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Introduction

Cet article s’inscrit dans l’effort de documenter les expériences de discriminations et de profilages des jeunes personnes racisées ou issues de l’immigration dans le contexte de leur vie quotidienne et de leurs relations sociales dans leur quartier. Nos recherches se penchent sur les dynamiques sociales qui se (re)produisent sur certains territoires urbains spécifiques partageant des caractéristiques générales : configuration physique de quartiers enclavés ; concentration des indicateurs de pauvreté économique et d’inégalités sociales ; rareté des commerces de proximité et d’infrastructures publiques ; manque d’espaces verts, d’espaces publics et d’espaces de socialisation pour les jeunes ; concentration de logements sociaux et d’habitations de type HLM ; forte proportion de familles paupérisées et de populations issues de l’immigration ; quasi-inexistence des services de soins de proximité et des réseaux de transport collectif ; omniprésence des forces policières et niveau de tension élevé dans les relations entre ces dernières et la population résidente ; enfin, concentration des indicateurs de défavorisation sociale et matérielle dans certains secteurs particuliers et stigmatisés.

Dans ce contexte territorial, les réalités se situent à l’intersection des phénomènes de race, de classe et d’intervention différenciée de l’État. Nos recherches considèrent ce contexte comme le cadre privilégié d’observation de ces réalités dont on ne peut faire l’économie dans l’étude des discriminations et des profilages – ce que nous avons appelé la territorialisation des discriminations (Gilbert et Bourdages, 2023). Ceci nous amène à formuler une hypothèse forte et simple : les expériences de discriminations et de profilages vécues par les jeunes personnes racisées dans leur vie quotidienne de quartier et leurs différentes relations sociales ne sont pas indépendantes des conditions objectives et symboliques d’un territoire. Ces conditions sont au coeur des trajectoires sociales des jeunes, elles marquent directement leur expérience quotidienne de discriminations et de profilages, leur manière de les vivre et enfin, leur façon non onventionnel d’en parler et de les comprendre.

À partir d’observations directes, d’exemples ethnographiques et de témoignages de première main recueillis ces dernières années dans un quartier de la ville de Montréal et un quartier de la ville de Québec, nous allons tenter de comprendre les théories locales de ces expériences et les formes discursives employées pour les nommer, sans imposer aux jeunes la charge supplémentaire de traduire leur situation en une structure narrative admissible dans nos champs de savoir et de pouvoir. Ceux-ci encadrent aujourd’hui les définitions juridiques, scientifiques et politiques des discriminations et des profilages et cristallisent notre (in)compréhension. En nous inspirant des travaux des anthropologues Philomena Essed (1991) sur le racisme quotidien et de Martin Hébert (2011) sur la mise en récit des formes de violence, nous nous intéressons à trois stratégies discursives locales qu’empruntent les jeunes racisé·es et leur communauté lorsqu’ils·elles prennent la parole pour décrire et expliquer leurs expériences des discriminations et des profilages dans leur vie quotidienne et leurs relations sociales au sein de leur quartier : la personnification, la métonymie et l’antithèse.

Contexte de la recherche

Depuis quelques années, nous effectuons des recherches ethnographiques dans les quartiers Rivière-des-Prairies (RDP), de la ville de Montréal, et Vanier, de la ville de Québec. Nous nous intéressons à l’expérience des discriminations et des profilages dans la vie quotidienne des jeunes personnes racisées ainsi qu’à leurs relations sociales dans leur quartier. La première considération sur laquelle reposent nos recherches est la territorialisation de l’expérience des discriminations. Il s’agit de rendre compte des liens qui existent entre les particularités objectives et symboliques d’un territoire et leurs incidences sur les expériences quotidiennes des individus qui y vivent. Vanier et RDP partagent tous deux des conditions objectives et symboliques propres aux territoires dits de relégation [soulignés par les autrices]. Il s’agit de quartiers particuliers, caractérisés par la présence de populations défavorisées et racisées, dont les frontières physiques créent des milieux de vie particulièrement isolés au sein des villes de Québec et de Montréal.

Parmi les conditions objectives partagées par ces deux quartiers, nous comptons les conditions matérielles d’existence, comme leur configuration matérielle qui crée une distance significative avec les centres économiques et culturels des villes, ainsi que les conditions socioéconomiques et sociodémographiques de leur population respective. Appartenant à l’arrondissement Les Rivières, le quartier Vanier se situe en plein coeur de la ville de Québec où les concentrations de prospérités et des capitaux économiques se trouvent plutôt dans les quartiers périphériques (St-Hilaire, 2017), contrairement à la ville de Montréal. D’une superficie de 6,26 km2, presque 40 % de son usage est d’utilité commerciale ou d’emprises routières (Auclair et al., 2007). Ses limites sont artificielles et naturelles, et il est bordé par les autoroutes Félix-Leclerc au nord et Laurentienne à l’est, et par la rivière Saint-Charles au sud (Ville de Québec, 2019), et seulement 1 % de sa superficie est réservé pour des espaces verts et des parcs, faisant de Vanier le quartier le moins vert de la ville de Québec (Table de quartier Vanier, 2015). Loin du grand centre économique, le quartier RDP appartient quant à lui à l’arrondissement Rivière-des-Prairies–Pointe-aux-Trembles isolé à l’extrémité est de l’île de Montréal, bordé par le fleuve Saint-Laurent et la Rivière-des-Prairies. Au sein de cet arrondissement, le quartier RDP se caractérise par une défavorisation matérielle qui s’étend du centre à son extrémité ouest où le taux de chômage est concentré (Centre international de la prévention de la criminalité, 2017). Un quartier peu desservi par les transports en commun, sa superficie le classe au deuxième rang par rapport aux autres arrondissements (Ville de Montréal, s. d.). Les territoires où se situent ces deux quartiers demeurent peu accessibles – aucune ligne de métro ne dessert, par exemple, le nord-est de la ville de Montréal – ce qui ajoute des contraintes à l’accès à l’éducation supérieure, et au marché de l’emploi –, ce qui peut en partie expliquer le faible taux de scolarité.

