ça ne semblait pas le choquer. C’était comme : « Bien, oui, mais là, il a tellement d’antécédents en la matière, bien, oui, on est rendu là. »

MTL-R001-DC

Ces propos démontrent bien comment la présence d’antécédents judiciaires, même relatifs à des crimes mineurs, contribue à l’imposition de peines disproportionnées. Certain·es avocat·es soulignent également que les agent·es de probation qui rédigent ces rapports n’ont pas toujours de formation sur les enjeux liés à l’itinérance.

Selon les participant·es, l’accent mis sur la responsabilisation des accusé·es tend à invisibiliser le contexte social ainsi que les limites structurelles, et ne permet pas de considérer la responsabilité étatique à l’égard de la (sur)judiciarisation de l’itinérance. Dans ce contexte, les PSI seront régulièrement soumises à des peines qui ne sont pas adaptées à leurs capacités et qui peuvent être difficiles à respecter, générant des bris de condition et des effets disproportionnés sur leur situation psychosociale.

4. Stratégies des avocat·es et réaction du tribunal

4A) Stratégies des avocats et avocates

Les entretiens ont permis de relever plusieurs stratégies adoptées par les avocat·es. Plusieurs participant·es utilisent le « magasinage de juge et de procureur·e », c’est-à-dire demander des remises afin de tomber sur un·une interlocuteur·rice plus ouvert·e aux arguments proposés par la défense. Cette avocate de l’aide juridique explique cette pratique :

Tu sais, les dernières années, il y a eu le programme de mesures de rechange qui a été mis en place. Il y a plein d’infractions qui sont exclues, notamment la drogue. On ne peut pas les envoyer là, mais il y a plein, plusieurs procureurs de l’équipe, on le sait, je le sais, mes collègues le savent, on s’arrange pour que ce soit avec eux. Et à ce moment-là, on leur dit : « Bien, c’est une personne défavorisée, marginalisée, qui a un problème de consommation. Je comprends que c’est de la drogue dure. Je comprends qu’il a 20 comprimés, sauf que c’est un consommateur. Il n’a pas d’antécédents. » Puis on se fait des PMRG[15] maison.

MTL-R001-DC

Bien que les participant·es mentionnent être conscient·es des dilemmes éthiques et déontologiques soulevés par cette pratique, la majorité considère qu’elle demeure nécessaire afin de trouver des mesures alternatives à la judiciarisation et assurer la défense pleine et entière de leur clientèle.

Ensuite, plusieurs soulignent l’importance de bien choisir leurs combats et leurs priorités. Les avocats et avocates vont parfois adopter une posture collaborative avec la poursuite en vue d’interactions cordiales dans des dossiers futurs, mais vont parfois choisir une posture davantage conflictuelle. Quelques avocat·es appuient également leurs arguments sur des études qui témoignent des enjeux systémiques auxquels se heurtent les PSI, bien que les autres acteur·rices tendent à mettre l’accent sur les dynamiques individuelles. De plus, les avocat·es vont parfois demander des remises pour que leur client·e ait le temps de démontrer sa volonté et sa capacité à entreprendre des démarches psychosociales, ce qui peut jouer sur le niveau de risque perçu par le tribunal. Ces mêmes délais sont toutefois critiqués dans les tribunaux spécialisés (Hannah-Moffat et Maurutto, 2012).

Plusieurs participants et participantes ont aussi évoqué le thème de la théâtralité de la justice, soulignant les enjeux vécus concernant l’image et le décorum. En effet, des éléments tels que l’habillement, l’hygiène, le comportement ou les propos au tribunal peuvent miner la crédibilité des PSI et influencer la manière dont les autres se comportent à leur endroit. Dans ce contexte, plusieurs avocat·es considèrent ces éléments dans leur stratégie de défense, abordant ces enjeux avec leurs client·es et allant parfois même jusqu’à leur trouver des vêtements propres. Plusieurs avocat·es considèrent d’autant plus qu’il est préférable de se conformer aux exigences juridiques normatives et de ne pas parler de la situation d’itinérance lors des représentations, à moins que ce soit nécessaire, puisque cela peut miner la crédibilité de la personne accusée. Selon certain·es participant·es, l’importance accordée à l’image tend à invisibiliser le contexte de vie des PSI, ce qui nuit à la mise en place de procédures adaptées.

4B) Réactions du tribunal et des autres acteurs et actrices aux stratégies

Au cours des dernières années, certaines jurisprudences (p. ex. : R. c. Zora ; R. c. Matte) ont réitéré la nécessité d’adapter les procédures judiciaires au contexte socioéconomique des personnes accusées. Lorsque questionné·es au sujet de l’incidence de ces décisions sur les pratiques judiciaires, les avocat·es rencontré·es mentionnent qu’elles sont parfois soulevées dans le cadre des échanges formels et informels avec les autres acteur·rices, mais qu’elles n’ont pas mené à la restructuration de la culture des tribunaux. La défense peut donc rappeler aux juges et à la poursuite les principes énoncés dans la jurisprudence, mais la mise en place de mesures d’adaptabilité dépend principalement de la nature du dossier ainsi que de l’identité des acteur·rices judiciaires impliqué·es. En effet, à plusieurs reprises au courant des entretiens, les avocat·es ont mentionné que certain·es juges et procureur·es se montraient plus disposé·es à écouter les arguments sur la situation socioéconomique et à s’engager activement dans les dossiers afin de trouver des solutions de rechange à la judiciarisation, que ce soit en raison de leur personnalité, leur formation ou leurs expériences passées.