Cette organisation spatiale produit un nombre de barrières objectives et symboliques qui déterminent en grande partie la mobilité quotidienne et l’expérience d’isolement, voire le sentiment d’exclusion et d’enfermement des individus. Elle marque l’ensemble des rapports sociaux, et si elle ne favorise pas la mobilité vers les grands centres économiques et culturels situés à l’extérieur de ces quartiers, elle n’encourage pas non plus la mobilité vers ces derniers.

Soit t’es en char, soit t’es à pied, pis la majorité des gens que nous on reçoit, parce que c’est souvent des gens à faible revenu, sont à pied. Mais ces gens-là à pied… traverser Hamel pis aller en ville là, c’est une grosse barrière physique. Juste traverser le chemin de fer pour aller en haut du même quartier, c’est un frein. Fait que sortir de Vanier, c’est pas évident.

Intervenante communautaire, Vanier

Pour y aller, il faut un billet d’avion. (rire) Vanier, c’est vraiment ça. T’as l’impression que t’es isolé d’autre monde, que tu peux pas sortir, que personne non plus peut entrer.

Jeune, Vanier

Enclavé de manière singulière, chacun de ces quartiers possède des frontières bien définies, qui créent non seulement une rupture avec le reste de la ville, mais qui fracturent aussi l’espace en leur sein. Les inégalités économiques et sociales tendent d’ailleurs à se concentrer dans des secteurs bien spécifiques de chacun de ces quartiers et multiplient les fractures vécues par les populations. À Vanier, 77,2 % des habitant·es résident dans un secteur fortement défavorisé (Table de quartier Vanier, 2015) et le niveau de défavorisation matérielle et sociale des familles avec des enfants de moins de 18 ans est important et partagé par les deux quartiers faisant de leurs populations respectives des sujets privilégiés de l’intervention différenciée de l’État et du contrôle social. De plus, les habitant·e·s rapportent que les emplois disponibles sont majoritairement sous-qualifiés, peu diversifiés et très peu rémunérés (Table de quartier Vanier, 2015). Près de 35,9 % de celles et ceux qui vivent à Vanier gagnent moins de 20 000 $ par année alors que le revenu médian pour cette ville est de plus de 70 000 $ (Ville de Québec, 2019). Parallèlement, la population est peu scolarisée, alors que près d’une personne sur trois ne détient aucun certificat, diplôme ou grade (Ville de Québec, 2019). Dans le cas de RDP, 40 % de la population détient un diplôme d’études secondaires et seulement 21 % ont fait des études supérieures (Montréal en statistiques, 2018). Les écarts de richesse y sont frappants et une ségrégation spatiale, raciale et sociale est visible, notamment par la cohabitation étroite entre de grandes maisons luxueuses et des tours d’habitation à loyer modique (HLM) où se concentrent, à Québec comme à Montréal, des populations racisées et paupérisées. Selon le dernier classement sociodémographique de la Ville de Montréal, 62,5 % des personnes de l’arrondissement sont propriétaires de leur logement ou de leur maison alors que l’arrondissement se classe paradoxalement très haut dans le niveau de concentration des ménages locataires de logements subventionnés avec un taux qui s’élève à 14,4 % (Montréal en statistiques, 2011).

Dans ce type de territoire aux frontières spatiales et sociales bien définies se concentrent ainsi de fortes proportions de populations paupérisées, mais également racisées. Les villes de Montréal et de Québec ne font pas exception quant à la production sociohistorique de ces conditions objectives. Dans ces quartiers cohabitent aujourd’hui deux groupes populationnels hautement marginalisés par un ensemble de divisions sociales et raciales et par des processus d’exclusion distincts, bien qu’interdépendants. Sur ce plan, la ville de Québec présente plusieurs particularités objectives qui la distinguent, par exemple, de la ville de Montréal. Elle affiche d’abord un environnement assez homogène en matière de composition sociodémographique. Une majorité de personnes ne connaissent que le français et environ 90 % de la population ne s’identifie pas comme une minorité visible (Statistique Canada, 2021). Entre 2001 et 2011, dans le seul quartier de Vanier, le nombre de personnes issues de l’immigration passe de 155 à 1030, une augmentation tout à fait significative (Table de quartier Vanier, 2015). En 2016, presque la moitié des personnes issues de l’immigration dans le quartier sont originaires de l’Afrique (Ville de Québec, 2019). Dans les milieux urbains nord-américains, l’augmentation et la concentration des populations issues de l’immigration dans certains quartiers comme ceux de RDP et Vanier ne relèvent ni du hasard, ni de choix individuels, ni de trajectoires migratoires arbitraires. Dans le cas de Vanier, près de la moitié des nouveaux arrivants et arrivantes sont des personnes réfugiées (Table de quartier Vanier, 2015), et le choix de leur lieu de résidence ne leur appartient pas. Ce sont les politiques d’État, fédéral et provincial, ainsi que les administrations municipales qui déterminent où vivent à leur arrivée les populations issues de l’immigration – avec des effets sociodémographiques explicites (Rothsein, 2017) et des préjudices vécus qui s’observent sur le long terme. Dans le cas particulier des personnes réfugiées qui habitent Vanier, ce mandat de gestion populationnelle et d’attribution du lieu de résidence est dévolu au Centre multiethnique de Québec, qui doit trouver des appartements disponibles, abordables et que les propriétaires accepteront de louer (Table de quartier Vanier, 2015).

Dans le fond, quand on est arrivés, on est allés direct dans un hôtel, pis le temps qu’on était restés dans cet hôtel-là, c’était pour le processus de trouver un appart. Et l’appart, il y avait un monsieur qui nous aidait du Centre multiethnique. Après quelques semaines, il l’avait trouvé, pis nous autres, on savait pas c’était quoi le processus mais on nous avait trouvé un appart […]. Dans ces blocs-là, c’étaient des voisins immigrants aussi, c’étaient des nouveaux immigrants qui provenaient de partout : du Centrafrique, Congo, Tanzanie, Burundi… un peu de partout. C’était comme cinq blocs un à côté de l’autre pis, c’était juste des immigrants dedans, fait que tsé, il y en avait beaucoup…

Jeune, Vanier

À RDP, près d’une personne résidente sur deux est également issue de l’immigration, et Haïti et l’Italie sont les pays représentés qui apparaissent en tête de liste au dernier recensement (Montréal en statistiques, 2018). Contrairement à Vanier, les jeunes personnes que nous y avons rencontrées sont immigrantes de deuxième ou troisième génération. L’immigration s’y caractérise par plusieurs vagues successives qui ont débuté vers la fin des années 1950 pour la communauté haïtienne et dès le début des années 1900 pour la première cohorte en provenance d’Italie. L’histoire des Haïtiens et Haïtiennes dans la ville de Montréal se caractérise cependant par de nombreuses dynamiques d’exclusion raciale : discrimination de la part des employeurs, de la police et des gardiens de sécurité dans les réseaux de transport, enfants placés dans des classes spéciales à l’école, difficulté à obtenir un appartement, communauté insultée dans la rue et ridiculisée dans les médias (Aurélien et Rutland, 2023). Cette histoire participe aux tensions relatives à l’occupation inégale de l’espace public, à la visibilité des différences entre les individus dans cet espace, ainsi qu’au contrôle exercé.

Je vous donne un exemple dans Rivière-des-Prairies, les jeunes qui sont à pied, qui prennent l’autobus, c’est les jeunes de la communauté haïtienne. […] Les jeunes Italiens ont souvent un grand cousin, un frère, il y a quelqu’un de la famille qui est en auto, fek ces gens-là prennent rarement l’autobus. Pis ça, si vous voulez venir vérifier ça, venez dans une belle journée d’été pis vous allez pouvoir le constater vous-même. Une journée va suffire pour faire le constat, vous allez voir, qui qui prend l’autobus. Qui qui marche dans le quartier. Pis vous allez savoir c’est qui qui se fait surveiller.

Intervenant communautaire, RDP

Les quartiers Vanier et RDP ont leur propre histoire sociopolitique qui marque aujourd’hui l’espace et toutes ces dynamiques sociales, ce qui peut expliquer en partie des nuances importantes quant aux expériences qui nous ont été racontées. Cependant, la vie quotidienne des personnes qui habitent ce type de territoire permet de dégager des logiques comparables dans la manifestation des différentes formes de discrimination. Aux quelques propriétés physiques et populationnelles partagées, s’ajoutent finalement des logiques symboliques distinctes. Les villes se trouvent compartimentées et les inégalités territoriales révèlent des frontières de plus en plus endurcies. Les conditions symboliques, bien qu’elles soient parfois implicites, réfèrent à certaines frontières relatives à l’ordre social qui vont marquer profondément les trajectoires individuelles et collectives de certains groupes : hiérarchies sociales et culturelles ; principes de distinction et de division du capital social, symbolique et culturel. Conséquemment, elles influencent la manière dont nous allons interagir avec celles et ceux qui y résident. Cela est particulièrement le cas pour des quartiers tels que Vanier et RDP, fréquemment associés à une image publique de pauvreté ou marqués par de nombreux stéréotypes sur la concentration des désordres urbains, renvoyant certaines populations au bas de cette hiérarchisation symbolique.

Historiquement défavorisé, Vanier a par exemple été longtemps stigmatisé comme purgatoire de Québec, territoire de « mauvaise réputation » et « dépotoir de toutes les activités illicites » de la ville (Lemoine et Bisson, 2018, p. 14). Dans le cas des secteurs de RDP où sont concentrées les populations racisées, paupérisées et marginalisées, il existe tout un lexique de connotations et de qualificatifs qui expriment l’exclusion (les coins dirt, le fond, le trou) ou qui renvoient à des marqueurs spatiaux et des images largement péjoratives (ghetto, coins chauds). Les résident·es de ces quartiers vivent des expériences particulières de relégation spatiale et de fermeture sociale (Gilbert et Bourdages, 2023) déterminées par cette forte stigmatisation territoriale. Loïc Wacquant (2006) a illustré comment ce type de fantasme social, racial et misérabiliste associé à ces territoires est « le produit d’une transformation de l’articulation politique des clivages raciaux, des inégalités de classe et de l’espace urbain dans le discours dominant autant que dans la réalité objective » (p. 52).

Méthodologie de la recherche

À l’intersection des phénomènes de race, de classe et d’intervention différenciée de l’État, l’expérience des discriminations dans la vie quotidienne et les relations sociales des jeunes personnes racisées s’ancre directement dans ces dynamiques territoriales. La méthodologie de recherche utilisée pour traiter des discriminations se doit d’être perméable à cette complexité des conditions objectives et symboliques de ces quartiers, afin d’ouvrir des possibilités de paroles qui sont souvent contraintes par les définitions scientifiques et institutionnelles des discriminations et des profilages. La traduction des violences symboliques passe par la mise en pratique d’une épistémologie de la vie quotidienne (Essed, 1991) et de la vie de quartier (Gilbert et Bourdages, 2023). Les profilages comme pratiques ordinaires sont décelables en portant attention aux détails du quotidien et à l’organisation spatiale et sociale des quartiers.

Notre démarche ethnographique combine des observations directes dans les milieux de vie[2], des participations à plusieurs instances locales (activités scolaires, tables de quartier) et des entretiens par conversation. Nous avons rencontré 25 jeunes des deux quartiers. Toutes et tous racisé·es, à l’exception d’une personne de RDP dont les parents sont originaires d’Italie.

Tableau 1

Jeunes participant·es à la recherche Vanier (Québec)/ Rivière-des-Prairies (Montréal)

Jeunes participant·es à la recherche Vanier (Québec)/ Rivière-des-Prairies (Montréal)

* Pays d’origine des jeunes de Vanier : Congo (3), Congo/Rwanda (1), Congo/Nigeria (1), Afrique du Sud (1), Côte d’Ivoire (1), Tunisie (1), Cambodge (1), Burundi (2), Bangladesh (1), Thaïlande (1), Afrique, pays non précisé (2).