Certains éléments contextuels et organisationnels influencent également la disposition des acteur·rices à se montrer conciliant·es en lien, par exemple, avec la réputation de l’avocat·e (compétence perçue à intervenir auprès des PSI, honnêteté, etc.), la relation entre les acteur·rices (conflits ou relation amicale, collaboration dans d’autres dossiers, etc.), ou la procédure pénale (le dossier est réglé en fin de journée, plusieurs PSI ont été jugées aujourd’hui, etc.). Les entretiens ont aussi permis de démontrer que ces pratiques peuvent varier d’un district judiciaire à l’autre. Par exemple, le magasinage semble davantage utilisé à Montréal, dans un contexte où le personnel judiciaire est beaucoup plus nombreux et mobile qu’à Longueuil, Laval ou d’autres districts judiciaires, offrant plus de flexibilité dans les demandes de remise. La présence d’un nombre plus grand d’avocat·es peut aussi simplifier la recherche de représentation pour les accusé·es venant d’un milieu défavorisé. De plus, comme les tribunaux de Montréal jugent davantage de PSI et ont plus de programmes thérapeutiques, la posture des acteurs et actrices peut être différente. Cette hétérogénéité dans la pratique soulève le manque de directives en matière de traitement des dossiers des personnes marginalisées ou défavorisées dans le cadre des procédures relevant des tribunaux de juridiction inférieure.

Discussion et conclusion

Notre analyse des entretiens souligne comment les avocat·es de la défense, qui présentent différents degrés d’ouverture et d’intérêt à représenter les PSI, doivent relever plusieurs défis qui varient en fonction de leur type de pratique. Si les personnes salariées de l’aide juridique doivent composer avec la surcharge judiciaire, aggravée par R. c. Jordan, les avocat·es en pratique privée connaissent des défis liés au mode de tarification et l’obtention du mandat d’aide juridique. Ces professionnel·les sont appelé·es à remplir plusieurs tâches extrajudiciaires, ce qui soulève des enjeux de ressources et de formation. Les pressions financières limitent également les avocat·es dans leur capacité à accompagner leur clientèle et à faire reconnaître leur contexte socioéconomique. Les pressions financières causent d’autant plus un stress important aux avocat·es, limitant ainsi leur capacité à lutter contre le système et jouer leur rôle d’antagonistes structuraux (Baćak et al., 2024 ; Slee, 2023). Ces constats soutiennent la littérature qui démontre que les avocat·es subissent de fortes pressions managériales (Kohler-Haussmann, 2018 ; Sylvestre et al., 2019 ; Van Cleve, 2016) et que les personnes marginalisées se heurtent à plusieurs embûches à l’accès à la justice, dans un contexte de sous-financement du système d’aide juridique (Bernheim et al., 2021 ; Groupe de travail indépendant sur la réforme de la structure tarifaire de l’aide juridique, 2022).

De plus, les entretiens mettent en lumière la reconnaissance inégale, par les acteurs et les actrices judiciaires, du profilage et des obstacles auxquels font face les PSI. Les possibilités de contestation des pratiques de profilage demeurent limitées à cause du manque de recours légaux et de l’importance accordée à la responsabilité individuelle ainsi qu’aux éléments constitutifs de l’infraction. Les PSI doivent encore composer avec des conditions de remise en liberté mésadaptées et des peines qui impliquent de nombreuses exigences thérapeutiques, ce qui les place en situation d’échec (Myers, 2016, 2021 ; Sylvestre et al., 2019). Ces exigences causent un problème, particulièrement au cautionnement, considérant que ces individus devraient être présumés innocents. Ces constats rejoignent la littérature qui démontre l’incompatibilité des demandes de performance à l’égard des accusés avant la détermination de leur culpabilité au regard du principe de présomption d’innocence (Myers, 2016). Ces situations rappellent également l’importance, mais aussi la complexité du travail de la défense, alors que les avocat·es sont confronté·es à de nombreuses situations d’injustice contre lesquelles il est nécessaire de lutter au quotidien (Baćak et al., 2024 ; Slee, 2023).

Bien que les avocats et les avocates utilisent quelques stratégies (magasinage, confrontation, collaboration) pour bien représenter leur clientèle sans logement, ces stratégies peuvent être limitées par des considérations liées à la réputation, la procédure pénale, le lieu géographique ou l’accès aux ressources. Nos résultats témoignent des effets marginaux des décisions jurisprudentielles récentes (p. ex. : R. c. Zora et R. c.Matte), alors que les avocat·es doivent régulièrement rappeler ces principes et se battre pour assurer le respect des droits de leurs client·es. Plusieurs témoignent d’une plus grande volonté des acteur·rices judiciaires en général pour considérer l’itinérance dans le cadre des procédures judiciaires, mais cette considération doit être accompagnée des ressources nécessaires.

Les constats soulevés dans cet article témoignent de l’importance de former les acteur·rices judiciaires sur les enjeux vécus par les personnes défavorisées ou marginalisées, soulignant la possibilité pour ces professionnel·les d’utiliser leur discrétion pour trouver des solutions alternatives à la judiciarisation et contribuer au changement de culture des tribunaux. Nous soutenons, à l’instar de Sylvestre (2010) et Manikis (2022), que la procédure judiciaire devrait inclure des mécanismes permettant de discuter et de considérer la responsabilité sociale, dans un contexte où l’État et la société jouent un rôle central dans le processus de marginalisation des PSI et leur (sur)judiciarisation. Nous croyons d’autant plus qu’il est nécessaire de modifier les lois qui ciblent disproportionnellement les PSI, de limiter le recours aux approches répressives et d’augmenter les ressources communautaires afin de prévenir la judiciarisation.