** Pays d’origine des parents des jeunes de RDP : Haïti (8), Italie (1), Congo (1).

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Âgé·es de 14 à 29 ans au moment des entretiens, 15 de ces jeunes vivent dans le quartier Vanier (Québec) et 10 dans le quartier Rivière-des-Prairies (Montréal). Parmi ces 25 jeunes personnes rencontrées, 15 s’identifient au genre masculin et 10 au genre féminin. Le genre est une dimension importante des expériences dans ces quartiers, les jeunes femmes étant d’abord moins visibles dans l’espace public, les jeunes hommes noirs et racisés l’étant davantage et plus souvent associés aux imaginaires politiques de la déviance (Décary-Secours, 2020 ; Livingstone et al., 2018 ; Sylvestre, 2010). Au départ, nous avons ciblé ces deux quartiers parce qu’ils présentent suffisamment de similitudes pour être comparables sur le plan des conditions objectives. Les conditions sociales et politiques entourant l’immigration et l’encadrement des trajectoires y sont toutefois vite apparues suffisamment différenciées pour révéler une diversité marquée des profils des participants et participantes, ainsi que de leur expérience des discriminations. Ce sont 14 des 15 jeunes personnes rencontrées à Vanier qui sont issues de l’immigration de première génération (nées à l’extérieur du Québec), alors que toutes les jeunes personnes rencontrées à RDP sont nées à Montréal, issues de l’immigration dite de deuxième ou troisième génération. Nous verrons que cela influence la compréhension des vécus respectifs et du rapport à la société majoritaire, ainsi que l’interprétation des expériences de ces groupes de jeunes.

Puisque l’objectif de nos recherches est de documenter les expériences des discriminations et des profilages des jeunes personnes racisées ou issues de l’immigration dans le contexte de leur vie quotidienne et de leurs relations sociales au sein de leur quartier, il est apparu rapidement conséquent de s’entretenir aussi avec les actrices et acteurs avec qui ils et elles sont en contact au quotidien. Aux 25 entretiens avec des jeunes, nous avons ainsi ajouté 13 entretiens avec des actrices et acteurs impliqué·es dans la vie de quartier, soit des commerçants et commerçantes, du personnel scolaire, des coachs sportifs, du personnel intervenant à la jeunesse ainsi que des citoyennes et citoyens vivant dans le quartier.

Tableau 2

Acteur·rices participant·es à la recherche Vanier (Québec)/ Rivière-des-Prairies (Montréal)

Acteur·rices participant·es à la recherche Vanier (Québec)/ Rivière-des-Prairies (Montréal)

* Origine des acteur·rices de Vanier : Québec, caucasienne (8), Afrique, pays non précisé (1).

** Pays d’origine des acteur·rices de RDP : Haïti (4).

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Sur le plan méthodologique, cette diversité quant au profil sociologique des personnes participantes, qui occupent par ailleurs des positions sociales variées dans la hiérarchie sociale et culturelle de chaque quartier, nous a offert l’opportunité de saisir un portrait contextualisé plus riche, voire même de complexifier notre compréhension des pratiques et des représentations propres aux territoires, ainsi que des conditions sociales partagées par les communautés. Une différence significative dans le profil des acteurs de RDP travaillant auprès des jeunes personnes racisées, des hommes haïtiens comparativement à la majorité de femmes caucasiennes à Vanier, fait émerger le contexte particulier d’organisation communautaire du quartier empreint de la mémoire collective.

La prise de contact a varié d’un terrain à l’autre. Les jeunes de Vanier étaient par exemple beaucoup plus favorables à participer à notre recherche. Nous en avons rencontré 15, sans trop de difficultés, en les recrutant dans des organismes communautaires, ou en visitant les espaces que les jeunes fréquentent dans le quartier. Il en est tout autrement pour RDP, où la population noire et racisée se montrait beaucoup plus méfiante devant nos approches. Obtenir les récits des 10 jeunes et des 4 acteurs a représenté un défi considérable, et nous avons dû travailler nos liens de confiance dans le quartier avant d’obtenir nos premiers entretiens en y développant nos contacts. Le climat de suspicion à notre égard s’est révélé d’ores et déjà instructif quant aux dynamiques propres au quartier et à l’expérience de la forte stigmatisation vécue par les communautés noires qui y résident. Nous y reviendrons. Les jeunes et les différents acteurs et actrices de Vanier (dont le personnel intervenant) ne semblaient pas vivre cette contrainte énonciative ; relever cette distinction entre Vanier et RDP nous aide à documenter le contexte de vie quotidienne propre à ces jeunes et leurs rapports sociaux.

L’expérience des discriminations et des profilages dans la vie quotidienne et les relations sociales de quartier

Les enjeux reliés aux discriminations et aux profilages sont surtout documentés par des recherches quantitatives (Livingstone, Rutland et Alix, 2018). Les approches quantitatives sont essentielles à l’étude des discriminations et des profilages. Toutefois, elles nous indiquent peu de choses sur leur reproduction dans un ensemble de relations et de situations quotidiennes. Les principes de causalité demeurent non complexifiés, renvoyés aux uniques violences directes et aux comportements identifiables qui sont visibles et ponctuels, et permettent de désigner clairement des « coupables ». Ces principes de causalité contribuent en partie à invisibiliser des expériences qui n’entrent pas dans ces paramètres étroits. Parallèlement, les profilages sont généralement traités en silo ; la question du profilage racial est souvent abordée uniquement en relation avec les corps policiers (Dufour et Dupuis-Déri, 2022 ; Livingstone et al., 2018) ; le profilage social davantage sous l’angle du droit aux espaces publics chez les personnes en situation d’itinérance ou chez les personnes militantes (Bellot, Lesage-Mann, Fortin et Poisson, 2021 ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse [CDPDJ], 2022 ; Dufour et Dupuis-Déri, 2022 ; Morin, Parazelli et Benali, 2008).

En recherche, la manière de traiter de discrimination et de profilage se rattache souvent à la façon même qu’ont les institutions de les définir, ce qui a non seulement un effet sur ce qui est audible dans la grammaire publique, mais révèle un enjeu de pouvoir puisque ces définitions politiques, juridiques et scientifiques déterminent également le champ du vocabulaire autorisé pour en témoigner. Elles réduisent par exemple les discriminations et les profilages à des actions commises par des personnes en situation d’autorité ou des institutions dans une conjoncture situationnelle limitée dans le temps et l’espace. Pour les personnes qui en font les frais, l’expérience des discriminations, des profilages et du racisme est pourtant intrinsèque à la vie quotidienne (Essed, 1991).

Par une épistémologie de la vie quotidienne et des relations sociales dans la vie de quartier, nos recherches s’inscrivent dans cet effort de documenter les expériences locales des discriminations et des profilages dans toutes les sphères d’existence. Dans cette perspective, nous nous sommes inspirées de l’hypothèse graphique développée par Hébert (2011). Ce diagramme permet d’illustrer les enjeux théoriques et méthodologiques qui se situent à l’intersection des zones de communication entre les différents univers discursifs que sont : (1) le champ du pouvoir institué ; (2) le champ du savoir et des définitions scientifiques, conceptuelles, juridiques et institutionnelles ; et enfin, (3) le champ de l’expérience.

L’incompréhension la plus grande entre ces univers survient le plus souvent, nous rappelle, chacun et chacune à leur manière, Hébert (2011) et Essed (1991), lorsque les individus et les communautés, faisant eux-mêmes et elles-mêmes les frais de ces violences, prennent la parole pour communiquer leurs expériences, lorsqu’ils et elles tentent de traduire leurs relations et situations quotidiennes (le niveau microsocial) selon les dynamiques structurelles (le niveau macrosocial) qu’ils et elles vivent. Renvoyées dans les marges, on exigera de ces personnes qu’elles « administrent la preuve de ce qu’elles [d]énoncent », que l’expression de ces expériences soit reformatée dans le langage du pouvoir et en usant des codes référentiels et épistémologiques du champ du savoir. Cette difficulté de communication, soutient Hébert (2011), n’est pas liée à un manque « de perception des causes et de la structure sociale des expériences de violence, mais plutôt à une incapacité des autres acteurs des différents champs, parfois même les plus solidaires à l’égard des exclus, à saisir et comprendre les formes narratives à travers lesquelles on tente de leur parler » (p. 24). Ces défis sont à la fois d’ordre pratique, méthodologique et épistémique. Adaptée aux enjeux de nos recherches et aux données produites sur le terrain, cette sensibilité méthodologique et épistémologique permet de comprendre les rapports sociaux à la lumière de l’expérience des discriminations et des profilages qui est partagée.

Figure 1

Articulation des mises en récit des expériences de discrimination et de profilage dans le quotidien[3]

Articulation des mises en récit des expériences de discrimination et de profilage dans le quotidien3

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Notre intérêt doit se tourner vers les interprétations locales et les systèmes de connaissances développés par les communautés au fil du temps (Essed, 1991), qui se manifestent bien souvent au-delà de ce qu’on entend collectivement. Hébert propose trois figures discursives employées par les individus pour exprimer les processus complexes relativement à leurs expériences de violence ordinaire : la personnification ; la métonymie ; et l’antithèse.

La personnification

Dans les quartiers qui font l’objet d’une forte stigmatisation territoriale comme Vanier et RDP, les conditions objectives et symboliques alimentent la méfiance et sapent la confiance interpersonnelle, ce qui encourage parfois les résident·e·s à adopter des stratégies d’évitement et de mise à distance. Dans le quartier RDP, un tel climat existe dans certaines circonstances. Nos premières visites sur le terrain ont d’ailleurs attisé ce climat. La porte entrouverte, les intervenants et intervenantes des maisons des jeunes restaient sur leur garde et coupaient court à la conversation dès que nous nous présentions comme chercheuses universitaires. Nous renvoyant à la hiérarchie interne de leur propre organisme, ils et elles nous indiquaient rapidement qu’il n’y avait pas de personne responsable disponible ce jour-là, qu’il n’y avait pas de jeunes personnes intéressées, etc.

Après quelques visites sur le terrain, une situation nous a permis de mieux comprendre les enjeux d’un tel climat. Une personne nous avait été référée et, après quelques contacts sur les réseaux sociaux, avait accepté de nous accorder de son temps. C’était le tout premier entretien dans ce quartier. Comme nous étions en contexte de pandémie de COVID-19, nous avions convenu de faire la rencontre sur Zoom. Résident du quartier, intervenant impliqué auprès des jeunes de sa communauté depuis une vingtaine d’années, il a lui-même grandi sur le territoire. Durant l’entretien, notre interlocuteur n’a pas allumé sa caméra ; cependant, alors que nous allions conclure l’entretien, il l’a activée, nous dévoilant pour la première fois son visage.

Ok, bin regardez, je viens d’arriver chez nous, puis là, j’allume ma caméra, pis au fond, c’est pour vous dire que, moi, je suis un intervenant de terrain, pis souvent, on y va avec le gut feeling comme on appelle, pis ce qui a fait que j’ai accepté l’entrevue, vous allez trouver ça ridicule, j’ai vu votre photo sur Facebook, pis là, je me suis dit : « Ah, elle a l’air d’être une bonne personne. (rires) C’est ridicule, mais c’est comme ça hein, en intervention dans la rue, t’as vraiment trois secondes pour te faire une idée de la personne.

Intervenant communautaire, RDP

Cet aveu témoignait d’une méfiance à l’idée de participer à une recherche, mais aussi du désir de protéger les intérêts des jeunes et de la communauté locale face à une situation potentiellement « menaçante » qui lui évoquait des expériences antérieures. Sur qui allait-il tomber ? Qu’est-ce que nous voulions obtenir de lui, et qu’allions-nous transmettre comme informations ensuite ? Comment allions-nous traduire ces propos, et à quelles fins ? Cet épisode est un exemple révélateur de personnification, car le fait même de s’intéresser à leurs expériences nous associait à ces processus de stigmatisation bien connus des gens du quartier. Les propos émis par leur communauté sont souvent retournés contre elle-même, particulièrement par les discours politiques, médiatiques et savants qui associent leur quartier aux violences urbaines, aux politiques de contrôle des armes à feu et aux phénomènes dits de « gangs de rue ». Ces stigmatisations orientent les pratiques de l’intervention jeunesse dans les paradigmes de gestion des risques et avalisent des pratiques discriminatoires de plus en plus répressives des populations juvéniles racisées largement concentrées dans ces quartiers (Livingstone et al., 2020). À RDP, les gens refusaient au départ de prendre part à notre démarche parce que nous représentions, par nos titres, ces formes de violences vécues par les jeunes. Étant donné nos objectifs de recherche et notre position sociale [italiques des autrices], cette stratégie discursive de personnification permettait de comprendre, et de condamner, la structure complexe des champs de pouvoir et de savoir qui affecte la vie quotidienne et les relations sociales dans RDP. Suscitant les craintes et forçant la prudence lorsqu’il s’agit de parler de son travail avec les jeunes du quartier, nous étions nous-mêmes perçues comme des agentes de reproduction de cette structure complexe et de ses effets délétères sur l’ensemble de la population du quartier.

Parce que ce qu’on a peur là, la méfiance qu’on a, c’est que l’information soit retournée contre nous […]. Moi, comme je vous dis, si j’ai accepté de participer à ce sondage-là, c’est que je me suis dit : « C’est peut-être une façon d’amener des angles, il faut, parce qu’au moins l’information va être traitée dans un cadre de recherche […]. » Moi là, en 20 ans, des recherches j’en ai vu passer, puis je me suis toujours demandé quel est l’objectif final de ces recherches-là. Pis je me suis quand même dit : « Je me prête au jeu, je vais quand même participer, ça peut quand même faire évoluer le point de vue d’un autre bord, mais en même temps, on sait que les recherches peuvent être dirigées dans une direction ou dans une autre. »

Intervenant communautaire, RDP

En tant que femmes blanches et provenant d’un milieu extérieur au leur, la méfiance face à l’idée de « collaborer » avec nous pouvait se manifester de toutes sortes de manières. En tant qu’universitaires affiliées à un département de travail social, nous pouvions également être associées à l’État et au therapeutic policing, les services sociaux étant souvent la porte d’entrée du contrôle des populations dans ces territoires dits de relégation [italiques des autrices] et les travailleuses sociales, les « petites mains » de cette intervention différenciée de l’État sur le terrain (Bergen et Abji, 2020). Le lexique employé par les jeunes témoigne également de ce caractère intrusif des institutions et de leur manière de s’imposer dans leur vie quotidienne par toutes sortes d’auxiliaires – dont les chercheuses et chercheurs engagés dans la production d’un vocabulaire doté d’autorité.

That’s what you’re doing but we getting used with it. We don’t have… Nowadays… No me talking to you Imma be honest, me talking to you I’m happy. Like we had a connection the other day, we started talking, I’m free talking with you. But if it was another person, I didn’t have a connection at the beginning, it’s off. Like t’as déjà remarqué ça ? You guys are always in our business. You are always thinking about us.

Jeune, Vanier

La police incarne également cette forme de personnification de la violence et du racisme systémique. La relation entre les jeunes que nous avons rencontré·es et le corps policier de leur quartier est tendue, et nos entretiens révèlent tous que ces tensions dépassent les simples situations anecdotiques. C’est un sentiment collectif largement partagé dans les deux quartiers où nous avons effectué nos recherches.

[C’est avec] la police [que les nouveaux arrivants et arrivantes] se font accueillir, et souvent l’expérience, elle est complètement négative […]. Même si lui a pas été abusé par la police, lorsqu’il voit la police, il a une peur. Il ne pense pas que ces gens-là sont là pour l’aider, pour le protéger de quoi que ce soit. Il déteste la police juste parce que tu t’habilles en bleu. Parce que t’es policier.

Intervenant communautaire, RDP

La police – et l’uniforme – est devenue un symbole fort du profilage racial, du racisme systémique, de la répression et de l’exclusion vécus par les communautés sur ces territoires, parfois même de génération en génération. Ceci indique non seulement une condamnation des violences directes commises par les policiers et policières en particulier dans les rues du quartier, mais un rapport plus complexe et structurellement conflictuel aux institutions, aux violences plus diffuses produites par l’organisation générale de la société à l’intersection des phénomènes de classe, de race et d’intervention différenciée de l’État.

Même si ces personnes ne les expriment pas toujours dans le vocabulaire autorisé ou celui de la grammaire publique, les stratégies discursives de personnification peuvent aider à traduire ces expériences de violences, de discrimination, de profilages et d’exclusion que les jeunes connaissent intimement. Par leurs attitudes, leurs remarques et leurs comportements envers nous, les personnes rencontrées sur le terrain avaient d’ailleurs beaucoup à nous apprendre sur leur environnement social, leurs rapports aux institutions, au champ du pouvoir et du savoir, et leur réticence à s’exposer au regard de l’autre. Au fil de notre recherche, chaque rencontre devenait ainsi l’occasion d’une meilleure compréhension du caractère endémique des discriminations vécues quotidiennement, bref de ce que comporte le fait d’habiter [italiques des autrices] dans un quartier comme le leur.

La métonymie

Lorsque les jeunes et la population des deux quartiers parlent de la violence des institutions ou des discriminations systémiques, il n’est pas rare qu’ils·elles le fassent à l’aide d’une référence à un objet matériel ou à une manifestation empirique qui vient en quelque sorte les symboliser. L’emploi de la métonymie sert de tremplin à la mise en récit de ces violences et discriminations systémiques. Dans nos entretiens avec les jeunes personnes issues de l’immigration de première génération dans le quartier de Vanier, ce sont les « papiers d’identité » qui permettent souvent l’amorce de la narration sur la nature injuste, méprisante et violente des institutions d’État, comme les services d’immigration et la police dans leur quartier. Qu’il s’agisse d’indiquer leur nom, leur date de naissance ou leur sexe, ces papiers d’identité sont truffés d’erreurs commises par les agents et agentes d’immigration responsables de leur dossier : absence d’interprète lors de l’accueil ; caractère discriminatoire des procédures administratives qui se passent dans une langue qui n’est pas accessible pour tous·tes ; dates d’anniversaire attribuées de manière aléatoire aux personnes réfugiées ; etc.

Nous, on a des jeunes que quand ils arrivent ici, s’ils sont des réfugiés politiques ou des demandeurs d’asile, souvent les parents ont pas les papiers officiels. Donc, au Québec, automatiquement, la date de naissance qui va leur être attribuée, c’est le 1er janvier. Ils guess à peu près leur âge… ils vont leur donner le 1er janvier de telle année, selon à quoi ils ressemblent physiquement.

Intervenante jeunesse, Vanier

Par leur matérialité, les « papiers d’identité », en plus de provoquer plusieurs obstacles dans la vie quotidienne et les relations sociales, se présentent chaque fois comme l’occasion de mettre en récit la violence des institutions. Une jeune nous racontait par exemple comment une de ses proches près de l’âge de prendre sa retraite ne pouvait pas le faire. À son arrivée au Canada, elle avait reçu cette « fameuse » date de naissance aléatoire et impersonnelle qui la faisait plus jeune qu’elle ne l’est en réalité. Ces « papiers d’identité » sont également l’occasion d’exposer les conséquences de telles violences sur les trajectoires des individus et leur accès aux services.

On m’a référé une jeune, sur les papiers qui ont été délivrés par Immigration Canada et Immigration Québec, ça a marqué 13 ans. Mais quand tu voyais la fille, elle avait plus que ça et elle-même, elle disait qu’elle avait 18 ans. Elle disait que voilà, comme elle parlait pas bien la langue, elle pense que les agents d’immigration l’ont pas bien comprise. Et alors, on lui a donné 13 ans. Normalement, selon son âge, elle devrait bénéficier de mes services parce qu’elle a besoin que je l’accompagne dans ses démarches. Par contre, là techniquement, étant donné que sur ses documents elle a 13 ans, moi, je peux pas intervenir. […] C’est vraiment des choses comme ça qui arrivent souvent. Actuellement, on est dans la procédure avec la fille, mais rien n’est garanti. C’est quand même assez complexe.

Intervenant communautaire, Vanier

D’autres situations impliquent des erreurs dont les effets sont intimes, comme dans la retranscription du nom ou du prénom. Plusieurs situations de la sorte nous ont été racontées et elles génèrent pour la plupart de la dévalorisation et des enjeux sur le plan de la reconnaissance sociale. C’est le cas de Monsieur T[4], un jeune dont le prénom a été remplacé par son nom de famille, et son nom de famille par la lettre T.

Fait que quand la police m’arrête, ça prend des heures pour qu’ils se rendent compte que je suis une vraie personne, que je suis pas Monsieur T. Tu comprends ? Je dis [mon nom], mais c’est une erreur. « Ok, appelle, pis change-le. » Mais j’appelle, j’appelle, j’appelle depuis que je suis ici. […] Tsé, t’envoies un CV pis ils demandent ta pièce d’identité, tu t’appelles T. C’est sûr que la première pensée, c’est pas « quand est-ce que je le passe en entrevue ? ». C’est « quitte mon bureau s’il te plaît. Tu t’appelles T. »

Jeune, Vanier

L’usage de la métonymie permet de révéler toutes sortes d’expériences relatives à ce type de violence :

Des fois j’essaye de comprendre, mais non. Je comprends pas. J’ai pas envie de leur donner raison, c’est pas une faute d’inattention. C’est pas une erreur que tout le monde pourrait faire. Tsé, c’est voulu. […] quelle importance tu donnes à l’identification de la personne si t’écris pas son vrai nom sur ses pièces d’identité, ses vraies informations ?

Jeune, Vanier

L’antithèse

Lors de nos entretiens et nos journées d’observation sur le terrain, nous demandions aux jeunes de nous raconter ce qu’ils et elles souhaitaient nous faire visiter dans leur quartier. Loin de l’entité monolithique projetée par les gens de l’extérieur, la taxinomie employée par ceux·celles-ci pour parler de leur quartier et pour organiser leurs activités quotidiennes s’apparente plutôt à un montage de « micro-hoods ». Des « micro-hoods » qui correspondent aux ensembles de HLM et qui renvoient à leurs conditions d’existence et les distinguent (sociologiquement et symboliquement) in fine de leurs voisins immédiats, avec leur richesse, leurs maisons luxueuses et leurs commerces de spécialités. Loin des clichés voulant que les individus présentent un déficit de compréhension des violences systémiques en raison de leur « opacité » ou qu’ils et elles ne disposent pas des moyens d’en rendre compte (Essed, 1991), les jeunes ont toutes et tous, au contraire, une vive conscience des violences qui sont le produit de l’organisation générale de la société, des hiérarchies sociales et des principes de distinction régnant dans leur propre quartier. Ils et elles ont également une fine compréhension de leur position sociale et d’être, à cause de cette dernière, relégué·es dans des espaces qui les disqualifient collectivement. Loin de s’exprimer dans le vocabulaire autorisé, comportant des contraintes imposées, ou encore dans des formes jugées recevables par leurs interlocutrices (en l’occurrence ici, nous chercheuses), les jeunes parlent autrement des conditions objectives et symboliques, de ce type de violence non agentielle [italiques des autrices] et de ces hiérarchies de valeurs. Ils et elles en traitent même le plus souvent avec humour et dérision, comme dans cette scène d’interaction entre six jeunes et l’une d’entre nous tirée de nos notes de terrain et nos transcriptions :

Chercheuse : Il y a quoi sur Gouin ?
Jeune 1 : Une vue, l’eau…
Jeune 2 : Une belle maison, que je vais bientôt avoir ! (rires)
Chercheuse : Ah ouais, c’est des grosses maisons, hein ?
Jeune 6 : C’est des grosses maisons neuves là.
Chercheuse : Ça vous fait quoi de voir ça tout près ? Ces maisons-là.
Jeune 3 : C’est de la motivation.
Jeune 2 : J’aime ça juger les maisons, moi.
Jeune 5 : Pis il y a aussi les crèmeries.
Jeunes (en choeur) : Ah oui, les crèmeries !
Jeune 5 : Mais c’est cher, nous, c’est la galère, la pauvreté. Mais là, avec notre 40 $, c’est bon là[5]. (rires) On va pouvoir en acheter, du gelato !

Sans théoriser et mettre en récit les violences économiques et symboliques dans le vocabulaire « conceptuellement » autorisé, les jeunes en circonscrivent l’étendue par leur manière locale d’en parler et d’en témoigner. En empruntant cette stratégie discursive de l’antithèse et cette image idéalisée de la prospérité matérielle, ils et elles mettent en relief ces conditions socioéconomiques qui sont les leurs et confisquent ultimement leur avenir. Ils et elles exposent simultanément les fractures sociales et spatiales qui organisent leur quartier et finalement, tout ce qui « manque » aux habitant·e·s de leur « micro-hood » pour accéder à une existence socialement reconnue. La stratégie discursive de l’antithèse permet à d’autres de traduire des sentiments d’isolement et de désillusion, comme ceux que peuvent induire par exemple le choc des récits utopiques pré-immigration.

Quand je suis arrivé, dans ma tête… dans l’avion, je pensais qu’on allait avoir une maison. Parce que ça prend du temps avant que vous veniez, on vous dit : « Ok, vous allez partir au Canada, genre en 2012 », pis vous partez deux ans plus tard. Moi, dans ma tête, ces deux ans-là, c’était qu’ils nous construisaient une maison, un bon jardin… tsé, on nous préparait… on savait que j’aimais le soccer pis j’allais avoir une petite pelouse tout seul… Pour moi, c’était le paradis là, où ce que je m’en allais.

Jeune, Vanier

L’antithèse peut devenir l’occasion de témoigner de sa surprise face à l’intervention de l’État et de sa déception face aux institutions et aux pratiques de prise en charge. Le Centre multiethnique de Québec avait trouvé et désigné à sa famille de sept personnes un appartement 4½ vétuste, tout « petit », « sale » et « dangereux pour les enfants » en raison des voitures qui circulent rapidement tout autour du quartier Vanier, coeur ségrégé de la ville de Québec. « Mais est-ce qu’on aurait trouvé mieux ? Je sais pas. C’était peut-être ce qui était possible pour nous » (Jeune, Vanier).

Tous les référents, même vagues, à la situation socioéconomique des habitant·e·s de ces deux quartiers et aux difficultés vécues quotidiennement au contact des institutions n’expliquent peut-être pas toutes les difficultés rencontrées par ces dernier·ère·s, mais demandent à être élucidés. S’ils et elles empruntent parfois au registre tragique, dans l’ensemble de nos entretiens, les jeunes racontaient aussi leurs espoirs et leurs rêves :

Je vais ouvrir mon restaurant, des camions-restaurants, pour venir dans les écoles pour baisser le prix, parce que premièrement, dans les magasins, c’est cher pour rien pis quand on rentre dans les magasins, c’est toujours comme, enlève ton sac, comme si on allait te voler. […] avec mon amie, on voulait comme acheter un grand immeuble pour mettre les gens qui ont des difficultés, n’importe lesquelles. Des gens qui ont fait de la prison, ça peut être difficile trouver une maison… ou des gens qui sont dans la rue… […] On le sait que c’est un projet difficile mais, c’est un projet qu’on voulait faire. Et je pourrais les faire travailler dans mon restaurant.

Jeune, RDP

Ça m’a donné un rêve d’ouvrir un resto plus tard pour offrir à ces jeunes-là, qui ont été refusés à cette opportunité de s’intégrer dans la ville, dans la province, de travailler, d’avoir une job.

Jeune, Vanier

Dans tous nos entretiens, ces espoirs, ces rêves, et le lexique utilisé pour les partager avec nous se présentent comme des réponses aux expériences quotidiennes de relégation spatiale et de fermeture sociale et aux violences socioéconomiques. Cela se traduit le plus souvent par l’expression d’un désir de prendre soi-même les choses en main et de construire une forme d’économie sociale hors des canaux officiels de prise en charge pour s’assurer une base arrière viable sur laquelle il soit possible de se replier en comptant sur le soutien mutuel, plutôt que sur les institutions ou les stratégies individuelles « d’auto-approvisionnement », pour amortir le choc des difficultés économiques dans cet univers où chacune et chacun se trouve rejeté·e aux marges du marché de l’emploi et confiné·e à l’intérieur du périmètre du quartier.

Conclusion

Cet article s’est inscrit dans l’effort aujourd’hui nécessaire de documenter les expériences des discriminations et des profilages des jeunes personnes racisées ou issues de l’immigration dans le contexte de leur vie quotidienne et de leurs relations sociales dans leur quartier. Être attentives aux stratégies discursives empruntées par les communautés de ces quartiers permet d’illustrer les intrications des processus d’exclusion et les expériences de discriminations dans leur vie quotidienne et leurs relations sociales au sein de leur quartier, et de mieux les comprendre. Malgré tous les débats et les discours scientifiques, politiques, juridiques et médiatiques autour de ces quartiers, on a rarement essayé de comprendre ce que signifie concrètement le fait d’habiter et d’être assigné·e [italiques des autrices] à des lieux publiquement « diffamés » et stigmatisés. Plus rarement encore, a-t-on fait explorer les formes de connaissances que les jeunes personnes racisées produisent à cet égard. Examiner ces expériences de la vie quotidienne en les reliant aux conditions objectives et symboliques de ces territoires permet pourtant de faire un pas dans la direction d’une meilleure compréhension de leurs aspirations qui sont foncièrement sociales et appartiennent au champ de l’égalité devant la police, l’école, le logement et l’emploi. Elles renvoient tant aux structures sociales locales qu’aux pressions du monde extérieur, qu’il s’agisse du champ du pouvoir et du savoir, ou encore, de l’économie de marché et de l’intervention différenciée de l’État.